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Littérature en fragments - Page 2

  • L'esthétique morbide

    "Nous étions pour la guerre. Le dadaïsme aujourd'hui est encore pour la guerre. La vie doit faire mal. Il n'y a pas assez de cruauté." Voilà  ce que déclare Richard Huelsenbeck, figure majeure du mouvement en Allemagne, dans une conférence à Berlin en 1918. C'est évidemment fulgurant. Reste à savoir si ce genre de déclaration qui se prétend de dérision et d'humour noir pourrait être sauvé par l'époque contemporaine partie à la chasse de tout ce qui ne cadre pas à un moralisme universaliste dont le fumier est la pensée de gauche (ou prétendue telle car il n'en est rien. Ce serait confondre l'esprit petit-bourgeois avec une architecture politique réfléchie...). 

    Mais cette interrogation est un peu biaisée puisque c'est le propre (façon de dire) des thuriféraires de cette terreur dans les mots (plus encore que dans les lettres...) de savoir sauver ceux qui les arrangent. Il y en aura bien un pour expliquer que la formule de Huelsenbeck est à prendre au second degré, qu'elle contient la genèse d'une pensée radicalement humaine et que ce qui irrite relève d'une sclérose de l'âme. Ceux sont les mêmes qui arrivent à sauver d'un jugement de l'histoire Céline, Sartre, Sollers, Foucault,... : tous ces innombrables intellectuels qui pactisèrent avec l'horreur qu'elle soit antisémite,  maoïste, bolchévique ou islamiste...

     

  • Poésie du pire

    Le Chien et le Flacon

     

    « — Mon beau chien, mon bon chien, mon cher toutou, approchez et venez respirer un excellent parfum acheté chez le meilleur parfumeur de la ville. »
    Et le chien, en frétillant de la queue, ce qui est, je crois, chez ces pauvres êtres, le signe correspondant du rire et du sourire, s’approche et pose curieusement son nez humide sur le flacon débouché ; puis, reculant soudainement avec effroi, il aboie contre moi en manière de reproche.
    « — Ah ! misérable chien, si je vous avais offert un paquet d’excréments, vous l’auriez flairé avec délices et peut-être dévoré. Ainsi, vous-même, indigne compagnon de ma triste vie, vous ressemblez au public, à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies. »

    Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, 1869



  • Erri de Luca, l'éternité

    "Ceux qui s'arrêtent se rencontrent, même une maman jeune et un fils vieux. Le temps est semblable aux nuages et au marc de café : il change les poses, mélange les formes.
    Nous sommes immobiles sur la photographie, mais toi tu sais ce qui va arriver parce que tu es allée plus loin. En revanche, moi je sais qui tu es, mais j'ignore la suite que toi tu connais. Moi je connais ton nom, toi tu connais mon destin. C'est là une bien étrange situation. À l'opposé, il y eut un temps où tu mettais au monde un petit être, lui donnant un nom, mais ignorant ce qui allait lui arriver. Maintenant tu es devant la vitre à travers laquelle tu vois la suite, mais tu ne sais plus à qui elle appartient.
    Le moment arrive où une mère va vers le fil de son fils, l'air préoccupé, et ne le reconnaît pas. Elle va comme à travers champ, effleurant de ses doigts l'herbe haute. Moi je suis le fil et le fils que tu regardes.
    Je sais que je suis en train de mourir. D'autres avant moi virent leur mère s'approcher sans les reconnaître ; ils l'appellèrent par son nom, mais peut-être y avait-il une vitre. Une mère va dans un champ, le regard fixe dans le vent qui fait ployer la pointe de l'herbe, arrive au fil, au fils et le recueille. C'est ainsi que tu me préviens : tu viendras vers moi, comme tu venais vers mon petit lit éteindre la lumière."

              Erri De Luca, Une fois, un jour (1989)

  • La marche à vue d'Appius

    "Le tribun se nomme Appius Pulcher et appartient, comme moi, à une famille illustre dans l'ordre équestre. Il a été un partisan résolu de Jules César, mais, après son assassinat, il est passé du côté de Brutus et de Cassius. Plus tard, prévoyant que cette faction ne gagnerait pas la guerre, il a déserté et rejoint les rangs du triumvirat composé d'Antoine, Auguste et Lépide. La guerre terminée, il a pris, dans l'affrontement entre Auguste et Antoine, le parti de ce dernier. Après la défaite d'Actium, il s'est gagné les faveurs d'Auguste en trahissant Antoine et en révélant le probable séjour secret de Cléopâtre, avec qui il se vante, à mon avis de façon peu crédible, d'avoir entretenu un commerce amoureux. Ce continuel va-et-vient a réussi à le maintenir en vie en diverses occasions mais ne lui a pas permis de faire fortune, ce qui n'a jamais cessé d'être son but.

    -Tout a changé depuis l'époque de la République, s'exclama-t-il amèrement en achevant son récit. Qu'il est loin, le temps où Rome récompensait les traîtres ! D'autres, de moindre mérite, sont aujourd'hui gouverneurs de provinces prospères, préfets, magistrats, voire consuls."

