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off-shore - Page 31

  • Ce que regarder veut dire...

     

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    La photographie est prise de loin. Un plan moyen. Juste ce qu'il faut pour que le contexte soit posé, juste ce qu'il faut pour que l'on puisse laisser filer son imagination. C'est une plage, un bord de mer, une zone de l'entre-deux. L'histoire du combat entre la fluctuation et la fermeté, entre l'incertain et le solide. Le corps est dans cet espace intermédiaire qui unit le souvenir du naufrage et l'espérance de la terre. Il aurait suffi d'un rien. La noyade est, dans l'économie politique de l'émotion, secondaire. Ce qui compte tient à cette impression que le sort de l'enfant aurait pu être autre.

    L'enfant est pris de loin. Pas de traces, pas de stigmates. Quelque chose qui rappelle l'illusion du sommeil comme on le trouve dans le poème célèbre de Rimbaud, Le Dormeur du Val. La photographie joue donc avec cette fausse quiétude, ce fulgurant raccourci entre le sommeil comme succédané symbolique de la mort, et la vraie mort. Et celle-ci n'apparaît pas dans une mise en scène tragique mais dans toute la simplicité d'un corps abandonné et immobile. Parfois, il arrive que le cliché ne soit pas silencieux : ici, on entend le vent et la mer, et ce qui nous est familier devient morbide. Voilà précisément où commencent le pathos, la morbidité et pour tout dire l'abject. Parce qu'à ce titre cette photographie est tout autant l'atrocité d'une mort d'enfant (mais pourquoi lui ? Non pas comme victime, mais comme emblème. Il n'est pas, ce me semble, le pire de ce qui arrive aujourd'hui au Moyen Orient... Il faut oser le dire ainsi : une noyade, aussi terrible soit-elle, ce n'est pas des enfants qu'on égorge, qu'on torture, qu'on viole sans fin). L'utilisation de cette photo est abjecte parce qu'elle relègue au second plan (ce qui, dans les temps médiatiques, veut dire : annule, efface, nie) les horreurs dont les organisateurs sont des islamistes. Telle est la raison pour laquelle le corps de cet enfant ne me rend coupable de rien...

    Mais ce n'est pas le cas de tout le monde, évidemment. Mais ces troublés le sont à peu de frais, dans une préciosité toute vulgaire. Cet émoi peut se faire d'autant plus facilement que le visage n'existe pas. La projection est possible parce que le moindre pékin y fera l'identification à sa progéniture, ou à celle des connaissances. Ce mort sans visage est par un paradoxe chagrin la sécurité morale de ceux qui ne veulent être bouleversés au profond par l'horreur généralisée. Se focaliser sur ce cliché, c'est être obscène, et doublement. D'abord, parce qu'on cède une fois encore à la contemplation sans pensée, à l'immédiateté compensatrice d'un défaut de réflexion (à la fois sur ce qui se passe, et sur ce qu'on est). Ensuite, parce qu'on est ob-scenus, c'est-à-dire hors de la scène, en faussant compagnie à ce qu'est le réel.

    La Rochefoucauld avait raison quand il écrivait que la mort ne se regarde pas en face. Cette faiblesse est dans ce cliché symbolique, par quoi on peut s'apitoyer et pleurer toutes les larmes de son corps. À peu de frais. Mais il faut le dire ainsi : il représente bien peu de chose et n'a pas la puissance terrible que l'on trouve dans l'entreprise des Khmers rouges (dont certains intellectuels de gauche et de centre droit actuels furent des admirateurs fervents...) qui photographiaient leurs victimes, de face, comme pour un relevé d'identité, avant de les exécuter. Que ceux qui s'émeuvent ce jour aillent faire un tour de ce côté-là. Il y a de quoi être vraiment saisi. La mort y est systématique. Elle n'est pas le fait d'un flot capricieux. La mort y est à venir : celui qui regarde sait qu'il va mourir. On est dans les profondeurs de l'être, dans la confrontation au visage si cher à Emmanuel Lévinas. On ne peut pas détourner le regard. Dans la photographie du corps sur la plage, visage dissimulé, on est dans le fait divers, aussi terrible soit-il, fait divers qu'on voudrait nous faire passer pour une réflexion politique et pour une énième tentative de culpabilisation. Les bonnes âmes que ce genre de manipulation émeut ne se rendent même pas compte que le premier qu'ils insultent de leur sentimentalisme rance est déjà mort : ils l'ont sous les yeux, sans savoir regarder.

