usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

off-shore - Page 34

  • Dimanche...

     

    Ce dimanche, j'irai à la paroisse de mon quartier, à la messe. Il ne peut en être autrement. Nonobstant la question de ma catholicité, j'irai en ce lieu pour la raison diamétralement opposée à ce qui m'a fait rester chez moi quand le pékin se rachetait une (bonne) conscience en bêlant avec Hollande et la clique : je suis Charlie. Parce que ce n'est pas un acte spectaculaire, parce que ce n'est pas la promenade du dimanche, parce qu'il n'y a pas de selfie à la clé, parce que j'y serai à la fois seul et en communion.

    Il est philistin de vouloir déconnecter (pour parler dans le vent) la tentative avortée contre deux églises de Villejuif et la croisade lancée par Daesh contre les chrétiens d'Orient. C'est le même souci d'extermination : on appelle cela la guerre. Et plutôt que de ne rien faire et de se lamenter, entrer dans une église ne sera rien d'autre que de reprendre la filiation d'une culture chrétienne qui a fait, n'en déplaise aux islamo-gauchistes (1), le paysage et l'âme de l'Europe occidentale. Ce sera condenser en un acte politique et de civilisation la profondeur intime que j'ai trouvé depuis toujours dans la grandeur inachevée de Beauvais ou de Sienne, dans la modestie de Valcabrère ou de Planès, dans la sévérité douce de Conques ou de Vézelay, dans l'émerveillement des Scrovegni ou de la chapelle Contarelli. Encore faudrait-il parler de la peinture (de Giotto au Caravage...) ou de la littérature (Chateaubriand, Bloy, Claudel, évidemment...)...

    Un certain cynisme politique effleure l'esprit, se disant que l'attentat mené à son terme, des morts dans un lieu de prière, tout cela eût permis de se compter et de laisser tomber les masques. Mais il y a déjà une morte et cela suffit. La barbarie qui veut s'installer parmi nous n'a pas besoin de démonstration superflue. C'est la conscience de ce qui se trame qui doit prévaloir.

    J'irai à l'église dimanche, en pensant à Proust et à Barrès, s'alarmant l'un et l'autre du délabrement de l'héritage. Mais cette complainte est bien lointaine car aujourd'hui la question n'est plus de sauver les pierres mais de sauver ce qui fait notre sel, notre pensée, notre liberté et notre âme. Et c'est bien de cette grandeur-là que veulent éradiquer les islamistes qui posent des bombes, tirent dans une salle de rédaction ici, massacrent, égorgent, exterminent là-bas...

     

    (1)Lesquels se trouvent aussi à droite, si on lorgne vers Juppé, pour qui le bon peuple de gauche, républicain et servile, votera dans deux ans, au second tour de la présidentielle...

  • La queue-chic et autres considérations sociologiques

    Étrange cécité que la nôtre parfois. La mienne en l'occurrence. De n'avoir pas vu qu'au commentaire sur le roman de Roland Thévenet avait succédé une humeur sur les superfétatoires qui font la queue. Sans doute l'inconscient des mots, ou quelque chose d'approchant.

    Et l'ami Marc Salet de rebondir en m'envoyant les références d'un article paru dans Le Monde, trois jours auparavant, que je ne connaissais pas et je retiens évidemment un sous-titre magnifique : "un attribut de la modernité". Le mot attribut est sublime. Décidément, Félix Sy était dans le vrai...

     

  • Le goût amer du chocolat

    Certes, on a déjà envie de rire quand, dans un quartier de bobos gauchos, on voit ces pères chignonnés et ces mères cools faire la queue devant les chocolateries bon chic bon genre en quête de la poule ou du lapin qu'ils veulent absolument offrir à leur progéniture. On les entend en terrasse casser du catho avec l'enthousiasme des incultes mais ils cèdent à la frénésie festive de Pâques et nul doute qu'ils crieraient à l'hérésie sociale si l'on devait céder aux idées de quelques plus radicaux qu'eux, lesquels demandent la suppression des jours fériés chrétiens, au nom d'une laïcité qui a, avant tout, comme objectif de poursuivre le combat maçonnique contre l'église catholique, quitte à tomber dans l'islamo-gauchisme.

