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démocratie - Page 5

  • Personnel politique (groupe nominal)

     

    La professionnalisation du monde politique n'est pas récente. Elle va de pair, dans les pays de tradition démocratique ancienne (en Europe), avec une importance donnée à la sphère publique comme centre de décisions de plus en plus complexes, lesquelles décisions demanderaient une expérience de plus en plus soutenue, une vision d'ensemble que seuls des cerveaux qui se sont destinés à la chose publique pourraient appréhender.

    C'est bien ainsi que se justifient les happy few du politique pour, et particulièrement en France, traverser les décennies, comme si leurs échecs successifs, leurs approximations ne comptaient pas, tant le petit peuple n'est pas en mesure de comprendre ce qui les anime, cet intérêt général fourre-tout, masquant d'abord leurs ambitions.

    Ils sont devenus le personnel politique, sorte de caste d'un château imaginaire qu'est la nation, dont ils seraient les gardiens. Une sorte de domesticité de la patrie. On a envie de les louer, devant tant d'abnégation et de désintéressement. Ils ont dû lire Kant...

    On les croirait presque, et certains y croient effectivement. Peut-être même ne faut-il pas être aussi injuste, si l'on pense au menu fretin de la représentation nationale, les députés lambdas, godillots d'un système cadenassé par quelques nababs à l'ego démesuré... Ces médiocres (au sens classique, s'entend) ne sont pas à mépriser, sinon que, par le nombre, ils auraient moyens sans doute de redresser la barre. Il n'en est pas de même des têtes de série.

    Et puisqu'en ce jour, le déferlement électoral va bon train, rappelons que les visages les plus connus du personnel politique ne cessent d'afficher à ceux dont ils sollicitent les suffrages un mépris souverain. Parce que c'est mépris que de se soustraire, au moindre risque d'échec, à la décision démocratique. Cette attitude n'est pas de droite, n'est pas de gauche. L'indignité morale se distribue également et deux exemples suffiront, exemples qui transcendent les partis et les générations.

    Alain Juppé devait se présenter à la députation mais le score plus que médiocre de Sarkozy dans sa circonscription l'a persuadé qu'il y avait péril en la demeure. Dès lors, lui qui dirigeait et Bordeaux et la diplomatie française, rien de moins, nous a gratifiés d'un retrait réfléchi, d'homme responsable, pour pouvoir se consacrer pleinement à la cité qu'il dirige. On espère que cette défausse augure d'un retrait plus large et que le meilleur d'entre nous, comme l'appelait le grand Jacques, répondra enfin à la tentation de Venise.

    Najat Vallaud-Belkacem, fraîchement promue ministre de la condition féminine (ce qui ne veut rien dire, puisqu'à ce titre ne répondent ni budget, ni administration, ni espace de compétence spécifique...), avait depuis longtemps annoncé son désir de conquête législative. Mais, là encore, le risque important de défaite, et incidemment de démission gouvernementale, l'a convaincue de renoncer pour se consacrer, dit-elle, pleinement à sa nouvelle tâche.

    Dans un cas : l'orgueil méprisant. Dans l'autre, le souci de ne pas perdre son travail. Dans les deux, le narcissisme foulant au pied l'éthique démocratique. Le peuple n'est bon et respectable que lorsqu'il vote dans le sens qui vous arrange. C'est ainsi que le personnel politique tourne l'affaire en une politique personnelle...

    D'aucuns diront que ce sont des épiphénomènes, qu'il faut composer avec les passions humaines, et qu'il y a quelque mesquinerie à relever ce qui n'est pas significatif. Sauf que ce n'est pas significatif, c'est signifiant...




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  • Du pourcentage aléatoire de la démocratie

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    Dimanche soir, c'était la fin du cirque, le moment où après s'être étripés joyeusement les braves enlevaient le maillot et finissaient, comme pour les matchs de rugby, avec une bonne pinte bien fraîche. Il y avait bien un vainqueur et un vaincu, mais le camp du vainqueur ne pavoisait pas et celui du vaincu semblait très philosophe. Le parti du parvenu mesurait-il la tâche et son angoisse ? Celui du déchu goûtait-il le plaisir inavouable de s'être enfin débarrassé de l'histrion qui les avait phagocytés de son nombrilisme grotesque ? Le common man faisait dans le sobre, pendant que le bling-bling souriait régulièrement en faisant ses adieux à la Mutualité.

