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De la peinture - Page 8

  • Calendrier

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    On pense parfois que là où il n'y a que procédé factice (et l'art contemporain pullule de ces trucs, de ces gimmicks) on ne retirera rien d'important. On passe devant, distrait ou agacé, en se disant que les artistes d'aujourd'hui sont de ceux ayant le mieux compris les enjeux de la  loi du marché (même si ce phénomène, Baxandall, dans L'Oeil du Quattrocento, en identifie la très ancienne détermination). Il n'empêche que parfois, un de ces coups faciles porte.

    On Kawara a commencé ses date paintings en 1966. Le principe en est simple. L'artiste inscrit sur un fond monochrome, le plus souvent noir, la date à laquelle il a peint sa toile. Chacune est accompagnée, si vous en achetez une, d'une coupure de presse attestant de la véracité (?) de l'entreprise.

    Il n'y a ni beauté ni effet spectaculaire dans ces œuvres mais elles viennent pourtant à la rencontre  de notre propre histoire, percutant la chronologie que notre vie s'est constituée, entre les jours qui ont passé sans qu'il en reste rien, et les points nodaux sur lesquels se précipite (à la fois mouvement et processus quasi chimique) notre esprit. Dès lors, face au jeu d'On Kawara, nous sommes entre la recherche, souvent vaine, d'un souvenir que ressusciterait la toile, et la crainte que les hasards d'une exposition rencontrent l'advenu en nous dont nous ne nous sommes jamais dépris. Car, alors, nous ne manquerions pas d'osciller, balancier et défaillance, devant ce partage incongru, exposé, visible, de ce que nous avions cru faire nôtre, vaniteux et fragile.

    Ce serait un peu comme d'entrer dans le cimetière d'un village espagnol perdu et d'y trouver, près de l'entrée, gravée sur un marbre noir, en lettres dorées cette fois, la date d'un décès qui n'en est pas moins celle de notre naissance.




     

  • Fernhout, la perdition

    Stilleven («nature morte»), 1932

    Edgar Fernhout n'est pas un peintre très connu. Il a pourtant eu le droit à une rétrospective à Amsterdam au début des années 90. Il a baigné dans le monde artistique depuis l'enfance. Petit-fils de peintre, fils de la peintre Charley Toorop, amie de Mondrian.

    Les deux tableaux sont assez symboliques des deux manières grâce auxquelles il a construit les modalités de son art. Certes, ils sont peints à quarante ans de distance, mais le contraste est si fort qu'on ne penserait pas à les rattacher à la même source.

    Présenter le premier, d'un réalisme figuratif sans nuances, est au passage le meilleur moyen de tordre le cou à cette idée reçue comme quoi les artistes modernes ou contemporains seraient incapables de la moindre maîtrise technique. Le syndrome : Picasso, moi, j'en fais autant. Si l'on doit considérer l'évolution radicale de Fernhout comme peut la signifier la seconde œuvre, il est éclairant de savoir que ce dépouillement ne relève pas d'une pulsion brute, d'un barbouillage inconséquent. Loin s'en faut.

    Cette Nature morte a la rigidité de bien des toiles figuratives du Néerlandais. Le tranchant des lignes et l'étalage des plans, la bichromie, la nudité de l'espace mural, tout cela confère à l'ensemble une sévérité quasi carcérale. On se retrouve face à un angle. Angle mort, d'une certaine manière, comme un signe de relégation, auquel correspond aussi la pointe saillante du lit. Le drap défait suggère un corps absent, un être parti. Mais rien à voir avec ce qu'on imaginerait être une puissance charnelle débridée. Le spectateur ne pense pas à un lit d'amour. Les draps ont les plis empesés que l'on retrouve chez les anciens Flamands. Quoiqu'un peu plus clairs, ils sont dans la continuité du mur, presque la résultante d'une couche superficielle qui en serait tombée. L'ensemble a une froideur d'hôpital. Rien ne semble pouvoir aérer notre regard : nous butons sur le mur. Il règne dans cette œuvre un silence insondable. La matité chromatique absorbe le bruit. Couche en forme de linceul et horizon contre lequel on se cogne. Nul ne voudrait faire de ce lieu son antre, sinon, peut-être, un ascète de stricte obédience.

    Dans nombre de tableaux figuratifs, on retrouvera cette pesanteur muette, à l'arrière-plan mortifère. Le peintre y dépose une ambiance glacée et glaçante.