    Ils sont donc à faire la queue. Ils revivent sans doute des souvenirs d'enfance. Ils ne sont bons qu'à cela. Leur névrose tient essentiellement à leur incapacité à vivre les choses autrement que dans le prisme des affects infantils. C'est en partie pour cela que le catholicisme les touche autant et qu'ils psychologisent autant leur refus d'autorité parentale. La psychanalyse en kit est très utile pour justifier ses insuffisances... Mais revenons sur leurs affects. Parce qu'ils peuvent mettre, à tort ou à raison, des mots de revanche sur leur soif délirante de liberté. Et donc, Pâques, c'était le chocolat : les œufs, les poules, les lapins. Que sais-je encore ? Le Christ, c'est de la fable. Leur spiritualité est gustative, avec des nuances de crise de foie, selon l'état de leur gourmandise. Leur patrimoine se résume à transmettre quelques niaiseries ludiques : on les voit organiser des chasses aux œufs dans les parcs environnants. Ils aident les plus jeunes à ne pas revenir bredouille. Ils y prennent un plaisir malin. Leur monde : revenir perpétuellement en enfance.

    Et Pâques, c'est vraiment le moment idéal. Il fait beau en général. Alors, ils s'en promettent. Pâques est mieux que l'épiphanie, quand ils font la queue (c'est une passion, décidément), devant les boulangeries cette fois, pour repartir avec la fameuse galette frangipane. L'amusement se fera à huis-clos, avec Paul ou Jeanne qui se glissera sous la table pour que l'attribution se fasse en toute équité (ils aiment l'équité...). Mais Pâques... Faire la queue pour avoir la poule design, le lapin hype, sans se soucier de savoir si la matière première provient d'un commerce équitable (pourtant l'équité, c'est vraiment leur truc), parce qu'il s'agit de faire plaisir, de se faire plaisir. Et comme les artisans redoublent d'ingéniosité ! Chacun aura remarquer qu'alors les produits sont à l'instar du commerce des gadgets technologiques. On y met de la couleur et de la décoration. On fait du bruit, en quelque sorte.

    Du coup, l'affaire explose vertigineusement sur le plan économique. Les prix flambent. Il y a un pic, et tout reviendra dans l'ordre (relatif) une fois la folie pascale passée. Peu importe que rien, dans l'histoire, ne soit justifié, sinon par la si fascinante loi du marché, laquelle dessert celui qui en bout de chaînes (mais dans un sens inversé) est à la production. C'est en effet une évidence : le chocolat de Pâques, comme la galette de l'épiphanie, est l'exemple magique de la plus-value à son sommet. Une rentabilité maximale (1), dont les fruits évidemment ne tombent pas dans l'escarcelle du travailleur lointain, ni même dans celle de l'employé qui ne compte pas ses heures.

    Mais de cela le bobo gauchiste se fiche éperdument. Il est certes, pour la galerie, anti-capitaliste, ou disons : critique. Il est lucide en terrasse, ne s'en laisse pas compter. Il n'a cependant pas la culture politique (il a jeté Marx avec sa jeunesse pseudo révoltée) pour pouvoir remettre la plus-value et les conditions de son extraction en perspective. Il est même tellement idiot qu'il croit noyer les rapports sociaux et économiques dans le plaisir qu'il prend à faire plaisir à son enfant (mais c'est à lui qu'il pense d'abord, puisqu'il ne veut d'autre qu'être un éternel enfant). Sa propre économie libidinale est un agent masquant (comme il y en a en cuisine ou en pharmacologie) pour ne pas voir la réalité. Pire encore : il est festif, pour citer Philippe Muray, et oublie que la fête, la fête généralisée, qu'elle soit pure création libérale ou récupération religieuse, est le fondement même de ce rebond de la plus-value. Il n'y a que du profit dans l'Entertainment, dans la culture mainstream et dans la consommation commémorative. La fétichisation de la célébration le fait oublier l'enchaînement des causes conflictuelles, à commencer par l'exploitation des pauvres et des prolétaires.

    Il fait la queue, en silence, avec le sourire des demeurés, quand il proteste ailleurs devant une caissière dépassée ou un chauffeur un peu lent. Il vient apporter son obole au triomphe festif du bénéfice. Il mangera un chocolat médiocre mais mis en forme, qu'il aura payé le prix fort, mais ce n'est pas grave : quand on aime, on ne compte pas, disait un slogan. Le problème n'est pas de payer trop, mais mal. Pour s'en rendre compte, il faudrait ne pas faire passer son plaisir avant toute chose. Seulement, le chocolat... oui, le chocolat de Pâques... la madeleine collective des idiots...

