usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

new yorkaises - Page 2

  • La littérature dans le siècle (III) : extérieur

    faulkner-statue-on-the-square_flickr-user-stephen_from_1971.jpg

    -C'est qui ?

    -Je sais pas ?

    -Une célébrité du coin, à coup sûr...

    -On doit pouvoir trouver sur ton Smartphone.

    -Ben ouais. Je mets quoi ?

    -Heu... Oxford, Mississippi, stat... Pas la peine, c'est écrit ?

    -Faulkner, William Faulkner. Un écrivain. Jamais lu...

    -Il devait aimer les bancs...

    -Et fumer la pipe...

     

     

     

     

  • Randy Newman, ironique

    Randy Newman est un compositeur peu prolixe. Cinq albums depuis 1979. Seul Donald Fagen (c'est pour un prochain billet) a fait mieux en la matière. Il appartient, ce cher Newman, a une époque qui sent encore la musique faussement easy listening, quand les arrangements et le choix des musiciens signifient encore quelque chose de proprement américain (1). Newman, en fait, ce n'est pas de la pop (concept très anglais) mais une construction qui va de pair avec les espaces urbains informels, les motels, les grosses voitures roulant lentement, des films où on parlerait peu (mais évidemment pas dans le genre intello de Tarkovsky ou Sokourov...) parce que le décor, les constructions sont en soi le mobile du déroulement de la pellicule.

    Ironique, dis-je, le petit père Newman, et pas rien qu'un peu. Prenez ce que vous allez écouter. Le titre est  déjà tout un programme : Short people. S'agit-il des nains ? Admettons. Et d'enchaîner avec délectation. Short people have no reason to live. Bordel ! Que fait la ligue de combat des différences et même qu'il faut plus déconner et se moquer parce que sinon on va vous envoyer les juges et les flics (que par ailleurs on déteste, parce qu'on n'aime pas la répression, c'est bien connu). Il se moque des nains ! Salaud ! Par les armes et vite. 

    Le problème de l'ironie, c'est qu'il faut un minimum d'intelligence et que l'intelligence, depuis que les bonnes sœurs gauchistes (masculin et féminin, pour le coup) ont décrété qu'elle (ils) étaient l'incarnation de la bonne parole, cette intelligence a singulièrement régressé (2). Revenons à Randy Newman qui se moque apparemment des nains. Il est méprisable : il mesure 1m83 ! Voilà qui classe son homme ! Que sa chanson puisse être entendue au second degré, cela échappa à certains. Encore étions-nous en 1977, à un époque où le bucher du politiquement correct n'avait pas été érigé. Que ces short people fussent des gens à courte vue, des  crétins à la vision étriquée, ne frappa pas certains esprits. Soyons raisonnables en diable et cartésiens de surcroît pour se rappeler que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ; car chacun pense en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent : mais plutôt cela témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes ; et ainsi que la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses. Car ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais le principal est de l'appliquer bien." (Discours de la méthode, 1637).

    Il y a évidemment un certain snobisme à vouloir glisser dans le même billet Randy Newman et René Descartes, une sorte d'exercice, facile, dans le mariage de la carpe et du lapin. Aucun doute là dessus et donc, inutile de s'agacer (je connais certains lecteurs...), c'est fait pour...

    En attendant, bonne écoute.

     


     


    (1)Sur l'album où paraît Short people, Little Criminals, on trouve les noms de Ry Cooder, Don  Henley ou Jim Keltner. Les amateurs apprécieront.

    (1)Car il n'échappera à personne que le moralisme gauchiste prend des allures de catéchèse, la rhétorique et l'allégorie en moins. De toute manière, les niaiseries ne peuvent guère prétendre aux quatre niveaux de lecture dégagés par Aristote : le littéral,  l'allégorique, le tropologique et l'anagogique. Il y a tromperie sur la marchandise mais il ne faut rien en dire. Ils s'en tiennent au littéral, le seul qu'ils veulent exploiter tant ils méprisent les gens qu'ils disent représenter. Ils appellent populisme ce qui n'est pas eux.

  • Facile, trop facile...

     

    Nous en étions restés à cette idée peut-être simpliste que les responsabilités vous endurcissent, ou, pour le moins, qu'elles vous obligent parfois, la mort dans l'âme (mais ce n'est qu'une métaphore...), à faire ce que vous n'auriez pas voulu faire.

    Et de se dire qu'inéluctablement, assumer une fonction revient à se retirer en partie de soi-même, à se conformer à cette affiche un peu statufiée qu'on définit comme la représentation. D'une certaine manière, cela s'appelle la dignité. Cette dignité doit avoir, parfois, les allures du masque. C'est ainsi que le théâtre, le vrai, tragique et terriblement humain, prend son sens, dans ce qui est caché, retenu, aboli de l'être qui parle et qui agit..

    Mais, dans ce qu'il faut bien appeler une mise à disposition publique de tous les signes de l'humanité, les larmes ont pris une place de choix et l'homme dont on dit qu'il est le plus puissant du monde (si l'on veut admettre que la politique nucléaire état-unisien n'est pas, par exemple, un pouvoir sans conséquences...) n'aura pas ménagé ses effets durant ces deux derniers mois.

    1)

     

    barack obama,états-unis,larmes,politqiue,sensibilité,spectacle,obscénité. guerre,afghanistan,responsabilité

    Nous sommes dans le Wisconsin, début novembre. C'est son dernier meeting. Il est crevé, épuisé d'aller à coups de millions de dollars aux quatre coins du pays pour mettre une rouste au mormon. Il a les nerfs à vif sans doute, le corps qui rend l'âme et l'impression que l'affaire est bien partie. Mais c'est ainsi : une sorte de post coitum animal triste. Il va remettre le couvert et la bonne surprise de 2008 devient une confirmation. Il pleure. Sur ses efforts ? Sur l'improbable ? Sur ceux qu'il a déçus et qui rendront sa victoire moins large ? Sur sa gloire qui va prendre du galon ?

