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De la peinture - Page 7

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.




     

  • Klee, sibyllin...

     


    flechedsunjardin.jpg Paul Klee, Flèche dans un jardin (1929), Centre Georges-Pompidou

     

    Peindre et écrire.

    Peinture-texte. Parcours-textile. Lecture tactile.

    À la fenêtre, devant un jardin d'opacité. Ce qui est dense n'est ni le trait, ni le fond, mais l'ailleurs, toujours recommencé. La flèche à ce point, ce point-là, est invisible.

    Se rendre à soi-même, hiéroglyphique.

     

  • L'Humanité de Miró

     

     

    "L'espoir d'un condamné à mort"

    Ce tableau, Miró le peint un jour bien particulier, celui où l'Espagne franquiste exécute (mais elle ne le sait pas encore) son dernier condamné à mort, par la voie du garrot, le 2 mars 1974. Il s'appelle Salvador Puig i Antich. Sa peine a été décidée par un tribunal militaire, après l'assassinat d'un garde civil.

    Les motivations politiques de l'artiste, non plus que le bien fondé de la condamnation, ou la répugnance à la peine capitale ne m'intéressent pas ici. Je ne veux pas dire qu'ils n'ont aucun intérêt, qu'ils sont secondaires. Ils participent de tout ce qui a engagé Miró. Mais ce serait, d'une certaine manière, vouloir se mettre du mauvais côté : cerner les raisons reviendrait sans doute à s'interroger sur l'état dans lequel il peignit, à dramatiser le geste sur le plan de la pure émotion et tout cela verserait dans les hypothèses psychologisantes qui présentent une portée fort relative.

    Je préfère me pencher sur la confrontation avec la toile, lorsque, spectateur, on se retrouve devant elle. Ce tryptique imposant (267x351), exposé à la fundacion Pilar i Joan Miró de Barcelone, est d'abord foudroyant par l'écart entre, justement, cette dimension qui vous oblige à un retrait (pour tout considérer) et le dépouillement même de la peinture. Car il y a bien peu sur la toile. Une économie. Essentiellement : trois taches, trois traits, et des fonds plus ou moins obscurcis de noir. La pauvreté des moyens mis en œuvre, le minimalisme formel de Miró jouent comme le signe d'une élimination. La vie ne tient qu'à un fil. C'est aussi l'irrégularité de ces traits (à la fois en épaisseur et dans l'incohérence directionnelle de leur structure, leur aléatoire.) qui forme l'indice de sa vitesse. Cette irrégularité qui s'en va decrescendo doit être interprétée comme le signe de la vie qui s'en va, imparablement. La circularité repérable des deux premiers n'est pas sans évoquer le garrot, ce cercle de fer qui viendra progressivement broyer la gorge du supplicié. Encore pensons-nous moins à la machine effective qu'à la forme plus prosaïque de la strangulation : le lacet. Le dernier trait est bref : l'histoire est finie. Il est mort. C'est donc bien devant l'exécution que nous sommes.

    Ce qui était fait derrière des murs est là, à la vue et au su de tous. Ce devant quoi nous aurions voulu faire un détour, peut-être, s'impose à nous. La triplication est à la fois l'agonie, la durée vécue de celui qui disparaît, et, dans sa fragmentation même, l'impossible, l'indicible. Il faut que la main de l'artiste se détache de la toile, à l'inverse de celle du bourreau qui a vocation à maintenir la sienne, comme on maintient, d'une poigne de fer, l'ordre. Cet indicible, ce sont aussi ces taches de couleur : le rouge, le bleu, le jaune. Pigments primaires qui ne se mélangent pas, frappant de leur isolement une malédiction de la peinture en tant que travail. La brutalité de la narration surgit de cette simplicité/simplification par laquelle Miró, certes coutumier de ce protocole, se refuse à toute construction esthétisante. C'est un peu comme s'il nous disait, par son geste, son impuissance. Celle-ci concentre l'hiatus entre l'intention du témoignage par l'art et la réalité vécue par Antich. Une sorte de parole brisée. La peinture est visible mais elle reste sur le seuil. Si elle nous a amenés au dedans de l'espace fermé de la prison, elle n'est pas pour autant capable de se faire, de mettre en action toute son alchimie pour élaborer une histoire complexe. Miró la contient dans sa simple exposition de matière (mais, ainsi, n'est-ce pas qui sait la figuration de la peinture qui se bat, qui tourne autour du bourreau, en ne le représentant que dans la métonymie de son arme).