    C'était vraiment un début de soirée étrange. La réalité donnait des chiffres, des estimations. On criait d'un côté, on pleurait de l'autre, mais sur les plateaux, calme plat. Un passage en douceur qui pouvait laisser songeur. Chacun y allait de sa phrase républicaine, à droite et à gauche : « le verdict des urnes », « la parole du peuple », « la voix des électeurs », « le respect de l'alternance républicaine »... Des félicitations UMP, des remerciements PS, c'était touchant. On avait l'impression de vivre dans une démocratie apaisée. J'aime bien cette expression récurrente dans les discours politiques, pour montrer que depuis les outrances de 1981 la République française a mûri, et nous aussi. Il paraît que l'électeur était dimanche responsable, jusque dans l'équilibre du résultat. Pas un triomphe, pas une raclée. Un mélange qui permettait à chacun d'être content.

    Mais moi, qui n'ai pas voté, je me sentais fort agacé, devant cette célébration unanime du peuple éduqué allant choisir son dirigeant suprême. Je m'agaçais de ce consensus, parce que je me souvenais que c'était les mêmes, exactement les mêmes, droite et gauche réunies, qui, en 2005, expliquaient que le peuple n'avait rien compris aux enjeux du referendum. La parole sortant des urnes était alors nauséabonde, rance, aigrie, et un tant soit peu imbécile. L'échec de la classe politique et des médias rassemblés (96% des journalistes soutenant la Constitution) tenait-il à peu ? Que nenni. 55% contre 45%. Net et sans bavure. Il n'y avait pourtant pas ce soir-là, dans les partis responsables (ils aiment se définir ainsi), autre chose qu'un mépris souverain pour la glèbe. Et l'on sentit alors qu'il en cuirait aux gueux révoltés de s'être ainsi comportés. Il ne fallut pas attendre longtemps et ce fut le traité de Lisbonne  que les gardiens de la démocratie (comme il y a en Iran des gardiens de la Révolution) s'empressèrent de ratifier entre eux, tant le peuple est sot...

    Dès lors, reconsidérant les moues et les faux semblants de la soirée de dimanche, je pensai que cette neutralité de ton, dans les deux camps, n'était pas due à la sévérité de la situation. Elle renvoyait, sur le fond, à l'écart infime qui séparait les deux (faux) belligérants démocratiques. Des queues de cerises. Ainsi la victoire des uns et la défaite des autres n'étaient que des anecdotes touchant aux trajectoires individuelles de ceux qui allaient accéder aux ministères ou faire une cure d'opposition. Cette convivialité sereine, si gênante, avait donc cette origine : le casting changeait mais le scénario était le même et l'on avait oublié depuis longtemps que les ennemis à l'écran étaient les affreux magouilleurs du Congrès. La civilité n'était pas qu'un acte, elle cachait la réalité indicible du pouvoir.

    Et comme un contre-champ ironique (qui me faisait sourire, enfin), dans le rectangle droit de l'écran, on voyait les cocus de base, tout à leur affaire, exultant à la Bastille, pleurant chaudes larmes à la Mutualité, tous étreints de leur passion désolante, amnésiques d'une démocratie confisquée il y a sept ans, avec la complicité du camp d'en face, qu'ils traitaient en ennemis héréditaires.

     

     

  • Le Pape (plutôt que les hedge funds)

     

    Benoit XVI Pape voiture papamobile vatican

     

    Un Allemand, qui compte paraît-il garder l'anonymat, vient de porter plainte contre le Saint Père, arguant que celui-ci, pendant son séjour dans son pays natal, s'est déplacé en papamobile sans mettre sa ceinture. Il est passible d'une amende de 2400 euros.

    Cette anecdote est ridicule au regard des catastrophes et des angoisses dont le monde est parcouru. Et tel est justement l'intérêt paradoxal d'un événement aussi absurde. La volonté judiciaire de ce zélé défenseur du code de la route ne peut se comprendre si l'on ne le remet pas dans la perspective d'un emballement démocratique qui laisse la porte ouverte à toutes les manifestations, y compris les plus saugrenues, d'une revendication moraliste. La question religieuse (quoique...) et le souci d'être connu ne sont même pas des raisons suffisantes.