    2)

     

    barack obama,états-unis,larmes,politqiue,sensibilité,spectacle,obscénité. guerre,afghanistan,responsabilité

     

    Nous sommes à son QG, début novembre. Il est avec son équipe. Il est le capitaine triomphant qui vient rendre hommage au cercle restreint de ceux qui n'ont pas dormi, qui ont donné corps et âme. Il leur doit une fière chandelle. Il a l'air d'un lycéen, nouvellement bachelier, dont le destin l'emmène loin de sa famille, des amis, de ses potes, de son quartier. Il boucle une aventure : le côté boy-scout, c'est fini. Lundi, c'est retour au  bureau. Moins excitant, moins d'adréaline. À en avoir des frissons dans le dos.


    3)

     

    le-president-obama-tres-emu-pendant-son-allocutaion-apres-le-drame-photo-afp.jpg

    Il est à la Maison Blanche. Nous sommes à la mi-décembre. 26 morts à Newtown, soit, en une fois, la moyenne journalière américaine des morts par arme à feu. Une sorte de packaging instantané, en somme. Il évoque des mômes abattus sèchement qui auraient fait de bons petit(e)s américain(e)s. Pour eux, c'est fini : ni corps, ni âme. Il pleure. Il est père. Il imagine. Il est humain. Il est président et comme il l'a dit pendant la campagne, en réponse à une question qui lui était posée, qu'il croyait au deuxième amendement autorisant chacun à être armé. Mais ce n'est rien. Il est ému. Ça se voit, ça doit se voir.

    Ces émotions répétées, dans des contextes et pour des raisons fort divers, ont quelque chose de grotesque. Elles mélangent la fébrilité d'une réussite conditionnée par l'argent (la campagne d'Obama, c'est un milliard de dollars), l'émotivité du sportif qui décroche la timbale, le pathos facile de l'impuissance politique, la compassion qui vous dédouane de tout. On aimerait qu'il ait les larmes aussi abondantes sur la misère que répand la politique américaine à travers le monde, sur les horreurs économiques dont usent les grands groupes de son pays pour satisfaire des actionnaires encore plus voraces, qu'il sorte son Kleenex à chaque bombe explosant à Bagdad ou ailleurs. Mais à ce train-là, je crains qu'il ne puisse pas beaucoup travailler et que la déshydratation le guette.

    Certains diront qu'il est humain, que ce n'est pas Bush, lui. Bien sûr... Ce n'est que "l'obscénité démocratique" que dénonce Régis Debray dans un court essai (1) ainsi intitulé et qui parut en 2007 et dont j'extrais les phrases suivantes :

    "Obscène, en termes techniques, est le forum dont la dramaturgie se met à obéir à la télécratie. Ou qui passe, plus précisément, du plan large au gros plan qui vient fouiller le visage, la larme au coin de l'œil, le baiser sur la bouche et le petit dernier -au cours d'un cérémonial officiel". 



    Régis Debray, L'obscénité démocratique, Flammarion, "Café Voltaire", 2007.

  • Faux-semblants

    Marina+Abramovic+MoMA+Celebrates+Marina+Abramovic+LA35ZvWEDm6l.jpg

     

    Alors même que le volcan islandais clouait le voyage au sol, en avril 2010, le voyageur pénétrait dans l'antre du MoMA pour se retrouver, entre autres, dans une grande salle bruissant des interrogations visiteuses parce qu'en son centre une dame, avec des allures de prêtresse sanglante, assise, immuable, attendait que se succèdent les quidams qui viendraient fixement, silencieusement, la défier du regard.

    Autour il y avait tout un appareillage technique, parce qu'on filmait ce qu'on appelle une performance. Les inconnus qui se prêtaient au jeu renonçaient à leur droit à l'image : ils participaient à une œuvre d'art, a work in progress. Dès lors, l'opportunité d'une petite éternité valait bien cet abandon. 

    Vous pouviez ainsi contempler cette plaisanterie pour autant que vous eussiez la patience et le ridicule de croire qu'il se passait, , quelque chose sous prétexte qu'une institution en avait ainsi décidé. Et la première de ces institutions était l'artiste elle-même. 

    Elle s'appelle Marina Abramovic et elle n'en est pas à son coup d'essai en matière de provocation et d'apparent questionnement sur l'état et le devenir du monde. Il faut dire que ce genre de posture est devenu, dans le tournant de l'art (toujours en état d'être) contemporain, courant. C'est l'histoire du concept, dans le fond : une escroquerie à coup de "tu peux croire mon affaire obscure et confuse mais elle te dira plein de choses sur toi et ce qui t'entoure"... Pour cette expérience new yorkaise, elle avait intitulé cela "The artist is present". Pour le coup, elle ne mentait pas. Elle payait de sa personne : il n'est pas facile de rester ainsi immobile dans un monde qui a érigé la bougeotte en mode existentiel majeur. Sa rigidité de statue mérite le respect, cette mise en danger dans une confrontation avec l'inconnu force l'admiration. Souvent, on reproche à l'artiste d'être dans sa tour d'ivoire, de contempler le commun à distance, d'être élitiste. Dans cette expérience Marina Abramovic revient sur terre. On pourrait, de cette façon, enfiler les perles et ratiociner sur la profondeur de l'engagement. Seulement, la casuistique, comme toujours, a ses limites.

