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Pour qu'une entreprise d'exploitation réussisse, l'histoire doit coller à la tendance lourde du moment, aux lignes de force structurant en profondeur l'évolution sociale. Les ahuris qui voient en Macron un renouveau politique sont doublement idiots, en surface et en profondeur. En surface, parce qu'ils oublient, dans un effort amnésique assez remarquable, que le jeune homme n'est pas neuf, ni dans dans son parcours classique, ni dans sa trajectoire politique hollandiste. En profondeur, parce qu'il n'est, dans sa logorrhée d'illuminé télévangéliste, que le relais d'une transformation politique que d'aucuns et non des moindres (Zygmunt Bauman, récemment disparu, Frederic Jameson, Christopher Lasch, Jean-Claude Michéa, Rawi Abdelal, sans parler des "ancêtres" comme Benjamin ou Hannah Arendt) ont dénoncé, transformation qui, sous couvert d'un esprit d'ouverture, veut maximiser le contrôle économique pour le confondre avec l'autorité politique et la détruire in fine.
La réussite macronienne est, d'une certaine façon, une mise en abyme de l'entreprise plus large que représente l'énergumène. Celui-ci incarne un tout est possible très anglo-saxon, un idéal du moi synthétisant le jeunisme, l'esprit d'entreprise, l'anti-conformisme (d'où la place symbolique de sa femme plus âgée), le goût de l'argent et le vernis culturel (dont l'un des axes est le reniement de tout classicisme, pour un mainstream triomphant à la Frédéric Martel).
Ce qui suit est l'extrait d'un livre de Stéphane Haber dont j'incite évidemment à la lecture intégrale, livre qui éclaire à bien des égards l'horreur politique et culturelle dans laquelle nous plongeons aveuglément.
"[...] le néocapitalisme n'hérite pas seulement de motivations antérieures à lui ou distinctes de lui qui, présentes dans son milieu social, présupposées comme autant de conditions externes données, lui permettent de correspondre aux intentions et aux intérêts de certains individus : il n'influence pas seulement le monde ; il tend en outre à produire affirmativement ou du moins à investir avec bonheur un système de liens très denses avec le monde. C'est d'ailleurs ce qui lui permet d'avoir, dans certains de ses aspects, cette allure décentralisée, diversifiée et ubiquitaire (le réseau fluide plutôt que le tout fermé sur soi, la cohérence d'assemblages compliqués plutôt que l'organisation nette dans sa fixité écrasante) qui a souvent été remarquée. C'est elle qui, très visible à l'échelle internationale (un monde économique désormais multipolaire), se retrouve aux différents niveaux de l'activité économique dans le management de grande entreprise, par exemple, même si d'autres facteurs interviennent.
Il y a mieux encore. Non seulement le capitalisme récent a, de ce fait, plutôt réduit la distance qui le séparait de la vie dans les configurations antérieures, mais, dans certains secteurs, il s'est ressourcé grâce à la mise œuvre du projet consistant à diminuer cette distance. Réduire ou supprimer sa propre extériorité par rapport au monde ou à la vie constitue même aujourd'hui l'horizon de sa croissance ; c'est pourquoi il semble concentrer sa souplesse et sa mobilité, manifestées, comme on l'a rappelé, par toute son histoire passée, en ressource endogène et actuelle de développement.
L'extension du travail "immatériel" forme, en amont, la condition de possibilité de cette inflexion. Le travail, en devenant immatériel, se fait perméable à l'expression de pouvoirs corporels et vitaux de plus en plus nombreux. Par rapport à l'âge industriel, il paraît impliquer un ensemble plus large de compétences, réclamer aux corps et aux esprits des efforts plus variés, donc un peu plus à la mesure, en quelque sorte, de la souplesse de la vie elle-même. Dans un certain nombre d'emplois, la répétition taylorienne tend à céder la place à la sollicitation des talents, à la rechercher de l'improvisation heureuse. En aval, nous avons bien sûr ce formatage des esprits que les critiques du néolibéralisme ont si brillamment analysé ces derniers temps. Tout le monde doit personnellement intérioriser ce que les prétendues lois de l'économie imposent d'en haut à la société entière, à commencer par la course à l'efficience compétitive sans merci. La vie doit se saisir elle-même, s'ajuster à un rythme qui va s'accélérant. Elle doit prendre à cœur des objectivités détachées décomplexées qui veulent aller toujours plus loin, plus vite, et pas seulement obéir à la force d'inertie qui les a fait sortir autrefois du monde de la vie.
Mais nous avons également, de façon complémentaire, ce capitalisme contemporain, réactif, énergique, postmoderne, hyperintelligent, que nous ne connaissons que trop bien -le capitalisme d'optimisation, directement branché sur de nombreuses expressions de la souplesse vitale et existentielle, devenu lui-même singulièrement subtil et plastique dans l'emprise qu'il exerce sur elle. C'est, par exemple, le capitalisme qui, au lieu de se présenter comme un carcan totalitaire ou comme une pénible obligation (il faut s'industrialiser pour sortir de la pauvreté et de l'arriération) cajole l'individu et ses lubies, investit le biologique sur plusieurs fronts, vise la santé et l'amélioration performante, vit d'une communication sans bornes qui élargit tous les horizons, se montre plus à l'aise avec la création de contenus intellectuels créatifs qu'avec la production en série de gros objets industriels importuns.