    À ce niveau, il faut comprendre que trois temporalités entrent en conflit. La durée de l'exécution ; celle de l'exécution du tableau ; celle de la contemplation du spectateur. La première est la plus brève, la plus définitive, portée vers son extinction sacrificielle et politique. La seconde est plus longue, mais circonscrite par la brieveté du jour qu'elle doit symboliser. Il faut essayer de faire vite, le plus vite possible, tout en sachant que l'œuvre aura un temps de retard, et que ce temps de retard est aussi celui du jour d'après, quand l'homme dont elle évoque le destin ne sera plus. Elle s'éloigne déjà de la vie pour entrer dans la logique de la perpétuation. Sa fin n'est pas une fin, mais un reliquat de la datation, une tension de l'effroi qui dure, l'inversion de cette peur qui a habité Antich, avant. La dernière, la nôtre, peut s'étendre infiniment, pour autant que nous ayons envie de réfléchir à ce que fut la disparition d'un homme. Mais aussi longue soit notre volonté de regarder, c'est-à-dire de comprendre, de partager le choix de Miró, il y a comme un écran, une fragilité initiée par le parti pris même de la non-figuration. Regarde, nous dit Miró, regarde, toute ton attention peut se concentrer sur cet impensable qu'est la mort d'un homme. Nous sommes loin des pendus de Calot, du Tres de mayo de Goya ou de la chaise électrique de Wahrol. Nous n'avons rien à quoi nous raccrocher. Rester face à ce tableau suppose que nous laissions de côté tout échappatoire que permettent les détails du style. Si nous demeurons, c'est pour faire, au-delà même de l'exécution de Salvador Puig i Antich, une expérience du dénuement après la mort. On pense alors aux mots de John Donne dans sa méditation XVII : «any man's death diminishes me, because I am involved in mankind, and therefore never send to know for whom the bells tolls; it tolls for thee.» Toute mort d'un homme me diminue, parce que je fais partie du genre humain ; dès lors n'envoie jamais quelqu'un savoir pour qui sonne le glas. Il sonne pour toi. Le tableau de Miró trace ce chemin où le pathétique et le circonstancié sont relégués au second plan pour des abysses bien plus effrayantes et lorsque nous abandonnons le tableau, ce n'est qu'une maladroite façon de nous exprimer, parce que lui n'est pas près de nous abandonner.

     

     

     

  • De Staël, coda

     

     

    Le 9 mars 1955, Nicolas de Staël redescend dans le Midi. Trois jours auparavant, il a entendu des pièces de Webern et de Schönberg, sous la direction de Herman Scherchen. Il se lance dès son arrivé dans un tableau au format imposant (350x600. Il va jusqu'à la limite de ce qu'il peut peindre et se jette dans le vide le 16 mars. Le Concert est donc la toile ultime.

    Édouard Dor s'approche de l'œuvre, ou plutôt tente une approche (et il est bien question d'un problème de position devant elle), sans prétendre à l'épuisement du sujet. C'est une invitation qui, aussi brève soit-elle, nous étreint. Un partage à la levée d'une partie du mystère, à la reconnaissance du détail.

    Un tableau seul, pour saisir l'effroi déjà là depuis longtemps ; et des mots comptés pour susciter en nous le désir d'aller au musée Picasso d'Antibes.

     

    Edouard Dor, Le Concert, Paris, Sens & Tonka, 2010.

     

  • Qui tue ?

    Judith et Holopherne (1598), Palais Barberini

    J'ai déjà évoqué sur ce blog des œuvres du Caravage, et d'abord, à mes yeux, le plus beau tableau du monde. Pour l'une d'entre elles il était question d'une décapitation ; pour celle qui m'occupe aujourd'hui, le peintre met en scène le meurtre en cours. Judith est une jeune femme, veuve de Manassé, qui, pour libérer son peuple de la tyrannie d'Holopherne, tue ce dernier. Le sujet sera traité à de nombreuses reprises par les peintres. Ce n'est pas, là encore, le tableau le plus réussi de l'artiste. Le jet de sang est maladroit, le corps tout en torsion de la victime est un peu lourd, les avant-bras de Judith, certes guerriers, ont quelque chose de masculin. On a l'impression que le tableau, dans un découpage vertical et médian, oppose le côté gauche et le côté droit et que plus nous nous déplaçons vers la droite justement plus il est accompli. Que cache ce visage presque de candeur horrifiée de Judith ? Que peuvent signifier ces tétons pointant sous l'habit ? Il y a comme un trouble autour de la meurtrière qui représente déjà une énigme. Mais la puissance de Caravage est ailleurs, dans un troisième personnage qui n'est pourtant, en apparence, que secondaire. Qui est-elle, cette vieille, sur laquelle notre attention se fixe progressivement jusqu'à devenir le centre d'une question tournant autour du sujet peint ?