    En fait, ce qui trouble tient d'abord au titre : "The artist is present". On aurait compris que cela s'intitulât "The woman is present", "The people is present", "we are present" (1). Point du tout : The artist is present. Titre où se mélangent le constat, c'est clair, et l'affirmation, pour ne pas dire la revendication. Nous sommes à la fois dans l'évidence et ce qui est censé la dépasser. Et de nous demander si, alors, il ne s'agit pas d'une épiphanie, une expérience quasi mystique. Ce fut une apparition... On connaît la suite : l'ironie y gagne ses galons d'art littéraire. Pour l'heure, au MoMA, nous en sommes loin. La phrase cingle d'abord comme une extension maximale d'un ego démesuré. Nous avions connu l'œuvre sans signature, l'œuvre signée (le tournant renaissant, quand Vasari se permet des biographies), l'œuvre pensée mais pas faite (le conceptuel). Nous en arrivons à l'artiste comme finalité et preuve de sa propre détermination. Plus rien à faire que d'être un nom. C'est bien au delà que n'importe quel happening. C'est le moi qui couvre toute la surface et devant lequel nous ne sommes que des supplétifs.

    On méditera sur cette évolution narcissique et médiatique qui permet désormais à l'artiste (ou prétendu tel) d'être sa totalité servie sur un plateau  (ou dans un film). Alpha et oméga du monde, il est là effectivement. Tout discours est superflu. Il nous donne à penser. Il est une incarnation de la pensée. En ces temps de scepticisme (au moins pour l'espace culturel occidental), cela laisse rêveur, que l'on puisse ainsi adhérer à une telle escroquerie car la présence de Marina Abramovic ferait rigoler les réelles présences de Georges Steiner. Il en va de ce monde qui substitue l'introspection et la pensée sur la longueur pour une immédiateté qui peut durer (et un quart d'heure devant le travail d'Abramovic semble une éternité).

    Cette présence (fausse, artificielle) fait penser à son contraire : à un jeu sur l'absence possible dont Piero Manzoni, dans une autre époque, gratifia ses contemporains. En 1961, il proposa des boîtes de conserve contenant de la Merde d'artiste.

    marina abramovic,the artist is present,moma,new york,art contemporain,lien,sociabilité,histoire

    Il appartenait au mouvement de l'Arte Povera. Faire quelque chose avec peu. Et ici, il n'allait pas chercher bien loin. Il recyclait et proposait une part de lui-même. C'était aussi une question de présence. Fallait-il ouvrir la boîte pour vérifier l'annonce (et découvrir que ce n'était qu'un effet d'annonce...), ce qui revenait à détruire l'œuvre ? Fallait-il n'en rien faire et prendre acte, ce qui revenait à dire que dans ce cas-là l'artiste était en partie absent, puisque invisible ?

    Ce genre d'interrogations est fort drôle, quand on en discute un soir, après avoir un peu bu, quand on cherche des solutions, un concept, pour atteindre la notoriété... Très drôle, parce qu'on peut avancer les solutions les plus farfelues. Mais au petit matin, après avoir cuvé, l'individu sérieux, et honnête, que n'agite pas l'illusion de la pompe à phynance (d'où peut surgir la merdre, dirait Jarry), en rigole et passe à autre chose. Il a mieux à faire que de se ridiculiser, comme Marina Abramovic.


    (1)Et j'aurais eu envie de fredonner, par dérision, "we are the world"...

  • En vedettes américaines...

    Maintenant que le grand cirque a rangé ses pistes, ses parades et son orchestre tonitruant, on se retourne et l'on se demande vraiment ce qui nous vaut de bénéficier ainsi d'une couverture aussi complète de l'élection américaine. Il faut dire que l'engouement ne date pas de l'année. Il y a eu le tournant Bush (une raison de plus pour vouloir lui faire un procès à ce crétin des Alpes...). Il avait concentré une telle montée d'affect, essentiellement contre lui, qu'il a donc fallu que les médias hexagonaux fassent des mandats présidentiels outre-Atlantique une histoire que nous aurions à vivre par procuration. Les États-Unis, c'est un peu nous, avec La Fayette et toute la troupe (1)... C'est sans doute au nom de cette vibrante filiation que nous vîmes en 2004 des journalistes français en pleurs quand il fut entendu que Bush le fils remettait le couvert pour quatre ans, et que nous les vîmes (les mêmes ? de toute manière ils sont interchangeables) pleurer (décidément...) à l'annonce du triomphe d'Obama. Je les écoutais, abasourdi devant autant de bêtise, nous expliquer qu'une nouvelle ère commençait, que l'Amérique, territoire de l'espoir, de la réussite et du mélange, était de retour, que la même Amérique qu'ils avaient décrite comme peuplée de fachos bellicistes avait changé : de l'amour, du respect, de la solidarité, désormais. 

    Il ne semble pas que les quatre ans d'Obama aient bouleversé l'ordre des choses. Qu'il soit noir (ou métis, pour les puristes des deux bords, parce qu'en la matière, il y en a un paquet pour qui Barack Obama n'est pas assez blanc, ou pas assez noir...) est un paramètre secondaire. On nous l'a pourtant vendu comme un élément essentiel. Barack Obama est d'abord un homme établi dans la classe supérieure de la société américaine et je doute que son mandat ait pu le rapprocher de cette misère et de ce désœuvrement qui marquent tant le peuple américain, à commencer par les noirs, ceux des ghettos s'entend...