C'est donc ce capitalisme qui, sans qu'il puisse être uniquement question de "récupération", absorbe, parce qu'elle s'avère rentable, l'aspiration vécue à sortir de l'aliénation, de la monotonie, de la routine, du suboptimal, au nom d'une certaine conception tonique de la vitalité : au nom, finalement, d'une exigence radicalisée de souplesse en acte. Une certaine addiction générale à la dynamique expansive comme telle s'en dégage. Elle attire à elle et finalement satellise presque toutes les valeurs. Les institutions qui expriment et diffusent cette addiction, comme certaines grandes entreprises, deviennent des attracteurs universels : presque tout ce qui, dans la société, se veut actif, intelligent, dynamique et créatif se met irrésistiblement à leur ressembler. Ainsi, le marketing et le management, entendus comme techniques d'optimisation réflexives ajustées à un expansionnisme devenu intransigeant, donnent-ils l'impression de se retrouver partout. En tout cas, désormais, ce capitalisme sait faire autre chose que rejouer sans cesse la même sinistre mélodie de l'exploitation du travail industriel et de la domination de classe à la manière du XIXe siècle."
Stéphane Haber, Penser le néocapitalisme. Vie, capital et aliénation, Les Prairies ordinaires, 2013
Les Prairies ordinaires est une remarquable maison d'édition, dont l'orientation éditoriale permet, dans les domaines de la sociologie, de la politique, de l'économie mais aussi de l'esthétique ou de la culture, de mieux appréhender l'apparent désordre du monde et sa recomposition masquée pour l'établissement d'une terreur organisée pour le profit encore plus phénoménal de quelques-uns. J'invite les lecteurs à aller sur leur site et à consulter leurs publications
Quand je vois l'agitation et le cirque faisandé qui se prépare pour 2017, pour lequel on nous vend par exemple Macron pour une nouveauté (1), et le spectacle consternant de ces faux dévots, qui usent jusqu'à la corde de la rhétorique hypocrite dès qu'ils veulent s'adresser au peuple qu'au fond ils méprisent implacablement, je repense à ce roman de Gogol, Les Âmes mortes, paru en 1842. Les âmes en question sont les serfs attachés à un domaine et dont le nombre permet, entre autres, d'établir la valeur de ce domaine. Les âmes mortes désignent les serfs décédés, autour desquels le personnage principal, Tchitchikov, veut monter une escroquerie. Il s'agit d'exploiter avec indécence et la misère humaine. Tirer profit d'êtres sans droits jusque dans leur disparition. Il y a dans ce roman grinçant un je ne sais quoi de contemporain.
Le jeu dit démocratique, organisé de façon récurrente autour de l'élection, dans sa dérision morbide, alors que le délitement actuel prépare ou une guerre civile, ou un système à l'américaine, voire à la sud-africaine (ou à la brésilienne), ce jeu-là me donne l'impression de reposer sur cette conception inavouée que le citoyen est une âme morte. Non pas qu'il soit sans valeur intrinsèque, mais on lui dénie de pouvoir en faire quelque chose. Et, régulièrement, on vient secouer le cimetière pour que chacun s'exécute, alors même que le système que l'on met en place, le libéralisme débridé en appui sur la mondialisation, l'exécute.
Nous sommes, dans l'apparence de notre citoyenneté, de la même matière que ces autres personnages, de Peter Handke, les acteurs déjà morts de La Chevauchée sur le lac de Constance. Des spectres...
(1)J'y reviendrai dans un prochain billet.
Erdogan a failli se faire renverser par un coup d'état. Le putsch militaire a échoué. L'inspiration kémaliste des opposants, devant le projet islamiste du président derrière lequel se cache un dictateur classique tel que sait en produire à la pelle la politique qui n'a que le Coran comme finalité, a été balayée, à la fois dans le pays, et dans les jugements qui ont été portés par les puissances spectatrices.
L'Amérique d'Obama s'est empressée d'apporter son soutien au menacé. Oui, Obama, celui qui devait changer le monde, celui dont l'élection fit pleurer des journalistes ignares et des citoyens imbéciles, celui dont le bilan est désastreux, si l'on considère la situation de violence et de pauvreté qui sévit dans les classes les plus populaires de ce pays, à commencer par celles qui vivent dans les ghettos, cet Obama-là, dont il ne fallait pas être grand clerc pour estimer qu'il ne ferait rien d'autre que suivre la ligne américaine définie ailleurs que dans le bureau ovale, a défendu Erdogan. L'Europe a emboîté le pas, et dans l'Europe, les islamo-gauchistes au pouvoir ont évidemment payer leur écot. L'insuffisance présidentielle a applaudi des deux mains à la sauvegarde de la démocratie turque. Et depuis que le sieur Erdogan fait régner la terreur sous prétexte d'une reprise en main, emprisonnant, mettant à pieds, limogeant à tour de bras, c'est le silence radio. La possible élection d'un candidat d'extrême-droite en Autriche les émouvait davantage.
Nul doute que pour les temps à venir, ils nous resserviront, pour la politique intérieure, le péril brun, la menace lepéniste et leur litanie sur le fascisme qui ne doit pas passer. Sauf s'il est vert. Et puisqu'on parle des Verts, rappelons qu'un cadre de EELV, Jean-Sébastien Herpin, après la tuerie d'Orlando, revendiquée par l'EI : "la différence entre La Manif pour tous et #Orlando ? Le passage à l'acte". On appréciera à sa juste valeur intellectuelle le parallèle entre des manifestants pacifistes, dont tous n'étaient d'ailleurs des catholiques, mais qu'on réduisit souvent à des cathos fachos intégristes, et les terroristes de l'EI. Quand la haine des curés atteint ce degré, il n'y a plus rien à espérer. Mais cet épisode n'est pas, loin s'en faut, une gaffe individuelle. La police fut autrement zélée avec ces manifestants-là et les veilleurs qui leur étaient affiliés qu'avec les imams salafistes et les radicaux du Croissant. Leur couardise devant la montée de l'islamisme est leur fond de commerce.
Ce terreau-là sert donc à défendre Erdogan et à vouer aux gémonies Marine Le Pen. C'est, en quelque sorte, un anti-fascisme (ou prétendu tel) à géométrie variable. Cette leçon me suffit pour savoir ce que je dois faire et qui je dois craindre. Il y a peu, c'était en 2012, Valls nous servait la version du loup solitaire et Merah était un "enfant perdu de la République". Le même nous sort aujourd'hui des fiches S par milliers. Mais il ne faudrait surtout pas faire d'amalgame, c'est-à-dire ne pas placer le débat sur le plan politique, surtout pas. Sauf pour les cathos.
