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  • Vermeer, l'illusion de toute mesure

    http://v.tomeno.free.fr/art/images/vermeer-le_geographe.jpg

    Vermeer, Le Géographe, 1668

     

    Vermeer peint durant ce qu'on appelle l'âge d'or hollandais, quand le pays voit sa puissance économique en faire le maître du commerce. Ce n'est pas un artiste de paysage, si l'on excepte La Ruelle, avec son étrange décentrement, et la très fameuse Vue de Delft, ô combien chère à Proust. Il préfère les intérieurs. Ceux-ci ont souvent une même structure, avec un mur qui, au fond, barre le regard, et des fenêtres à gauche qui, avec leur quadrillage de plomb, laissent entrer une lumière douce. Le vitrage est assez épais, comme on en trouve encore si l'on va à Bruges, Anvers ou Amsterdam. Sur ce point, Le Géographe est un tableau classique du peintre.

    L'intérieur, un peu en désordre, est confortable mais sans excès. Tout est suggéré : l'étoffe au premier plan, outre qu'elle permet de souligner la maîtrise technique de l'artiste, fait le lien, par le bleu dont elle est parsemée, avec le personnage et, plus discrètement, le siège au fond. L'œil  du jour se dépose sur les choses. Tout est calme. Tout est stable.

    À l'arrière-plan, sur le haut de l'armoire, un globe trône comme un soleil. Les grands voyageurs ont bouclé le monde, jusqu'aux terres australes. Le monde est fini. La terre est ronde et l'on en a fait le tour. Il n'empêche que cette finitude est pleine de mystères et d'approximations. La cartographie demeure une aventure et nous, aujourd'hui, sourions parfois devant les brouillons de ceux qui voulaient rendre compte de cet espace de mer et de terres immenses diversement peuplées.

    Le personnage est absorbé. Une main en appui, l'autre tenant un compas, son regard et son esprit semblent suspendus. Sur quoi s'arrête-t-il soudain ? Un calcul ? Une pensée toute personnelle ? Parions pour la seconde solution. Il y a en lui une délicatesse et une jeunesse tombant comme un contrepoint au sérieux de ce qui est engagé, justement, par ce que l'on ne voit pas clairement : la carte étalée sur la table. Carte d'un pays lointain, d'une contrée... Pure hypothèse. Il est encore possible de divaguer, d'être à la fois saisi et inquiet des richesses du monde. Celui-ci résiste encore et ce moment où le travail intellectuel laisse, peut-être, la place à l'imaginaire, éblouit parce qu'il nous est désormais impossible de comprendre la puissance active de ce combat entre les êtres et l'espace à conquérir. Il n'y a plus guère que les enfants pour pouvoir s'émerveiller. Le Géographe témoigne incidemment d'une époque où les lieux (côtes et intérieur) demeurent encore insoumis. Il faut y revenir, et pour longtemps encore. Le travail est à hauteur d'homme. Il n'est pas encore dévolu aux puissances technologiques et satellitaires. Google Earth n'a pas encore rétréci l'horizon à un possible zoom sur l'écran de nos ordinateurs.

    Certes, on rétorquera qu'il est un des maillons de cette entreprise d'assujettissement qui nous aura amenés à contempler le monde à travers une petite lucarne pixellisée. Il est déjà un tueur de rêves en puissance. Admettons. Mais, pour l'heure, j'envie encore une fois la perdition de sa pupille, cette insuffisance momentanée du calcul qui le pousse à lever la tête vers la fenêtre, à regarder ce qui lui est familier (que peut-on imaginer du dehors ?), à n'être plus , véritablement, et à ne pas croire, pour un instant, que tout soit mesurable. Il est encore dans un âge d'or...


     

  • Une belle rencontre ( ou l'erreur sur la personne...)

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     Robert Rauschenberg, Choke, 1964,  Mildred Lane Kemper Art Museum

    Léo Castelli, le galleriste, qui n'était pas encore connu, s'entretenait avec Josef Albers, son maître au Black Mountain College. La discussion, comme toujours, était pleine de profondeur et soudain, Albers lui parle d'un texan qu'il a d'ailleurs eu comme élève, sorte de tête brûlée sur lequel nul ne voudrait parier un dollar. Castelli, saisi sans doute de cette ardeur intuitive qui ne le quittera jamais, décide quelques jours après de se rendre à l'atelier donnant sur Pearl Street, chez Rauschenberg, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Robert Rauschenberg. Pas un inconnu, mais effectivement un homme que l'on qualifiera de difficile. L'artiste le reçoit et l'on commence à parler. Il fait chaud ; Castelli demande à son hôte s'il n'aurait pas quelque chose à boire. Du scotch. Tout serait parfait s'il y avait des glaçons. Mais Rauschenberg n'en a pas et du coup, il se dit qu'il pourrait aller en demander à son voisin du dessous. Le gars du dessous est artiste aussi. Il remonte avec lui, et les attendus glaçons. Un peu de fraîcheur et d'alcool. Ce qui devait être un possible échange à deux se transforme en une discussion à trois, parce que l'inconnu n'est pas inintéressant, au point qu'au bout d'un moment, l'esprit de Castelli déplace son intérêt vers cette étonnante rencontre. Il aimerait bien voir ce que cela donne, à l'étage inférieur. Et l'autre, dans un mélange d'effervescence et d'inquiétude, ne dit pas non. La porte s'ouvre et le galleriste reçoit un choc. Commence alors une collaboration fructueuse. Ce voisin du dessous imprévu sera le premier artiste exposé par la Léo Castelli Gallery, ouverte en 57, dans la demeure de Léo et Ileana, sur la 77ème Avenue. Il s'appelle Jasper Johns.