    Cette substitution programmée de la pensée par le plaisir (programmée, puisque ce n'est pas le fruit d'un coup de tête. On recommencera l'année prochaine) est une des caractéristiques de l'ultra-libéralisme. C'est pire encore que l'individualisme classique qu'on trouvait dans l'univers fordiste. Le volontarisme actif laisse la place à un hédonisme inquisiteur. Il faut faire la queue, non pas parce que la pénurie est en place, comme dans les meilleurs temps soviétiques, non parce que la rareté est de fait (le commerçant a tout prévu. Le stock est conséquent) mais parce que la soumission au délire du prix doit être mise en scène. Se justifier, en quelque sorte. L'excès monétaire se double d'un débit dans le temps. Héroïque, notre bobo gaucho reviendra avec son trésor en expliquant qu'il est vraiment formidable puisqu'il a attendu vingt-cinq minutes. Il en aura fait une épopée consumériste. Il aura prouvé sa générosité et son souci de l'autre.

    Il serait bon de s'arrêter auprès de lui et d'expliquer que sa participation a cette mascarade n'est pas sans conséquences, qu'elle procède de la même escroquerie morale que l'agitation caritative ou le traitement médiatique de la misère. Le même sens de l'occultation. Mais ce serait peine perdue. Le chocolat emporte tout...

    (1)Une mienne connaissance qui est de la partie me raconte un jour que son artisan de patron n'a qu'un rêve : que ce soit les Rois toute l'année. Prix de revient dérisoire, confection simplissime, et prix de vente terrible. Une marge comme il n'en fait pas ailleurs...

  • La Queue, Roland Thévenet

     

     

    la queue thévenet.gif

     

     

    Ce qui intéresse dans un roman n'est pas forcément l'histoire. J'entends : cette forme molle que l'on peut résumer en une phrase et qui cache l'essentiel. Ainsi La Queue, écrit par Roland Thévenet, serait-il le récit d'une vie, celle d'un homme, Félix Sy, lequel, après « bien des chocs et d'imprévus désastres », trouvera une fort encombrante notoriété. La Queue tient à la fois du bildungsroman et de la fresque désespérée. L'air du temps n'est pas à la rigolade et ceux qui lisent régulièrement l'auteur sur son blog ne s'en étonneront pas.

    Mais, dis-je, passons outre l'histoire même, sa linéarité vivante pour en venir à notre propre intérêt. C'est-à-dire ce qui nous a arrêté au delà de savoir si le Félix sus-nommé trouverait sa voie dans un monde si imparfait. De fait, c'est l'ombre de la satire qui plane sur le récit. Et doublement. On la repère aux coups de griffes récurrents d'un narrateur qui, parfois, ne sait pas tenir sa langue. Le désarroi, ou le dégoût, s'invite dans l'histoire et, d'une certaine manière, en justifie l'orientation. Il y a du procès dans l'air. Mais la réussite romanesque n'est pas là. Elle est dans un autre degré de la satire, dans la satura, soit : le mélange, cette hybride composition qui désarçonne le lecteur, parce qu'il ne sait pas vraiment sur quel pied danser. N'est-ce pas là, aussi, qu'est la misère de notre époque, dans cette mixture tragi-comique qu'on nous sert à grands renforts de bavasseries médiatiques ? C'est en nous interrogeant sur notre attente et notre capacité à prendre pour argent comptant ce qu'on nous dit que le roman de Roland Thévenet fait mouche.