Pour finir sur une note turque, revenons à ce que disait Erdogan en 1996 : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants seront nos soldats. » C'est le même que Hollande and co protègent. Dont acte.
Le Brexit vaut moins pour le résultat dont il procède que pour les réactions qu'il suscite. C'est sur ce plan-là, une fois que justement le choix des urnes a été proclamé que l'on voit les langues se délier et l'art de la communication prendre bizarrement ses quartiers d'hiver pour une révélation sublime des considérations profondes des classes dirigeantes, qu'elles soient politiques, économiques ou intellectuelles.
Tout procède d'abord de l'appréciation référendaire. C'est l'un des pièges subtiles que les prétendues démocraties ont tendus à la population pour se revêtir des habits de la liberté. Le referendum, c'est la parole donnée au peuple, une sorte d'opération fondamentale par quoi le lien entre les citoyens et leur(s) dirigeant(s) se réaffirme ou se consolide. Plus encore que les modes électifs classiques (présidentiel ou législatif, pour simplifier), le modus operandi serait le moyen suprême de vérifier sa légitimité. La plus belle preuve de cette lecture, pour ce qui concerne la France, renvoie à l'exemple gaullien (1). Devant le délitement du pouvoir pendant les événements de mai 68, de Gaulle voulut reprendre la main. Plus encore : il voulut vérifier la légitimité de son pouvoir. Le referendum sur le Sénat et la régionalisation n'était qu'un prétexte. Il le perdit. Il s'en alla. Cette manière de faire pourra surprendre les jeunes générations, tant elles sont habituées désormais à voir des sangsues politiques se déjuger et faire fi des scrutins auxquelles elles sont soumises, à commencer par le vote sur la constitution européenne de 2005. Peu leur chaut la défaite. Elles usent des artifices du sophisme le plus éculé pour justifier de leur maintien. Le peuple est bête. Son droit de vote ne peut être qu'un blanc-seing à leur doctrine, sans quoi ils (le peuple et le vote) ne servent à rien. Si vous avez une raison d'être, c'est en esclave zélé de leur grandeur de vue et de leur sens de l'avenir.
Ce qu'il y a d'évidemment singulier dans l'histoire, c'est le goût des élites bourgeoises et affairistes à jouer avec cette arme dont elles savent pourtant qu'elle n'est pas sans danger. Sur ce point, je crois qu'il ne faut pas trop se bercer d'illusions : les naïfs y voient un moyen de prendre la parole, d'avoir voix au chapitre (2). Pour certains, ce serait même un moyen révolutionnaire pour tout chambouler, ce dont témoigne en partie le dernier épisode du Brexit. Soyons plus circonspects et plus cyniques. Le recours référendaire a un petit air plébiscitaire. Dans le fond, le bourgeois libéral français qui nous gouverne a décapité un roi et se moque de Napoléon III mais, au fond, il a des aspirations de figure nationale comme seul pouvait en donner l'Ancien Régime. Dans tout républicain au pouvoir sommeille un royaliste honteux et un chef de guerre larvé (3). Le referendum n'est donc pas un acte où l'on s'en remet au peuple mais un moyen de vérifier qu'on peut en faire ce qu'on veut. En général, on s'arrange pour que tout se passe bien, mais il y a des ratés, quand des veilleurs, comme en 2005, se servent de la Toile pour contourner la propagande officielle politico-médiatique, torpiller les partis de gouvernement et 96 % des journalistes qui étaient en faveur du Oui.
Les grands esprits ne sont pas bons joueurs. Ils n'aiment pas perdre et sont enclins à donner des leçons, à expliquer leur défaite par le manque de lucidité des autres, la démagogie ambiante et, même s'ils mettent des bémols, le déficit de conscience politique de ceux à qui on a accordé le droit de vote. Sur ce dernier point, j'opinerais aisément du chef, trouvant effectivement regrettable que ma voix se noie dans la bêtise massive de la démocratie politique. Mais le dire ainsi vous fait passer pour un immonde élitiste, un méprisant de première, voire un fasciste, alors que mon expérience du monde me permet de dire que c'est pourtant une des idées les plus répandues chez les citoyens : la tare du voisin est rédhibitoire et l'on se désole qu'il ait les mêmes droits que vous. L'éducation et l'hypocrisie masquent ces mauvaises pensées. C'est dommage. Très dommage.
Revenons au Brexit vu par les grands esprits. Deux exemples suffiront. Le premier met en scène une idiote qui enseigne à Sciences-Po (4). Elle s'appelle Florence Faucher. Elle est spécialiste du Royaume-Uni et sur une chaîne d'info en continu, elle vient expliquer que les Anglais, à l'inverse des Ecossais et des Irlandais, sont peu au fait de l'UE, qu'ils en ont une connaissance très limitée, et que les interroger sur ce sujet, c'est douteux. Les différences de vote proviennent de cet écart d'éducation politique. Elle se demande même si on peut considérer ce referendum comme très démocratique. Pas moins. En clair, la voix au peuple (qui n'avait rien demandé, rappelons-le : cet événement procède d'abord d'une manipulation de Cameron pour pouvoir durer dans sa fonction de Premier Ministre), c'est d'abord produire une situation où triomphent les imbéciles. Pour que tout se passe au mieux et que la démocratie soit respectée, il aurait donc fallu que les Anglais (hormis les londoniens évidemment) ne votassent pas. C'est là l'antienne classique depuis trente ans des battus européistes, quand le troupeau ne va pas dans leur sens. Devant une telle outrance dans l'affirmation, qui mélange l'absence de fondement solide sur le plan intellectuel, le jugement à l'emporte-pièce et une conception pour le moins restrictive du vote démocratique, je me suis étonné (pas vraiment, avouons-le) du silence en studio. Eût-elle réclamé le retour du vote censitaire que nul n'aurait bronché. Ce qui était remarquable dans ce discours tenait en fait à ce qu'il procédait d'un glissement d'un fait (l'éloignement des Anglais de la question européenne) vers une interprétation juridico-politique qui voulait se donner toutes les apparences de la vérité, du bon sens et du droit. Cette sotte devrait aller en Afrique conseiller les tyrans au pouvoir, qui savent si bien organiser des élections truquées, ou les refaire selon leurs désirs. Elle serait sans aucun doute de bon conseil.