    Pour éclaircir notre propos, il faut revenir à l'écrit qui sert de point d'appui à cette représentation. Le texte biblique, dans la traduction des éditions du Cerf, dit ceci :

    « Quand il se fit tard, ses officiers se hâtèrent de partir. Bagoas ferma la tente de l'extérieur, après avoir éconduit d'auprès de son maître ceux qui s'y trouvaient encore. Ils allèrent se coucher, fatigués par l'excès de boisson, et Judith fut laissée seule dans la tente avec Holopherne effondré sur son lit, noyé dans le vin. Judith dit alors à sa servante de se tenir dehors, près de la chambre à coucher, et d'attendre sa sortie comme elle le faisait chaque jour. Elle avait d'ailleurs eu soin de dire qu'elle sortirait pour sa prière et avait parlé dans le même sens à Bagoas. (Jdt, 13, 1-3)

    [...] Elle s'avança alors vers la traverse du lit proche de la tête d'Holopherne, en détacha son cimeterre, puis s'approchant de la couche elle saisit la chevelure de l'homme et dit : « Rendez-moi forte en ce jour, Seigneur, Dieu d'Israël ! » Par deux fois elle le frappa au cou, de toute sa force, et détâcha la tête. Elle fit ensuite rouler le corps loin du lit et enleva la draperie des colonnes. Peu après elle sortit et donna la tête d'Holopherne à sa servante, qui la mit dans la besace à vivre, et toutes deux sortirent du camp comme elles avaient coutume de le faire pour aller prier. » (Jdt, 13, 6-10)

    Le fait marquant est que cette vieille est la servante de Judith. Soit. Mais il est entendu que lors de l'accomplissement du meurtre, elle est absente. C'est donc une entorse au respect textuel que de la faire figurer. Cette liberté caravagesque n'est pas anodine parce que ce visage ne nous est pas inconnu. Il a de toute évidence une certaine parenté avec celui d'une autre vieille, bien plus prestigieuse, peinte à côté de la Madone des Palefreniers, œuvre exposée à la Villa Borghese. Il s'agit alors de voir Jésus enfant écrasant, avec l'aide de sa mère, une serpent malin. Dans les deux cas, ces personnages assistent donc à un acte de violence à la fois réel et symbolique. Dans les deux cas, s'ils n'y participent pas directement, ils en sont les spectateurs particuliers, des témoins jugés nécessaires. Pour revenir à Judith, ce qui saisit procède de deux éléments marquant la tension qui habite la vieille. Les traits sont crispés, la mâchoire ferme, l'œil avide. Si elle ne tient pas le cimeterre assassin, c'est tout comme. À l'effarement de la jeune femme répond, dans un processus de susbtitution, la volonté affichée de la servante. À la jeunesse douce de Judith répond le grand âge buriné de la suivante. Il y a en elle une volonté farouche, une détermination stupéfiante qui inquiète. Il faut alors regarder ses mains serrant fort le tissu de son vêtement. Les poings ne sont, semble-t-il, que le premier moment de la jouissance en elle. Ce qu'elle tient, et qui n'est qu'un substitut de l'objet réellement désiré, est encore dans la retenue de la victoire qui va advenir ; mais l'on devine qu'à l'heure de la tête totalement tranchée, les poings s'écarteront et le tissu sera tendu, tendu et raide comme une lame de cimeterre (quoique ce ne soit pas exact puisque celle-ci est courbe). La vieille aura, autant que Judith, obtenu gain de cause.

