usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

off-shore - Page 30

  • Le (dé)goût du passé

     

    Il y a quelques semaines, je tombe sur le programme télévision. Des racines et des ailes. Sur Chambord et, accessoirement les châteaux en Ecosse... Est-ce un hasard, pour la commémoration de François 1er et de son 1515 potache ? Que nenni. Je suis la programmation, fait quelques recherches et ce qui pouvait passer pour une opportunité est en fait la règle.

    Alors, je me souviens de cette réflexion d'une mienne connaissance qui conchie avec une superbe faconde l'illusion révolutionnaire et républicaine : quelle étrangeté que cette passion patrimoniale, esthétique et architecturale pour le passé anté-révolutionnaire. L'éclat des châteaux, des églises, des beautés urbaines diverses, tout cela fait le miel télévisuel d'une histoire que l'on voudrait seulement architecturale, esthétique et évidemment touristique.

    L'entreprise n'est donc pas paradoxale : elle participe de cette dé-historicisation du monde (parce qu'annexer l'histoire au seul critère de l'exploit technique et de la beauté intemporelle, c'est effectivement piétiner l'histoire et le sens qu'avaient les édifices pour leurs bâtisseurs) qui sied au présentisme ambiant et à la rhétorique républicaine qui pratique la Terreur avec le même désir d'anéantir l'ennemi qu'en 93. Mais, plutôt que détruire, comme le font les hommes de Daesh, dont les Révolutionnaires sont une réactualisation sidérante, on neutralise en vernissant le monde par le filtre, le grand angle, la vue aérienne et quelques anecdotes. Que ce passé soit plus riche, plus fécond que l'atroce séquence post-révolutionnaire, que toutes les Républiques mises bout à bout, c'est là un problème qu'on élude autant que faire ce peut... Pour l'heure, l'exploitation touristique est plus lucrative que la destruction.

    C'est une affaire idéologique que ces émissions qui, à défaut de pouvoir rendre admirable un espace contemporain avili, utilitariste et décrépi à la minute où il se bâtit, vont piocher, comme un crève-la-faim, dans ce que le pouvoir qui les commande, combat.

    Et je me souviens aussi d'un passage célèbre du Troisième Homme, de Carol Reed, quand Martin (Joseph Cotten) cherche à faire la morale à Harry Lime (Orson Welles). Et celui-ci de répondre, avec sa voix cynique et jubilatoire : "L’Italie sous les Borgia a connu trente ans de terreur, de meurtres, de carnage... Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, cinq cents ans de démocratie et de paix. Et ça a donné quoi ?... Le coucou".

     

  • Pour un retour à la maison, Bach et Tharaud

     

     

    Telle est la nécessité, la vraie... De ces maisons que nous venons habiter autant que le noiseux quotidien nous en laisse l'occasion. Parmi les plus hautes de ces demeures, en ce territoire qui n'est qu'à nous, Bach. Bach joué magnifiquement par Alexandre Tharaud.

     


  • Rien à l'oraison

    On peut s'en tenir . C'est-à-dire ici : le point de chute de tout ce qu'il a fit pour en arriver. C'est ici que tout s'arrête, que tout se tient, brinquebalant, incertain, et pourquoi ne pas le dire, aléatoire.

    Ainsi est-ce...

    La déposition des armes (mais il n'est pas armé : une simple image pour résumer que tout est perdu, ou, dans une moindre mesure, qu'il ne cherche pas à gagner quoi ce soit).

    La fatigue, diront ceux qui prennent leur agitation pour un signe existentiel.

    S'en tenir là, mais n'est-ce pas déjà un effort immense que de tenir : droit, sérieux, méthodique, avec toute la concentration nécessaire pour trouver en soi, et sans en faire plus état, la force de ne pas renoncer complètement, complètement.

  • Lentement

     

    photographie,image,temps

     

     

    Il fallait d'abord s'enfermer, s'en remettre à la seule lumière rouge qui donnait au cagibi réquisitionné des allures d'antre mystérieuse où les boîtes de rangement et les vêtements relégués faisaient fantômes.