    Cet univers constitue la première partie de l'œuvre de Fernhout. Puis, à partir de 1957, celui-ci rompt avec le classicisme thématique pour s'orienter vers des toiles faites de taches qui, au fur et à mesure que son travail se développe, s'espaceront, comme si le fond gagnait du terrain, revenait à la surface pour suspendre ou détruire son geste. Il y avait l'œuvre faite, le réel visible, et une onde sismique est venue décomposer le réel, en faire un puzzle.

     

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    Winter, 1973

    Car ce n'est pas le temps de la peinture-matière. Fernhout ne s'engage pas vers un espace autre, dans la seule bi-dimensionnalité du support. Il y a une énergie volatile qui subsiste. Il intitule son tableau Winter (Hiver), non pas Composition X ou motifs bleus et noirs sur fond bleuté. Les mots sont encore là mais c'est la peinture qui est comme dans l'impossibilité de rassembler les morceaux. Le langage reste mais la peinture en soustrait le référent. Nous ne sommes pas dans l'abstraction proprement dite mais dans la dissémination du sens, dans un temps où ce qui est advenu signifie à la fois souvenir d'un monde perdu et impossible suturation de ses fractures. Nous essayons, autant que possible, de remplir le tableau du titre, en identifiant les tons à des couleurs froides mais ce n'est guère satisfaisant. Quelque chose manque.

    Cette transformation ne peut pas être traitée, je crois, comme une simple expérimentation formaliste. Elle n'est pas, parce que le temps n'est plus au grand saut vers la déconstruction ou le non-figuratif, comparable à celles de Picasso, Kandinsky ou Mondrian, confrontés qu'ils ont été aux limites d'une histoire picturale fondée sur la mimesis, en quête qu'ils ont été d'autres voies. Il y a, d'ailleurs, chez ces trois-là un feu qu'on aurait du mal à trouver chez Fernhout.

    Son appauvrissement technique et formel pourrait être un exemple de cette faille ouverte au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. Chez lui, le retrait figuratif, jamais poussé jusqu'à son terme malgré tout, est un aveu. «Tout est si intérieur, si introverti qu'il m'est presque impossible de l'extérioriser, de le figurer» dit-il à G.J.P. Commelbeeck. C'est le signe d'une dissolution du pouvoir qu'il s'était donné par la peinture. Ce n'est pas qu'il n'ait plus rien à dire. Le problème est que l'appareillage ancien n'y suffit plus. Sur ce point, même si les modalités en sont fort différentes, on pense à la lente agonie des œuvres de Mark Rothko, jusqu'au noir.

    Fernhout, Rothko. Il faudrait essayer de comprendre, à travers ces trajectoires singulières, ce qui a amené notre époque vers l'irreprésentable, l'impossible parole. Les camps, la bombe, la mort de Dieu, la terreur de la conscience réduite à elle-même. D'autres éléments sans doute. Tout cela pour une déconfiture du langage, des langages.

    Winter est une belle œuvre, plus belle, je trouve, que la Nature morte. Mais elle marque une fin, avec ses motifs qui se répètent comme la mise en abyme de cette entreprise autour de tableaux qui techniquement se ressemblent. A la rassurante complexité linéaire et figurative d'avant répond le bégaiement des formes simples, l'aphasie presque. Et ce sont des bouts de papier sur lesquels rien ne serait écrit (ou qu'on ne saurait lire), et qui volent. C'est là aussi finir dans le silence, mais absolu. À trop la regarder on finit par s'y perdre, et en s'y perdant, on voudrait regagner le sol, un endroit, fût-ce la couche la plus dure, le drap le plus rêche, pour trouver du repos.

     

  • Vermeer, l'illusion de toute mesure

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    Vermeer, Le Géographe, 1668

     

    Vermeer peint durant ce qu'on appelle l'âge d'or hollandais, quand le pays voit sa puissance économique en faire le maître du commerce. Ce n'est pas un artiste de paysage, si l'on excepte La Ruelle, avec son étrange décentrement, et la très fameuse Vue de Delft, ô combien chère à Proust. Il préfère les intérieurs. Ceux-ci ont souvent une même structure, avec un mur qui, au fond, barre le regard, et des fenêtres à gauche qui, avec leur quadrillage de plomb, laissent entrer une lumière douce. Le vitrage est assez épais, comme on en trouve encore si l'on va à Bruges, Anvers ou Amsterdam. Sur ce point, Le Géographe est un tableau classique du peintre.