      Eduardo Mendoza, Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus, (2008)

  • Quelques heures chez Magris

     

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    Revenir chez Magris et son Danube, c'est retourner en pays d'intelligence et voyager, voyager en territoires qui me sont inconnus, qui ne sont pas miens, mais que l'auteur italien (et triestin, de surcroît) rend sinon familiers, du moins nécessaires. Les pages de ce livre sont comme une matérialisation du sujet qu'elles traitent. Elles sont méandres, détours, cours ralenti puis soudain précipité. Elles traversent l'Europe avec éclat, nostalgie et espoir. Ce livre est  une des splendeurs de la fin du siècle dernier, pour s'épargner trop de tristesse et désarroi, pour être chez soi, comme on est chez soi avec Proust, avec Dostoïevski, avec Cohen, avec Joyce, avec Borges, selon notre propre cartographie.

    Deux extraits pour un bonheur sans fin.

    « Pourtant le papier a du bon, puisqu'il enseigne cette modestie et qu'il ouvre les yeux sur la vacuité du moi. Celui qui écrit une page et qui, une demi-heure plus tard, en attendant son tram, s'aperçoit qu'il ne comprend rien, même pas ce qu'il vient d'écrire, apprend à reconnaître sa propre petitesse et comprend, en pensant à la vanité de sa propre page, que chacun prend ses propres élucubrations pour le centre de l'univers, mais vraiment chacun, sans exception. Et peut-être se sent-il frère de cette myriade de quidams qui comme lui se prennent pour des âmes d'élection tout en s'acheminant avec leurs fantasmes vers la mort, et il comprend à quel point il est stupide, sur ce chemin encombré où ils font route ensemble vers le néant, de se blesser réciproquement. Les écrivains constituent une société secrète universelle, une franc-maçonnerie, une Loge de la stupidité ; ce n'est pas un hasard si ce sont eux qui, de Jean-Paul à Musil, ont écrit des Éloges et des Essais sur la sottise. »

     

    Puis, au détour (car c'est bien de cela qu'il s'agit, un détour, un discursus) d'une autre page :

     

    "Comme les ruines de Troie avec les strates des neuf villes ou comme une sédimentation calcaire, chaque fragment de réalité, pour être déchiffré, réclame le concours d'un archéologue ou d'un géologue, et il se peut que la littérature ne soit rien d'autre que cette archéologie de la vie. Certes, un pauvre voyageur tridimensionnel quelconque se trouve décontenancé par le jeux de la quatrième dimension -même si tout voyage est par excellence quadri ou pluridimensionnel- et s'épuise à essayer de s'y retrouver entre tant de déclarations contraires et non contradictoires. On se sent un peu comme le cardinal Mindszenthy au lendemain de sa libération, devant une réalité nouvelle et inconnue ; on a besoin de reprendre souffle, de faire un tour d'horizon, et, avant d'accueillir quelque demande que ce soit, il faudrait répondre ce que répondit le primat de Hongrie, tandis que les insurgés le libéraient, à Cavallari qui lui demandait de faire une déclaration : "Vendredi. Quand j'aurai compris ce qu'est devenu le monde."

     

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  • Simplement

     "Nous ne sommes pas responsables de la manière dont nous sommes compris, mais de celle dont nous sommes aimés"

                                          Georges Bernanos, Nous autres Français

     

     

     

  • Perec, le magnifique

     

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    Ce jour paraissent à la Pléiade les deux tomes consacrés à Georges Perec, le plus grand écrivain français depuis Proust. Au milieu des immondices éditoriales, c'est un joyau aux reflets infinis dont nous pouvons jouir, avec une édition avisée sous la direction de Christelle Reggiani. Que la France qui croit encore à une culture hexagonale se précipite chez son libraire, ne serait-ce que pour vérifier combien la culture d'ici peut se nourrir sans se renier de la culture d'ailleurs.

    Pour le plaisir, l'incipit des Choses.

    "L'oeil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l'une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l'autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.

    Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s'entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d'une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Puis, loin, après une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d'un électrophone fermé dont on n'apercevrait que quatre boutons d'acier guilloché, et que surmonterait une gravure représentant le Grand Défilé de la fête du Carrousel. De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s'accompagnerait d'un petit fauteuil canné. Une athénienne supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delà d'une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d'un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d'acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d'écossais, ramènerait à la tenture de cuir.

    Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l'orange presque criard d'un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l'hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière – le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir – et les grandes zones d'ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur."

  • Larbaud, la sensibilité itinérante

    J'ai déjà évoqué ce grand écrivain qu'est Valery Larbaud (ici et ici). Et les tenants du cosmopolitisme, bêtes comme des oies, ignares comme des parvenus dignes du monsieur Prudhomme dont se gaussait Verlaine, avec son esprit juste milieu et ses pantoufles, feraient bien de le lire pour comprendre combien cet homme si magnifique était à la fois un esprit du monde, du lointain, et un esprit du proche, de cette âme du lieu que des incultes, dont le plus grand mérite est le plus souvent d'être des héritiers des Trente Glorieuses, regardent comme une tare et un effroi de bien nourris.