    C'est à ce titre que ce tableau intrigue (ou, pour être juste, qu'il m'intrigue). L'écart avec le texte biblique explore la question du discours de la vengeance et celui de la responsabilité. Ce désir de peindre un second couteau avec une telle précision, avec le souci de la styliser plus que les deux acteurs annoncés et connus de l'histoire, donne à penser qu'elle est une nécessité du tableau, et pourquoi pas sa finalité. L'histoire n'est donc plus un règlement à deux, un affrontement, qui peut servir dans une perspective d'analyse psychologique ainsi qu'elle est (en partie) réinvestie par un Michel Leiris dans L'âge d'homme, mais un jeu à trois. Une triangulation qui n'est pas exactement de même nature que celles qui ont servi à Freud ou à René Girard mais qui s'en rapproche. Plus je contemple ce tableau et plus je m'interroge : qui sert qui ? Qui est au service de qui ? La vieille récupéra la tête d'Holopherne, soit. Elle n'a rien fait. Simple complice. Mais est-ce vraiment le sens du dess(e)in de Caravage ? Ne suggère-t-il pas que Judith n'est rien moins que l'instrument d'une volonté qui excède sa seule personne (et pas simplement parce que dans le texte biblique, elle est aux ordres de son dieu), et que celle qui veut vraiment, dont l'âme est ardente, est l'inconnue à ses côtés. Dès lors, cette œuvre explore discrètement la question de la responsabilité, le jeu entre suggestion et sujétion. Caravage ne peint pas ce sujet dans la perspective d'une simple illustration biblique. Il introduit une dramatisation en relation avec l'émergence d'une société où la question de la part dévolue au choix de chacun est grandissante. Ce qui est acte -ici, le meurtre- n'est peut-être pas compréhensible sans le regard que l'on porte sur ce qui entoure son effectuation. Il ne s'agit pas de s'en tenir à la seule démarcation stylistique d'un réalisme mis sur le devant de la scène (et la vieille est, en effet, très en avant) mais d'évoquer ce qui se trame aussi avant la scène, hors de la scène. Et la plus forte des deux femmes, du moins la plus importante dans la projection que l'on peut faire de ce tableau sur la détermination des individus à agir ou non, n'est pas celle que l'on croit.

     

  • Helena Viera da Silva, un monde en coulisses

     

    Les Grandes Constructions, (1956)

     

    Il y a chez Helena Viera da Silva un abandon paradoxal du trait, une perdition du chemin et une linéarité offerte à la fois prégnante et décomposée. C'est le lieu et sa négation, l'arpentage d'un monde sans homme, comme l'esquisse d'un plan futuriste (sans les grosses ficelles des bandes dessinées de science-fiction) : nous avons l'impression d'être ailleurs, dans ce qui n'est pas encore. Et pourtant, nous passons à l'épreuve d'un univers décarcassé, réduit à sa seule épaisseur structurelle, appartenant au passé. Les plans viennent se percuter, se croiser. Certes, le fond existe, la hauteur, la profondeur, la largeur aussi. Mais ces valeurs semblent se combattre instamment. Nous marcherions chez Viera da Silva comme sur un bateau ivre, sur des ponts successifs de dalles improbables, et chaque cellule (carrés, rectangles, figures moins définies) est le tremblement promis de nos pas. La couleur est taillée en pièces, en voiles déchirées d'un voyage qui aura la force des plus beaux cauchemars. Et lorsqu'il est possible d'enchaîner (non pas sur le mode de la rapidité des visites au musée, mais en favorisant le lien) plusieurs œuvres de l'artiste ainsi composées (1), l'esprit s'éclaire de la fascination douce des labyrinthes.(2)


    (1)Pour cela, le musée que lui a dédié Lisbonne (avec les œuvres de son mari Arpad Szenes) est merveilleux

    (2)Voilà pourquoi le parti pris linéaire de Viera da Silva est moins angoissant que le dripping courbe et filandreux de Jackson Pollock. Dans un cas, on touche les parois d'un local ; dans l'autre, c'est l'infini du fil d'Ariane sans jamais savoir se placer dans l'espace.




     

  • Voir, savoir

    Jan van Huysum (1682-1747), Nature morte aux fruits

    La peinture est un modus operandi qui a longtemps mis en jeu trois éléments distinctifs : le référent, c'est-à-dire l'objet (ou le sujet) à imiter, ce qu'on appellera abusivement la réalité ; l'œuvre comme telle en tant que rendu de cette réalité ; les signes symboliques structurant le sens de ce travail pictural (1). Cette relation aussi évidente (mais c'est une illusion) a longtemps fait croire que ce que nous voyions, puisqu'il y avait moyen de s'y repérer, épargnait de s'interroger sur la lecture même que nous pouvions faire du procès de la signification. Ou, pour plus d'exactitude, elle a formé, avec le temps, une sorte d'écran.