    L'intérieur, un peu en désordre, est confortable mais sans excès. Tout est suggéré : l'étoffe au premier plan, outre qu'elle permet de souligner la maîtrise technique de l'artiste, fait le lien, par le bleu dont elle est parsemée, avec le personnage et, plus discrètement, le siège au fond. L'œil  du jour se dépose sur les choses. Tout est calme. Tout est stable.

    À l'arrière-plan, sur le haut de l'armoire, un globe trône comme un soleil. Les grands voyageurs ont bouclé le monde, jusqu'aux terres australes. Le monde est fini. La terre est ronde et l'on en a fait le tour. Il n'empêche que cette finitude est pleine de mystères et d'approximations. La cartographie demeure une aventure et nous, aujourd'hui, sourions parfois devant les brouillons de ceux qui voulaient rendre compte de cet espace de mer et de terres immenses diversement peuplées.

    Le personnage est absorbé. Une main en appui, l'autre tenant un compas, son regard et son esprit semblent suspendus. Sur quoi s'arrête-t-il soudain ? Un calcul ? Une pensée toute personnelle ? Parions pour la seconde solution. Il y a en lui une délicatesse et une jeunesse tombant comme un contrepoint au sérieux de ce qui est engagé, justement, par ce que l'on ne voit pas clairement : la carte étalée sur la table. Carte d'un pays lointain, d'une contrée... Pure hypothèse. Il est encore possible de divaguer, d'être à la fois saisi et inquiet des richesses du monde. Celui-ci résiste encore et ce moment où le travail intellectuel laisse, peut-être, la place à l'imaginaire, éblouit parce qu'il nous est désormais impossible de comprendre la puissance active de ce combat entre les êtres et l'espace à conquérir. Il n'y a plus guère que les enfants pour pouvoir s'émerveiller. Le Géographe témoigne incidemment d'une époque où les lieux (côtes et intérieur) demeurent encore insoumis. Il faut y revenir, et pour longtemps encore. Le travail est à hauteur d'homme. Il n'est pas encore dévolu aux puissances technologiques et satellitaires. Google Earth n'a pas encore rétréci l'horizon à un possible zoom sur l'écran de nos ordinateurs.

    Certes, on rétorquera qu'il est un des maillons de cette entreprise d'assujettissement qui nous aura amenés à contempler le monde à travers une petite lucarne pixellisée. Il est déjà un tueur de rêves en puissance. Admettons. Mais, pour l'heure, j'envie encore une fois la perdition de sa pupille, cette insuffisance momentanée du calcul qui le pousse à lever la tête vers la fenêtre, à regarder ce qui lui est familier (que peut-on imaginer du dehors ?), à n'être plus , véritablement, et à ne pas croire, pour un instant, que tout soit mesurable. Il est encore dans un âge d'or...


     

  • Une belle rencontre ( ou l'erreur sur la personne...)

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     Robert Rauschenberg, Choke, 1964,  Mildred Lane Kemper Art Museum

    Léo Castelli, le galleriste, qui n'était pas encore connu, s'entretenait avec Josef Albers, son maître au Black Mountain College. La discussion, comme toujours, était pleine de profondeur et soudain, Albers lui parle d'un texan qu'il a d'ailleurs eu comme élève, sorte de tête brûlée sur lequel nul ne voudrait parier un dollar. Castelli, saisi sans doute de cette ardeur intuitive qui ne le quittera jamais, décide quelques jours après de se rendre à l'atelier donnant sur Pearl Street, chez Rauschenberg, puisque c'est de lui qu'il s'agit. Robert Rauschenberg. Pas un inconnu, mais effectivement un homme que l'on qualifiera de difficile. L'artiste le reçoit et l'on commence à parler. Il fait chaud ; Castelli demande à son hôte s'il n'aurait pas quelque chose à boire. Du scotch. Tout serait parfait s'il y avait des glaçons. Mais Rauschenberg n'en a pas et du coup, il se dit qu'il pourrait aller en demander à son voisin du dessous. Le gars du dessous est artiste aussi. Il remonte avec lui, et les attendus glaçons. Un peu de fraîcheur et d'alcool. Ce qui devait être un possible échange à deux se transforme en une discussion à trois, parce que l'inconnu n'est pas inintéressant, au point qu'au bout d'un moment, l'esprit de Castelli déplace son intérêt vers cette étonnante rencontre. Il aimerait bien voir ce que cela donne, à l'étage inférieur. Et l'autre, dans un mélange d'effervescence et d'inquiétude, ne dit pas non. La porte s'ouvre et le galleriste reçoit un choc. Commence alors une collaboration fructueuse. Ce voisin du dessous imprévu sera le premier artiste exposé par la Léo Castelli Gallery, ouverte en 57, dans la demeure de Léo et Ileana, sur la 77ème Avenue. Il s'appelle Jasper Johns.