    En fait, ce quidam trouve dans le recours au droit un signe existentiel et le choix de son objet n'a pas qu'une valeur symbolique. Le détail, la faute priment, dans une pure tradition rigoriste qui voudrait nous faire croire que la loi doit être bonne pour tous, jusque dans ses moindres applications. Il y a dans notre homme une rigidité quasi pathologique, le besoin d'une rigueur infrangible à même d'ouvrir sur un monde de pur contrôle, comme on en trouve un dans le terrifiant Brazil de Terry Gilliam. Notre homme va bien au-delà d'une soumission à un ordre coercitif, à une logique discrimante dont il ne serait qu'un maillon (à la manière des régimes totalitaires). Il n'a pas besoin qu'on lui dise quoi faire. Il se saisit de son droit et son droit n'a pas d'autre fondement que son existence intrinsèque. Sur ce plan, nul doute qu'il ait raison, raison positive d'une démarche procédurière, et usant de celle-ci, il ruine sa propre valeur comme individu capable de discernement. Et l'on imagine la jouissance qu'il trouve à son acte : celle, infantile, du gamin qui, de son balcon, lance une grossièreté au passant ou ou celle, mesquine, du rapace qui vient de trouver le moyen de gruger à la machine à café. Petite victoire, esprit médiocre...

    En s'attaquant au Pape pour un motif aussi futile (mais il est vrai que le Pape est désormais une cible de choix), il nous donnerait l'espoir de le voir se pencher sur les actes autrement plus délictueux des financiers nous menant vers l'abîme. Peu probable, cependant. Pour deux raisons : il est trop idiot, sans quoi il serait abstenu de ce ridicule routier ; il n'en a pas les moyens, car, et c'est là le plus grave, le droit semble aujourd'hui pour les petits citoyens que nous sommes se réduire à une occupation sans conséquences pour l'essentiel, cet essentiel qui nous détruit et nous appauvrit à la vitesse grand V...

  • Vanités démocratiques

    Adoncques le peuple de gauche s'est choisi son chevalier. Le citoyen Hollande portera hautement les couleurs socialistes. Hollande contre Sarkozy... La médiocrité d'il y a cinq ans n'était pas un hasard malheureux mais le résultat tendanciel d'une dérive démocratique consacrant la bêtise et l'inculture.

    Et de repenser soudain à la statue équestre sise au Campidoglio, celle de l'empereur Marc-Aurèle, sur la place dessinée par Michel-Ange, où il est si bon de passer un après-midi entier à ne rien faire, le dos appuyé contre une colonne, saluant ce temps perdu d'une rêverie qui se nourrit des toitures romaines.

    http://www.insecula.com/PhotosNew/00/00/07/35/ME0000073549_3.JPG.

     

    Marc-Aurèle, l'empereur philosophe, ne rirait pas de ce qui nous arrive. Et de le relire avec joie et profit, en pensant à ces imposteurs de la politique médiatique, dont on n'imagine pas une minute qu'ils pussent écrire une ligne approchant ce qui suit...

    "XLVIII. - Considère sans cesse combien de médecins sont morts, après avoir tant de fois froncé les sourcils sur les malades ; combien d'astrologues, après avoir prédit, comme un grand événement, la mort d'autres hommes ; combien de philosophes, après s'être obstinés à discourir indéfiniment sur la mort et l'immortalité ; combien de chefs, après avoir fait périr tant de gens; combien de tyrans, après avoir usé avec une cruelle arrogance, comme s'ils eussent été immortels, de leur pouvoir de vie ou de mort ; combien de villes, pour ainsi dire, sont mortes tout entières : Hélice, Pompéi, Herculanum, et d'autres innombrables ! Ajoutez-y aussi tous ceux que tu as vus toi-même mourir l'un après l'autre. Celui-ci rendit les derniers devoirs à cet autre, puis fut lui-même exposé par un autre, qui le fut à son tour, et tout cela en peu de temps ! En un mot, toujours considérer les choses humaines comme éphémères et sans valeur : hier, un peu de glaire ; demain, momie ou cendre. En conséquence, passer cet infime moment de la durée conformément à la nature, finir avec sérénité, comme une olive qui, parvenue à maturité, tomberait en bénissant la terre qui l'a portée, et en rendant grâces à l'arbre qui l'a produite".

                                                                Pensées pour moi-même, livre IV

  • La belge démocratie...

     

    http://www.rodolphededecker.be/wp-content/uploads/2009/12/LR-D7C_31851.jpg

     

    En Belgique, le vote est obligatoire, sous peine de sanction. Le Belge croit donc en la démocratie, en l'effectivité du vote, en la capacité de l'urne électorale à faire bouger les choses. Présenter le pays ainsi, c'est tout de suite avoir envie de retourner lire Baudelaire. Le Belge est naïf ! Il faut dire qu'il n'habite pas vraiment un pays. La Belgique est historiquement une bonne blague. Cela ne rend pas les citoyens de ce royaume moins sympathiques, moins chaleureux. Ils ont en plus les meilleures bières du monde...