Le deuxième exemple est celui d'Alain Juppé. Le meilleur d'entre nous. Ce jugement de Chirac éclaire d'emblée le personnage. Adoubé par un médiocre qui finit à l'usure à la Présidence, il ne peut, quoi qu'on en dise, voler sur les ailes de la pensée, comme disait Platon. Alain Juppé... L'homme d'état, qu'on nous vend pour 2017, et pour lequel les électeurs de gauche iront voter par peur du fascisme aux portes de Paris. Il fut Premier Ministre et balayé par la rue, comme le grand vent renverse les poubelles. Il fut condamné. Il s'exila au Canada, mais revint, pour finir ministre des Affaires Etrangères de Sarkozy. Bref, un homme de haute stature, dont on vante la rigueur, la raison, l'intelligence. Il a beau s'acoquiner avec un iman de l'UOIF, il est formidable, et la France entière attendait sa réaction sur le Brexit. Elle se passa en deux temps. Il a d'abord tiré à boulets rouges sur l'Europe lointaine, bureaucratique, quasi déshumanisée. C'était très drôle, intellectuellement, de voir ce penseur reprendre les arguments des pourfendeurs de la machine infernale dont il louait les mérites il y a peu. Sans doute pris par le temps, il n'avait pas eu le temps de consulter un spin doctor. Mais l'animal politique s'est vite ressaisi et lorsque la question d'un possible referendum en France s'est posée, il est vite monté aux créneaux. Dans une interview au Monde, il dit ceci : « Organiser un référendum en France aujourd'hui serait totalement irresponsable ». Il ajoute : « Je ne suis pas contre un référendum – ce serait paradoxal pour un gaulliste –, mais je pense qu'une telle consultation populaire se prépare ». Bel exercice de casuistique. Ne pas être contre un principe (le referendum) mais en contester le besoin (aujourd'hui), sous couvert d'une volonté qui ne dit pas son nom : faire que tout se passe comme il l'entend, par le biais d'une propagande adéquate, ce que révèle l'idée d'une préparation au vote. Magnifique jeu d'équilibriste qui montre à quel point Juppé n'a rien compris à ce qui se passe. A-t-il jamais rien compris d'ailleurs, en petit apparatchik de la mare politique qu'il est ? L'irresponsabilité dont il parle, elle est d'abord la sienne. Il ne peut se dédouaner d'avoir donné les clefs de l'Europe à des affairistes libéraux faisant allégeance aux Etats-Unis, dont le seul objet est de détruire l'Europe, ses fondements historiques, ses racines chrétiennes, et plus particulièrement catholiques, de déraciner les individus, de déterritorialiser une culture pour l'intégrer dans une idéologie cosmopolite qui n'a de sens que pour une petite élite. En fustigeant l'éventuelle irresponsabilité référendaire, il adopte la posture de la raison. Mais quid de l'engagement pour faire gagner la raison ? Que ne s'est-il exprimé haut et fort pour le Remain, si le sort de l'Europe était en jeu ? Que n'a-t-il franchi la Manche pour assurer les Anglais d'un soutien de poids, puisqu'il se voit déjà l'Elysée ? Il n'a pourtant rien fait. Il est resté sur son quant-à-soi, dans ses manigances hexagonales et ses querelles d'investitures et de primaires. Il est demeuré le médiocre hautain que nous avons toujours connu, qu'une réussite à des concours ardus, dans sa jeunesse, a gonflé d'orgueil et de prétention. Il n'a certes pas le visage avenant de Chirac, ni les manières teigneuses de Sarkozy. Il a quelque chose de balladurien. Confit et poussiéreux, il descend de son Olympe pour dire la bonne parole. Il est sentencieux et satisfait et toujours prêt à rejeter sur autrui les fautes dont il est en partie coupable. Il disserte sur le Brexit et sur les conséquences du referendum avec une conscience bureaucratique toute balzacienne et une inquiétude d'Iznogoud qui sent l'opportunité de devenir calife à la place du calife. On entend dans son argument de l'irresponsabilité l'angoisse d'une fausse manœuvre qui viendrait mettre à bas l'échafaudage de ses ambitions politiques.
C'est justement de cette incurie intellectuelle, de ce mépris pâlement aristocratique qu'une partie importante de la population souffre, et qui explique ses désirs dits populistes, lesquels ne sont essentiellement fondés que sur un besoin de reconnaissance, un respect de la parole donnée et un langage de vérité. Alain Juppé, mais il n'est pas le seul, a encore une fois montré qu'il n'avait que faire de ceux qu'il prétend défendre. Son nez gaullien est un postiche. Il n'est qu'une des membres actifs d'une idéologie qui veut notre mort morale et intellectuelle. Le mépris qu'il ne peut s'empêcher d'afficher, malgré tous ses efforts, est une des causes du vote protestataire. Tellement imbu de lui-même, il ne comprend d'ailleurs pas que ce vote s'arme chaque jour davantage d'un substrat idéologique qu'il faudra bien prendre en compte.