    Il y a, en tout cas, un point sur lequel les années écoulées ont laissé les choses en l'état : la mise en scène vulgaire et spectaculaire de la représentation politique. Il est fort étonnant que ceux qui, pendant des années, ont moqué et voué aux gémonies le bling-bling président, ne se répandent pas sur les modèles communicationnels dont usent tous les candidats à l'élection américaine. Parce que si comparaison ne vaut pas raison, certes, il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont le lieu de tous les possibles, à condition d'avoir de l'argent, et dans des proportions qui font passer les campagnes de Hollande et Sarkozy pour du patronnage agricole, et de s'autoriser toutes les bassesses.

    Cette démocratie exemplaire dont on nous rebat les oreilles, c'est d'abord celle du fric et des discours faciles, celle de la morale érigée en principe cardinal et de l'hypocrisie dans les moyens choisis pour discréditer l'autre. Car il s'agit bien de cela : la démocratie américaine fonctionne d'abord comme une entreprise de destruction ad hominem. Les idées ne sont rien (mais on le comprend, car sur le fond, ils sont tous d'accord). Ne reste que la fibre intime qui fera passer l'autre pour un être incertain. Tout président ou challenger qu'il soit, le candidat est l'homme à abattre. Et pour ce faire, il n'y a pas de limite. Deux exemples édifiants...

    Le premier est un clip de campagne du candidat républicain Rick Perry (battu pour la primaire par Romney). Il vise le président Obama. Il est construit comme une bande-annonce de blockbuster catastrophe. Tout y est : la musique, la dramatisation par le rythme (plans courts, accumulation d'images symboliques), voix off profonde, activation de tous les réflexes primaires des temps de guerre, invocation d'une mythologie belliciste. Si l'on s'en tient à ce seul contenu, il est vraisemblable que Perry élu, il n'aurait plus eu qu'à incarcérer Obama pour haute trahison et le passer par les armes.

    La confusion formelle entre la fiction (dont on rappellera quel rôle elle joue dans la construction de l'imaginaire politique des Américains : il suffit de voir le contenu de leurs séries, et notamment de celles produites par la Fox et ses proches : de 24 Heures chrono à NCIS) et la réalité n'est pas innocente. Les États-Unis ont un goût particulier pour le story-telling politique. Ronald Reagan en avait fait le fonds de son idéologie sécuritaire et paranoïaque. Le clip de Perry ne fait que reprendre les thématiques classiques du conquérant de l'Ouest. Il est gouverneur du Texas : l'Amérique profonde et authentique, loin des tendances européennes bon chic bon genre de la côte Est. Ce recours au story-telling rappelle combien ce pays fonctionne en se leurrant sur sa puissance. Le mélange réalité-fiction révèle d'abord une impossibilité à penser le réel et à penser une altérité du monde. L'illusion est la règle, le bluff la méthode, le passéisme glorieux la boussole. Dès lors, tout est possible puisqu'on en rêve. La composition binaire du message de Perry s'explique par cette croyance en un au delà de la réalité, celle qui s'impose aux États-Unis comme au reste du monde. On peut toujours fermer les yeux et se faire des films. Hollywood n'arrête depuis trente ans de nous resservir la même soupe de la grandeur américaine pour cacher la misère du quotidien. Il est pathétique de voir Perry user de telles ficelles scénaristiques mais cette situation est symptomatique d'une expression politique marquée par la vacuité de son action et la pauvreté de son idéologie. Dès lors, le politique américain ne peut survivre à son néant qu'en se métamorphosant en un personnage cinématographique et en truquant le monde pour en faire un espace de studio.

     


     

    Le deuxième clip est un chef d'œuvre de vulgarité. Ce n'est plus, comme précédemment, l'idée que la politique se ressource dans les valeurs du combat, mais celle, plus simpliste encore, qui assimile le vote à la sexualité. Lena Dunham, qui joue dans Girls, explique combien il est important de trouver l'homme juste la première fois. Et la première fois qu'elle a... voté, c'était pour Obama.

    Le premier élément consternant tient au fait que le candidat, ou son équipe, n'a pas désapprouvé l'initiative de l'actrice. Le mauvais goût passe après l'effet choc du clip (et les Républicains ont crié au loup, si j'ose dire). Il mobilise, il fait le buzz et c'est d'abord ce qu'on lui demande. On ironisera bien sûr quant au contenu proposé, dans un pays qui pratique la pudibonderie avec une maestria prodigieuse. Ne jamais parler de cul, mais y penser toujours : cela pourrait être leur devise. La prestation de Lena Dunham illustre parfaitement ce dévoiement de l'action politique qui se réduit peu à peu à n'être qu'un objet de consommation et ne peut survivre comme réalité qu'à condition qu'elle s'efface paradoxalement comme réalité. Transformer Barack Obama en partenaire sexuel peut outrer, certes, mais un tel raccourci n'est jamais que la concrétisation impensable (mais pas si impensé que cela) d'une évolution qui fait de l'homme (ou de la femme) politique, dans les sociétés contemporaines occidentales, une incarnation fantasmée de toutes les réussites : celui qui a le pouvoir, celui qui connaît les grands de ce monde, celui qui connaît les acteurs, les chanteurs, les réalisateurs, celui qui connaît les people, bref, celui qui a tout (et dont le pouvoir politique devient secondaire, presque anecdotique...). La déclaration de Dunham incorpore le politique dans une histoire fétichisée où celui que l'on veut est purement et simplement (mais cela veut dire qu'il n'en est rien) l'objet de son désir. Transférer le sens de la responsabilité et la sagesse politiques sur le terrain du savoir sexuel est pour le moins régressif. La raison collective est mise au placard pour laisser place à l'affect individuel et, le temps d'un clip, d'un déclaration, d'un coming out, on ramène le politique à un investissement privé. Il est très drôle de voir une femme, dans ce pays si sourcilleux sur le plan du féminisme et des gender studies, se comporter de la sorte, parce que si on voulait inverser les termes, on pourrait supposer que dans quatre ans, si Hillary Clinton se présente, on aura un beau gosse venant au devant de la scène pour expliquer qu'une femme mature (pourquoi pas une cougar ?) c'est le top de l'initiation. Quand on en arrive là, il n'y a plus grand chose à espérer de la parole politique.