    Cette histoire illustre évidemment, dans une énième version, ce que le commun appelle un coup du destin. À ce titre, elle n'aurait pas de valeur particulière. La rencontre de deux trajectoires qui n'avaient que peu de chance de se croiser (encore que... mais c'est une autre histoire). Il n'y a pas beaucoup à gloser sur les effets a posteriori d'un début improbable produisant les fruits les plus riches. Et laissons la main de Dieu à ceux qui croient.

    Dans la rencontre entre Castelli et Johns, la grandeur n'est pas dans le ridiculement petit de l'eau glacée qui fait tiers (plus que Rauschenberg) mais dans la reconnaissance acceptée et nourrie, dans la difficulté possible et les blessures probables, toutes prises d'un seul coup d'un seul.  La reconnaissance, dans les deux acceptions du mot. Les glaçons ont sans doute fondu vite dans le scotch mais leurs empreintes, dirais-je leur être, demeurent. Ils se sont métamorphosés en tableaux, en œuvres.

    C'est néanmoins l'objet de médiation qui m'arrête, cristallise mon attention. Des glaçons. Je pense alors à un jeu de dés, transparents et froids, et par ricochets à ce lancer «qui jamais n'abolira le hasard». Tout à coup, leur matérialité, leurs possibles dérives symboliques chargent l'anecdote d'un supplément de beauté et de douleur, car la magie qu'elle porte en elle est si rare. Ces glaçons deviennent alors une métaphore de ce que sont toutes les rencontres dont nous sentons qu'elles ne sont pas fortuites, et que nous ne savons pas faire advenir autrement que comme un moment suspendu, sans réussir à leur donner la dimension qu'elles pourraient (ou auraient pu) tenir dans le cours de notre existence. Par peur, par lâcheté, par renoncement. Ces petits cubes sont bien, dans leur netteté transparente, l'écueil inquiétant de nos vies. Nous voudrions les prendre sans hésiter mais leur fraîcheur est aussi indissociable de la brûlure qu'elle impose à notre peau (et notre peau n'est que le point de contact de notre cœur, sa surface, d'une certaine manière). Et souvent nous les regardons fondre lentement au creux de notre main ; cette transparence tend vers sa disparition (mais c'est une part de nous qui disparaît) et la brûlure s'accroît. Bientôt il ne reste plus rien, croyons-nous. C'est une illusion. Ils font flaque en nous, ce que l'on n'ose pas nommer souvent, mais qui n'est rien d'autre que le chagrin (qu'il nous restera à convertir en autre chose, un jour, de vivant parmi le vivant qui n'a jamais cessé d'être en nous).

     












     

  • notule 03

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    1-Un homme, un écrivain, se retrouve seul, femme et enfant partis, dans un petit village corse. Et ce qui n'aurait dû être qu'un intermède se métamorphose progressivement en une interrogation profonde sur soi.

    Henri Thomas, Le Promontoire (1961)

     

    2-La vie de Sheila et Paul, pris dans leurs histoires de famille et d'héritage. Une construction sous forme de dialogues décousus et virtuoses qui donnent le rendu du flot des voix.

    William Gaddis, Gothique Charpentier (1985, en français 2006)


    3-Depuis 35 ans Hanta s'occupe de compresser des livres qu'il faut détruire jusqu'au jour où il découvre qu'une machine bien plus puissante doit prendre sa place. Une parabole magnifique autour de la destruction des livres dans un monde qui a choisi d'en finir avec la culture.

    Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude (1977, en français 1983)


    4-La peinture du siècle, entre 1914 et 1991, avec une amitié franco-allemande (Hans, Max, Lilstein...), sur fond d'espionnage. Une construction très élaborée. Remarquable et profond.

    Hédi Kaddour, Waltenberg (2005)


    5-Au Caire, une association de voleurs décide de faire chuter un promoteur véreux... Mais écrire cela est ridicule, tant c'est la langue et l'univers ironiques de Cossery qui sont mis en scène. Il faut lire Cossery, comme Cohen ou Dostoïevski. Rien de moins.

    Albert Cossery, Les Couleurs de l'infamie (1999)

     

  • Loris Mantovani (1955-2001), derniers écrits connus

     

    Lors d'un séjour sur la côte normande, fin janvier 2001, Loris Mantovani oublia (?) un petit cahier bleu que je découvris quelques jours plus tard dans un tiroir de la maison que je louais. Je pensai à le lui rendre le plus tôt possible, dès son retour en Italie. Mais le lecteur se rappellera que le destin fut cruel alors : Loris Mantovani mourut dans un accident de voiture le 5 février sur une petite route des environs de Manosque. Six mois après le drame, j'écrivis à sa mère pour l'informer de ce que je détenais malgré moi. Elle me répondit de le conserver précieusement et m'autorisait le cas échéant à en publier tout ou partie. En l'état, je doute fort que ces pages fussent destinées à la publication, même sous la forme déliée d'un journal ou d'un carnet. Faut-il y voir des idées de nouvelles ? des embryons d'intrigues ? Ne sachant que faire, je me suis donc longtemps refusé à la publication, ce qui était, je le reconnais ridicule et égoïste. Devant leurs regrets argumentés, j'ai cédé à la conviction de certains de mes amis. Voici ces pages ultimes du petit cahier bleu.