Pour l'heure, les critiques autour du referendum anglais souligne combien la défiance des élites pour le droit des peuples à s'exprimer est un problème majeur de nos prétendues démocraties. Il ne suffit pas de promettre une inflexion dans le modèle européen qui sévit depuis quarante ans. C'est tout le système instauré sous Jacques Delors qui est en cause. Le mauvais exemple anglais, comme il y eut un mauvais exemple français en 2005, dans le jugement moral qu'y associent les responsables politiques au pouvoir, prouve que le droit de vote n'est pas tant un droit qu'un devoir, un devoir de bien voter, c'est-à-dire dans le sens de l'Histoire telle que la conçoivent les européistes mercantiles avides de notre amnésie culturelle.
(1)Faisons ici une différence de taille, dans le lexique, entre gaulliste et gaullien. Le gaulliste se réclame du général de Gaulle. C'est un estampillage, une marque que s'arroge tel ou tel pour pouvoir justifier de son accent ou de l'inspiration qui motive son action. N'importe qui peut se prétendre gaulliste. Prendre en est que des traitres à la nation comme Chirac, Juppé, Fillon ou Le Maire se réclament du gaullisme. Leur gaullisme est un cache-misère pour masquer leur esprit de collabos européistes. Le gaullien, lui, n'oublie pas les mots du résistant dans ses Mémoires :"Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie "se fait une certaine idée de la France". Sur ce point, les choses sont claires. Le dernier politique d'entre eux fut Philippe Séguin, lequel fut l'adversaire désigné par François Mitterrand au moment du traité de Maastricht (et reconnaissons alors au Florentin d'avoir mesuré combien l'urgence était de terrasser une figure possiblement historique), lequel fut aussi abandonné par le minable corrézien qui se rallia au "oui" par opportunisme politique, dans l'espoir (qui se transforma) d'une accession à la présidence.
(2)Et non droit au chapitre. Mais ceux qui ont de la culture religieuse savent d'où vient l'expression...
(3)Hollande trahit sa normalité quand il se donne des allures de chef des armées. Il frétille, sent l'odeur de la poudre, le goût des noms de bataille. C'est là qu'il est le plus ridicule, d'ailleurs.
(4)Nid à crétins solennels qui ont au printemps de cette année organisé un "jour du voile", pour que l'on comprenne ce que cela faisait d'être voilée. Plutôt que de se la jouer ouverts et cosmopolites sans quitter les beaux quartiers de Paris, je les aurais bien invités à partir dans les terres de Boko Haram, de l'EI ou en Arabie Saoudite, pour qu'ils vivent le monde plutôt que de le considérer abstraitement. Ils auraient pu se proposer en monnaie d'échange comme les lycéennes enlevées et réduites à l'esclavage sexuel.
"Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate, s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche et de l'imagination particulière ; tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale."
Voilà ce qu'écrit André Suarès dans L'Art du Livre, en 1920. Ce n'est pas très aimable pour l'époque contemporaine perdue dans sa course consumériste consacrant l'amour de soi. Mais il est vrai qu'on ne peut pas tout faire en même temps. On ne peut guère se tourner vers autrui, vers une parole étrangère, singulière et réclamer son dû de "moi, je" n'ayant pas dépassé le stade du miroir.
Parce qu'un livre, c'est aussi une écoute : celle d'un chant qui vient d'ailleurs, par définition, et souvent, pour ses plus belles inflexions, de loin. Si la lecture peut encore perdurer, comme acte technique de déchiffrage (et même les plus ignares savent décrypter leurs sms laconiques), le livre est lui amené à n'être plus qu'une relique en des temps sombres. La démocratie ne peut survivre sans le triomphe de la bêtise. Elles sont consubstantielles. Que faut-il entendre par là ? La démocratie n'a de fonction que dans un cadre libéral. Elle est l'excuse politique du triomphe économique. Ce n'est pas le pouvoir pour tous, mais l'accès pour le plus grand nombre au marché, selon une logique marketing de plus en plus fine et terrible. Le livre n'y a pas sa place, sinon comme répertoire de cuisine, de bricolage ou d'aménagement d'intérieur. Le livre, le vrai : ce que la littérature donne à méditer et à vivre, n'a plus sa place. Il faut être de son temps, c'est-à-dire disponible et la lecture est triplement anti-démocratique. Elle se pratique seul ; elle attend le silence : elle est un "addendum à la création" (Julien Gracq), quand la puissance post-moderniste suppose que tout est là et maintenant. L'intelligence algorithmique est l'ultime borne des temps contemporains, quand la littérature ressemble plutôt à un espace. On n'y vient pas buter contre plus fort que soi, comme ces pauvres joueurs d'échecs et de go qui ont découvert, dans leur défaite contre la machine, qu'ils n'étaient que de sombres idiots calculateurs (1) ; on y vient pour y trouver un esprit, pour se battre, pacifiquement et spirituellement, contre une âme. C'est, on s'en doute, plus périlleux et plus déroutant. La littérature ne rassure pas ; elle est un chemin de traverses, un écho, un mélange de peur (parce qu'on y découvre un territoire inconnu) et de jouissance (parce qu'à la fréquenter avec fermeté, on s'y installe et on y forge son pays).
La grandeur des propos de Suarès résulte aussi de cette compréhension aiguë du combat qui s'est engagé, à partir de la révolution industrielle, entre la pensée qu'on dira spéculative et la raison pratique (merci Kant...). L'ardeur est dans le gain et les techniques d'accroissement du gain, quand la littérature est une perte, à commencer par une insupportable perte de temps (2). L'homo festivus de Philippe Muray ne peut pas être un lecteur. La lecture, ce sont de grands blancs dans un agenda, des "vides", quand le moindre pékin se gargarise d'avoir rempli toutes les cases horaires de chaque jour.