    Sur ce même sujet, mais dans une orientation sensiblement différente, j'invite chacun à lire le remarquable billet de Solko, ici.

     

  • À...

    À la vie, à la mort... en spéculant sur la vie, en hypothéquant la mort...

  • Décrypter (verbe)

    Je me souviens d'un temps où les journalistes analysaient les informations ou les événements. Cette époque semble révolue. Aujourd'hui, ils décryptent. Cette évolution linguistique n'est pas anodine, je crois. À mesure que l'accélération (voulue ou simulée) du monde s'accroît, et que leur magister faiblit (la médiocrité journalistique a une courbe exponentielle ascendante...), ces pauvres gens se retranchent derrière une illusoire capacité à dévoiler le monde qui nous entoure, comme de véritables mages.

    Ainsi donc le présent n'est-il plus seulement une somme d'éléments sur lesquels on pourrait exercer sa raison, ce qui est le principe de l'analyse. Il est un mystère dont le sens n'est accessible qu'aux seuls initiés. Le présent verse dans un ésotérisme dont le génie (bon ou mauvais) ne se dévoile qu'aux happy few, lesquels happy few n'ont rien à voir avec les lecteurs espérés et lointains de Stendhal, mais avec un marigot de journaleux, de spécialistes et d'experts qui ont couvert et serviteurs sur les ondes et dans les pages quotidiennes ou hebdomadaires.

    Le décryptage est une des traces linguistiques de cette nouvelle manière d'en imposer non seulement au quidam et au populaire mais plus largement au spectateur, qu'il ait ou non un bagage intellectuel. Alors que l'hexagone fleurit de bac +5 incapables d'écrire une phrase correctement, de bacheliers mention très bien incultes, il fallait bien déplacer le curseur sur l'échelle de la difficulté pour justifier de l'intérêt d'un monde de l'information en plein inflation.

    De fait, le décryptage est d'autant plus nécessaire que les chaînes d'infos en continu et l'ouverture des versions web pour les journaux ont singulièrement appauvri la valeur intrinsèque des informations. Plus que jamais, celles-ci sont de créations ex nihilo, selon les fluctuations de l'intérêt économique. Dans cette perspective, le décryptage est une construction de sophistes pour faire d'un rien un questionnement crucial et profond. Il est indissociable de la vanité des objets choisis. À ce titre, les bavardages incessants du 20 heures politiques de BFM sont l'archétype de cette suffisance qui tourne à vide. Les petites phrases, les mines, les silences y sont traduits pour notre plus grand bonheur. Le décryptage donne à l'inanité des propos et à la vulgarité du discours de Duflot, Placé, Copé, NKM, Valls et consorts des allures de manigances subtiles dignes du Grand Siècle.

    On pourrait faire la même chose avec les commentaires des experts économiques et des géo-stratèges. Notre idiotie supposée est en fait le tribut de cette démocratie médiatique qui n'a pas d'autre mode de fonctionnement pour se justifier que d'occuper le terrain en imposant ses règles, ses sujets, son jargon et ses décrets. Tout cela pour nous maintenir dans un obscurantisme paralysant et culpabilisateur...

    Dans le même temps, la lecture des journaux (à commencer par Le Monde) est devenue un pensum tant les idées et le style ont disparu. Le décryptage est une escroquerie mécanique pour esprit formaté. Il est la mort du verbe. Une mort de plus dans ce siècle dévastateur...

  • U...

    Un des pires maux du XXe siècle est d'avoir transformé les souvenirs en séquelles. De là la barbarie prévisible du présent siècle.

  • Trois fenêtres

     

    Je ne vois pas loin, de ma fenêtre. Des immeubles en limitent l'horizon. Mais l'espace qui demeure est suffisant pour que le monde y fasse sa ronde. Au réveil, selon l'humeur du jour, c'est le bleu hospitalier ou le gris des nuages versatiles.

    J'y vois mon quotidien et ses variations. Les autres fenêtres enchérissent de toutes leurs vicissitudes et l'inconnu (la fluctuation des baux et des achats) me regarde, même sans chercher plus loin.