    (N.B. : tous les textes sont traduits de l'italien par nos soins, sauf mention par un astérisque initial qui signale les passages directement écrits en français.)


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    *«Il n'est pire souffrance que celle dont il ne reste rien.» Retrouver l'auteur.


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    Ce cher Niccolà Blaundzun, traversant un jour avec moi la place Saint-Pierre, m'expliqua qu'au sommet de l'obélisque central on avait placé des restes de la Sainte Croix. Et sache, ajouta-t-il, toi qui n'es pas romain et qui a peu l'habitude de ces quartiers populaires qu'au-delà de Saint-Jean-de-Latran, tu trouveras à Sainte-Croix-de-Gérusalemme, un autre morceau de cette relique (et, conclut-il, en complément : le bras de la croix du bon larron, deux épines de la couronne, un doigt de saint Thomas, un clou de la Passion, des fragments de la colonne de la Flagellation, la cheville droite de saint Laurent, une flèche de saint Sébastien, la sandale droite de saint Acrobien et l'oekoreinos de saint Isidore Dendrogryphe).

    Je ne sais plus, en effet, qui disait que si l'on récupérait toutes les reliques de la Sainte Croix, il y aurait de quoi en faire une forêt. J'imagine bien une forêt de croix, de croix toutes alignées (comme j'essaie de me représenter une plaine arbustive faite des épines de la couronne d'expiation), un peu comme un cimetière américain.


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    (Lu dans le Porsmouth Evening Standard) A Polperro, en Cornouaille, une famille a obtenu le droit d'enterrer une casquette de marin. Tout cela parce qu'un dénommé Francis Mac Manus (pas très anglais comme nom d'ailleurs. Peut-être un émigré écossais...) avait disparu en mer, et que la mer ne l'avait pas rendu. Sa femme disait dans le journal qu'il lui était insupportable qu'il n'eût pas de sépulture chrétienne, ce que l'on peut comprendre ; mais plus insupportable encore à ses yeux était qu'il n'y eût rien dans le cercueil. Ainsi, un matin, une procession, à la suite d'un office dûment consacré à la mémoire du courageux (il est mort pendant une tempête à ne pas mettre un chien dehors), a traversé le village, dans la grisaille d'une matinée d'automne. Les commerçants, en signe de deuil, avaient tiré le rideau de fer, ou retourné la petite pencarte open et c'était closed. Je vois d'ici l'image d'un corbillard lent qui remonte la rue principale et des gens qui s'arrêtent et se découvrent. La pluie se met à tomber comme une poudre.


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    *La semaine dernière, au Clearwater Palace de Las Vegas, on a mis aux enchères, entre autres, la Porsche de James Dean, le révolver de Kurt Cobain, le maillot de bain de Nathalie Wood.


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    *Je perds mes cheveux depuis l'âge de quinze ans et cela n'a pas été facile tous les jours, parce que je n'avais pas le courage d'être jusqu'au boutiste (sic), et de me raser la tête. Il a fallu que j'aille jusqu'à dix-neuf ans pour me résoudre à tout perdre. Ma mère avait gardé une mèche blonde de mon enfance et elle voyait chaque jour mes cheveux tomber. Elle observait les choses se faire et se lamentait en ressortant régulièrement la mèche. Avec ses amies, elle disait : quel malheur comme il perd ses cheveux et elle allait chercher la preuve que dans le passé, j'avais été beau et blond. Mon père, aussi, trouvait que ce n'était pas normal, surtout que dans la famille ils avaient une tignasse éternelle, éternelle et noire. Je crois que mon père a même douté de sa paternité, mais on a découvert un cousin éloigné qui souffrait de la même tare que moi, un cousin de mon père, qu'on avait oublié depuis longtemps, à cause d'une mort prématurée et dont quelqu'un s'est souvenu tout à coup parce que ma calvitie galopante était un grand sujet de curiosité. Donc l'honneur était sauf. Maintenant que tout est fini et que je suis chauve, quand je repense à cette folie de la mèche blonde, je me dis que ma mère a dû souffrir de n'avoir pas eu de fille pour jouer à la poupée.


    *


    Mon oncle Enrico était désolé cet automne parce qu'il avait appris que le petit-fils d'un de ses vieux amis, Franz-Rainer Augenthaler (il s'agit du père), avait décidé de se séparer d'une pièce de l'héritage. Pas n'importe laquelle, évidemment. Il s'agit d'une première version de Eine Alpensinfonie de Richard Strauss (mon oncle Enrico m'a précisé que c'est une oeuvre de 1915, de l'époque où le compositeur ne frayait pas avec les Nazis. Il ne voulait pas que je me méprenne sur ses amitiés. Admettons.). La partition est rare et donc précieuse. Il semble qu'on ait glissé à l'oreille de ce descendant indélicat, et bien peu mélomane, qu'il en tirerait davantage s'il se lançait dans une vente à la feuille. Et mon oncle d'imaginer la dispersion de Richard Strauss, comme on jette des cendres du pont d'un bateau. Moi, je pense plutôt à la légende d'Isis et Osiris. Ce Augenthaler petit-fils y jouerait le rôle de Seth.

    -Imagine, Loris, m'a dit Enrico, ce que ce serait si un jour un de tes héritiers retrouvait l'un de tes manuscrits et les offrait, façon de parler, chapitre par chapitre...