Je ne crois pas au hasard quand les deux grandes œuvres de la littérature française, celle, autobiographique, de Chateaubriand, celle, romanesque, de Proust s'acharnent avec le temps, à le creuser, à contourner le présent pour mieux le saisir. Chez ces deux écrivains, la remembrance n'est pas un exercice technique de la mémoire : elle est le dénombrement de la disparition. Chez l'un et l'autre, une inquiétude et une forme mélancolique de la recollection. Comment cela pourrait-il entrer dans l'esprit du quidam hyper-contemporain, névrosé d'être soi constamment, parce que soi, c'est être le monde ? (3)
Parfois, la révolte se fait une place, mais le plus souvent je n'espère plus qu'une chose : que l'enfer advienne le plus tard possible et que je n'ai pas le temps de voir les bibliothèques brûler, le monde réduit aux borborygmes acheteurs, à une vie d'écrans et de mots tronqués. Pour cela, il faut une dose assez forte d'optimisme, que je ne trouve qu'en reversant mon effroi dans l'univers de Julien Sorel, de Charles Swann, du prince Mychkine, ou dans les pièces de Shakespeare...
Doublement sauvé par la littérature.
(1)Et sur ce plan nul doute que la machine finira toujours par gagner. La rapidité des circuits imprimés et des puces signe la mort de l'homme comme machine.
(2)Pour cette raison, le lecteur assidu est une figure assez singulière de l'oisif, voire du fainéant depuis longtemps. Mais son vrai péché est ailleurs : il est en retrait
(3)Mais on pourrait aller se promener aussi du côté de chez Joyce, où la concentration temporelle, une journée pour un livre infini, prend le problème à l'inverse, avec tout autant de brio et de beauté.
Ubu : ahh, ahha, aaaah, aah...
Pousse-patins : Pourquoi ris-tu, Père Ubu ?
Ubu : Je lis les nouvelles du monde et elles sont fort risibles, en effet !
Pousse-patins : Qu'y a-t-il de si drôle ?
Ubu : Écoute ! En Francheconnerie, on a appelé le peuple de gauche à voter pour Casquobol, le si grotesque Casquobol ! Aahh, aah, aaah ! Ce peuple de gauche !
Pousse-patins : Tu veux dire, Père Ubu, ce bon peuple de gauche !
Ubu : C'est vrai, j'oubliais l'adjectif. Je dirais même plus : ce trop bon !
Pousse-patins : Oh, oui ! Trop bon !
Ubu : Mais il ne faut pas s'étonner, par ma chandelle verte. Tout est possible, et surtout le pire.
Pousse-patins : Ils pourront toujours danser au bal des cocus.
Ubu : Sûr qu'ils pourront danser, chanter et reprendre à tue-tête leur devise nationale
Pousse-patins : Leur devise nationale ?
Ubu : Oui, elle est très belle : usinoir, urinoir, isoloir ! Aaah, aaah, aah !
Pousse-patins : Très parlant, je trouve.
Ubu : Tout à fait. C'est pour cela qu'on peut en rire. Mais rien d'étonnant.
Pousse-patins : Pourquoi ? Comment cette grande arnaque est-elle seulement possible ?
Ubu : On appelle cela la démocratie libérale.
Pousse-patins : Démocratie libérale ? Je n'entends guère ce que tu me dis là, Père Ubu. J'attends que ta chandelle verte m'éclaire.
Ubu : Cornegidouille, voilà qui n'est pas difficile. Écoute bien, parce que je vais étymologiquement élucider le mystère
Pousse-patins : Je suis toute ouïe.
Ubu : Démocratie libérale est composé de deux mots. Libérale vient du grec et signifie "pompe à phynance". Démocratie vient aussi du grec et signifie "pompe à merdre". Saisis-tu la correspondance ?
Pousse-patins : Je ne la saisis que trop.
Ubu : Adoncques le mécanisme est le suivant. Pour que la "pompe à phynance" puisse fonctionner au mieux pour ceux qui la tiennent, il faut mettre en branle la "pompe à merdre".
Pousse-patins : Et comment s'enclenche ce sytème qui relie l'une et l'autre ?
Ubu : Grâce à un instrument de papier qu'on appelle familièrement bulletin de vote mais que les spécialistes savent nommer de façon plus adéquate : le torche-cul.
Pousse-patins : Nous y sommes.
Ubu : Effectivement.
Pousse-patins : Et cela explique-t-il la faveur faite à Casquobol ?
Ubu : Certainement. Nul doute qu'avec lui la "pompe à phynance" fonctionnera plus, arrosera mieux, que veaux, vaches et cochons seront plus gras dans les couloirs du pouvoir ! (il soupire).
Pousse-patins : Et les gens ne disent rien.
Ubu : Ils se sentent d'importance avec leur torche-cul, les mains bien grasses, le dimanche. Ils appellent cela : maîtriser son destin. (Il soupire)
Pousse-patins : Tu as l'air songeur, Père Ubu...
Ubu : Je le suis, en effet
Pousse-patins : Pourquoi est-ce ?
Ubu : La nostalgie de mon crochet à nobles, mon pauvre Pousse-patins. Mon crochet à nobles. Que de grandes choses nous avons faites... T'en souviens-tu ?
Pousse-patins : Chasse ta mélancolie, Père Ubu, parce que, de toute manière, tu n'es pas un Franchecon.
Ubu : Certes. Tu as raison. Je ne suis pas un Franchecon. Qu'ils se démerdrent. Ou pas...
Alfred Jarry, Ubu voyageur (posthume)
Je me souviens d'un temps où les journalistes analysaient les informations ou les événements. Cette époque semble révolue. Aujourd'hui, ils décryptent. Cette évolution linguistique n'est pas anodine, je crois. À mesure que l'accélération (voulue ou simulée) du monde s'accroît, et que leur magister faiblit (la médiocrité journalistique a une courbe exponentielle ascendante...), ces pauvres gens se retranchent derrière une illusoire capacité à dévoiler le monde qui nous entoure, comme de véritables mages.