    L'histoire commence d'abord sur une enchère quasi mémorielle de l'invention par quoi le sieur Sy a fait fortune. Il a inventé la queue postiche, que l'on porte en toute occasion et avec tous les accoutrements possibles. Les pages initiales autour de cette incongruïté sont drôles, certes, parce qu'on est obligé d'imaginer le monde (celui des grands et des modestes) attifé de cet appendice grotesque. Nul n'y échappe : des politiques aux rock-stars, de l'excentrique au discret. Cet amusant délire, cet excès imaginaire se déploie avec une telle facilité qu'on finit par s'en faire une représentation assez simple et ce qui prenait d'abord une forme grotesque et quasi carnavalesque, l'auteur, par son insistance, en donne une version toute classique. Et de penser que nous aussi, nous avons nos queues, nos soumissions rances à l'effet de mode. Certes, le personnage habille, si j'ose dire, son invention d'un semblant de justification philosophique, mais nous savons bien, nous lecteurs, que, justement, tout cela est pure habillage. Dans le fond, cette queue supplétive, l'auteur la ramène à une terrible équivoque, qui mine l'époque contemporaine : celle du concept. La queue est un concept, c'est-à-dire une plaisanterie à but lucratif, dont la formulation vaut pour autant qu'elle rapporte et qu'elle devient un événement mondain. Ce début de roman, dont je disais qu'il m'avait fait rire, est aussi l'exposition grinçante d'un univers à la Kossuth et à tous ceux qui l'ont suivi. Le talent, le style importent peu. Ce qui compte tient à une évaluation indexée sur une mise aux enchères. La réussite est dans le gimmick. La manière se substitue au sens. Et ce d'autant plus que le facétieux écrivain a choisi d'emballer le tout (l'expression est un peu leste certes) en faisant de l'appendice caudal la cible de la réussite. L'art de la queue, si l'on veut. Ou, pour un second degré avec un demi-sourire, le vernis libidinal pour justifier de la moindre imposture. Le ludique et le libidinal, comme le disait déjà Michel Clouscard dans Le Capitalisme de la Séduction. Les incessantes anecdotes sur la queue de tel ou tel (mais écrivons plutôt : de tel ou telle, puisqu'à partir du moment où la queue paraît, il n'y a plus, dans ce roman, ni homme ni femme, mais des quasi porte-manteaux...) sont autant de preuves que ce jeu sur la liberté d'être se couvre d'un vernis provocateur : puisque le sexe est au centre de la trouvaille, ladite trouvaille est forcément signifiante. Les premières pages du roman sont donc la remarquable exposition d'une escroquerie comme il en existe tant désormais. Le trait est à peine forcé.

    Dans l'histoire de Félix Sy, au milieu du roman, vient la rencontre majeure avec Jack Kerouac. Là encore, laissons l'intrigue de côté et regrettons seulement que cet épisode ne soit pas plus long, entre Paris et les States, mais ce n'est qu'un détail. Plus précieuse en revanche est la singularité donnée à cet homme dont on connaît le nom, dont on a lu le livre le plus connu, à défaut d'être le plus emblématique. On the road. Kerouac est l'exemple-type de la construction sauvage autour des mythes du voyage, de la rupture, de la marginalité. Le rebelle. Un Rimbaud américain, pour adolescent soixante-huitard qui ne veut pas sortir de cet état prétentieux et ridicule. Mais Roland Thévenet, plus lecteur de Kerouac que les paradeurs libertaires qui l'ont récupéré, s'en va, lui, de l'autre côté du poster. Son Kerouac est à la fois humain et démystifié, habité d'une inquiétude spirituelle qu'aucun dévoiement artificiel ne peut assouvir. Il emmène Félix avec lui, soit. Ils font un bout de chemin ensemble, mais l'Américain n'est pas le triomphant pourfendeur de l'ordre établi, ce que serait plutôt, dans le roman, Grégory Corso. C'est la tourmente religieuse qui guette, le rapport au frère mort et à la mère. Roland Thévenet ne fabrique pas un nouveau Kerouac. Il l'éclaire d'une lumière que la bonne parole des révoltés bourgeois a voulu occulter. La Queue fait aussi son chemin dans les ornières d'une imagerie d'Épinal née dans les années soixante et quand on suit l'épisode unissant le prétendu clochard céleste et Félix deux routes progressivement se tracent : celle d'un déjà-connu (mais en fait : de la bouillie et de la nourriture intellectuelle pré-mâchée) et celle d'une découverte à laquelle seul un détour par toute la littérature de Kerouac peut donner consistance. Ce roman est donc aussi une belle exploration, par contrepoint, de la culture construite, imposée et fausse produite par ce gauchisme libertaire issu de l'après-guerre. En ramenant l'écrivain américain à une complexité sans réponse assurée, baignée de religiosité, Roland Thévenet nous demande de déconstruire la terreur intellectuelle dans laquelle a été plongée le dernièr demi-siècle. Et cette déconstruction-là n'a évidemment rien à voir avec le délitement interprétatif de Derrida et consorts. Il s'agit d'en revenir aux textes. Il n'est pas question de dire que le Kerouac de La Queue est le vrai Kerouac, le seul Kerouac ; il s'agit de comprendre qu'en matière de doxa culturelle il est indispensable de faire un retour sur le passé récent.