    Il y avait à côté de l'appareil où tu imposais l'Ilford blanc comme neige les deux bacs, un rouge, pour le révélateur, un bleu, pour le fixateur. Le chronomètre aussi, pour la précision et que tout ne finisse pas en un noir absolu, une gageure invisible condamnée à la poubelle.

    Le temps était là, comme une autre mesure, dans un autre monde, et à peine l'empreinte prise, ou supposée telle, la main glissait la feuille dans le bac rouge. Et lentement, surgi d'un fond magique, à chaque fois merveilleux, les premiers traits faisaient une rigole, puis deux, puis trois, enfin une hydrographie de la vie, des existences ou des choses. Un nez, une bouche en esquisse, une boucle de cheveux, un muret, le phare d'une 2 CV. Singulière illumination dont tu attendais le point ultime, ce point si difficile à comprendre, avant que tout ne noircisse. Juste ce temps intuitif bientôt qui donnait à la main la vigueur pour verser cette apparition dans le fixateur. 

    Temps d'une photographie qui pariait sur le rêve. Temps de l'hypothétique. Temps argentique où la perte était grande, les erreurs légion, quand aujourd'hui, d'un clic instantané, on voit le résultat. Désormais l'effervescence infiniment reproductible du geste, quand, il fut un temps, c'était l'hésitation de rater, et par essence, oui : un manque que nous ne pourrions jamais effacer. il y avait dans l'expérience argentique une perte inéluctable qui rendait plus sensible la moindre réussite. L'image était venue à nous, dans le cagibi, autant que nous étions allés la chercher, au dehors.

    Tu étais seul, plus que tu ne le seras jamais devant ton ordinateur, d'une solitude amoureuse de l'histoire que tu essayais de faire naître, et même si, parfois, après quelques années, le cliché pâlissait, ou jaunissait, faute d'avoir été bien fixé, il te restait cette mise au jour, dans le secret de la lampe rouge, mise au jour lente, fragile qui valait, pour toi, tout autant que la photo elle-même.

    Autre monde, en passe de disparaître, celui des univers séparés, sacrés, où s'appesantir dans le silence d'un monde ressuscité, clos, l'un et l'autre, quand l'heure est au grand jour, à la transparence de l'écran, au miracle fêlé de la retouche...

     

    Photo ; Philippe Nauher

  • Pyrrhus

     

    adpoteunmec,publicité,communication,féminisme,amour,politique,sexisme,liberté,libéralisme,marché,sexe

     

     

    La dernière campagne du site adopteunmec.com ferme la boucle, en quelque sorte. Dans une stylisation de signalétiques pour analphabètes, le message se réduit à trois éléments graphiques. Le slogan est inutile. Mais, dans le fond, le message est déjà dans l'entité commerciale.

    Le dessin. Une femme, un homme, un caddie. La simplicité étriquée et redoutable du consumérisme est là, imparable. La relation (à la fois lien et récit) est concentrée dans la transformation de l'être en marchandise. Le sentiment dans sa potentialité vivante est indexée sur la pratique quotidienne de l'achat. L'autre n'a plus d'âme : il est le corps dépouillé et anonyme. Quatre traits, un cercle et tout le monde sait de quoi il s'agit. Mais s'y retrouve-t-on pour autant ? "de quoi il s'agit", dis-je, et non "de qui", parce que le "qui" supposerait une identité même partielle de l'être.Or l'identification ne vaut pas identité. La stylisation choisie n'est pas la simple réutilisation d'un code commun et pratique. La lisibilité n'est que la surface du sens. La symbolique est dans l'être décharné, défait jusqu'à l'os. Il est là sans y être.

    Dès lors, sa place est effectivement dans le caddie, comme un paquet de lessive. Il n'est que le signe opératoire de l'action. Il est l'acheté, et incidemment, par le biais d'un jeu de mots facile, "l'à jeter" immédiat, ou selon les règles de l'obsolescence qui organise la vie des choses.