Ainsi donc le présent n'est-il plus seulement une somme d'éléments sur lesquels on pourrait exercer sa raison, ce qui est le principe de l'analyse. Il est un mystère dont le sens n'est accessible qu'aux seuls initiés. Le présent verse dans un ésotérisme dont le génie (bon ou mauvais) ne se dévoile qu'aux happy few, lesquels happy few n'ont rien à voir avec les lecteurs espérés et lointains de Stendhal, mais avec un marigot de journaleux, de spécialistes et d'experts qui ont couvert et serviteurs sur les ondes et dans les pages quotidiennes ou hebdomadaires.
Le décryptage est une des traces linguistiques de cette nouvelle manière d'en imposer non seulement au quidam et au populaire mais plus largement au spectateur, qu'il ait ou non un bagage intellectuel. Alors que l'hexagone fleurit de bac +5 incapables d'écrire une phrase correctement, de bacheliers mention très bien incultes, il fallait bien déplacer le curseur sur l'échelle de la difficulté pour justifier de l'intérêt d'un monde de l'information en plein inflation.
De fait, le décryptage est d'autant plus nécessaire que les chaînes d'infos en continu et l'ouverture des versions web pour les journaux ont singulièrement appauvri la valeur intrinsèque des informations. Plus que jamais, celles-ci sont de créations ex nihilo, selon les fluctuations de l'intérêt économique. Dans cette perspective, le décryptage est une construction de sophistes pour faire d'un rien un questionnement crucial et profond. Il est indissociable de la vanité des objets choisis. À ce titre, les bavardages incessants du 20 heures politiques de BFM sont l'archétype de cette suffisance qui tourne à vide. Les petites phrases, les mines, les silences y sont traduits pour notre plus grand bonheur. Le décryptage donne à l'inanité des propos et à la vulgarité du discours de Duflot, Placé, Copé, NKM, Valls et consorts des allures de manigances subtiles dignes du Grand Siècle.
On pourrait faire la même chose avec les commentaires des experts économiques et des géo-stratèges. Notre idiotie supposée est en fait le tribut de cette démocratie médiatique qui n'a pas d'autre mode de fonctionnement pour se justifier que d'occuper le terrain en imposant ses règles, ses sujets, son jargon et ses décrets. Tout cela pour nous maintenir dans un obscurantisme paralysant et culpabilisateur...
Dans le même temps, la lecture des journaux (à commencer par Le Monde) est devenue un pensum tant les idées et le style ont disparu. Le décryptage est une escroquerie mécanique pour esprit formaté. Il est la mort du verbe. Une mort de plus dans ce siècle dévastateur...
L'échappée berlinoise de Valls est déjà oubliée. Peut-être ne l'est-elle pas de de l'un ou l'autre d'entre nous mais cela importe peu. Notre volonté de garder en mémoire un fait aussi symbolique relève pour le flot médiatique (1) d'une aspiration réifiée à la pesanteur. Ce que j'écrivais, et qui, me semble-t-il, n'était pas d'une grande originalité, mais considérait simplement un acte à tout le moins ridicule de "papa omnipotent pour fifils hors sol", je n'en ai trouvé nulle trace dans les divers journaux que j'ai lus ou écoutés (2).
En revanche, et comme un contrepoint tragique, une question lancinante : sera-ce son Fouquet's à lui, cette tâche indélébile du quinquennat sarkozyen ? Cette interrogation, en forme de comparaison, ou de parallèle, c'est selon, ne vaut pas tant par sa justesse que par les présupposés qui la rendent possible dans le monde journalistique.
Le premier présupposé concerne le fait en lui-même. Ce voyage à Berlin n'a pas de réalité concernant l'homme tel qu'il est. Son arrogance, sa morgue, son jeu ridicule d'homme de la banlieue soucieux de la France alors qu'il pue le blairisme (sans le dire vraiment, bien sûr) n'ont rien à voir avec cette liberté prise avec l'argent du contribuable. Ce voyage ne compte que dans son effet médiatique. Ce qui veut dire, en clair : si faute il y a, c'est d'abord comme un effet de perception, une malencontreuse subjectivité dont l'opinion pourrait faire un usage plus ou moins vindicatif à l'égard du sieur Valls. Le peuple aura-t-il de la mémoire ou non ? Le peuple sera-t-il rancunier ou non ? Le peuple sera-t-il indulgent ou non ? Le peuple sanctionnera-t-il ou non ? En déplaçant le curseur du côté de la population, on produit aussi une étrange modification du fait. On minimise celui-ci pour considérer les possibles délitements d'une réaction outrancière, alors qu'il faudrait, nous dit-on, juger le politique sur ses actes concrets. La complaisance médiatique commence dans ces eaux troubles, quand, devant l'énergumène indélicat, on se retourne vers ses juges symboliques pour voir s'ils vont rester dans la mesure ou non. Petit travail subreptice de culpabilisation pour les uns que l'on mâtine d'un peu d'humanité pour celui qui se dévoue à la chose publique. Se demander si Valls va le payer, c'est se demander si les parents vont sanctionner le gamin. Là aussi, il y a une psychologisation masquée et débile du rapport entre la sphère politique et ceux qu'elle représente (3). La question est là : pardonne-t-on à l'aîné parce qu'il a fait le mur pour retrouver ses potes ?
Le deuxième présupposé tient à la place médiatique assignée à Valls en substitut potentiel d'un Hollande défaillant. L'inquiétude autour de cette "bourde" (dixit le Catalan...) est aussi le produit d'une construction en forme de casting pour les années à venir. L'univers informationnel a besoin d'une distribution suffisamment fourni pour fabriquer son théâtre artificiel. Dans l'état actuel l'ectoplasme corrézien n'est pas en mesure de tenir son rang. Il faut donc un candidat de substitution pour que le soap opera de 2017 tienne le couillon en haleine. L'inquiétude autour des effets berlinois est donc le reflet d'une préoccupation marketing propre au monde de l'information dont il faut répéter à l'envi qu'il est désormais (4) un système marchand soumis aux impératifs de la concurrence et qu'il doit produire, par ses propres moyens, la matière qui le fait vivre. Dès lors, la question autour des retombées berlinoises renvoie à deux paramètres à la fois contradictoires et complémentaires. Créer une interrogation pour susciter l'intérêt, voire l'émoi ; neutraliser l'interrogation légitime pour pouvoir conserver dans sa globalité l'équilibre d'un vase clos par quoi le profit et la pérennité du système sont validés.