    En repliant, en partie, l'odyssée de Kerouac du côté du spirituel religieux, et du catholicisme, le roman marque nettement la préoccupation de l'auteur devant un monde occultant son héritage chrétien. Or, et c'est le troisième point qui nous arrête, l'histoire de Félix Sy est frappée du signe de la religiosité puisque, orphelin, il est recueilli et éduqué par un prêtre. La mort frappe et le bon Guillaume survient. Cette douceur, parfois maladroite, d'une soutane est déjà une erreur stratégique (si l'on veut considérer le point de vue purement commercial) : La Queue ne crache pas sur la prière et l'encensoir. C'est péché sans doute, quand la vulgate contemporaine voit en l'église catholique le comble du Mal, l'ennemi intime de l'ultra-liberté libérale. Mais c'est un trompe l'œil car, sur ce point également, le roman est bien plus retors qu'il n'y paraît. La quête finale de Félix Sy, à la fois incertaine et désespérée, nous éloigne de ce que certains assimileraient à un roman catholique. Certes, l'interrogation sur la transcendance traverse tout le récit mais il semble loin le temps confiant d'un Péguy ou d'un Bernanos. Le héros revient aux sources et cherche un refuge, jusqu'à sombrer dans une forme d'oubli de soi. Dès lors, plutôt que de lire La Queue sous le jour d'un hommage à la foi salvatrice, par quoi l'homme d'église, Guillaume, et son fils « adoptif » et spirituel, Félix, se retrouvent in fine, choisissons de l'envisager à rebours : une œuvre où l'espoir transcendant est comme décomposé. La fuite de Félix, riche, reconnu, adulé, n'est pas la énième forme de la rédemption (ce qui trouve plutôt dans les scenarii américains, chez les protestants) mais le récit de son impossibilité. Ainsi serait-il un contresens de trouver La Queue outrancièrement militant du côté du catholicisme alors même que la trame amène à cette impasse d'un monde qui ne peut plus recevoir la voix discordante de l'homme dont la réussite est exemplaire. On repense alors à la fin de La Crypte des capucins de Joseph Roth, quand le héros, perdu, se retrouve devant les grilles fermées du sanctuaire. Decize, Paris, les Etat-Unis, Bruxelles et retour à Decize. Mais trop tard. Toujours trop tard. Et lorsque le livre s'achève, dans le silence et un certain effroi, on repense au début, à toute cette agitation autour du concept qui fit la fortune de Félix Sy. Le bruit y était fort, infernal, et le bruit emporte le silence, la mondanité la solitude, les pièces de collection l'intériorité d'un homme...

     

  • Sine die

    Plus envie d'alimenter Off-Shore. Pour longtemps ou pas, définitivement ou pas, je n'en sais rien...

    Pour le moment, c'est off...

     

    Et donc un morceau de circonstance, le magnifique Let down de Radiohead

     


     

  • Pour le meilleur et pour le pire

     

     

    ackerman michael.jpg

     

     

    Tu crois, mais ce n'est pas vraiment croire, que de croire au destin à travers ceux que tu rencontres ; ce n'est qu'une construction, le regard que tu portes sur un long cheminement et tu penses : il devait en être ainsi. Mais pour dire cela, tu as abjuré tout ce qui fut le travail de chaque instant, de cette écoute et de ce temps qui t'ont, lentement, rempli de cet être, de ces êtres dont tu croyais qu'ils t'étaient destiné, alors qu'il n'en est rien. Le hasard...

    Tu n'es pas un héros ; tu n'es pas ce Grec antique à qui des aventures mémorables étaient promises. Tu n'es rien, et ce que tu deviens, c'est à travers les fils inconnaissables de ces inconnus qui peu à peu font ton histoire. 

    Tu crois que tu as choisi de vivre. Belle histoire. Et tu oublies souvent de remercier ceux qui t'abrasent, pour le meilleur et pour le pire...

     

     

    Photo : Michael Ackerman

  • San Remo

    La pluie redoubla au passage de la frontière. Les essuie-glace ne fournissaient pas. Le vent, de la mer, ébranlait la carcasse de la Twingo. Nadège lui demandait d'être prudent.

    Entrant dans San Remo, il se gara à moitié sur un passage piétons, pour savoir ce qu'ils feraient. Il avait rêvé jusqu'à la veille de Marie Alexandrovna, des villégiatures Liberty et d'une déambulation gracieuse jusqu'au casino où, peut-être, ils auraient sacrifié quelques euros en fredonnant un air d'Adriano Celentano.