    Cette histoire illustre évidemment, dans une énième version, ce que le commun appelle un coup du destin. À ce titre, elle n'aurait pas de valeur particulière. La rencontre de deux trajectoires qui n'avaient que peu de chance de se croiser (encore que... mais c'est une autre histoire). Il n'y a pas beaucoup à gloser sur les effets a posteriori d'un début improbable produisant les fruits les plus riches. Et laissons la main de Dieu à ceux qui croient.

    Dans la rencontre entre Castelli et Johns, la grandeur n'est pas dans le ridiculement petit de l'eau glacée qui fait tiers (plus que Rauschenberg) mais dans la reconnaissance acceptée et nourrie, dans la difficulté possible et les blessures probables, toutes prises d'un seul coup d'un seul.  La reconnaissance, dans les deux acceptions du mot. Les glaçons ont sans doute fondu vite dans le scotch mais leurs empreintes, dirais-je leur être, demeurent. Ils se sont métamorphosés en tableaux, en œuvres.

    C'est néanmoins l'objet de médiation qui m'arrête, cristallise mon attention. Des glaçons. Je pense alors à un jeu de dés, transparents et froids, et par ricochets à ce lancer «qui jamais n'abolira le hasard». Tout à coup, leur matérialité, leurs possibles dérives symboliques chargent l'anecdote d'un supplément de beauté et de douleur, car la magie qu'elle porte en elle est si rare. Ces glaçons deviennent alors une métaphore de ce que sont toutes les rencontres dont nous sentons qu'elles ne sont pas fortuites, et que nous ne savons pas faire advenir autrement que comme un moment suspendu, sans réussir à leur donner la dimension qu'elles pourraient (ou auraient pu) tenir dans le cours de notre existence. Par peur, par lâcheté, par renoncement. Ces petits cubes sont bien, dans leur netteté transparente, l'écueil inquiétant de nos vies. Nous voudrions les prendre sans hésiter mais leur fraîcheur est aussi indissociable de la brûlure qu'elle impose à notre peau (et notre peau n'est que le point de contact de notre cœur, sa surface, d'une certaine manière). Et souvent nous les regardons fondre lentement au creux de notre main ; cette transparence tend vers sa disparition (mais c'est une part de nous qui disparaît) et la brûlure s'accroît. Bientôt il ne reste plus rien, croyons-nous. C'est une illusion. Ils font flaque en nous, ce que l'on n'ose pas nommer souvent, mais qui n'est rien d'autre que le chagrin (qu'il nous restera à convertir en autre chose, un jour, de vivant parmi le vivant qui n'a jamais cessé d'être en nous).

     












     

  • Turner, la trace

    Turner, vue du Mont Gennaro, 1819

     

    Turner, c'est évidemment le peintre improbable, quand on considère l'époque où il vécut, d'une réalité vaporisée, diluée dans une couleur qui avale les formes, les repères spatiaux, au point que, parfois, on penserait à une œuvre non figurative. L'approche d'une peinture livrée à sa propre matière. Ce n'était pourtant pas tout que cet homme, avide de reconnaissance académique, a peint. Il a aussi un univers classique, constitué d'une application assez stricte de l'art du dessin. comme s'il y avait eu en lui, exacerbée, la lutte du trait et de la couleur, une face Rubens, une face Poussin (il s'agit bien sûr d'une présentation schématique qui n'implique la reprise des techniques de l'un ou l'autre). On y trouve, parfois, une sorte de préciosité (notamment dans ses vedute vénitiennes) qui finit par lasser. Il y a aussi d'innombrables tableaux devant lesquels on éprouverait l'aspiration vertigineuse de la vitesse ou celle plus paralysante de la contemplation d'un paysage que l'atmosphère liquifiée décompose.