    C'est une fenêtre de banalité, et quand j'y reviens, c'est après avoir vaqué à mes occupations, fait le tour de mes obligations ou de mes amitiés, pausé en quelque terrasse...

    Entre la fenêtre du matin et celle du soir, l'intervalle du commun, vécu.

     

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    *

    La fenêtre du tableau. Le tableau comme fenêtre. Quand le fragment me convoque. C'est l'étrangeté sereine de la rêverie. Sais-je que tout est faux et que la perspective est une erreur, aux yeux de la science... Je m'en moque. Je passe outre. Je peux m'y perdre, entre la somptuosité du vêtement, les arches et les ponts, et l'audace vaporeux du lointain.

     

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    Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rollin, (ca 1435), Le Louvre

    *

    Windows 10, ou le monde tout à soi. Le monde programmé, en relais de toutes les (res)sources qui viennent, sans que j'aie à fournir le moindre effort. Des fenêtres à foison, ouvertes, et devant lesquelles je m'épuise ou m'ennuie.

     

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    Photo : Philippe Nauher

     

     

  • "Where have they been..."

    Il faut aussi fermer la porte à nos séances d'analyse, à nos heures à chercher de repos et mettre au tiroir nos gribouillis inachevés. Mais ce n'est pas si simple, et nous avons aussi nos mièvreries, je l'ai déjà écrit dans un billet, de même que certaines choses qui ne passent pas, qui ne passeront jamais, dans tous les sens possibles du verbe, entre douceur, ardeur et mélancolie. Elles ne s'oublient pas, jamais. Comme le Decades de Joy Division, avec la voix glacée de Ian Curtis...


  • Le prix de la mise en scène

    Alors que le but essentiel des politiques est l'exhibition (avec toute la connotation qu'on admettra par un détour en anglais), on rira de la soudaine discrétion du normal président en vacances et plutôt qu'une énième raillerie, ces quelques lignes de Michaël Foessel en guise de viatique...

     

    "On pense souvent que l'intime est le "caché", nous préférons dire qu'il permet de suspendre tout jugement extérieur sur ce qui s'y trouve élaboré. Pour exister, l'intime doit échapper aux regards : c'est une manière de signifier qu'il est soustrait à la compétence sociale. Or, on peut précisément juger des "amours" que les politiques et leurs communicants imposent à notre attention, puisqu'elles sont exhibés pour convaincre l'opinion de l'humanité de leurs protagonistes. Il ne s'agit pas ici de "pipolisation" du politique, mais de celle de l'intime qui se trouve relégué au range de valeur monnayable sur le marché de la concurrence sondagière. Dans les pages qui suivent, les mises en scène de soi des politiciens serviront de fil conducteur. Mais il est clair qu'elles manifestent bien autre chose que l'idiosyncrasie narcissique de quelques hommes publics contemporains. Elles expriment, sinon une incapacité à aimer, du moins une impuissance à représenter l'intime hors de toute colonisation par la marchandise.

    Cette impuissance n'est le seul fait des politiciens fascinés par le monde du show-biz, elle est caractéristique de l'idéal de transparence qui règne aujourd'hui presque sans partage. Les exhibitions un peu bouffonnes des hommes publics ne sont donc qu'un élément parmi d'autres d'une difficulté spécifiquement contemporaine à envisager l'intime autrement que sur un mode ironique. Elles présentent cependant l'intérêt de poser le problème dans le cadre où nous voulons l'examiner : le rapport entre la privatisation de l'intime et l'état de la démocratie. Un monde sans intimité est un monde où les réserves de protestation s'amenuisent. L'édification d'un tel monde n'est pas sans conséquences sur les liens éthiques, y compris institutionnels, entre les individus. Même si ce n'est pas pour les raisons que l'on avance (et qui tiennent dans la formule "privatisation de l'espace public"), la démocratie ne sort pas indemne de la dévalorisation sociale de l'intime.

    Bien sûr, il ne s'agit pas de n'importe quelle démocratie, mais de sa forme contemporaine qui implique toute une dimension sensible. La démocratie "sensible" n'a rien de sentimental. On ne peut ignorer ni le poids des procédures, sans lesquelles la représentation sombre dans l'idéal fusionnel, ni les finalités sociales, sans lesquelles la démocratie cède à l'abstraction des droits individuels. Mais on verra que l'occultation de la dimension sensible de la démocratie a un prix institutionnel aussi bien que social. Le sentimentalisme outré n'est que le revers de l'insensibilité aux injustices : ce sont à deux figures bien connues de l'impuissance du politique."