    Bref, le Belge est démocrate et nul ne peut se soustraire à ce diktat du vote. Du coup, un esprit facétieux, voire sarcastique, se délecte devant la situation d'outre-Quiévrain. Depuis près d'un an, ces férus du bulletin sont sans gouvernement. L'exécutif est introuvable. Faut-il s'en réjouir ? Ce n'est pas vraiment notre problème, dira-t-on. Certes, mais ce paradoxe, d'un pays où l'impératif électoral va de pair avec sa nullité pratique, ne manquera pas de piment.

    C'est qu'en effet la roue continue de tourner, le manneken-pis de pisser, Bruxellles d'accueillir le gratin de la bureaucratie européenne. Et de se demander ce qu'est alors le politique ? Non pas à la manière des Grecs, ou sur le plan d'une philosophie complète ; plus simplement s'interroger sur la détention du pouvoir. Le politique procède-t-il des mandats électifs que les élus belges semblent ne pas vouloir honorer jusqu'au bout, puisque nulle majorité ne se dégage ? Ou bien n'est-il pas, dans le fond, niché dans un appareil d'État qui fait bouillir la marmite et met de l'huile dans les rouages ? Vaste sujet, comme aurait dit le Général (oui, celui du coup d'état permanent...), lequel Général n'aimait guère la vacance du pouvoir (quoiqu'en 68, il y eut du flottement...). Il n'empêche que j'en viens à penser que la sécurité démocratique de la Belgique rend, et ce n'est pas rien, possible l'inexistence de ce qui fait l'essence de cette logique politique : un gouvernement sorti des urnes.

    À ce niveau, il devient difficile d'inciter le citoyen à se déplacer. L'exemple belge pousse à croire que des politiciens il n'est nul besoin, que c'est une engeance parasitaire et que l'essentiel, pour un pays, est d'avoir des fonctionnaires sérieux et compétents qui s'acquitteront de l'essentiel quand les histrions ministériels bafouilleront encore et encore sur des sujets dont ils ne comprennent rien. Les choix des politiques seraient-ils des formes risibles d'un aléatoire qui n'a pas grand chose à monnayer, parce que, justement, la réalité de la décision se trouve ailleurs. Étrange sentiment de voir un pays sans ligne directrice, sans discours qui le concerne (sinon les débilités séparatistes flamandes) et pourtant toujours existant, comme si de rien n'était.

    Cette fausse anarchie, produit d'un pouvoir en suspens sine die, est une des belles ironies de ce début de siècle, une histoire belge qui, pour l'heure, n'a pas eu de conséquences visibles ; mais, à la manière désabusée d'un La Fontaine, attendons la fin.


  • La falsification en douce

    Dans son édition du 9 février 2011, Libération publiait un article sur les déboires de Michèle Alliot-Marie en Tunisie. Le papier n'avait en soi rien de très neuf. Il ne faisait qu'illustrer la bêtise ministérielle, son inconséquence, ou, ce qui est le plus vraisemblable, le mépris pour la chose publique. MAM est au quai d'Orsay et l'on se demande bien pourquoi si elle est ainsi ignorante des agitations du monde. Il est vrai qu'elle n'est peut-être là que pour achever un parcours politique exemplaire où elle aura été de toutes les fonctions régaliennes (un peu comme un footballeur qui aurait fait le tour des grands clubs).

    Mais la question de ce billet ne porte pas sur les reproches que l'on peut adresser à cette médiocre diplomate. Elle concerne le journal lui-même, que je ne lis plus depuis longtemps (ou si peu), rachitique et creux qu'il est désormais devenu. Il y avait fort longtemps que je ne m'étais commis à lire sa prose. Au moins ne m'y suis-je pas attardé pour rien... Pour accompagner cet article, une photographie, dans un format qui prend à peu près le tiers de la double page. C'est un portrait assez serré de MAM. Au cas, sans doute, où le lecteur idiot n'aurait pas compris ce qu'il lisait. Je m'y arrête un peu, sur ce cliché tant il est remarquable. On y voit une ministre impeccablement peignée, avec des lunettes noires, col ouvert avec un foulard discret : un petit air Catherine Deneuve qui n'aura jamais réussi à être aussi belle que l'actrice (il faut faire avec ce qu'on a). Elle esquisse un léger sourire, rictus si rare chez celle dont la rigidité, dans le physique et le phrasé, est remarquable. Elle n'a rien, bien sûr, de la vacancière en goguette, de madame Michu sortant de l'hôtel ou du camping. Mais on s'en doutait. Dans le contexte où cette photo apparaît le lecteur se dit que la mère MAM se moque du monde, qu'à l'heure où des peuples sont soi-disant à se battre pour conquérir leur liberté (je croyais moi qu'ils l'avaient obtenue à l'indépendance. Je suis bien naïf...) elle est tranquille à trimballer l'élégance française au soleil doux d'un hiver tunisien évidemment plus clément que le nôtre (pensez : il y en a à ce moment-là  (nous sommes en décembre quand elle fait son escapade coupable) qui sont en train de se morfondre dans des aéroports puisqu'il neige...). Oui, ce photo est une incitation à demander sa démission, à crier à l'irresponsabilité étatique. Dehors MAM, vais-je mettre sur une banderole, remerciant Libération d'avoir avec beaucoup de pertinence démasqué celle qui fait passer mon pays pour un ami des puissants et des violents (alors qu'on nous rebat les oreilles sur la France et les droits de l'homme et phare du monde)... Il est évident que cette photo est une pièce à verser au dossier. Elle concrétise et synthétise le discours moral de ce journal anti-gouvernemental et joue sur l'immédiateté d'une visibilité à laquelle on délègue en quelque sorte la totalité du sens.