    La Vue du Mont Gennaro n'a pas l'ambition des œuvres les plus célèbres. C'est une aquarelle qui rappelle certes le goût de Turner pour les espaces infinis, pour une nature sublimée selon la tradition romantique. L'œuvre est anecdotique, d'une certaine manière. Mais elle porte une énigme, une sorte de punctum pictural (quoique la référence barthésienne soit approximative parce que ce punctum-là est au delà d'une simple résolution individuelle) : le rectangle très allongé, dans le premier tiers gauche du tableau. Ce petit pan de peinture jaune qui flotte dans l'espace sans qu'on puisse lui attribuer la moindre raison d'être, le moindre sens figuratif (comme serait la tour d'un ancien édifice). Rien que l'on puisse identifier, mais qui est , verticalité radicale dans une horizontalité qui estompe même la puissance du mont Gennaro. Petit pan trop visible, trop bien dessiné, dans une œuvre par ailleurs assez pauvre en accroches, pour qu'on puisse croire à une erreur, à une lubie, à une inconséquence. S'agit-il d'un message crypté ? d'un jeu ? d'une perversité de Turner pensant à l'agacement du spectateur face à cette trace insoluble (dans tous les sens de l'adjectif) ? Ce n'est pas un simple détail. C'est autre chose. Et chaque fois que le regard vient se fixer lui, comme sur une cicatrice qui n'en finirait d'agacer, la résistance se fait plus forte, le plaisir plus tendu de devoir reconnaître son impuissance.

    Souvent, nous nous disons : There is more to the picture than meets the eye, et en vertu de cette infériorité reconnue du regard, nous nous échinons à l'étude et nous sentons le triomphe poindre lorsque quelque chose passe de l'invisible au visible, tout en admettant que nous sommes encore loin du but. Mais il y a donc des œuvres sur lesquelles l'esprit n'a pas à se forcer pour voir, puisque tout est mis à plat, devant nous, comme une évidence. Et cette évidence est justement l'écueil suprême qui hante notre insatisfaction (1).


    (1) L'exemple le plus remarquable en la matière est sans conteste La Tempête de Giorgione dont près de cinq siècles d'érudition n'ont toujours pas percé avec certitude le sujet.

     

  • Véronèse : le triomphe de la peinture

     

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    Véronèse, Le Repas chez Lévi, Académie de Venise, 1573

    Contempler la reproduction d'un tableau est, je le reconnais aisément, une aberration. Quand il a la démesure de l'œuvre de Véronèse (550x1280 !), cela relève de l'imbécillité. Je plaide coupable. Mais par un paradoxe que l'on pourra prendre pour exemple de sophisme, le flou, ici, me convient. Le désordre des hommes, contrastant avec la rigueur des arcades et l'envolée de la perspective, n'en ressort que mieux. Il n'est pas possible de s'attacher à tel ou tel (comme quand nous sommes à l'Académie de Venise et que nous avons tout le temps), de remarquer la finesse du trait, l'élégance des couleurs. Nous ne voyons que le mouvement, avec une rare ampleur : les hommes, les fous, les chiens. Et c'est merveille dans cet art de l'immobilité qu'est la peinture. Notre œil va à gauche, à droite. Le centre s'impose d'abord comme une trouée bleue qui nous absorbe. Nous allons donc aussi d'avant en arrière : des cieux agités au carrelage. Lorsqu'enfin nous disciplinons notre œil, nous lui faisons une place, à celui qui est le Fils. Nous nous y arrêtons, sans plus, d'ailleurs, car, aussitôt, le reste nous distrait.

    Il fallait avoir du génie pour penser une telle scénographie, du génie et de l'audace parce que Le Repas chez Lévi n'est pas le titre initial de l'œuvre. Comme on s'en doute, c'était une commande et l'artiste était censé représenter la Cène. Cela lui valut les foudres de l'Inquisition, tribunal de sinistre mémoire. Mais les autorités furent clémentes et le changement de titre leur suffit.

    On dira, avec à propos, que dans cette histoire, se contenter d'une modification aussi légère cache une hypocrisie regrettable, si l'on s'en tient au dogme. Car, en l'espèce, Paolo Cagliari, ayant peint ce tableau en pensant à la Cène, a péché, et il méritait au moins que l'œuvre fût détruite, et lui châtié. Alors ? Éblouissement devant le chef d'œuvre (mais le saint Office l'avait-il vu ?), éclat oratoire du peintre, faiblesse de l'institution ? Peu importe. En ces temps de régression moraliste, contemplons, allons contempler Véronèse, avant que n'arrivent de prochains procès en sorcellerie.