    Le basculement vers l'abstraction a jeté un trouble et l'un des reproches les plus courants à son encontre a été justement de faire glisser la peinture du côté des mots, d'un appareillage discursif sans lequel il n'était plus possible de comprendre où voulait en venir l'esprit de l'artiste. C'est sur ce point que revient Jacques Rancière lorsqu'il fait ce constat que les débats sur la peinture ont touché avec le tournant du XXe siècle la question du modèle explicatif. Les opposants à l'abstrait invoqueront aisément que la lisibilité de l'œuvre, et ce serait là sa limite, ne se cristallise qu'à partir du moment où un commentaire le précède. D'une certaine manière, cette évolution de la peinture nous précipite vers un «trop de mots», et des mots qui ne sont nulle part sur la toile, alors même que l'œuvre mimétique nous garantit une lecture quasi instantanée. Il n'y aurait avec ni disjonction, ni extrapolation. C'est là, cela se voit, on sait ce qui est représenté. La peinture peut alors se fondre dans l'exercice du protocole descriptif et cette adéquation a quelque chose de rassurant (peu importe, d'ailleurs, que l'œuvre plaise ou non).

    Mais décrire n'est pas signifier, lorsque la description croit que le visible n'a pas d'autre destination que la représentation. Ce leurre est à la fois ce qui rassure la culture de l'observateur (qui se dit que voir, c'est savoir) et restreint l'œuvre. Si, par exemple, je m'arrête sur le tableau de Jan van Huysum, je peux toujours le réduire à un travail convenu de nature morte, avec une multitude d'objets que mon sens de l'observation pourra détailler et dont je pourrais apprécier le rendu, ne serait-ce que sur le plan de la composition et des équilibres chromatiques. Il est fréquent alors de n'y voir qu'un protocole technique doublé d'un petit exercice de botaniste et de jardinier. Pourquoi pas... Ce réductionnisme est d'autant plus facile que nous avons perdu, lentement mais sûrement, les repères qui ont fondé en partie l'exécution de cette toile. Combien aujourd'hui sont-ils à même de considérer cette Nature morte aux fruits dans sa dimension spirituelle, de raccorder les éléments peints à une symbolique précise ? On peut regarder cette profusion comme le signe d'une richesse sociale, la traduction d'un essor économique dans une Hollande vouée au commerce. Certes, mais quid de la spiritualité ? Ces œillets sont une allégorie de la Résurrection ; ces raisins un écho du sacrifice christique ; cette grenade, outre sa symbolique mariale, définit aussi la relation du chrétien à sa communauté, à la fois particularisé, comme chaque grain du fruit, mais indissociable de cet ensemble auquel il se rattache ; cette noix est une allégorie de la nourriture spirituelle du message religieux : il faut faire preuve de persévérance car, derrière l'âpreté de l'apprentissage, la dureté du travail de connaissance, viendra le fruit récompensant cette volonté...

    Ce qui est offert à l'œil du spectateur nécessite donc, outre une attention, un savoir, construit, maîtrisé ; ce que peint van Huysum est aussi un discours qui n'est pas moins abstrait dans les détours qu'il prend que les commentaires élaborés à partir d'une installation de Beuys. Mais le processus de laïcisation de la culture occidentale en a rendu le décryptage difficile, voire souvent impossible. Et nous nous rassurons en raccrochant la contemplation de la toile au seul paramètre de la représentation, comme si la mimesis avait été une fin en soi.


    (1)Ces signes symboliques sont complexes, touchant à la fois la modélisation de l'espace (comme le démontre Panofsky quand il analyse le procès de la perspective), les choix esthétiques liées à un cadre idéologique déterminé (la place donnée aux corps, aux architectures, à la nature,...), les éléments métaphorisés (que nous allons évoquer plus loin).