On retrouve là deux modélisations faciles et factices : faire peur et rassurer. Comme au cinéma. Les mêmes ficelles. Créer l'événement, jouer avec l'événement, puis le vider de son contenu. Sur ce plan, il faut reconnaître que la place prise aujourd'hui par les chaînes d'infos en continu a accéléré le mouvement. Plus de présence donc plus d'intensité. Plus d'intensité donc plus de névrose. Plus de névrose donc plus d'artifice. La mort de la démocratie est à ce prix. Et nous le payons un peu plus chaque jour...
(1)Et sans doute, aussi, pour le militant de base, ce crétin complotiste qui ne voit pour son poulain chéri dans ceux qui demandent des comptes que langues vilaines et esprits retors.
(2)Effort conséquent, il faut le signaler, que de lire la mauvaise prose d'une engeance journaleuse à mille lieues de ce que furent mes lectures de jeunesse...
(3)Ne nous en étonnons pas tellement. Quand, par voie sondagière, on apprend que les Français ont de la tendresse pour Jacques Chirac, on se dit que tout est possible et la médiocrité des représentants n'est qu'un effet de la bêtise de la masse. Bêtise qui commence par une faculté remarquable d'oubli, un art de l'amnésie qui fait rêver...
(4)Mais a-t-il jamais été autre chose ? Le modèle imposé par de Girardin au XIXe siècle tend à montrer que l'évolution contemporaine n'est que l'exacerbation d'un modèle structuré sui generis pour produire de la plus-value.
Photo : Philippe Nauher
Souvenez-vous... C'était il y a dix ans. Le non à la constitution ultra-libéral des collabos gaucho-centro-verts gagnait avec près de 55 % des voix. En vain.
Parce que cette même alliance déconfite passait outre et, en congrès, c'est-à-dire en catimini, selon des procédures de république bananière, s'arrogeait de s'asseoir sur ce que nous avions choisi.
Le débat sur le droit ou non des sarko-traîtres de s'appeler Républicains m'indiffère et l'acharnement de ses opposants à vouloir lutter contre cette confiscation (ou hégémonie, c'est selon) me fait doucement rire. Je ne suis pas républicain, plus républicain parce que je ne mange pas avec le diable, même avec une grande cuillère. Je conchie la république, purement et simplement. Et tout le battage qui est fait par ses sous-traitants, de droite comme de gauche, de Mélenchon à Juppé, des socio-démocrates aux frondeurs roses (1) est d'un ridicule consommé.
On comprend fort bien que depuis 2005 toute cette engeance fait du mot "république" son sésame pour dire qui est bon et qui est mauvais. Il s'agit à la fois de masquer le vide démocratique qui la constitue et de mettre au ban ceux et celles qui en contestent ou en dénient la valeur. Être anti-républicain, c'est être fasciste (et pire encore, sans doute, selon l'achèvement de toute discussion au point de Godwin). Il n'y a pas à revenir sur le sujet.
Et pourtant si ! Je suis anti-républicain puisque cette république depuis dix ans est un coup d'État effectif, un vol démocratique qui a ouvert à cette magnifique prospérité-sécurité-fraternité qu'on nous avait vendue comme un miracle constitutionnel. Être anti-républicain, c'est revendiquer le droit d'exister politiquement et ne pas s'en remettre au temps pour dire que ce qui est passé est passé. On me dira qu'il faut savoir faire avec, aller au delà. Certes, cela pourrait s'envisager si cette même république, cette même claque bouffonne ne remettait sur le tapis le passé de mon pays, sur un mode culpabilisant, dans une langue que l'on doit policer à l'extrême sous peine de procès. Alors, si d'aucuns ont le droit de remonter aux calendes grecques pour demander des comptes à mon pays, il n'est pas interdit de vouloir en demander à ceux qui, toujours en place, nous ont politiquement bafoués.
Le vote piétiné, le droit de ne rien dire (ou presque) : on aurait compris qu'en d'autres époques cela suffisait pour être anti-fasciste. Être anti-républicain, c'est être un anti-fasciste actuel. Ni plus ni moins. Cela n'a rien à voir avec une quelconque filiation avec l'extrême-droite ou des partis dits radicaux. La question du vote n'a rien à voir avec la présente situation. Le problème tient à ce qu'on ne peut accepter pour du droit ce qui est éthiquement condamnable. Ils n'ont que le droit qu'ils ont su manipuler. Nous avons la légitimité, légitimité suspendue par un procédé inique (mais prévu).
La souveraineté, disait il y a plus de vingt ans Philippe Séguin, ne se discute pas, ne s'affaiblit pas. Elle est, ou elle n'est pas. Mon anti-républicanisme vient de cette rupture brutale que représente le vote en Congrès, en 2007, du traité de Lisbonne. Et ils y étaient tous, ces gras et gros, ces ventripotents, ces omnipotents qui battent la campagne en nous faisant croire qu'ils s'écharpent, qu'ils se détestent, que la gauche et la droite, ce n'est pas la même chose.
Mais l'Histoire prouve le contraire, et sans doute cela justifie-t-il que l'on travaille à l'amnésie populaire...
(1)Lesquels sont les exemples caricaturaux de cette république qu'on veut nous vendre. Rien dans le ventre, rien dans la tête. Mais un art savant de se faire mousser et de jouer à "retenez-moi ou je fais un malheur", art grotesque à quoi se réduit la démocratie formelle de ce monde-là... Les sieurs Paul ou Guedj sont, d'une certaine façon, pires que Valls. Ce sont des faussaires moraux.