    Mais de ce programme il ne restait rien qu'un horizon de buée aux vitres, sur lesquelles, comme des enfants, ils dessinaient des formes inconnues, avant que la ventilation n'efface tout.

    -On s'en retourne ?

    -Tu veux rentrer ? On n'attend pas un peu ?

    Commença alors l'errance automobile dans la ville, que la rectification moderne avait enlaidie. ils avaient espéré Pise, Lucques ou Sienne ; ils héritaient Viareggio, Rappalo ou Rimini. L'obscurité nuageuse ne faisait qu'accroître la monstruosité crasseuse du décor. Ils prirent la via Roma où Merckx en son temps gagna sept fois la Primavera.

    Quelques menus bijoux du passé, çà et là.

    La pluie cessa presque et Nadège voulut marcher ; mais le répit fut de courte durée. Ils trouvèrent refuge dans le bar élégant et panoramique d'un grand hôtel.

    Ils prirent la table la plus proche de la baie vitrée. Quelques clients riches finissaient leur petit-déjeuner.

    -Déçu ?

    -On ne sait pas ce qu'il faut vouloir. Une ville-musée comme Florence...

    -Je déteste.

    -Ou celle qui...

    Son téléphone venait de sonner et tout de suite elle vit que c'était Nicolas.

    -Claire vient d'accoucher !

    -C'était prévu pour le mois prochain.

    -Une fille ! Elle est en avance. Cyrielle

    -Il ne dit rien d'autre.

    -C'est juste un SMS. Elle est née à 4h28.

    Les larmes lui montèrent aux yeux. Sa jumelle était mère. Eux étaient ensemble depuis trois . Ils n'abordaient jamais ce sujet.

    Elle envoya un message de félicitation. Il doubla la commande et demanda en plus une sfolliata au chocolat. La pluie tombait drue et bientôt il n'y eut plus qu'eux dans la salle. on se serait cru en pleine nuit. Les phares des voitures faisaient ballet. Il sortit son Nikon ; elle multiplia les textos et lui les prises volontairement sous-exposées d'une ville qui n'avait plus de nom.

    Ils regagnèrent la voiture en silence.

    Ainsi San Remo survivrait-elle sous le signe double d'une tasse Wedgwood à la rosace verte et d'un cœur couronnant, de manière classique et dérisoire, la mousse d'un cappuccino ; sous le signe aussi d'une rupture, quand il leur sembla clair qu'ils n'espéraient pas l'un et l'autre les mêmes choses de la vie à venir.

  • À tombeau ouvert

    IMG_0981.JPG

    Il n'y a âme qui vive et comme le personnage de Joseph Roth à la grille interdite de la crypte des capucins, sentir la solitude la plus folle et la plus vaine, celle-là même que l'on noie, belle suspension, en Spritz renouvelés...

    Sant'Agnese s'éloigne et nous nous fourvoyons heureusement dans les venelles.

    Le ciel est chargé de nuages, mais nous éprouvons une joie incertaine de n'y comprendre rien ; joie du verre à moitié plein, dont l'ardeur orangé semble triompher des intentions plus froides du moment.

    Ce n'est pas un rêve mais nous avons l'inspiration suffisamment condensée pour trouver de quoi faire une belle légende à la dernière photo prise, avant qu'il ne pleuve et que nous n'allions nous coucher, enfin...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Édouard Boubat, l'étendue du désir

    Est-ce l'association rebattue de la mort et du sexe qui a fait ressurgir, après les quelques lignes sur Mapplethorpe le cliché qui suit, daté de 1950, dont Edouard Boubat est l'auteur ?

     

    ÉDOUARD BOUBAT NU.jpg

     

     

    Mais la manière dont je la regarde (précisons ici : la photographie, pas la jeune femme. Pas encore) ne touche pas vraiment à cette question, parce que je ne vois pas, je ne sens pas cette puissance morbide en mouvement dans ce noir et blanc. Bien au contraire : il y a une vitalité et une fluidité qui en sont l'essence, et c'est donc en me délestant de cette pensée initiale de la mort qui organisait l'autoportrait de Mapplethorpe que je me fonds dans l'univers de Boubat. 