    D'ailleurs, la colère monte en moi (enfin presque) quand je commence à lire la légende qui, en blanc sur le fond de la dite photo, est écrite en petits caractères. Michèle Alliot-Marie en Tunisie... Oui, vraiment, à vous dégoûter de tout... Sauf que... en Tunisie en avril 2006. Oui, je lis bien : en avril 2006. Quand tout le monde s'accommodait très bien du régime de Ben Ali... Quel est le contexte de ce portrait souriant et guindé ? Des vacances ? Un voyage officiel ? Rien en tout cas qui puisse être objectivement et honnêtement rattaché à la situation présente, sinon que Libération nous informe (?) que MAM a déjà mis les pieds sur le sol tunisien.

    Alors ? Il s'agit de produire un effet, de cingler immédiatement l'esprit du lecteur d'un surcroît de mépris. L'information est nulle ; elle est même détournée. Le cliché est ici un exercice de falsification et le fait de légender la photo ne change rien. Il ne suffit pas aux diverses compagnies commerciales d'écrire en bas de page, dans des dimensions quasi illisibles, toutes les tables de leur loi, et de les invoquer ensuite, quand on veut presser le citron que vous êtes devenu, il ne suffit pas d'être en règle avec la loi pour ne pas être malhonnête. De même que le légal n'est pas le légitime... En procédant de la sorte et Libération n'est qu'un exemple, le journalisme fait la preuve de sa déchéance. En donnant de plus en plus de place à l'image, c'est-à-dire à ce qui se passe de commentaires, selon la bonne parole commune, parole creuse s'il en est, les journaux n'éclairent en rien les arcanes de la démocratie ; ils s'effacent un  peu plus chaque jour de l'ambition qu'ils affichent : informer, aider, libérer, pour n'être plus que les promoteurs de leur propre nécessité. Les quotidiens de la presse écrite française sont devenus aussi pauvres qu'est légère leur pagination.  Le texte n'est plus leur unique préoccupation. Pour qui les lit de loin en loin, on se dit qu'on n'y perd rien...

  • L'être au miroir (II) : Baudelaire

     

    LE MIROIR

    Un homme épouvantable entre et se regarde dans la glace.
       "- Pourquoi vous regardez-vous au miroir, puisque vous ne pouvez vous y voir qu'avec déplaisir?" L'homme épouvantable me répond: "- Monsieur, d'après les immortels principes de 89, tous les hommes sont égaux en droits; donc je possède le droit de me mirer; avec plaisir ou déplaisir, cela ne regarde que ma conscience."
       Au nom du bon sens, j'avais sans doute raison ; mais, au point de vue de la loi, il n'avait pas tort.

     

    Ce poème en prose de Baudelaire, qu'on trouvera ensuite dans Le Spleen de Paris, est publié le 25 décembre 1864 dans La Revue de Paris. On essaiera d'imaginer le bourgeois impérial, encore en digestion de sa volaille, lisant cette provocation du dandy. Bourgeois impérial qui n'en a pas moins l'aspiration démocratique (même avec sa réserve concernant le peuple) d'une reconnaissance à être, dans une logique égalitaire (on n'avait pas liquidé l'Ancien Régime pour rien. Quoique liquidé soit un mot bien fort. L'aristocratie avait plus de ressources qu'on croyait). Il a dû se demander selon quelle audace un bohème qui avait déjà fait scandale sept ans plus tôt se permettait ainsi de rabattre la légitimité politique sur des impératifs esthétiques. Il s'est même peut-être dit que la présomption à ce point (qui est d'ailleurs un point de vue, radical, chez Baudelaire, mais comment s'en étonner ?) supposait que celui qui écrivait ainsi se plaçait comme un homme au-dessus des autres. Or, il devait bien se faire une idée de lui-même suffisamment éloquente pour ainsi fustiger la laideur se contemplant elle-même avec une certaine complaisance. Était-il si beau, le sieur Baudelaire, qu'il se fît contempteur de l'épouvantable au miroir ?