     

  • L'inconciliable selon Whistler

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    Whistler, Portrait de la mère de l'artiste

     

    Ce célèbre tableau, exposé à Orsay, m'a d'abord fait une étrange impression, une impression désagréable, au-delà même des considérations esthétiques. On y trouve une forme de rigidité qui n'a rien à voir avec la quiétude, une matité dont la force semble absorber le moindre espace, comme s'il était impossible désormais de respirer. Il y a logiquement un hommage, quelque chose qui est rendu à celle que l'artiste a immortalisée, mais ce rendu me paraissait en contradiction avec la sévérité des tonalités, cet emprisonnement de pans monochromatiques avec lesquels le peintre structure l'ensemble : jaune pour le bas (un jaune un peu sale, usé), noir à gauche (pour un tiers seulement), gris (avec des effets de barbouillage qui en font un mur improbable : plutôt une surface de pigment à regarder pour elle-même). Il y a donc hommage. Et, en sachant un peu plus sur cette mère, vieille, coite, fixant un hors-cadre qui viendrait après ce rideau mortuaire, mais qui n'existe pas, sur cette mère prénommée Anna Matilda, à l'éducation puritaine, je me disais que Whistler avait voulu évoquer un univers passé dont il avait eu à subir (conjecture... mais qui me rappelle, mutatis mutandis, deux poèmes de Baudelaire (1) très intimes) la violence et que ce visage, à moitié peint seulement, il ne pouvait le représenter, et ne pourrait le contempler ensuite, que dans la mutilation induite par le choix même du profil. C'était sa manière, un peu facile peut-être, d'être dans la vérité de soi, sans aller jusqu'au bout de cette vérité (parce qu'il n'y a de vérité tenable que si l'on sait y renoncer en partie. En grec, la vérité se dit alètheia, soit : la suppression de l'oubli. Définition terrible, quand on a compris, en vivant, qu'il nous faut toujours garder une part d'oubli pour exister.).

    Cette mère qui est le sujet apparent du tableau, il en éclipse donc la pleine figure, un peu comme se présente la lune, en «astre des morts» hugolien. Figure polyphème qui aurait voulu que l'autre ne fût personne, mais que l'art a rendu à être quelqu'un, quelqu'un d'autre. Si elle a guetté l'échec, au moins, comme avec Homère, le fils s'est échappé et Personne s'est projeté hors du monde (et donc en même temps dans le monde) et a brisé ses chaînes. Sujet apparent qui, dans sa paralysie même, puisqu'être peint, c'est être mort, doit refluer progressivement devant le vrai sujet, celui dont on ne peut pas dire qu'il soit un existant classique mais plutôt la trace d'un geste. Qu'en est-il, au demeurant, de cette vieille femme dans le tableau, et donc de sa place dans le monde ? Elle était déjà à demi représentée, et voilà qu'en essayant de centrer notre attention, nous constatons qu'elle n'y est pas, justement, au centre. Plutôt décalée vers la droite (pour le spectateur). Elle est comme reléguée. Pour quelle raison ? Nous verrons cela après. Pour quel bénéficiaire d'abord ? Plus au centre, un cadre : un tableau dont il n'est pas possible de déterminer le sujet (encore un !) précis. Disons un paysage, barbouillé, dans une gamme chromatique assez terne. Le flou, si l'on peut dire, n'est sans doute pas un hasard : l'œuvre n'a pas à être définie ; elle vaut essentiellement par son exemplarité. Elle est l'acte de peindre en soi, ce qui caractérise l'absent omniprésent du tableau : Whistler lui-même. Mais cela suffit : il dit, de cette façon, qui il est et où, dans l'ordre du monde, il se situe.