     

  • A l'horizon de Nicolas de Stael

    Nicolas de Stael, Les Toits

    «Il y a toute sorte de gris. Il y a le gris plein de rose qui est un reflet des deux Trianons. Il y a le gris bleu qui est un regret du ciel. Le gris beige couleur de la terre après la herse. Le gris du noir au blanc dont se patinent les marbres. Mais il y a le gris sale, un gris terrible, un gris jaune tirant sur le vert, un gris pareil à la poix, un enduit sans transparence, étouffant, même s'il est clair, un gris destin, un gris sans pardon, le gris qui fait le ciel terre à terre, ce gris qui est la palissade de l'hiver, la boue des nuages avant la neige, ce gris à douter des beaux jours, jamais et nulle part si désespérant qu'à Paris au-desssus de ce paysage de luxe, qu'il aplatit de ses pieds, petit, petit, lui le mur vaste et vide d'un firmament implacable, un dimanche matin de décembre au-dessus de l'avenue du Bois... »

    Louis Aragon, Aurélien.


    Et, lisant cette page, le gris de Stael, tout à coup, revient. Ce gris de la peinture-glaise. Feu éteint pourtant pas encore éteint. Ouvert de sa luminosité vers le monde comme une vitre. Le gris vitre-de-glaise dans ses nuances de plaines verticales, collées au mur, mais en partance pour l'au-delà du mur. Ce gris si épais, si lourd de ses rudesses ombrées, si grêle, si aigu dans ses clartés majeures. Il nous fragilise d'être démuni face à l'inattendu chromatique. Ce gris, ces gris, ne prennent pas (comme on dirait qu'un plâtre prend). On y trouve au contraire une respiration qui tolère l'étrangeté du rouge (simples touches en grignotage de l'univers faussement plombé), l'entame verte ou le pavage presque noir (mais n'est-ce pas, peut-être, une désoxygénation de bleu ?) du territoire, et le blanc, aussi, comme une ponctuation de la toile, dessous, vierge... Le gris, avant de Stael, n'est pas une couleur, mais un entre-deux, un compromis, une allégeance quasi mécanique au retrait de la lumière (1). Avec lui, qui par ailleurs sait user des couleurs les plus franches, il sort de sa nudité de cendres, de sa neutralité ferrugineuse. De Stael le sort de sa réduction terrestre. Ainsi nous percutent l'élévation, pour ne pas dire la sublimation (dans son acception chimique : passage du solide au gazeux) de cette force si souvent inerte, cette musicalité inouïe dont on ne trouve un possible précédent que dans les tourments atmosphériques de Van Goyen ou Van Ruysdael. Mais, là, il ne s'agit pas de représentation, de mimesis (ou si peu : le titre compte-t-il vraiment ? Les Toits... ). Il s'agit bien plus d'explorer les potentielles existences du référencé neutre. On sait quelle importance prend chez le peintre l'expérience quasi tactile de la couleur, la prise au corps du pigment déposé en couches, presque traces sédimentaires. Les bleus, les rouges, les jaunes : expériences de plus grande facilité. Mais le gris... De Stael gratifie soudain le firmament implacable d'une insécurité propre à la vie. Ce ne sont plus les nuages qui seront sauvés de leur nullité par la contrepartie bleutée du ciel (éclatant ou discret, qu'importe), ce n'est plus la tristesse induite d'une pluie invisible mais ô combien présente. Il gratte les Cieux (en admettant que ce soient les Cieux) pour que nous soyons soulagés des inadvertances qui souvent lestent notre journée à venir et de cette inégalité il fait un regard de soleil sans astre, ce que nul recoin de la terre, et moins encore les topoï météorologiques de notre quotidien, ne peuvent témoigner. Il gratte les Cieux, en retire le lisse oppressant et les aspérités, semblables à celles d'un mur dont on aurait retiré le crépi mystificateur et qui, loin d'être rendu à sa rudesse inquiétante, en gagnerait une sensibilité impensable. Le peintre déchire la certitude de notre regard : son œuvre nous astreint à considérer la beauté d'un poids jusqu'alors majestueux et donc inhumain. Son expérience à la fois chromatique et tactile (car on a envie de toucher la toile, comme souvent chez lui) nous assurent d'un possible accès à ce qui nous était interdit. Un vent d'optimisme souffle soudain. Moins par ce qu'il propose que par ce qu'il défait. Au-dessus des toits gris, le souffle gris d'une voûte sans direction. De quoi se sentir étonnamment libres.