     


     

    Ces deux exemples, aussi dissemblables puissent-ils paraître, ne sont que les deux faces d'un même objet, d'une même représentation. Ils définissent le politique à la lumière d'un profond creux idéologique. Il ne s'agit plus de faire son choix à l'aune d'une architecture conceptuelle déterminée mais de ramener celui-ci à une immédiate satisfaction de son seul fantasme. On se rappelle la formule, d'ailleurs faussement attribué à André Bazin, qui inaugure Le Mépris de Godard : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". Pas de doute : nous sommes au cinéma. C'est une actrice qui le dit, c'est un cinéaste qui le filme...


    Il est toujours possible de se consoler en se disant que tout cela se passe à 7000 kilomètres, que les Amerloques sont les Amerloques. Ce n'est qu'une question de temps, et rien de plus. Les socialistes ont déjà adopté le principe des primaires (2) et le clip ultime de François Hollande est fort instructif (notamment en comparaison de ceux des autres candidats) sur le changement qui s'opère. Il a raison, l'homme normal, le changement, c'est maintenant, et pour ce qui suit, c'est cadeau, comme on dit...


     

    (1)Pour d'autres, bien sûr, leur viennent à l'esprit les pages magnifiques de Chateaubriand s'extasiant de la nature dans toute sa luxuriance romantique. Mais il s'agit d'une référence qui n'a plus cours. Que ferait un passionné royaliste, perdu entre les XVIIIe et XIXe siècles, dans ce paysage moderne qui veut de l'actuel, du contemporain et fait une fixation sur un futur perçu comme en apesanteur. La Fayette, au moins, sent la poudre. C'est du western avant l'heure...

    (2)L'UMP va suivre, et c'est hilarant de voir (mais j'y reviendrai bientôt) que ce sont les gens de gauche qui singent les pratiques d'un pays où le plus à gauche des politiques est chez nous un ultra libéral...

  • Walker Evans, la profondeur de champ...

    Le bonheur de l'actuelle exposition Edward Hopper ne doit pas nous faire oublier que cet automne aura aussi été le temps d'une autre grâce, avec l'édition, pour le 50è anniversaire de l'exposition au MoMA, des Photographies américaines de Walker Evans (1). Ce merveilleux ouvrage, loin des évanescences pictorialistes qui eurent longtemps cours, dévoile, dans un ensemble en deux parties, une Amérique à la fois à visage humain (c'est-à-dire dans le saisissement d'une ambiguïté où se mêlent l'aisance et la misère) et géographique (essentiellement urbaine). Ainsi que l'indique le texte figurant sur l'édition de 1938, dans un premier temps il s'agit « des gens vus par la photographie » ; ensuite Walker Evans explore « une expression américaine indigène […] C'est l'accent du pays [...] ». Cet ensemble, Jean-François Chevrier l'assimile à un "recueil de poèmes en prose" (2).

    Les portraits témoignent le plus souvent d'un envers du rêve américain. Ils ont un souffle propre à la straight photography, comme si Evans voulait retenir dans l'instant de la captation, l'essence sublime et profonde d'une histoire silencieuse et douloureuse. Il ne s'agit ni de rechercher la beauté du modèle, ni sa véracité (au sens où il aurait une valeur symbolique), pas même son incongruité. Les hommes et les femmes retenus par l'artiste ont une simplicité, presque une insignifiance, qui les rend justement touchants et significatifs. Le décor, le plus souvent est simple, parfois minimaliste, l'angle de prise sans effet : l'instant fait tout et on sent qu'une fois le cliché tombé dans l'histoire de la boîte noire la vie aura continué son chemin.

     

    walker evans,photographies,États-unis,new york,edward hopper,villes,paysages


    Ce n'est pas le détail qui concentrerait un discours précis et visible mais l'ensemble qui devient lui-même détail d'un univers forcément inabordable dans sa totalité. Peut-être comme peu de photographes Walker Evans indique à qui contemple ses œuvres que la puissance de la vie est ailleurs que dans ce qu'on regarde, dans l'au-delà des bords du cliché, qui n'est plus (mais ce n'est pas rien) qu'un indice.

     

    walker evans,photographies,États-unis,new york,edward hopper,villes,paysages


    Ce n'est pourtant la première partie de l'ouvrage mais certains clichés de la deuxième partie, lorsque le photographe fixe son attention sur des lieux, des constructions, qui retient l'attention. Généralement il n'y a personne ; parfois un ou deux individus. On pourrait croire qu'il s'agit d'une entreprise quasi technique de repertoire d'architecture s'il n'y avait cette constante distance sensible qui charge l'atmosphère d'une tension rappelant le travail de Hopper, justement. Le peintre absorbait par l'épaisseur des couleurs choisies l'air, le souffle du monde. À l'opposé d'une démarche impressionniste, il voulait que tout soit pesé et compté. On retrouvera, par des moyens évidemment différents, cette même sensation chez Evans. J'avais déjà évoqué ce côté troublant dans un ancien billet, ce sentiment que quelque chose (ou quelqu'un) s'absente du monde. C'est une récurrence.