    En fait, il s'agit surtout de comprendre la singularité prenante de cette photographie, à mes yeux la quintessence du désir photographié, quand l'époque est à la démultiplication des corps nus, si l'on s'en tient au seul ordre de l'image, il n'est guère possible de comptabiliser nos rencontres avec la nudité : clichés de mode, publicités, magazines féminins et pour hommes, porno sous toutes ses formes : revues, films, internet, pro ou amateur... Nous n'en avons jamais fini. Des culs, des seins, des sexes, féminité et virilité, selon les envies et selon des modalités très différentes : du flou lointain des paparazzi au porno chic de Richardson en passant par le glamour papier glacé de Vogue, le vaporeux de David Hamilton ou l'érotisme à corde raide d'Araki. Tout est possible et autant le dire : il y a rarement en la matière des résultats qui plaisent et émeuvent. C'est l'excitation (et la frustration) qui domine. Le thème semble épuisé.

    En découvrant cette photo de Boubat, l'histoire remonte à cinq ou six ans, j'ai vu immédiatement le sommet indépassable (et depuis lors, toujours indépassé, alors même que j'ai cherché quelque chose qui s'en approchait, ce qui fait que les nus regardés ne se comptent vraiment plus) d'un imaginaire physique, où se mélangent mystère, sensualité et une forme gracieuse de pudeur.

    Avant même de trouver un sens au cliché de l'artiste, il faut s'arrêter sur le premier tournant de l'histoire qui est, justement, la possibilité, pensée inconcevable, d'être étonné. La surprise est d'autant plus grande qu'elle se concentrait sur un sujet dont le traitement vulgaire, jusque dans ses prétendues recherches, fourvoie la photographie vers le convenu bas de gamme ou, pire encore : l'alibi esthétique ou, plutôt esthétisant (1). Et pour ce faire, la vulgarité et les effets faciles sont des critères majeurs : poses suggestives, frontalité du regard (2), le vaporeux, l'environnement chic, etc.

    Rien de tout ce n'apparaît dan le cliché de Boubat. Si l'on considère d'abord la qualité de l'exposition et de son traitement, nulle poussée dans les contrastes pour marquer le corps ou son environnement d'un sens supplémentaire, ce dont veut se charger trop souvent le travail d'esthétisation. La sobriété du spectre noir et blanc ne détourne pas l'attention : tel est le paradoxe de cette photo. En ne soulignant rien de précis par une empreinte technique bavarde, Boubat concentre le caractère fortuit de la prise. Sans doute cette œuvre procède-t-elle d'une longue élaboration ; du moins ce qu'on nous en donne en cèle-t-il la réalité. Ainsi pense-t-on au commun d'un petit matin, dans un été chaud, quand le linge même est une gêne. Tout est silencieux dans la pièce. Le lit est en désordre : reste d'amour ou simple négligence, au choix. Le photographe est en aplomb de la jeune femme, créant un effet singulier de distance. Alors que souvent l'objectif "mange" le sujet, comme la préfiguration du désir du spectateur, ici, il reste en deçà. La verticalité, dans son invraisemblance furtive ne laisse pas de place à la complaisance. La jeune femme est dans sa tranquillité abandonnée. Elle dort. Il ne peut en être autrement. Elle n'est pas là pour nous, et c'est dans cet oubli de soi et de l'autre que le désir particulier surgit (3). La suspension du temps et du mouvement engagent l'œil à la contemplation. 

    Une masse noire capte le regard : la chevelure, qui se répand, à la fois abondante et désordonnée. Elle est la marque de la sensualité et le masque absolue de l'identité. Le spectateur contemple une femme sans visage, laquelle substitue à la reconnaissance (qui elle est, à qui nous pourrions donner un nom) un mystère qui lui fournit justement une réalité plus grande. Le dépeigné est de fait le reste d'une histoire passée. C'est la trace fantasmée du plaisir, dans un écho baudelairien. Un classique en somme. Mais que serait ce signe de la féminité, ce bonheur profus s'il n'y avait ce geste impossible : le bras replié dans une angulation impossible et qui, tout en appartenant à la jeune femme, vient se poser sur le cou, ainsi que le ferait un amant attentif. Là est une des richesses magiques du cliché. Cette main, avec les doigts délicatement écartés, barre la chevelure, la traverse, et raconte une caresse sans la montrer et cette gestuelle sèche, presque acrobatique, désigne la continuité du corps par le dos, légèrement alangui. Le bras, le dos, la raie des fesses, comme une logique diagonale remplissant la photo, chargeant la surface à peine marquée du dos, justement, d'une sensualité exquise (4).