    C'est en ce sens que ce portrait détourné raconte un conflit, un conflit de cette mère préférant ne pas regarder un tableau que l'artiste a pourtant mis, très clairement, à la hauteur de son regard. À son œil détourné de l'objet sacré pour Whistler (et nous sommes dans la vie) répond la mise en scène d'un détournement du titre (et nous sommes dans l'art) pour lui substituer la rivale : la peinture. Conflit reflétant à la fois les tiraillements personnels et les implications sociales de cette vie d'artiste : métier honni et déclassé, prestige dérisoire, renoncement au devoir bourgeois. Tableau à la marge blanche, immaculée presque (ce qui est très remarquable ici) destituant toute profondeur à la coiffe et aux frou-frou de dentelle qui enveloppe les mains maternelles. Rivalité des mains, entre celles qui ne recueillit pas le don, posées sur les cuisses, inertes, et celles, là encore invisibles, du fils œuvrant.

    Triomphe du tableau donc ? À demi seulement, car, comme dans tout conflit, il n'est pas possible qu'il n'en reste pas des traces, des raideurs propres à produire du remords ou du mal-aise. Ce tableau qui est plus au centre ne l'est pas tout à fait : la mère est en périphérie. Elle rôde et sa mortalité (par la pause et puisque Whistler ne peut en faire l'économie, elle est aussi mortifère) signifie qu'il est bien difficile de s'échapper du monde ; que tout engagement contre quelque chose ou quelqu'un (surtout quelqu'un d'ailleurs) se construit dans l'ambiguïté sémantique de la préposition. Contre : en opposition mais aussi en appui sur... Quoi que nous fassions, ce qui a été est là, encore et encore.

    Cette (ir)résolution a fini par me charmer. Il est une des œuvres dont je suis obligé, au-delà des considérations esthétiques (que cela me plaise ou non), un peu comme avec Zurbaran, de reconnaître la nécessité. Nécessité émanant d'une force discursive telle que de cette disposition donnée comme une nature morte naît un récit quasi originel bruissant de toutes les histoires individuelles passées, présentes, futures.



    (1) Il s'agit de « Je n'ai pas oublié, voisine de la ville... » et de « La servante au grand cœur dont vous étiez jalouse », œuvres au sujet desquelles il écrit dans une lettre adressée à sa mère, en date du 11 janvier 1858 : « J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires, parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille ».

     

     

  • La force du détail

     

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    Le Caravage, La Madone des Pèlerins, 1604-1606Basilique Sant'Agostino, Rome

     

    Dans ce tableau, où se penche sur la dévotion misérable et sincère le plus beau visage jamais peint, il faut regarder les pieds des personnages. Ceux du paysan, crasseux et énormes, où Panofsky lit une «citation» de L'Agneau mystique de Van Eyck, nous pèsent. Ils sont au premier plan, alors que le corps s'incline d'une manière improbable. On remarque moins ceux de la Vierge, dans leur position dissymétrique. Ils sont fins, légers. Mais lorsqu'on les a fixés, et le gauche particulièrement, cambré comme pour un pas de danse (et la Vierge, brune et mate, prépare-t-elle le futur mythe de Salomé ou la figure d'Esméralda ?), ils deviennent l'énergie profonde du tableau. Comme Caravage est revenu depuis longtemps des strictes conventions de la peinture religieuse, il a placé la Madone un peu en hauteur, certes, mais sur une marche d'escalier, pas un trône, et ce pied qui danse immobile en finit, en quelque sorte, avec toutes les élucubrations assomptives. Sa légèreté signe aussi la place de Marie dans le monde, qui porte l'Enfant dans ses bras. Il n'est pas si éloigné de la semelle calleuse du pauvre qui la vénère ; il est juste plus beau et plus doux. C'est justement cette beauté-là qui nous tient en haleine, nous pétrifie dans l'église Sant' Agostino déserte (parce qu'il n'y a jamais personne pour venir la contempler, pour venir les comtempler) puisqu'elle doit une part de sa force à l'adoration simple et poussiéreuse, à ce visage, qu'on ne voit qu'à peine, illuminé de cette délicatesse si humaine qu'elle dégage, à ces pieds marqués du chemin parcouru dans la ferveur pour que la rencontre se fasse. Elle doit sa grandeur à ces différences (le sale-le propre, le lourd-le léger, l'humble-le précieux) réhaussées de ce détail, les pieds, qui, en même temps, les relie et les attache irréductiblement au sol, lui comme modeste adorateur, elle comme Mère vivante de toutes les mères à venir.

    De lui à elle, une autre histoire que le simple texte biblique, histoire sublime et poignante, celle de l'art et sa capacité de transfiguration pour revenir vers nous. Voilà où est le miracle du Caravage.