    Pas vraiment si on veut bien considérer les multiples photographies dont celle que nous avons choisie. Elle est de Nadar, prise aux alentours de 1860.

     

     

     

    Si la beauté de Charles Baudelaire nous importe peu, son goût pour la pose en revanche nous intéresse. Le poète n'avait guère d'indulgence pour la photographie, ou pour plus d'exactitude, il en détestait l'usage démocratique et les valeurs esthétiques que le tout venant lui associait, ainsi qu'en témoignent les lignes suivantes tirées d'un texte paru en 1859, «Le public moderne et la photographie» :

    «Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l’esprit français. Cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature, cela est bien entendu. En matière de peinture et de statuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en France (et je ne crois pas que qui que ce soit ose affirmer le contraire), est celui-ci : «Je crois à la nature et je ne crois qu’à la nature (il y a de bonnes raisons pour cela). Je crois que l’art est et ne peut être que la reproduction exacte de la nature (une secte timide et dissidente veut que les objets de nature répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou un squelette). Ainsi l’industrie qui nous donnerait un résultat identique à la nature serait l’art absolu.» Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son Messie. Et alors elle se dit : «Puisque la photographie nous donne toutes les garanties désirables d’exactitude (ils croient cela, les insensés !), l’art, c’est la photographie.» A partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal. Une folie, un fanatisme extraordinaire s’empara de tous ces nouveaux adorateurs du soleil.»

    Certes il y est question de l'opposition entre la photographie et la peinture, à travers la problématique de la mimesis. On peut de fait prendre cette analyse comme un pur exercice intellectuel dont l'enjeu est de taille quant à l'avenir de l'art pictural, et on sait combien le poète fut sur ce point un brillant critique. Mais il est aussi assez amusant de voir encore une fois Baudelaire s'ingénier à distinguer in fine la technique, non seulement de son usage, mais de son appréhension intellectuelle, ce qui revient peu ou prou à signifier que tout le monde n'a pas la même dignité devant l'art et la philosophie des moyens qu'il engage. Ce en quoi Baudelaire a totalement raison, n'en déplaise à l'air du temps qui voudrait que non seulement tous les goûts soient dans la nature (je reviendrai un jour sur la niaiserie de cette formule), mais que tout soit naturellement accessible (1). Néanmoins, lui qui voit avec horreur une «société immonde» se transformer en «Narcisse», que fait-il de mieux lorsqu'il cultive son œil ténébreux, son front pensif (où flotte, comme chacun le sait, «le drapeau noir de la mélancolie»), que fait-il, sinon d'être son propre contemplateur ? Ne se pense-t-il pas dans l'éternité d'un poète enfin arrivé à sa place dans un monde qui fait de lui un élément de ce nouvel espace, bourgeois, concurrentiel, où la littérature prend la place des Belles-Lettres, ce qui signifie, entre autres, qu'elle est un produit ? Cette machoire rude, cette lèvre pincée, ce regard à distance : rien qui ne sente pas l'étude de soi, la pensée de l'œil qui prend. Baudelaire ne parut pas sur les bandeaux des livres qu'aujourd'hui on place dans les devantures : ce n'était pas alors l'usage. Mais il y a dans ses manières de modèle, dans ses minauderies faussement sataniques, un ridicule qui m'a toujours fait rire, une arrogance en baudruche (arrogance que des admirateurs fervents et inconditionnels mettront sur le compte d'une existence difficile et d'une exigence esthétique rigoureuse). C'est, au fond, toute l'ambiguïté du dandysme, et donc de Baudelaire. Il peut se gausser de l'homme affreux devant son miroir, et mettre cette posture sur le compte d'une opposition radicale entre politique et esthétique, mais jusqu'à quel point ne concède-t-il pas lui-même en tant qu'artiste à la dépréciation du monde qu'il dénonce ?