    -Ne t'inquiète pas, mon oncle, je prends toutes les précautions qui soient. Je suis méthodique. D'abord, pas plus d'une oeuvre à la fois, dont je détruis le moindre brouillon au fur et à mesure que j'avance, et si l'on trouve quoi que ce soit, cela n'excédera pas cinq pages. Plus important encore : je me garde bien de faire un héritier...

    Et nous avons ri de mon ironie amère.


    *


    Tullio n'a pas tort quand il me dit qu'il faut être le dernier des cons pour s'extasier sur les restes du Forum. Il m'a montré un guide. Trois étoiles pour le temple de Vénus Genitrix, c'est-à-dire trois colonnes aux couleurs dépariées que surmonte un reste de chapiteau. Un texte plein de verve pour évoquer la splendeur passée, celle que l'on pourra retrouver chez des vendeurs de souvenirs, dans des petits livrets à spirales où l'on a superposé aux misères du temps une mauvaise reproduction plastifiée du monument initial. Et l'on dira, au choix : cela devait être joli ; vraiment, il ne reste plus rien mais on imagine ; évidemment, maintenant...


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    *Faire une fable à la Rohmer. Plutôt que Reinette et Mirabelle, Botox et Collagène (on dirait des noms sortis de la littérature antique).


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    Dans une interview à Sports Everywhere, Esa-Pekka Tolvanen raconte, dix ans après, les raisons de sa retraite. En 1976, alors qu'il vient d'avoir seize ans et que Tampere lui a déjà fait signer un contrat professionnel, il se blesse gravement au genou et à la cheville en tombant dans un escalier. Les dommages sont tels que les médecins lui expliquent que sa prometteuse carrière prend sans doute fin sur ce coup du sort. Il relève pourtant le défi : il réussira, jouera en NHL, sera élu hockeyeur de l'année. La rééducation est douloureuse et longue. Pour son retour sur la patinoire, il décide que désormais, pour toute sa carrière à venir, matchs de championnat ou rencontres internationales (187 sélections en équipe de Finlande), il portera le même slip. Le fétichisme (et la superstition) est indissociable du sportif. Son retour est un succès. C'est ensuite la carrière qu'on lui connaît, jusqu'en 1991. Le slip est lavé, relavé, s'use infiniment mais il en prend un soin religieux. C'est, dit-il, une seconde peau. Il est des jours de victoires, il est des jours de défaites. Malgré les années qui passent, il est assez surpris de sa tenue, «comme s'il avait su ce qu'on attendait de lui» (*en lisant une telle phrase, je me dis que nous sommes à l'initiale (sic) d'une curieuse philosophie : animiste et sportive.). Jusqu'au jour où sa nouvelle lingère, par ignorance, devant ce semblant de sous-vêtement (*«Mon paletot aussi devenait idéal») s'en débarrasse. Il avait oublié de l'avertir. Il colère jusqu'à plus soif (Il avoue avoir bu comme rarement dans sa vie) mais décide de passer outre le talisman perdu. A la rencontre suivante il est touché au genou. Nous sommes à l'orée de la saison, il en sera pour trois mois d'arrêt. Il y voit pourtant comme un signe, il renonce.

    J'imagine que depuis l'indélicate de Vancouver raconte, elle, qu'il y a quelques années, un de ses employeurs, pourtant fort riche, avait fait toute une histoire pour un slip en lambeaux, dont nul n'aurait voulu comme chiffon. Un fou, dit-elle, on se demande parfois...


    *


    Corrado Parecchini, quand, à quatre-vingt-trois ans, il eut à lire la première biographie qu'on lui consacrait, celle de Luis Carvalho (la seule d'ailleurs qu'il ait pu connaître avant de mourir huit mois plus tard. Depuis, deux autres détectives des lettres s'y sont mis : Luigi Donnati en 1994, Ermelino Sbringher en 1999), déclara dans un entretien à La Repubblica qu'il était étonné, désagréablement étonné, de (re)découvrir des détails de son existence, oubliés souvent par le fait même de leur insignifiance. Une chronologie serrée tournant parfois au journal (lui qui avait honni ce genre comme un «fruit sans saveur à la peau épaisse et à la chair cotonneuse») lui rappelait, par exemple, qu'en 1909 il avait séjourné à Zurich une semaine en avril (pour laquelle ironisait-il il manquait le point de vue météorologique) ; qu'en 1919 il avait eu un début février grippé ; qu'en 1926, durant un voyage en Angleterre il s'était passionné (?) pour les cathédrales de Peterborough, Salisbury, Winchester, Ely, Bury-Saint-Edmunds, Rochester, Durham, Exeter... ; que le bateau de ses amis Léa et Joakim Nylander sur lequel, en 1953, il remonta l'Adriatique, entre Ancône et Trieste, s'appelait Wynona Seaborg (information qui suppose d'avoir, disait encore Corrado Parecchini, ou passé en revue les registres maritimes, ou importuné les enfants de ses amis depuis longtemps disparus, Ann-Lise et Karl.). «Beaucoup d'énergie pour si peu», se désola-t-il.


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    Je tiens cette anecdote de Vanina Vanbrecht. C'est Luc Vercauteren qui la lui a racontée. La mésaventure est arrivée à Jean-Michel Vercauteren, son père (il s'agit donc d'une histoire de troisième main. Ainsi commencent les rumeurs.).