    Le "mec" tombe à la renverse, dans l'escarcelle de la belle qui a jeté (encore...) son dévolu sur lui. Or, il est un peu abusif de la présenter comme une "belle" (de jour ou de nuit...) quand elle n'est plus qu'une ménagère (de moins de 30 ans ?) réglant ses affaires de cœur, ou de cul, selon le protocole, et ses implications morales, de la consommation.

    Pourquoi pas au fond ? On pourrait dire qu'à la logique domjuanesque de la conquête (1), virile et libertine (2) se substitue celle, anonyme, de l'achat, féminin et aliénant. On ne peut pas dire que dans l'histoire, les femmes en sortent avec une image revalorisée. Mais il ne semble pas que les féministes se soient insurgées outre mesure devant cette campagne. Sans doute y ont-elles vu l'expression de leur revanche bas-bleus, parce que l'important est de ne pas être dans le caddie mais de le pousser. C'est oublier que le processus d'inversion ne signifie pas que les rapports de pouvoir aient eux-mêmes subi un bouleversement profond. Dans la relation du maître à l'esclave telle que l'envisageait Hegel, la mort de l'esclave signait la victoire du maître, la mort du maître celle de l'esclave, mais dans la disparition des deux, c'est le maître qui gagne symboliquement. Je crains que la présente affiche ne soit qu'une illustration de ce cas de figure. À vouloir se prouver qu'on décide de la situation, on finit par se soumettre à la dite situation.

    Mais, objectera-t-on, les féministes ne sont responsables de l'affiche. Certes. C'est une entreprise commerciale qui, pour lancer des boutiques, joue le décalage et veut faire le buzz avec des vitrines en clin d'œil du fameux quartier rouge d'Amsterdam. On en revient toujours à cette illusion de l'inversion. "Il faut que tout change pour que rien ne change". On connaît la chanson depuis Le Guépard de Lampedusa. Rien de réjouissant.

    En revanche, on peut s'attarder sur le processus idéologique qui a pu ouvrir à de telles absurdités, c'est-à-dire comment l'apparence d'une libération féminine se retourne en dérision sexiste (dont personne ne s'émeut d'ailleurs. Aucune ministre pour venir au secours des hommes... (3)). Quand ces revendications, dont la légitimité pour partie est incontestable par ailleurs, prennent place dans un processus plus large de libéralisation de la société et qu'en clair l'émancipation, comme ligne politique, se confond progressivement avec l'outrance libérale réduite à sa dimension économique, il ne faut pas s'étonner que de méchants commerciaux et de vilains communicants appliquent avec une certaine ironie les diatribes enragées des féministes les plus ferventes. Si l'on veut s'y arrêter deux secondes, cette campagne met en scène la revanche voulue par certaines depuis les années 70. Pourquoi pas, là encore ? C'est une possibilité dans l'évolution des rapports sexués et sociaux. Mais il faut alors prendre conscience de quoi on parle, sur quoi on s'appuie. S'agit-il de refaire le monde ou d'obtenir une parte du gâteau ? Si les mouvements qui prônent l'égalité se contentent d'une logique de substitution comptable (4), l'espoir que les choses changent s'amenuisent. Pire encore : c'est un des moyens les plus efficaces de l'ultra-libéralisme pour intégrer, digérer et donc neutraliser la contestation. Plus que d'autres, les féministes, parce qu'elles ont été, dans leur stérile posture de minoritaires, des agents spectaculaires d'un monde ouvert sur le marché pour tous et partout, doivent se sentir responsables qu'une telle campagne puisse s'étaler sur nos murs et nos Abribus. Marx était de trop sans doute...