    Et si l'Histoire ne retient pas le gris de Stael comme il y a un vert Véronèse, c'est que celui-là n'est pas un : il n'est pas un ton, une tonalité, clef de la partition figurative et chromatique d'un monde que l'on peut, tant bien que mal, rapporter au nôtre. Il est le témoignage d'un œil sans désir assertif, comme une phrase sans verbe, un simple mot, un substantif (ou un adjectif, qui sait...) dont nous ne connaissons pas l'origine mais dont nous reconnaissons la justesse, trace infiniment rebelle à la langue commune. Le gris (les gris) de Nicolas de Stael est une expérience comparable, à un siècle de distance, à ce que fut la recherche baudelairienne : une incursion bouleversante, dérangeante dans le sordide jusqu'au retournement final de ce dernier pour nous tirer un cri de bonheur.


    (1) Ce que fera plus tard Pierre Soulages pour le noir.

     

  • Cézanne, le toucher et le goût

    nature morte avec des pommes et un pot de primevères (détail), Metropolitan Museum

    Il ne faut, je crois, en ce qui touche l'art, quelle qu'en soit la modalité, jamais se réduire à des questions de simple goût, à se complaire dans ce qui serait une affaire personnelle. C'est ainsi que l'histoire même des représentations peut se construire et nous laisser approcher ce qui, en apparence, nous était lointain (dans le temps et dans le regard que cet art impose sur le monde). Néanmoins, il n'est  pas absurde non plus de dire que certaines œuvres font un détour particulier dans notre vie et qu'elles y prennent un sens, ou plutôt : une saveur inhérente à la trajectoire qui est (et fut) la nôtre.

    Cézanne. Depuis longtemps, l'éblouissement existe. Celui des formes simplifiées, bien sûr. Celui des couleurs aussi : le bleu, le vert, le bistre, pour les décors de la montagne Sainte-Victoire ou de l'Estaque. Il y a chez lui en la matière une puissance que je ne trouve chez aucun des impressionnistes, Monet compris. On a envie d'y être, tout en sachant que ce que nous verrons, qui plus est aujourd'hui, sera moins riche que les profondeurs offertes par son œil à lui. Mais ce n'est pas de paysage que je m'occupe dans ce billet.

    Des pommes. Sujet banal, et biblique, d'une certaine manière quand les artistes des siècles antérieurs en faisaient un des éléments signifiants de compositions végétales dont il fallait déchiffrer la symbolique (1). Cézanne en a beaucoup peint et je les avais aimés, ces tableaux de nature morte. Aimés, sans le moindre choc, dans un certain détâchement, comme si j'étais resté dans la contemplation esthétique et, de fait, avec moins de vigueur que les fameux paysages. Il s'est produit il y a deux semaines comme un renversement et je les ai vues autrement, dans une sorte d'empathie stupéfiante venant s'ajouter à l'appréciation précédente. C'est une histoire, un concours de circonstances. Il ne faut pas négliger les circonstances, donc.