    Jean-Luc Vercauteren, en juin 1969, rencontre sur une digue au Portugal (l'Algarve ?) le peintre surréaliste Luis Moreno Saviano. Il l'admire (on se demande bien pourquoi.). Il voit dans cette rencontre au hasard un bonheur divin. Il aborde Moreno Saviano pour un autographe, ce qui n'est guère original. L'artiste non seulement ne renvoie pas l'importun mais lui propose mieux. Est-il riche ? Oui. Est-il prêt à payer ? Oui. La marée est basse ; ils descendent sur la plage. Morano Saviano a repéré l'appareil photo de Vercauteren. A-t-il un chéquier ? Oui. Contre un montant certain (que le fils lui-même ne connaîtra pas...) il dessine sur le sable son paraphe et se laisse prendre en photo auprès de son oeuvre éphémère, dont Vercauteren devient de facto unique propriétaire (encore que le terme convienne mal). Ils regardent ensuite, l'un ému, l'autre indifférent, la mer effacer toute trace de ce moment.

    Enthousiaste, Vercauteren file à Lisbonne pour qu'un professionnel tire le cliché. Il veut que tout soit fait pour le lendemain. Il insiste. Il dort mal ; il a un pressentiment ; il ne dort pas si loin, dans un hôtel huppé. Il dort mal et les cris affolés de la rue ne le surprennent pas. C'est un pâté de maisons qui brûle. Celui du photographe.


     

  • Hemingway's : allégorie pour un début de siècle

    En décembre. Elle faisait sa couverture sur une jeune femme blonde. Belle certes (ce qui revient à reconnaître la régularité des traits et le respect de normes dans les mensurations. En somme : une évaluation technique.) mais sans pour autant être quelqu'un d'autre que ses semblables glacées, emmagazinées de la société du spectacle ; rien d'autre qu'un visage oublié après dix mètres de marche, quand j'avais dépassé le panneau du buraliste où elle s'affichait. Cependant, un détail m'avait retenu. Elle s'appelait Dree Hemingway. C'est l'arrière-petite-fille de l'écrivain, et la fille de Mariel, l'actrice. Ernest Hemingway, Mariel Hemingway, Dree Hemingway.

    On pense alors à cette filiation posant, fictivement, pour un tableau (comme on faisait parfois pour les âges de la vie). Ernest et sa barbe grise, son œil ombrageux, un homme dans sa maturité, au physique massif. Mariel et sa blondeur de quarante ans, son air parfaitement américaine. Dree et la plastique conforme, sans origine claire, lisse. Trois moments, trois mondes, trois symboles. L'écriture, le cinéma, la mode. On comprend bien que nous remontons le temps et passons du muet (présent) au parlant (passé). Plus encore : de la taxidermie à la vitalité. Dree ne nous parle pas, n'ayant rien à nous dire parce que les yeux maquillés, la chevelure étudiée, la pose charmante sont les irréalités choisies pour une époque de fantômes qui se noie dans le culte des formes vides. De Mariel, à la filmographie insignifiante, il ne faut retenir que son rôle de Tracy dans Manhattan. Elle est belle, parle peu, a dix-sept ans et tombe amoureuse de Woody Allen. Film noir et blanc assez magique et touchant, où le réalisateur arrive à marier la tendresse et la satire, l'émotion et le sarcasme jouissif. Mariel, comme toutes les actrices (et acteurs), parle mais elle porte les mots d'un autre, comme dans un exercice de ventriloquie. Ernest, lui, ne cesse de livre en livre de nous emplir le cœur et la tête de son monde difficile et rageur. Il se bat contre/avec la langue et les personnages nés de son besoin de vivre (car il ne fut pas un  contemplatif) s'imposent à nous, accroissent notre propre univers, comme il en est pour tout auteur engagé sur le front de la littérature. Bien que nous n'ayons jamais entendu sa voix réelle (moi, du moins), il nous parle. Éternellement. Il écrit.

     

  • priva(tisa)tion monumentale

    Prenant modestement le relais de François Bon, de Bertrand Redonnet ou de Solko (blog : Solko), j'informe les lecteurs de mon blog que le centre des monuments nationaux vient de commander une étude pour permettre l'implantation d'une activité d'hôtellerie gérée par des entreprises privées dans une vingtaine de monuments, parmi lesquels l'abbaye de Montmajour, le château de Bussy-Rabutin, l'hôtel de Sade, l'abbaye de la Sauve-Majeure, la forteresse de Salses, le monastère de Saorge... Cette étude a été commandée dans le cadre d'une convention visant à rendre le patrimoine français «rentable». Elle est initiée conjointement par le ministre de la Culture,  Frédéric Mitterrand, et le ministre du Tourisme, Hervé Novelli.

    En clair, il s'agit de brader les bijoux de famille (ici la nation) pour des intérêts particuliers. On avait déjà connu l'échec de l'idéal révolutionnaire, quand la bourgeoisie installée des années 1870 avait foulé les aspirations de l'Abbé Grégoire ou d'Alexandre Lenoir (Lire à ce sujet : Bruno-Nassim Aboudrar, Nous n'irons plus au musée, Aubier, 2000, et le très instructif Bourdieu, L'Amour de l'art, de 1969). Mais ce qui restait encore une confiscation symbolique (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne fût pas une violence réelle) passe à la dénaturation du lieu. Une pierre de plus dans une logique néo-libérale dont Foucault, dans Naissance de la biopolitique, dès 1978, a su mettre en lumière les aspirations.