     

     

    walker evans,photographies,États-unis,new york,edward hopper,villes,paysages

     

    La modestie de la bâtisse, l'étrange disposition des bancs au premier plan, la luminosité égale, crue, tout cela allié à la frontalité de la prise donne à cette photographie une épaisseur curieuse. Dans le même temps que la pancarte nous indique le lieu de culte et donc de rassemblement, Evans choisit d'évoquer le désert, la solitude et le silence. Par ce décalage, il creuse la question du territoire quand nous n'y sommes pas, la question des choses que nous les mettons entre parenthèses quand nous sommes ailleurs. De ce qui reste, alors que c'est, pour l'heure, peu de chose. La monumentalité n'est pas le souci d'Evans. Son goût pour les structures répétitives, les alignements définit assez clairement qu'il ne se place pas du côté du particulier, de l'exception mais du côté du commun, et donc du quotidien.

     

    walker evans,photographies,États-unis,new york,edward hopper,villes,paysages

    walker evans,photographies,États-unis,new york,edward hopper,villes,paysages

    La vie est là, certes, et d'un rien elle s'anime, évidemment. Mais ce que retient Evans, dans son objectif, n'est pas si éloigné de Hopper : avant que tout ne se mette en branle, il y a une organisation de l'espace, et du temps, qui contraint et étouffe. Ces deux photographies invitent le spectateur à suivre la route (ou la rue), à se conformer à la trace, trace elle-même redoublée par l'alignement des maisons, toutes pareilles, jusque dans ce qu'on supposera être la touche d'originalité. Un détail marginal dans un univers qui n'offre justement pas de marge...

    En lisant (faut-il écrire en parcourant...) Photographies américaines, on comprend mieux l'admiration qu'ont suscitée et l'auteur et le livre ; on ne s'étonne pas de la confession de Cartier-Bresson, dans une lettre adressée à Peter Galassi, conservateur du MoMA, en 2001 : « If it had not been for the challenge of the work of Walker Evans I don’t think I would have remained a photographer » (S'il n'y avait eu le défi que représentait l'œuvre de Walker Evans, je ne pense que je serais resté photographe).


     

     

    (1)Walker Evans, Photographies américaines, Five Continents Editions, 2012

    (2)Jean-François Chevrier, "Walker Evans, American Photographs et la question du sujet", Communications, vol. 71, 2001, pp.63-103.


  • Edward Hopper, la note sensible...

    edward_hopper_016.jpg

    Edward Hopper, Room in New York, 1923, Lincoln, University of Nebraska, Sheldon Memorial Art Gallery


    James a été promu il y a six mois, en novembre, chez Carter & Webster. Il est devenu sous-chef du service contentieux. il a des responsabilités. Gina et Margaret étaient vertes. Elle s'en souvient. Elle s'en est réjouie, et maintenant l'amertume a pris le dessus. Elle n'aurait pas cru que cela fût possible.

    Il rentre plus tard le soir. Le travail, dit-il. Il est fatigué mais n'en dit pas plus. Ce qu'il traîte est très compliqué. Un baiser furtif en lui demandant ce qui est en train de cuire. Ce sera prêt dans vingt minutes. En attendant il est dans son journal et sur le piano qu'ils ont enfin acheté en février, pour qu'elle renoue avec une passion de son enfance, dans la demeure familiale d'Albany, elle frappe une note, une seule, qui meurt lentement.

    Les grands applats de couleur, chez Hopper, ont une dynamique terrible. Ils sont des personnages de la narration, lui permettant de sublimer l'écrasement social et culturel qu'il met en scène. On connaît l'histoire, on connaît sa fin. Les pans de peinture anéantissent l'espace, l'agglomère. L'air n'est pas irrespirable, il n'est pas sûr qu'il y en ait encore. Pas sûr que James (ou Paul, ou Robert) puisse entendre la note de Martha (ou Jane, ou Nancy). Edward Hopper étouffe toute entente et toute conversation (sinon un bavardage insipide). Et comme si l'intérieur sans intériorité ne suffisait pas, il ajoute le cadrage, l'encadrement, l'ouverture sur rien, la beauté morbide de l'aquarium.

    Tout, dans l'appartement, est neutre et discipliné. Tout y est construit sur un mode passif-agressif qui aboutit le plus souvent à l'installation lente de la dépression, parfois à la violence extrême. Pour l'heure, la vie tient mais qui sait de quoi sera fait demain.

    Ce qui fascine, dans cette peinture, réside en ce qu'elle dévoile un envers  particulier de l'Amérique, un envers à l'endroit : l'artiste ne va pas chercher ses sujets dans le ghetto, dans la misère profonde, dans le désœuvrement social et culturel. Au contraire. Il s'agit de prendre le commun apparemment triomphant, le propre, le net, le montrable collectifs et d'en évaluer la vacuité.

    L'actualité de Hopper, et sa grandeur, viennent de cet instant fixé, de ce qu'il nous oblige à regarder le monde, mi-voyeur, mi-coupable par omission, comme une histoire fracassante...

  • Découvrir Edward Hopper...

    edward hopper,grand palais,peinture,états-unis,new york,exposition

    Edward Hopper, Manhattan Bridge Loop, 1928, Addisson Gallery of American Art, Philipps Academy, Andover, Massachussets


     

    Il en sera toujours ainsi, d'Edward Hopper ou d'un autre, de la difficulté que nous avons à comprendre un ensemble dont nous ne voyons le plus souvent qu'une évocation émiettée. Peut-être serais-je passé à côté, c'est-à-dire à travers, s'il n'y avait pas eu l'inattendue rencontre au musée Thyssen de Madrid en juillet. C'est aussi simple que cela. Or, tel est justement l'agacement, temporaire (parce qu'au fond on finit par oublier qu'on a été terriblement aveugle), de celui qu'une telle maladresse surprend : qu'il s'en fallût d'un rien...