    Puis, la rondeur des fesses, qui n'aurait rien d'original, s'il n'y avait cette ombre double pour en sublimer la sensualité. C'est la chute des reins et la cambrure légèrement foncée qui rappelle, dans sa beauté désirable, un tableau de Bonnard intitulé Le nu à contre-jour, en date de 1908. C'est surtout le noir sublime et rêvé cachant par la blancheur du drap la base de ces mêmes fesses. D'être ainsi en partie cachées (sans parler alors que les jambes n'existent pas), elles s'offrent davantage au regard. Leur suggestivité douce, comme si l'œil n'avait pas besoin d'une exhaustivité anatomique pour trouver son bonheur, est la magie même de ce cliché. Tout est dans la contradiction de cette image qui, dans la retenue de sa composition, produit une sensualité inaccessible pour celles qui ne nous privent de rien. Mutatis mutandis, on trouvera une idée semblable dans le souvenir que nous laissent ces actrices des années 50 ou 60, dont nous n'avons jamais vu que les épaules nues, quand nous oublions sur le champ les ridicules nudités contemporaines.

    D'une certaine manière, la beauté de cette photo ne tient pas à son réalisme (il ne s'agit pas de photo-journalisme. Il n'est pas question de rendre compte d'un événement) mais à sa vraisemblance, à cette intrusion d'un possible et même d'un déjà-vu dont l'esprit veut garder la mémoire ou le secret. La beauté magique de cette jeune femme excède de très loin ses formes douces et généreuses. C'est dans son endormissement qu'elle révèle sa vitalité, et par sa vitalité alanguie sa physicité. Ce point est le sujet essentiel de la photo et son encadrement double : en haut les deux pans du mur et l'arête de leur "rencontre", en bas, l'obscurité qui efface le lit, n'en souligne que mieux la puissance. Cette beauté, quoique masquée et circonscrite, est pleine et entière.

    Le désir le plus profond contient en lui une part de silence et d'inachèvement. Le cliché de Boubat cerne magnifiquement ce paradoxe. (s')offrir est peu de chose s'il s'agit d'éviter à l'autre (ici le spectateur) de faire son chemin personnel vers l'objet de son désir. C'est ce qui manque trop souvent, aujourd'hui. Le photo de Boubat a plus d'un demi-siècle. Faut-il croire au hasard ? Ou bien le charme qui la constitue (5) tient-il aussi de ce qu'elle nous raconte un temps lointain, où le corps pouvait encore se voir à la dérobée ? Ce n'est pas, de toute manière, dans ce qui circule dans l'époque contemporaine que l'on peut découvrir un bonheur aussi fort. La libido  y trouve peut-être son compte mais le résultat est maigre. Cette photo est le point d'ancrage de cette tentation du nu. Pour l'heure, rien au dessus.

     

    (1) Si l'on veut bien rire des argumentaires sirupeux des photographes de "filles" cachant mal leur intérêt très "juvénile", ce que, dans le domaine littéraire, Gabriel Matzneff illustre parfaitement.

    (2) Bien loin de l'absorbement cher à Michael Fried. Mais il est notable que longtemps la frontalité fut bannie des publicités de lingerie. Il ne fallait pas "exciter" (ou provoquer ?) le spectateur, notamment sur des panneaux d'Abribus. Le "Regardez-moi dans les yeux" d'Eva Herzigová pour Wonderbra marqua une rupture.

    (3)Il suffit d'un rien, évidemment, pour que le même principe produise un effet différent. Boubat, dans ces années-là, prend le cliché qui suit.

     

    boubat, nu à la plage 1950.png

     

    Grand ratage. Impossible d'y croire, c'est-à-dire d'être séduit, emmené ailleurs. Le cliché désigne de manière excessive ce qui est offert...

    (4)Et c'est très curieux de voir que ce dos qui n'est pas l'objet majeur du désir est plus impressionnant qu'un autre cliché de Boubat gâché par l'excès citatif : Ingres et Man Ray, alors même que le dos est le sujet central de la photographie.

     

    boubat nu de dos 1950.jpg

    (5)J'entends ici par constitution ce que l'on peut dire d'un corps dans toute sa pesanteur 

  • Les Années dorées

    IMG -N'OUBLIE PAS D'OUBLIER.jpg

    Tous les clignotants sont au vert (ou au rouge, peu importe) : c'est toujours ainsi que commence le désastre...

     

    Photo : Philippe Nauher