    Il serait absurde de projeter une actualité baudelairienne, d'élaborer une figure présente du poète, mais à chaque fois que je regarde des photos de ce pourfendeur de la vulgarité satisfait de son immortalisation argentique, je me dis qu'il vaut mieux s'en tenir aux livres, aux œuvres, que les artistes retranchés sont les plus conscients du danger (à la manière de Thomas Pynchon), et qu'ils sont rares (et il n'est pas certain que Baudelaire, de nos jours, en ferait partie)...

     

    (1)La force contemporaine de la naturalité est un des signes les plus sensibles de la décadence. Quand la pensée comme acte de civilisation se replie sur la naturalité, c'est que l'homme ne se comprend pas lui-même, ne mesure pas ce qu'il fait. L'écologisme intellectuel est un contresens.

  • Gratuits (substantif pluriel)

    Je me souviens d'une époque où j'achetais quotidiennement Libération et lisais fort régulièrement Le Monde. Cela demandait une certaine énergie, et un temps tout aussi certain. Il y avait matière, comme on dit. L'amaigrissement de l'un et de l'autre, en regard de leur appauvrissement sur le fond, a-t-il un lien avec l'affaiblissement de leur lectorat ? De toute manière, ce qu'on appelle habituellement la presse se porte mal, et ce depuis assez longtemps. Heureusement, bouée de sauvetage devant l'ignorance qui nous guetterait, ces dernières années ont vu émerger les gratuits. Distribués dans la rue, devant les bouches de métro, à des endroits dits stratégiques, nous avons désormais l'embarras du choix. Une vraie délectation par laquelle nous pouvons joyeusement nous retrouver dans le bus avec une double, voire une triple, ouverture sur le monde... Les gratuits, c'est, mutatis mutandis, sa boîte aux lettres remplis de publicité, mais dès le lever du jour, au moment où l'on part au travail. Bonheur, dis-je...

    La médiocrité, et le mot est faible, de cette offrande informative est telle qu'elle ne mérite même pas qu'on s'y arrête : collage de coupures d'agence, publicités à tour de pages, accent mis sur le divertissement (programmes télé, mots croisés de force -3, sudoku et horoscope...). En revanche, il est très remarquable que l'appellation de «presse gratuite» ait tendanciellement reculé au profit (si j'ose ce modeste clin d'œil) de la plus elliptique désignation de gratuits. L'économie de cette désignation indique clairement que le contenu, anecdotique, n'est pas l'élément le plus attrayant, dans l'histoire. L'essentiel est ce lien démonétisé de l'information et du «lecteur». Le gratuit doit d'abord son succès au fait qu'il ne coûte rien. Lapallissade ? Pas exactement. Car cette situation a une conséquence double. Elle place le sus-dit lecteur dans une situation de passivité, elle-même double. D'abord, l'effort de l'achat, le choix, même restreint, que suppose une telle démarche n'existe plus. Il ne s'oriente plus (au sens où l'on parle habituellement d'une orientation politique par exemple). Il ne se décide plus à agir. Il tend le bras, saisit cette nourriture édulcorée et continue son chemin. Il se retrouve ainsi, dans son transport en commun (qui n'a de fait jamais aussi bien mérité son nom), réduit à ressembler à son voisin, à sa voisine. C'est là une bizarre vision de la démocratie française matinale : lisant la même presse, elle annule par le fait même d'une lecture homogénéisée toute différence (ces différences dont on nous rebat pourtant les oreilles...). Il y a quelque chose de soviétique dans un tel spectacle : non plus la Pravda, mais 20 Minutes ou Métro, tous ensemble, tous ensemble... Cela dure le temps du trajet. Ensuite, on jette, on laisse sur le siège du bus ou du métro, c'est selon. Belle reconnaissance de la vacuité de ces quelques feuilles et renvoi de l'information, du monde et du souci de savoir à la poubelle d'une existence soumise à la vitesse et à la consommation. L'empire de l'éphémère informatif accomplit l'ère du rien, et le lecteur régulier du gratuit (et ils sont fort nombreux si j'en juge par le nombre de ceux qui agissent ainsi) avoue inconsciemment que du monde et de ses angoisses il ne faut pas trop lui en parler. D'ailleurs, il en a assez lu pour aujourd'hui. On ne s'étonnera pas s'étonner de la pauvreté des références : apprendre à de jeunes gens de vingt ans qu'il existe, quoi qu'on puisse penser d'eux, des journaux autres n'est plus une expérience traumatisante (le cynisme et la mélancolie sont de bons remparts) mais une réalité froide et objective avec laquelle il faut composer.