     

    Ces quelques lignes pour dire que l'exposition Hopper au Grand Palais, si elle reprend, espérons-le, la modestie muséographique et la clarté du discours qu'on pouvait admirer à Madrid, est à voir absolument.

     

     

    Exposition Hopper, Grand Palais, du 10 octobre 2012 au 28 janvier 2013.

  • Temps glacé

    Repensant ces derniers jours à la si improbable et magnifique rencontre entre Leo Castelli et Jasper Johns, je me suis replongé dans certaines œuvres et notamment celles composées autour du drapeau national américain dont un exemple est accroché sur les murs du MoMA.


    Flag, 1954-1955

     

    Forme assez simple d'une prise de distance et détournement, par la dégradation de la netteté chromatique, d'une symbolique nationale au profit d'une réflexion sur l'ordre de l'histoire. Le respect strict de l'ordonnancement (1) est abîmé par la peinture, par l'ordre de la représentation. Mais ce n'est au fond qu'une confrontation entre deux orientations de ce concept. D'un côté, il y a le symbolique patriotique ; de l'autre cette même symbolique indexée par la matière picturale à la mesure du temps.  Le drapeau de Johns est en quelque sorte usé, lavé. L'artiste le reproduit dans la durée et la mythologie est comme passée. Faut-il encore y croire ? Les étoiles ont des branches qui ne sont pas toutes égales, et les lignes blanches semblent marquées par la saleté: une saleté collante, presque des traces de boue. La surface, dans l'original lisse et nette, est subvertie, sans même le recours de la dérision, et à peine d'ironie. Le choix de Johns n'est pas une posture contestataire, une agit-prop de gauchiste en rébellion devant l'État, mais un témoignage, soit : une trace et une rétrospection.

    Sur un certain plan, c'est assez simple, voire simpliste. On cherche en le contemplant un parfum du passé, les traces d'un univers que l'on n'a pas connu, et c'est sans doute ce qui manque à ce tableau de Johns : son caractère d'évidence en amoindrit la portée. Cela devient un monument, dans le pire sens du terme, comme quelque chose que l'on visite (ici on regarde) avec un indéniable détachement. On a envie de dire à l'artiste : j'ai compris et il ne valait pas la peine de mettre autant d'acharnement à la banalité. Peut-être faut-il y voir la lassitude qu'inspire désormais l'anti-américanisme (primaire, secondaire, etc.), parce qu'une partie de ceux qui l'ont promu, et le promeuve encore, ne méritent pas plus de respect que le déchaînement amerloque, économique, culturel et militaire sur le monde. Les anciens staliniens, les trotskos, les mao-spontex, les compagnons du vietcong, les célébrants de la révolution iranienne, les  exaltés du jihad pourraient aussi passer au tribunal de l'Histoire et ils n'en sortiraient pas blanchis. Alors on s'arrête devant ce tableau avec un air légèrement compassé...


    Et l'on se dit que celui ci-dessous a une autre envergure, un autre avenir, une présence qui nous affecte dans une ampleur bien plus radicale. L'effacement du Stars and Stripes est énigmatique. 


    White Flag, 1955
     
    Faut-il y voir une disparition du pays, le désir qu'une  catastrophe soudaine fasse des États-Unis d'Amérique un no man's land terrifiant ? Faut-il imaginer la glaciation post-atomique et voir surgir, dans le souvenir d'un premier tableau peint, le reste pas même pulvérisé : comme vitrifié, d'un moment qui ne suspend plus rien ? Johns a barbouillé le sol, dirait-on, et le blanc n'est plus la boue mais la poussière morbide (avec le souvenir du sens italien de la morbidezza) d'un devenir absent. Le tableau n'est plus un étendard, l'oriflamme ardent d'une pensée politique impéraliste, à la verticale, mais un champ de ruines, un dust bowl sans lendemain, et le tableau se contemple comme une trace au sol, à l'horizontale. Cette œuvre de Johns peint (est-ce de la peinture ? plutôt de la bouillie, de la suie blanche (si l'on ose cette image)) un temps d'après, la banquise d'une radiation humaine. Le peintre ne cherche ni le marmoréen, ni le monumental, mais le vernis glacé, et glaçant. On est désarmé : c'est un nettoyage à sec de la pensée. Seules les lignes sont encore visibles, comme les traces énigmatiques de Nazca vues d'avion : les frontières du passé, le dénombrement de l'Histoire et puis plus rien. Plus rien pour personne. Dans ce tableau, le mystère est là : plus rien pour personne...

    Ceux qui aiment attaquer l'art moderne (pas contemporain) diront que Johns ne s'est pas fatigué. Du blanc (pas même uniforme) sur un drapeau, pas de quoi fouetter un chat... D'un point de vue technique, l'argument est imparable. Mais l'essentiel est ailleurs : dans le sortilège qui nous fait penser qu'en allant plus loin dans l'effacement d'un emblème politique, le peintre ouvre son propos et que devant ce tableau de la guerre froide, même cinquante plus tard, nous nous mettons à penser que, Américain(e) ou pas, il est notre miroir impossible à contempler, parce que trop vrai, trop réel, trop sensible, actuel, encore et toujours.


    (1)Apparence qui pourrait d'ailleurs surprendre le contemporain mais qui s'éclaire par l'époque où Johns peint la bannière étoilée : l'Alaska et Hawaï  ne sont pas encore "étoilés".