    Michael Foessel, La Privation de l'intime, Seuil, 2008

  • Prurit

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    Nous en prendrons notre parti, ce qui ne signifie pas que nous ferons contre mauvaise fortune bon cœur. Nous renoncerons tout simplement, en sachant ce qu'il nous en coûtera. À savoir : moins le prix de ce qui n'est pas obtenu que celui de notre faiblesse. La valeur des choses passe, elle est frappée d'obsolescence, ce qui ne regarde jamais la conscience, ni le poids obscur (parce qu'encore insoupçonnable) d'avoir balayé d'un revers de main, semblant d'indifférence corrigeant le fonds sournois de notre lâcheté, une situation qui nous regardait.  

     

    Photo : Aaron Siskind

  • Actu (substantif)

     

     

    Au cinéma, jusque dans les années 50, avant le triomphe de la télévision, le film était précédé des Actualités. Pluriel de la diversité, d’une certaine forme hétéroclite. Les Actualités, dès l’origine, c’est un mélange sans ligne directrice. Collages aléatoires plutôt que puzzle. Le Journal de 20 heures est emblématique de ce phénomène qui perdure, que les prétentions informationnelles des journaleux (écrits, audio, vidéo) n’ont jamais dépassé. Un petit vernis un peu écaillé.

    Et quel que soit le procès qu’on puisse en faire, on reste dubitatif devant la récente évolution sémantique… Les Actualités avaient déjà pris une forme générique : l’actualité. On dira que ce passage pluriel/singulier marquait la volonté nette de neutraliser l’hétérogénéité des composants en y substituant une consistance justement singulière par quoi le vecteur d’informations se donnait une légitimité implicite. Le choix fait devenait une vérité du monde, ou sur le monde, comme si les faits s’étaient imposés d’eux-mêmes (alors qu’il n’en est rien : les faits, surtout dans le cadre de l’information, sont des constructions. Plus encore : des mises en scène, des quasi narrations).

    Mais de l’actualité on passe à l’actu. Quelques syllabes qui tombent, une apocope : rien de bien grave, en somme. On connaît plein d’exemples : télé(vision), cinéma(tographe), bac(calauréat). Une simplification dans l’air du temps. Une économie de syllabes en guise d’énergie accrue, de vitalité affichée, de spontanéité réactive. Plus le mot s’allonge, plus il est sérieux, intellectuel. La tension vers le monosyllabe est histoire de réorientation de la force.

    En l’espèce, l’actu induit une forme courte, spectaculaire, facile à saisir, sur le modèle du clip, du flash, de la brève. Le raccourci morphologique va de pair avec le contenu et le rythme du contenu. De l’actualité à l’actu, on passe de l’information à comment s’en débarrasser. L’actu, comme formalisation, n’est pas faite pour s’appesantir, moins encore réfléchir. Il ne faut pas être sérieux. Le trop de sérieux est une tare. Et l’on sait que cette simplification est comprise pour déminer le terrain. L’actu inclura sans doute quelques malheurs mais son idéal est que le temps restreint, la forme réduite fassent le jeu du fun. L’actu, c’est déjà le 6 minutes de M6. Deux morts au Proche-Orient, une inflation contenue, une visite du premier ministre australien, la 25eme journée de Ligue 1, un chat qui fait peur à un éléphant, le clip torride de Tartempion, météo. Coupé.

    Au fond, ce n’est que la traduction efficace de cette magnifique dérive démocratique en matière d’informations, dont les deux axes majeurs sont l’appauvrissement du contenu et l’extinction de l’analyse. La victoire des journaux gratuits, en somme…

  • Algorithmes

     

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    Des nœuds, des carrefours ; le maillage et les réseaux ; service de nuit et trafic régulier ; vacances et jours fériés ; bus, trams et métros ; les échangeurs, les terminus et les arrêts ; les quais, les trottoirs, tunnels et escalators ; tout un jeu de correspondances

     

    sans que jamais nous ne nous croisions plus

     

    Photo : Philippe Nauher