    Reste, évidemment, une question en suspens. Dans un monde qui, loi du marché oblige, répète de manière lancinante que tout a un coût, tout a un prix, comment peut-il se faire que surgisse ainsi un ilôt de gratuité ? Au-delà d'une explication rationnelle intégrant les moindres frais de rédaction, un encrage médiocre et le déplacement des gains vers la seule publicité, on peut s'interroger sur la finalité exacte d'une telle entreprise. Il faudrait être d'une naïveté redoutable pour croire qu'ainsi les groupes médiatiques et commerciaux aient décidé d'œuvrer pour l'éducation et l'information des masses. Depuis quand les démocraties mises en place depuis le XIXe siècle ont-elles eu pour vocation d'en appeler à l'intelligence du peuple ? Le don d'une information gratuite induit un guerredon implicite de la part de celui qui reçoit. Quel peut-il être sinon que celui qui se plie à sa loi renonce à une partie de sa liberté, celle d'aller voir ailleurs, de s'interroger autrement ? Les gratuits sont une des escroqueries morales et intellectuelles les plus réussies de ce début de siècle : efficacité-rapidité ; captation-neutralisation. Le complément idéal de la lobotomie télévisuelle. Un coup de maître qui dévoile encore une fois les stratégiques fines d'une logique libérale pour se saisir en douceur de la pensée. Plutôt que l'affrontement radical, des stratagèmes indolores dans lesquels tombera la masse. Le but n'est pas de promouvoir la liberté de penser mais de faire croire que l'on pense librement... Le résultat est magistral...

     

     

     

     

     

     

     

     

  • "Words, words, words"

    Les députés à l'Assemblée nationale, le 8 juin 2010.

    Mercredi 15 septembre, au moment du vote de la loi sur la réforme des régimes de retraites, les députés socialistes demandent pour chacun d'eux un droit de parole de cinq minutes. Ce stratagème (car c'en est un : que diront-ils en un si court laps de temps qui puisse changer la décision ? Il ne s'agit donc pas d'une entreprise de fond, mais d'un exercice formel destiné à prouver à l'opinion publique qu'ils sont combatifs, déterminés. Une vraie opposition, en somme.), ce stratagème est considéré par le président de l'Assemblée comme un moyen d'obstruction démesuré. Il suspend la séance pour que la représentation nationale passe le plus rapidement possible au vote. La gauche pousse des cris d'orfraie, poursuit  au sens propre l'affreux monsieur Accoyer, lance le mot de forfaiture, revient dans l'hémicycle écharpe tricolore sur la poitrine (pour ceux qui ont un mandat municipale). L'heure est grave, la République en danger. C'est alors que monte à la tribune une députée communiste qui, avec le plus beau sens de la nuance, soutient que l'on vient d'assister à un putsch.

    Un putsch ! Sait-elle ce qu'est un putsch ? Sait-elle qu'elle n'est pas au café du Commerce, avec des copains, quand les mots peuvent parfois s'égarer ? Un putsch ! On attend les forces armées dans les rues, l'interdiction des journaux, les premiers emprisonnements.

    Le soir même, Arte diffuse un documentaire sur Juan Carlos d'Espagne, relatant notamment la tentative de coup d'État de Tejero aux Cortes, diffusant la séquence très forte d'un roi en habit militaire, qui se porte garant de la démocratie. Voilà un putsch, un vrai ! Le monarque est sérieux, grave. Il n'est pas là pour se faire bien voir des gogos de sa circonscription.

    L'iniquité d'une réforme (et sur le fond, celle du gouvernement est injuste et inefficace) est une chose ; sa contestation par les voix/voies du cirque en est une autre. Crier au parlement bafoué pour quelques bavardages de moins est une argutie procédurière calamiteuse. Surtout lorsqu'on se rappelle combien la Ve République est une démocratie de partis-godillots où tout est joué d'avance, où le suivisme des formations au pouvoir est le premier signe d'une représentation méprisée. Ne reste plus alors que la mise en scène de soi, une contestation parodique, une scénarisation obscène pour masquer ses propres turpitudes. Car ceux qui braillaient mercredi étaient les mêmes qui s'indignaient des réformes Balladur de 1993, sur lesquelles ils ne sont jamais revenus.

    Alors, un putsch ! Qu'ils continuent ainsi leur double jeu, indignation de façade et acquiescement sur le fond, rodomontades de médiocres tribuns et vacuité de leurs alternatives sociales et économiques... La déliquescence politique actuelle rappelle les splendeurs de la IIIe République, Marx a beau écrire que l'Histoire ne se répète pas, sinon en farce, il n'y a pas de quoi rire !