    Plus de patrimoine, plus de lieux en partage. La paradoxale naturalisation de l'espace privatif appliquée à l'Histoire, non par une simple logique d'héritage (transmission des possessions aux descendants), mais dans le cadre d'une philosophie politique d'État. Même les staliniens n'y avaient pas songé. Monumental...

     

  • l'impossible

    Dans L'Herbe des talus, le promeneur impénitent qu'est Jacques Réda est dans un train arrêté inopinément. Par une fenêtre éclairée, il voit une femme. Elle parle. Il ne peut comprendre ce qu'elle dit mais devine, écrit-il, une phrase comme on n'a pas voulu de lui. Elle s'adresse à quelqu'un que l'écrivain ne peut pas voir. L'arrêt se prolonge. Le texte touche pourtant à sa fin. En voici l'ultime paragraphe.

    Celui qui se tenait invisible à l'autre bout de la cuisine a dû maintenant partir. Qui était-ce ? Un homme sans doute. Quelqu'un de familier mais d'un peu trop distant pour qu'elle insiste, et relance inutilement la discussion. Elle s'est donc assise comme s'il n'y avait plus rien à faire, à espérer et, les yeux dans le vague, elle grignote des noix qu'elle prend une à une sur la table dans une corbeille qu'on ne peut pas voir. Leur coque craque comme les ressorts du train qui a repris insensiblement sa marche, glisse de plus en plus vite, va bientôt rompre le fil. Mais soudain, l'espace d'une seconde, la jeune femme lève son regard. Alors, et pour toujours, on devient un épisode de cette histoire perdue dans la lumière, et dont on ne saura jamais rien.

     

  • Kafka. Pour une littérature majeure.

    Dans une lettre à Oskar Pollack en date du 27 janvier 1904, Franz Kafka écrit qu'«un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Formule brutale, saisissante, qui retourne le poncif de la lecture comme ennui, du livre comme monde lointain devant la vivacité du réel. Sans aller jusqu'à la logique proustienne supposant que la littérature seule soit la vraie vie, la métaphore de Kafka (1) donne à l'œuvre lue une puissance capable de rompre nos certitudes et d'initier dans notre existence un mouvement par lequel nous nous éprouvons. Si nous sommes un tant soit peu «mer gelée», ou qu'une part de nous-même est à l'état de banquise, c'est que la mort (non pas physique mais intellectuelle, et pourquoi ne pas dire éthique) nous guette et qu'à chaque instant il se pourrait que nous ayons à jouer notre équilibre dans la mise en demeure agissante de cette altérité qu'est le livre. C'est pourquoi l'écrivain est cet être inutile, incertain, improductif que toutes les dictatures, visibles ou sournoises, s'empressent de faire taire.

    Mais Kafka, en précisant qu'un livre doit être hache, induit que cet effet n'est pas systématique, et qu'il en est de la littérature comme du reste : l'étiquette ne fait pas l'objet, l'appellation commune ne gage pas que nous y trouverons la profondeur (ou la hauteur) nécessaire, que le coup portera. En ce sens lire est bien différent de penser. Penser, c'est la grande leçon de Descartes, dans son point le plus haut, est d'un emploi absolu : je pense, absolu par lequel je me construis par un mouvement dialectique qui opère, en même temps, la mise à distance de cette facilité où je cède devant l'objet : je pense quelque chose, cet avatar de la doxa démocratique dans quoi se mire la bêtise du tout-venant. Ce je pense quelque chose se veut l'habillage contemporain du tout se vaut, du toutes les idées se valent, du tous les goûts sont dans la nature (comme si penser était naturel...).

    Lire, lui, doit suivre le chemin inverse. Il lui faut un objet, une matière, et c'est cet objet qui lui donne toute sa nécessité. Lire une œuvre, lire Dostoïevski, Proust, Montaigne, Shakespeare. Or, à notre époque, le compte n'y est pas. Je lis : voilà désormais l'hypocrite formule qui permet de tout rentabiliser au rayon des escroqueries. Ce Je lis, il lit, elle lit qui nous vaut aujourd'hui la «littérature» de jeunesse (avec la complicité de professeurs de collèges incultes), le best-seller mal écrit au rang de monument, le livre de plage (les mains barbouillées d'ambre solaire : autant que ce soit de la merde. Joyce au Bergasol ! L'image est obscène.), Marc Lévy, Amélie Nothomb, etc. Rien qui puisse évoquer la hache. Rien qui ne laisse présager, non plus, une humanité qui veuille chercher en elle à désincarcérer la structure vivante de l'arctique quotidien. Peut-être parce que, justement, en lisant Diderot, je peux penser, et qu'un tel exercice (où le livre, le vrai, celui d'un autre qui m'atteint, rejoint mon moi et lui montre qu'il peut penser, certes, mais pas seul) ne peut convenir à un époque qui a choisi d'hypertrophier la logorrhée.

    Et Kafka, dans tout cela ? Kafka, comme ses illustres compagnons que nous avons vite évoqués, nous y retournons. Nous sommes masochiste(s). Nous aimons la hache, bien aiguisée.


    (1)Évitons l'adjectif «kafkaïen(ne)» qui, à force d'être utilisé à tort et à travers, a fini, comme l'ubuesque, par devenir problématique.