    Cette histoire sans paroles est, dans sa forme, dérisoire et brusque. Le mouvement du caddie fait que on ne se rencontre pas, on se percute, on se heurte. Les rapports d'intérêt se doublent d'une précipitation propre à l'époque. À l'opposé de ce caddie si peu romanesque, on pense à la manière gauche d'un Frédéric Moreau subjugué par l'apparition de Marie Arnoux, jusqu'à ce que "leurs yeux se rencontr[ent]". Sublime hésitation vraie de l'être face à un autre, sans la moindre médiation. Face à face, sans écran, sans formulaire, avec tout le risque qu'il y a de tomber amoureux sans être sûr de rien. Un autre monde. Un monde perdu, peut-être. Pas celui du site que nous venons d'évoquer...

     

    (1)Relire la longue tirade de Dom Juan à Sganarelle dans la pièce de Molière (Acte I, scène 2)

    (2)Dans l'acception complexe de cet adjectif au XVIIe siècle.

    (3)Ce dont je leur sais gré, pour être franc, parce qu'il y a des défenseurs dont on ne s'honorerait pas, et les jupons gouvernementaux sont si nuls (comme leurs congénères masculins) que leur silence seul est un bonheur.

    (4)N'est-ce pas ce qui fonde l'argumentaire débile de la parité ? Posture qui a au moins l'intérêt de démontrer que "l'autre manière de faire de la politique grâce aux femmes", dont on nous a rebattu les oreilles, est une escroquerie (pourtant prévisible).

     

  • Michael Nyman, illusion baroque

    Avant de parler de Michael Nyman et d'écouter une de ses compositions, un mot de cinéma. Ce musicien est en effet indissociable des œuvres de Peter Greenaway, comme Hermann l'est de Hitchcock ou Badalamenti de Lynch. Il en épouse l'excentricité et le formalisme, avec un bonheur inégal (comme d'ailleurs l'œuvre cinématographique de Greenaway où quelques beautés cotoient des délires indigestes.)

    L'une des ses plus belles réussites correspond d'ailleurs au film le élégant du réalisateur anglais, The draughtman's contract (que des distributeurs français ont stupidement traduit par Meurtre dans un jardin anglais), dans lequel se mélangent les prétentions esthétiques du héros et les intérêts masqués des commanditaires. C'est, et de très loin, son long métrage le plus subti.

    Pompant joyeusement Henri Purcell en y joignant les effets parfois excessifs de la musique répétitive contemporaine, Michael Nyman offre une bande-son où le sérieux et la grâce côtoient des compositions plus sarcastiques. Il y a de la pompe, parfois à l'excès, mais c'est justement là tout le plaisir. Nyman ne cesse de faire des clins d'œil. Certains trouveront l'affaire un peu kitsch et somme toute postmoderne dans le goût d'une réutilisation parodique du passé. Soit : encore sont-ils peu à savoir le faire avec mesure et intelligence... 


     

  • Ovale ou rond

    Hier matin, parcourant les titres des journaux sur le web, je découvrais (quoique ce ne soit pas une découverte, tant l'affaire est récurrente) que le stade vélodrome de Marseille et que le match contre Lyon n'avait été qu'incidents et ambiance délétère. Bref, la racaille en culotte courte (avec les idées encore plus courtes) avait encore une fois des siennes. Petits voyous de cour d'école auxquels on passe tout...

    Et de me souvenir que quelques heures plus tôt, le dimanche en fin d'après-midi, d'une anecdote de Nouvelle-Zélande/Argentine. Pour un petit croque-en-jambe : geste d'anti-jeu sans méchanceté (1), Richie McCaw avait été expulsé dix minutes. Pour ceux qui ne le savent pas, le sieur McCaw est le recordman des sélections et des capitanats en rugby. C'est le boss des All-Blacks, ce que le journalisme sportif, dans son goût de l'hyperbole, appelle une légende, un mythe. Soyons plus mesuré : c'est une figure. Une faute, un carton jaune et McCaw, sans un mot de contestation, sans un geste d'agacement, sans un regard de colère, obtempère. Tout grand qu'il est, il se plie à la décision qui amoindrit son équipe alors même qu'elle est menée. Et pas un de ses co-équipiers pour venir protester. Transposez l'affaire chez les footeux et tout est dit...