    On peut tout détruire et je ne vois pas de différence philosophique entre les islamistes de l'EI qui saccagent Palmyre et les partisans très modernes et libéraux de la mise en scène du patrimoine à des fins commerciales.

    Je suis un nostalgique. J'aime la lenteur et je me souviens de mon premier voyage en train, tout enfant, entre Rennes et Combourg, et l'oncle qui nous attendait avec sa Dauphine. Un signe, dirait une mienne connaissance. Une rencontre déjà prévue avec Chateaubriand.

    Mais laissons nos souvenirs. Il faut se taire et lire Larbaud, dont les mots, la mélodie fluctuante, comptent bien plus que notre mélancolie. Il sait, avec magie et sensibilité, évoquer un lieu abandonné (ce qui, au fond, est un moindre mal, à côté de celui qu'on détruit).

     

     

     

    L'ancienne gare de Cahors

    Voyageuse ! ô cosmopolite ! à présent
    Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
    Un peu en retrait de la voie,
    Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
    Avec ta marquise inutile,
    Tu étends au soleil des collines ton quai vide
    (Ce quai qu'autrefois balayait
    La robe d'air tourbillonnant des grands express)
    Ton quai silencieux au bord d'une prairie,
    Avec les portes toujours fermées de tes salles d'attente,
    Dont la chaleur de l'été craquelle les volets...
    Ô gare qui as vu tant d'adieux,
    Tant de départs et tant de retours,
    Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante
    De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
    Comme une chose inattendue, éblouissante ;
    Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
    Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
    Connaissent l'éclair froid des lézards ; et le chatouillement
    Des doigts légers du vent dans l'herbe où sont les rails
    Rouges et rugueux de rouille,
    Est ton seul visiteur.
    L'ébranlement des trains ne te caresse plus :
    Ils passent loin de toi sans s'arrêter sur ta pelouse,
    Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin tranquille
    Au cœur frais de la France.

    Valery Larbaud, Les Poésies d'A.O.Barnabooth, 1913

     

     

     

     

     

     

  • En suspension (la danseuse)

     

    A la relecture de Degas, Danse, Dessin, petit opuscule que Paul Valéry consacre à un peintre qu'il aimait particulièrement, fait écho un texte plus conséquent : La Philosophie de la Danse, dans lequel on trouve les lignes ci-dessous, par quoi l'écrivain célèbre l'aventure de celle qui veut échapper à la matière et à notre regard. 

     

    "Il regarde alors la danseuse avec des yeux extraordinaires, les yeux extralucides qui transforment tout ce qu’ils voient en quelque proie de l’esprit abstrait. Il considère, il déchiffre à sa guise le spectacle.
    Il lui apparaît que cette personne qui danse s’enferme, en quelque sorte, dans une durée qu’elle engendre, une durée toute faite d’énergie actuelle toute faite de rien qui puisse durer. Elle est l’instable, elle prodigue l’instable, passe par l’impossible, abuse de l’improbable ; et, à force de nier par son effort, l’état ordinaire des choses, elle crée aux esprits l’idée d’un autre état, d’un état exceptionnel, – un état qui ne serait que d’action, une permanence qui se ferait et se consoliderait au moyen d’une production incessante de travail, comparable à la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes."

    Ces considérations disent mieux et plus nettement l'incompréhensible nature de la danseuse, de ce qui nous échappe en la regardant, aussi concentré soyons-nous à l'observer, parce qu'il émane d'elle une double métamorphose : elle a la brutalité de la génération et la douceur de la continuité. Ce que toutes les analyses physiques ne peuvent que réduire à une quantité cinétique prêtant à sourire. Les clichés de Etienne-Jules Marey (que Degas, pourtant, considéra avec grand intérêt), de Muybridge ou de Gjon Mili décomposent le mouvement, mais ils sont en deçà de la fermeté du geste, de la chair, de la sensualité, de l'existence même du corps, de ce qui constitue la part insondable et perpétuelle du désir...

     

  • Poursuivre

    Os de seiche

    Ne nous demande pas le mot qui taille carré
    notre esprit informe, et en lettres de feu
    l'affirme et le fasse resplendir comme un crocus
    perdu au milieu d'une pelouse poussiéreuse.

    Ah l'homme qui s'en va d'un pas sûr,
    ami des autres et de lui-même,
    et n'a cure de son ombre que la canicule
    imprime sur un mur décrépi !

    N'exige pas de nous la formule qui puisse t'ouvrir des mondes,
    mais quelque syllabe difforme, sèche comme une branche.
    Aujourd'hui nous ne pouvons que te dire ceci :
    ce que nous ne sommes pas, ce que nous ne voulons pas.


    Eugenio Montale, Poèmes choisis