     

  • Turner, la trace

    Turner, vue du Mont Gennaro, 1819

     

    Turner, c'est évidemment le peintre improbable, quand on considère l'époque où il vécut, d'une réalité vaporisée, diluée dans une couleur qui avale les formes, les repères spatiaux, au point que, parfois, on penserait à une œuvre non figurative. L'approche d'une peinture livrée à sa propre matière. Ce n'était pourtant pas tout que cet homme, avide de reconnaissance académique, a peint. Il a aussi un univers classique, constitué d'une application assez stricte de l'art du dessin. comme s'il y avait eu en lui, exacerbée, la lutte du trait et de la couleur, une face Rubens, une face Poussin (il s'agit bien sûr d'une présentation schématique qui n'implique la reprise des techniques de l'un ou l'autre). On y trouve, parfois, une sorte de préciosité (notamment dans ses vedute vénitiennes) qui finit par lasser. Il y a aussi d'innombrables tableaux devant lesquels on éprouverait l'aspiration vertigineuse de la vitesse ou celle plus paralysante de la contemplation d'un paysage que l'atmosphère liquifiée décompose.

    La Vue du Mont Gennaro n'a pas l'ambition des œuvres les plus célèbres. C'est une aquarelle qui rappelle certes le goût de Turner pour les espaces infinis, pour une nature sublimée selon la tradition romantique. L'œuvre est anecdotique, d'une certaine manière. Mais elle porte une énigme, une sorte de punctum pictural (quoique la référence barthésienne soit approximative parce que ce punctum-là est au delà d'une simple résolution individuelle) : le rectangle très allongé, dans le premier tiers gauche du tableau. Ce petit pan de peinture jaune qui flotte dans l'espace sans qu'on puisse lui attribuer la moindre raison d'être, le moindre sens figuratif (comme serait la tour d'un ancien édifice). Rien que l'on puisse identifier, mais qui est , verticalité radicale dans une horizontalité qui estompe même la puissance du mont Gennaro. Petit pan trop visible, trop bien dessiné, dans une œuvre par ailleurs assez pauvre en accroches, pour qu'on puisse croire à une erreur, à une lubie, à une inconséquence. S'agit-il d'un message crypté ? d'un jeu ? d'une perversité de Turner pensant à l'agacement du spectateur face à cette trace insoluble (dans tous les sens de l'adjectif) ? Ce n'est pas un simple détail. C'est autre chose. Et chaque fois que le regard vient se fixer lui, comme sur une cicatrice qui n'en finirait d'agacer, la résistance se fait plus forte, le plaisir plus tendu de devoir reconnaître son impuissance.

    Souvent, nous nous disons : There is more to the picture than meets the eye, et en vertu de cette infériorité reconnue du regard, nous nous échinons à l'étude et nous sentons le triomphe poindre lorsque quelque chose passe de l'invisible au visible, tout en admettant que nous sommes encore loin du but. Mais il y a donc des œuvres sur lesquelles l'esprit n'a pas à se forcer pour voir, puisque tout est mis à plat, devant nous, comme une évidence. Et cette évidence est justement l'écueil suprême qui hante notre insatisfaction (1).


    (1) L'exemple le plus remarquable en la matière est sans conteste La Tempête de Giorgione dont près de cinq siècles d'érudition n'ont toujours pas percé avec certitude le sujet.

     

  • Un amour de Proust

     

    La découverte de Proust à l'adolescence fut une expérience définitive. Rencontre avec un être si éloigné de ce que j'étais sur tant de points (autre temps, autre milieu, autre culture, autre vie...) qu'il y eut une sidération, une infinie séduction (dans le sens où, comme le rappelle Pascal Quignard, dans Vie secrète, il s'agit de se-ducere, soit : mener à l'écart, et donc conduire ailleurs), séduction incessante, promise à ne jamais s'éteindre. En somme : jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les raisons de cette belle rencontre (différée, comme toute littérature, puisque celle-ci est un carrefour d'absences, celle de l'auteur -dont la vie réelle n'est que péripétie- et celle du lecteur -qui reste sans visage-, mais une absence nourrie pour le second des incessantes rencontres que nous permet le livre, rencontres irréductibles aux bavardages parfois pathétiques de notre vie sociale.) sont évidemment multiples. Il y en a une, malgré tout, qui m'est propre, par le plus grand des hasards.

    Ouvrant Du côté de chez Swann, avant même d'en avoir lu la moindre ligne, je me retrouvai en étrange pays. La première partie est intitulée Combray. Et Combray, je connaissais. Parce que dans un certain village, minuscule et perdu, que mes attaches familiales me rendaient très familier, un lieu-dit (et n'est-ce pas là une belle appellation) portait ce nom. Village à l'habitat dispersé où vivaient ceux des Bourdaines, de la Brisserie, de la Roche, et ceux de Combray, que les gens du coin prononçaient « combraille ». J'y étais passé quelquefois, sans plus d'attention : un regroupement de quelques maisons sans éclats, une banalité paysanne parmi d'autres. Et, lisant Proust, je pensai qu'au delà de la petitesse de l'endroit, sa médiocrité n'aurait pu convenir, parce qu'il ne s'y pouvait rien passer. De même que dans ce qu'on appelait le bourg où vivaient cent cinquante âmes. Bien conscient que le Combray de Proust n'avait pas une étendue phénoménale, je ne m'en faisais pas moins une représentation assez ésotérique, éloigné qu'il devait être de la médiocrité provinciale de Balzac, ou même du Yonville-l'Abbaye de Flaubert.