    J'étais dans une grande surface à Manhattan et je me retrouve au rayon fruits et légumes, devant ce dont on m'avait prévenu : un étal parfait, de fruits brillants, lisses, calibrés, américains. Des objets quasi plastifiés qu'on n'a pas envie de toucher tant ils semblent étrangers à la nature. Des pommes, peut-être : une idée de la pomme, en tout cas, abstraite à vous en dégoûter. Le lendemain, je me retrouve au Metropolitan Museum et bientôt (!) dans la salle des Cézanne. Des pommes, là encore. Plusieurs toiles, dont je peux apprécier soudain la matérialité, sans doute parce que, la veille, celles du magasin m'ont à ce point consterné qu'elles me reviennent immédiatement en mémoire. Les pommes de Cézanne ne sont pas lisses, bien peintes, à la manière des Hollandais du XVIIe siècle, sans la trace du vers pour nous rappeler le péché originel, la Faute et tout son cortège. Je le savais (Zola, déjà, écrivait : «Les pommes de Cézanne, elles viennent de loin») mais sans jamais en avoir encore estimé la puissance. Je m'approche puis me recule. Elles sont là, posées. Le pinceau de Cézanne leur a épargné la rondeur, la géométrie du produit fini. Il a laissé de côté la patine, le reflet, l'éclat. L'imposition des couleurs n'obéit pas à une progression nette. Il semble que le rouge, le vert, le jaune se disputent de façon presque aléatoire la place. Les fruits sont d'ailleurs disposés dans la simplicité d'une répartition sur la toile qui suggère le caractère imprévu de leur saisie.  Elles n'ont pas pris place. La main de l'homme qui aurait pensé un quelconque agencement est absente, invisible. C'est un hasard de les voir ainsi, en quelque sorte. Un hasard heureux. Il ne s'agit pas de dire qu'il n'y a pas de composition, d'équilibre, mais celui-ci semble intérieur aux objets de sorte que j'ai devant moi une table, un compotier, une assiette, un torchon etc. (selon le tableau que je regarde) dans un certain désordre me ramenant à la vie, à du connu. Je creuse. Je me rapproche. L'épaisseur de la peinture et son irrégularité donnent aux pommes une texture qui me séduit parce que je sens que Cézanne ne souhaite qu'on y croque à pleines dents. Disons-le autrement : il ne veut pas que l'on croie qu'en y croquant nous entendrons le bruit sec de la fermeté. Elles ne sont pas rabougries, loin s'en faut. Elles suggèrent simplement, par la technique qu'il a employée, qu'elles ont, avant d'en venir au cœur plus dur, plus tenace, une couche un peu molle et douce. D'ailleurs, avant de s'y attaquer, on aura passer la main dessus, pour les essuyer rapidement et parfois en retirer une partie talée. Et l'on aura senti qu'elles ont une peau épaisse qu'il faudra mâcher plus longuement et cette peau est du genre à se glisser entre les dents. Ces pommes ont une petite acidité fraîche qui agace d'abord puis éveille. Je les connais. Ce sont les mêmes que celles de mon enfance, du jardin ou de la voisine qui les amenait dans un sac ou dans une bassine et les posait sur la table en disant : «c'est pour vous». Nous en mangions à n'importe quelle heure, sans avoir faim. Quand il y en avait trop, on faisait de la compote. Ce sont les mêmes. Non pas exactement et peu importe à quelle espèce elles appartiennent. Elles sont les mêmes parce que Cézanne a choisi, aussi paradoxal que cela soit, de s'effacer, de refuser le bien peint à la recherche qu'il est de la sensation, du visible anecdotique par lequel l'anodin permet la relation avec la mémoire de chacun. D'une certaine manière, elles sont plus réelles (le mot est employé ici par défaut) que celles du grand magasin, sans que la moindre entreprise d'artifice et de séduction ne vienne entraver ma délectation. L'envie d'en prendre une ? Même pas. Ce n'est pas l'objet qui désormais m'accapare, plus seulement le fruit, mais la résonance d'une matière que je connais (de la peinture) et d'un sens qui lui est associé : la vue, avec deux autres, imprévus : le toucher et le goût.

    Il y a plusieurs tableaux de ce genre au Met et je passe avec eux un temps de vrai bonheur. Je découvre au milieu de cette modernité extra-ordinaire un joyau d'un autre temps, d'un autre siècle. Mais, justement, peut-être est-ce la confrontation des deux qui a rendu possible cette découverte. La percussion des temporalités fracasse le cadre dans lequel j'évoluais et d'avoir regardé avec désolation l'objet avili d'une consommation aseptisée m'a placé dans une disposition inédite. Il fallait le rapprochement de deux univers incongrus pour que s'opère cet éveil. Je suis en éveil, à l'écoute du visible. Je reviens sur moi et il me semble, non que le peintre les aient faites pour moi (quel orgueil !) mais qu'il a compris ce qu'était leur réalité. Alors, cette chose, vue et revue, consommée mais négligée prend une autre dimension et je ne sais pas comment dire la joie, le plaisir que m'offre Cézanne de cette rencontre, parce que l'on croit souvent (du moins cela a-t-il été mon cas) que seuls les grands sujets nous ouvrent les portes les plus précieuses. Il y a longtemps que je suis revenu de mon erreur mais peut-être pas autant que je le croyais. Et cela, d'être une fois de plus détrompé de ses a priori tenaces, n'a pas de prix. Gustave Geoffroy a rapporté que Cézanne répétait : «avec une pomme, je veux étonner Paris». Vrai ou faux, qu'importe, puisqu'un siècle plus tard, c'est le monde qu'il fascine.

    (1)J'y reviendrai un prochain billet, pour parler de l'invisible dans le visible figuratif.

     

     

     

     

     

     

  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.