    Il y a évidemment des explications sociologiques, culturelles et aujourd'hui politiques pour expliquer une telle différence de comportement. On les connaît, et l'exaltation de la banlieue à travers la réussite mirobolante de demi-analphabètes à la syntaxe sidérante (ce qu'on pourrait définir ainsi : parler le Ribéry...) n'est pas pour rien dans l'histoire. C'est sans doute là une des plus belles réussites de cette escroquerie prolongée de 1998 et de son drapeau Black-blanc-beur... Passons.

    Osons un autre biais pour éclairer l'outrecuidance du footeux : prétentieux et sournois, râleur et truqueur, quand le rugbyman reste un gentleman même quand, parfois, quelques claques volent entre les joueurs. Serait-ce une histoire de ballon ?

    D'un côté, le ballon rond : parfait, prévisible, avec lequel on peut jongler, étaler sa technique, montrer sa supériorité. À ce niveau, l'homme se sent fort et sûr de lui. L'erreur est ailleurs, le défaut est hors de lui et la faute incombe à deux ennemis intimes : les poteaux et l'arbitre. Les poteaux qui sont ou ronds ou trop ronds, ou trop ceci, ou trop cela ; quant à l'arbitre, inutile d'en parler.

    D'un autre côté, le ballon ovale : d'une forme improbable et inamicale (sauf à le coller au creux de ses bras, mais pas facile d'y arriver). Le rugbyman sait d'emblée que le cuir pourra être glissant et insaisissable, que toute passe est incertaine,  que l'en-avant est le lot de chacun, que le rebond est aléatoire, que le vent joue avec le ballon dans les airs.

    Le rugbyman, aussi habile soit-il, sait que l'humilité est le fondement du sport qu'il pratique. Peut-être est-ce aussi d'être souvent à terre, de goûter le gazon plus qu'il n'en faut et les forces de l'adversaire plus qu'à son tour. C'est justement à travers toutes ces attitudes et ces confrontations que s'exprime une virilité sereine et amicale que l'on ne trouve nullement dans le football. Dans un quinze qui pèse sa tonne et demie, des hommes. Dans un onze qui roule des mécaniques, des adolescents pré-pubères... 

     

    (1)c'est-à-dire qui ne pouvait pas blesser son adversaire.

  • Les nuages

     

    IMG_0155.JPG

     

    Insoluble mystère que de regarder les nuages filer et ne pas les envier d'aller, d'aller encore, dans ce plus loin qui se finit en pluie ou, parfois, en une impensable lueur d'ouate.

    Ainsi, de ne pas avoir l'envie, de plus en plus requise, du mouvement, ce que l'actuel désigne comme la mobilité. Devant cet impératif, un certain esprit aspire au terrible bonheur d'attendre, de terrer le temps. Rebelle, la joie de la demeure. Quel paradoxe ! au milieu de ces échevelés, de n'avoir ni havresac, ni boussole.

    Mystère de l'abreuvoir du simple : le bout de la rue, le quartier, la ville, le quelque-pas-loin dont il fait son sel.

    Il n'envie pas les nuages. Il les laisse venir à lui, comme une trame promise au sol qui le tient. Ils seront toujours au-dessous de sa propre rêverie...

     

    Photo : Philippe Nauher

  • (S'en) Sortir

     

     

    IMG_1137.JPG

     

    "Ville au bout de la route et route prolongeant la ville". Ainsi commence la stèle que Ségalen consacre au bon voyageur. La ville et la route se mêlent mais dans une alternance et une successivité distinctives. Nous sommes encore dans un monde où les limites sont plausibles. Le poème date de 1912.

    Mais les temps ont changé, et les villes ont grossi, jusqu'à la démesure. Conurbation californienne, hydre japonais, mégalopole mexicaine ou thaï, il faut du temps pour en sortir, si jamais on en sort. La voie ferrée pénètre dans le centre et, sur un autre plan, voit la greffe des habitations, des zones, des extensions, des malls, si bien que, bientôt, elle ne vit pas vraiment sans l'ombre des hautes constructions et sans les lucarnes éclairées des gens qu'elle oublie derrière elle. 