     
  • Toucher la réalité de la fiction

      Taxi jaune

     
    Il n'est peut-être pas tant de lieux à travers le monde que l'œil n'ait ainsi condensé dans sa mémoire, à travers les filtres incandescents de la filmographie (la photographie aussi, certes), que New York. Et pour qui arrive dans cette ville pour la première fois, il est certain que la question de la connaissance relève sans doute, dans un sens qui, évidemment, est biaisé, de celui de la re-connaissance. En soi : les retrouvailles avec ce que l'on croyait déjà connaître. Sorte de métempsycose au travers d'une expérience d'un déjà-vu où, pour reprendre MacLuhan, le medium est le media.
    Tu es dans dans Manhattan, ou Brooklyn,  autant dire que tu viens rendre visite à Kojak, Shaft, que tu viens te rappeler The Yards, la brusquerie d'un univers construit par le fantasme de l'écran. Tu n'es alors que le produit d'une imagerie facile où se mélangent les gueules de policiers véreux, de mafiosi caricaturaux, de junkees exsangues et de solitudes livrées à la rue. Tout cela dans le battement en contre-plongée d'une architecture démesurée. Tu n'y as jamais cru vraiment, tu t'en es fait un cinéma, une lubie adolescente. Tu n'es que le potentiel sclérosé d'une rêveuse bourgeoisie (même si tes moyens sont ceux d'une classe moyenne en voie de paupérisation) qui s'en vient, avec l'outrangeuse componction des affidés, vérifier que New york est telle que tu la voyais, comme on vient comprendre que Rome est Rome, La Mecque La Mecque. Mais tu n'y crois pas. Pas vraiment. Car il y aurait quelque chose de mortel à ce que le cinéma, l'écran, l'axiologie télévisuelle, tout cela soit la fonte (comme on parle en typographie) de toute ta vision. Et quand tu pars pour New York, tu rêves, au fond de ton âme, qu'il en soit différemment, que la réalité soit, sinon déceptive, du moins comme un infini clynamen où se nicheront ta rêverie concrète, la combinatoire du réel et de ton imaginaire.
    C'est bien cette improbable défaite du tangible sur laquelle tu travailles quand, dans l'avion survolant l'Atlantique, tu penses aller à la découverte d'un Nouveau Monde. Et u te trompes.
    Certes, les belles âmes diront que tu ne t'attaches qu'à un détail, et qu'un détail n'est pas le monde. Ce en quoi ils ont tort, parce que tu sais, toi, que le reste, l'insignifiant, l'insoluble, l'irréductible (comme le reste des divisions dont tu as appris qu'elles ne tombaient pas toujours juste) sont les vraies puissances de l'existence. Tu sors du métro, station Bedford Stuyvesant et la première vision qui te frappe est celle de la couleur des taxis. Le jaune criard et tranché dans le coin de ton œil. Dans deux heures, tu comprendras que la puissance de ce jaune prend tout son sens, dans les rues de Manhattan, dans la largeur ventilée de la Cinquième Avenue, dans Times Square de chromatismes surexcités. Le jaune des taxis. Ce que tu as toujours connu sans le toucher et qui est là, comme une succession d'absides et d'ordonnées brutaux (et lents pourtant, car, et c'est bien là ta seule surprise, nul élan, nulle vitesse outrée : un glissement ouaté...) pour laquelle tu ne sais où donner de la tête. C'est alors l'impression que tu n'es pas venu connaître mais vérifier, avérer le flou de ton enfance rêveuse, dans l'intrication des histoires de série B, et l'imaginaire est là, oui, là, dans sa boursouflure intégrale de présences passantes. Les taxis jaunes existaient comme des entités virtuelles, les pacman d'un univers dont ton père te disait : "l'Amérique", comme si ce mot n'avait rien représenté d'autre qu'une illusion désirable (et redoutable). Les taxis jaunes circulent, tu les frôles. Il serait même possible que l'un d'entre eux te percute et que, blessé, tu finisses dans une de ces ambulances blanches filant, hurlante sirène dans une mer de béton, vers l'hôpital ou la morgue. Tu penses à Nicolas Cage. Tu penses à Robert De Niro. Tu penses à Griffin Dunne. Tu n'es que le passager obscur d'un réel assorti à la fiction. Les taxis jaunes défilent. Ils sont la seule vérité tenable de ta mémoire assujettie au désir de la fiction. Tu n'es rien, à les regarder passer : simple vérificateur de tes propres interrogations sur un monde infiniment dupliqué par la fiction. Tu es dans un film, dans le film du moment que tu vis, dans le film de ta vie déroulé à même la correspondance d'une série  quelconque qui commence toujours par un mort, à même les grandes avenues et rues d'une cité quadrillée par le besoin d'horizon. Et d'horizon, toi, tu n'en as pas. Les taxis jaunes te ramènent, d'une certaine façon, à la défaite de ton imagination. Tu es à New york, , trop là. 
    Il y aura les parallèles, les méridiens sur quoi vont glisser, ouest-est, nord-sud, ces abeilles frigides de ton esprit. Puis vient la nuit. Les phares des taxis jaunes lubrifient le fond de ton œil. Ils ont pris plus encore possession du territoire. Ils te cernent. Leur couleur a désormais un luisant magique. Tu ne peux pas les rater. Tu as compris en une soirée que ta présence au monde tient en partie à ta soumission aux clichés que l'on t'a donnés, depuis ton plus jeune âge, et qui font de toi un assermenté des imageries collectives. Voilà pourquoi, malgré la tentation, tu t'abstiendras d'en héler un. Tu ne prendras pas le taxi. Tu marcheras autant qu'il t'est permis, tu marcheras, habité d'un certain sentiment de dérision, parce qu'au fond, tu sens instamment la primauté de la fiction...