    Ayant commencé à lire ce roman en édition Folio, sans la moindre annotation, j'appris plus tard que les scènes d'enfance du narrateur (dont on sait que, peut-être, il s'appellerait Marcel...) trouvaient leur origine dans le village d'Illiers, non loin de Chartres, et que celui-ci avait même changé de nom, devenant Illiers-Combray (le 8 avril 1971, exactement, soit cent ans après la naissance de Proust). Plus tard encore, je me décidai d'aller visiter les lieux, puisqu'on y conservait la fameuse maison de la tante Léonie.

    Village banal, sans attrait. Et tout ce que j'y trouvais ne s'y trouvait pas vraiment. Il ne me reste qu'un souvenir imprécis, imprécis parce que rien ne se détache de sa réalité que les brûlants lambeaux du texte et l'abîme qu'ils révélaient, mélange d'un temps révolu, que consacrait le caractère très contemporain d'Illiers, et d'une naïveté que j'avais conservée en y venant (naïveté qui est moins faiblesse adolescente que cicatrice entretenue sur la chair de ma propre existence). Il ne me semble pas que l'on eût conservé «le double tintement timide, ovale et doré de la clochette». Le jardin était, je crois, sans visage. En revanche, il y a encore en moi cette «cage d'escalier» que j'imaginais magistrale, quand le narrateur, si malheureux d'avoir en vain attendu sa part de réconfort, voyait «la lumière projetée par la bougie» de sa mère. Mais ce n'était qu'une architecture de bois craquant un peu, comme j'en connaissais une, moi aussi, dans la demeure des voisins, dans ce petit village perdu, architecture que je n'ai jamais revue d'ailleurs, dont je n'ai là aussi que le souvenir, et que je n'avais jamais considérée que comme un escalier parmi d'autres. Il y a aussi la fameuse chambre de Léonie, minuscule, froide, impersonnelle malgré la désuétude de l'agencement, chambre déceptive parce que ne pouvaient s'y perpétuer ni le babil croisé de la tante, de Mademoiselle Sazerat et de Framçoise, ni ce mélange de religion et de pharmacie qui m'avait tellement intrigué.

    Il est inutile que je parle de l'église, moins encore des madeleines, qu'une pâtisserie du lieu vendait comme des reliques littéraires, alors même que, j'en fais le pari, les commerçants n'avaient jamais affronté le monument de Proust. Inutile que j'en parle, car en parler reviendrait à recopier purement et simplement le roman, ce qui ne serait pas, d'ailleurs, une mince délectation.

    L'émerveillement que j'espérais, de me retrouver dans son monde, d'en deviner sinon l'ampleur du moins les coulisses, tombait donc à l'eau. Et le panneau Illiers-Combray me parut l'un des mensonges les plus grotesques que j'avais jamais lus. La colère contenue d'avoir été trompé (non par Proust mais par ceux s'en faisaient les gardiens territoriaux) laissa assez vite la place à l'ironie devant la mascarade. Car, dans le fond, que les institutions municipales et nationales (puisque le changement de nom nécessita une parution au Journal Officiel) aient fait allégeance à la littérature (fussent pour des raisons touristiques), voilà ce qu'il fallait peut-être retenir. Néanmoins, ce n'était qu'une illusion de plus. Les écrivains sont des gens de peu, des dilettantes dans une société qui prônent les valeurs utiles et immédiatement pratiques. Pourtant, l'irréel de l'écriture prenait, ici, le dessus. Et peu importe au fond qu'il ne restât rien que la futile et énième conservation des choses, comme si ces choses pouvaient nous dire quoi que ce soit sur les mots, comme si le style pouvait être là, dans les lieux, quand le roman de Proust était justement la quintessence du lieu dit. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre, et ce trop évident hommage à l'homme qui avait sorti le village de son imparable anonymat était, en creux, la reconnaissance suprême de la littérature comme monde, et, par un mouvement inverse de ce que Illiers avait désiré, l'effacement d'Illiers lui-même de la carte géographique et affective du lecteur que j'étais. Ils avaient accolé le nom de Combray, parce qu'ils ne savaient pas lire, sinon ils auraient été au bout de la seule logique tenable, c'est-à-dire de substituer au réel le fictif, et que nous soyons, nous adultes, contraints de nous plier à une loi qui n'aurait eu valeur nulle part ailleurs ; mais ils croyaient que lire et voir sont même expérience, même ancrage, alors que les images ne sont, pour avoir la moindre valeur, que mots en attente : c'était cela qu'il fallait emporter de cette visite, qu'ils étaient ignorants et dupes de leurs propres illusions. Ils en étaient restés au milieu du gué. Illiers-Combray, ou pour l'écrire autrement : Combray parce qu'Illiers. Et tous les hommages, alors, prenaient des allures de mise au tombeau, du nom à la préservation de la maison.

    Repensant au Combray de mon enfance, je compris que le génie de Proust en aurait fait une aventure, sans même qu'il y ait d'autres péripéties que sa transmutation (et d'ailleurs, à ce titre, il l'aurait débaptisé, et pour le plaisir absurde de la rêverie, je décrèterais qu'il l'aurait appelé Illiers). Je compris que l'écriture n'a qu'un lointain rapport avec son inspiration matérielle, qu'elle n'est, comme les géométries non euclidiennes, qu'une déformation définitive du regard, des choses regardées, et du souvenir des choses regardées. Que rien n'est négligeable, absolument rien, et que nous ne sommes pour toujours que le monde de nos mots.