    La grande misère prend parfois la forme sèche du rail : cela même qui repoussait la frontière et qui, à force, nous a jetés dans le néant.

     

    Photo : Philippe Nauher

     

  • Addendum à "Ce que regarder veut dire"...

    On se dit : pourquoi ça marche ? Pourquoi cette photo et pas une autre ? Pourquoi cet enfant ? Sans doute parce que c'est le moment, le fameux bon moment dont parlait Cartier-Bresson, mais dans un détournement à faire vomir. Le photographe qui a pris ce cliché est une ordure. Il sait ce qu'il fait, et sait comment ça marche. Oui, une sinistre ordre. Mais écrire cela ne mène pas loin. 

    Puisque que toutes les morts ne se valent pas, médiatiquement parlant, il faut bien creuser le fumier qui fait se lever les foules, émouvoir les politiques et s'agiter les artistes. Alors, il faut y revenir et trouver les signes (au sens presque barthésien) de ce mouvement, de cette agitation. Où est ce plus, ce supplément de larmes et de mauvaise conscience dans ce cliché ?

    Il n'est pas, je crois, dans le sujet, dans l'être lui-même. L'enfant n'est pas le fond de cette méprise et de cette sanglotante émotion. Il y a autre chose qui amoindrit la vigilance et la rigueur. Je vois deux signes qui jouent parfaitement leur rôle.

    Le premier tient dans l'arrière-plan. Les vaguelettes. Pas la mer déchaînée, justement, mais la douceur fragile d'une eau inoffensive, ce presque-rien d'après la violence. L'arrière-plan porte en lui le désespoir d'un regret dissimulé. La vie réduite à si peu, quand tout pourrait être vivable. Les vaguelettes ne sont que des lignes douces et on sent le vent qui effleure leur surface. Dans le storytelling qu'on nous fabrique, ces éléments secondaires sont le futur dépassé du mort, ce qu'il ne pourra pas connaître, et la culpabilité supposée de celui regarde vient de ce qu'il est arrivé trop tard. La mer a rendu le corps, un peu comme un ennemi, dans un hommage à la vertu du vaincu, et après la bataille, il y a le deuil. Le deuil est donc inscrit dans ce calme qui, pourtant, ne répare rien, n'efface rien. Ces vaguelettes portent en eux la différence temporelle qui sépare définitivement la vie morte de l'enfant de la vie émue du spectateur.

    Deuxième point : les mains. Retournée et surtout : légèrement enfoncées dans le sable. Qu'en aurait-il été si le mort avait été photographié (j'allais écrire : pris, comme dans un piège) sur un sol bien dur ? Différemment, j'en suis sûr. La mort au sol, c'est la rencontre de deux duretés. La mort sur la plage, c'est, en l'état, la mollesse d'un petit corps en application à la mollesse humide du sable. La nature reçoit le corps, elle en épouse les contours. Il y a là quelque chose de maternel qui accroît le saisissement des âmes sensibles. Nul rocher, nulle aspérité. Rien d'autres que cette infinité meuble qui accueille le corps sans violence. Un quasi début d'ensevelissement. À peine décédé que déjà se dessinent les funérailles. Le retour à la terre. Un souvenir de la mère.

    Comme dans le cliché célèbre de Kevin Carter avec le petit africain et le vautour, ce sont les détails qui font que la partie est gagnée et que l'opinion imbécile désarme. En attendant, Daesh continue. C'est une autre histoire. la vraie, parce que si ce petit enfant est mort en Turquie (pourquoi d'ailleurs vouloir fuir la Turquie musulmane pour une Europe qui ne l'est pas ?), les coupables ne sont pas à Madrid, à Rome ou à Athènes mais en Syrie, et ils ont prétendument le même dieu que leur victime...