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démocratie - Page 2

  • L'impitoyable liberté de la lecture

    "Un jour, j'ai lu un livre, et toute ma vie en a été changée. Dès les premières pages, j'éprouvai si fortement la puissance du livre que je sentis mon corps écarté de ma chaise et de la table devant laquelle j'étais assis. Pourtant, tout en ayant l'impression que mon corps s'éloignait de moi, tout mon être demeurait plus que jamais assis sur ma chaise, devant ma table, et le livre manifestait tout son pouvoir non seulement sur mon âme, mais sur tout ce qui faisait mon identité. Une influence tellement forte que je crus que la lumière qui se dégageait des pages me sautait au visage : son éclat aveuglait toute mon intelligence, mais en même temps, la rendait plus étincelante. Je crus que, grâce à cette lumière, je me referais moi-même, que je quitterais les chemins battus. Je devinai les ombres d'une vie que j'avais encore à connaître et à adopter. J'étais assis devant ma table ; dans un coin de ma tête, je savais que j'étais assis là, je tournais les pages et toute ma vie changeait alors que je lisais des mots nouveaux, des pages nouvelles ; je me sentais si peu préparé pour tout ce qui allait arriver, si désarmé qu'au bout d'un moment j'en détournai les yeux, comme pour me protéger de la force qui jaillissait des pages. Je remarquai alors avec terreur que le monde autour de moi était entièrement transformé et je fus envahi par un sentiment de solitude inconnu jusque-là. A croire que je me retrouvais tout seul, dans un pays dont j'ignorais la langue, les coutumes et la géographie."

    Cette édifiante page d'Orhan Pamuk, tirée de La Vie nouvelle, est bien plus qu'un plaidoyer pour la lecture. Elle donne la mesure de ce qui, en elle et par elle, est irréductible au monde fonctionnel, pratique et fermé auquel une idéologie technicienne et rentabiliste veut nous assujettir. La solitude évoquée par l'écrivain turc est effectivement l'insoutenable liberté prise par le lecteur devant l'agitation du monde. Plus qu'une porte de sortie, une ligne de fuite, ou une ouverture, c'est un droit au retrait, le non possumus devant l'inclusion forcée à être du grand cirque contemporain. 

    Dans le fond, le lecteur est le pire ennemi de la vie présente (laquelle est d'abord absente, puisqu'elle veut supprimer le socle de la présence à soi-même). Il est le résistant par excellence. Non pas du fait d'une quelconque puissance idéologique de la littérature, ce que le vernis gaucho-marxiste appelle son engagement. Rien de plus morte que la littérature engagée... Mais parce que la lecture est l'expérience de l'individu sans l'individualisation, c'est l'histoire de soi sans le narcissisme. Je lis : je ne pense pas à moi, dans l'intérêt de mon souci nombriliste. Je lis : je suis loin, ne devant plus rien qu'à l'histoire à laquelle je me voue, qu'à la pensée que j'écoute et à ses articulations. Vous pouvez être là, à quelques encablures mais la distance est d'un autre ordre. La lecture ne me libère pas. Elle me soustrait. Et cette opération, depuis longtemps insupportable aux régimes totalitaires, l'est devenue tout autant des régimes dits démocratiques. Les premiers brûlaient les livres. Les seconds veulent en faire une simple manne financière, d'où la médiocrité contemporaine. Et pour que cette médiocrité progresse, ils détruisent la langue, et la langue si belle de la plus haute littérature devient incompréhensible, élitiste, obsolète, que sais-je encore. On avait modernisé Montaigne. Une misère. Désormais on étend la littérature de gare, celle qui peut se lire sans que vous ne soyez un être oublieux de ce qui l'entoure, qui n'en feriez qu'un décor futile et grotesque, on étend cette littérature à tout, des collèges (et sa fameuse littérature de jeunesse) aux épanchements des stars, dans des pseudo émissions faites pour vendre des bouquins

    Le lecteur, d'une certaine manière, est l'ennemi suprême de la démocratie ultra-libérale et du progressisme de gauche esclave du marché. Il est le barbare ultime pour le pouvoir parce qu'il a en lui la haine intime du pouvoir intrusif qui aujourd'hui se met en place. Il n'est pas l'inutile, il est le danger. Non pas à la manière dont l'exécrable Voltaire le voyait, lui qui est un des piliers de notre proche disparition, mais selon le principe fatal que le pire ennemi n'est pas celui qui vous hait mais celui qui n'a pas besoin de vous...

     

  • Langue morte

    Il paraît que "l'inventeur" de Je suis Charlie chercherait à récupérer le droit intellectuel de la formule afin de contrer les dérives mercantiles qui en sont faites. C'est bien là le moindre problème qui se pose. Ce garçon est en effet d'une touchante naïveté (1), à croire qu'il ne vit pas dans le même monde que nous. Il devait savoir que l'exploitation, la transformation et le recyclage sont des piliers du libéralisme et du post-moderne. Rien n'est sacré, en la matière, et nul ne peut espérer échapper à un destin monétisé. il aurait dû se souvenir du ré-investissement fort peu révolutionnaire des portraits du Che dans les années 70 : badges, tee-shirts ou posters, au choix.

    Ce regret de "l'auteur" est louable mais vain, car il ne pouvait en être autrement quand l'instantané et l'émotion sont le terreau d'une "trouvaille", d'un slogan efficace et lisible. C'est publicitaire, et rien de plus. Il faut le prendre comme tel. Pas une idée, mais un exercice de rhétorique soumis aux critères d'une annonce mémorisable et claire (du moins dans son évidence d'annonce, parce que cette clarté est bien sûr très fausse). Je suis Charlie n'est pas, dans sa nature de ralliement simplificatrice, autre chose qu'un affichage de marque (2). Il faut jouer sur le potentiel du signifiant et le tour est joué. Il n'y a pas de différence entre Je suis Charlie et Quand c'est trop, c'est Tropico, Vittelisez-vous ou C'est bon, c'est bio. L'opportunité du jeu fait l'efficacité du message. En clair : on a pris pour une parole politique ce qui n'était qu'une manipulation linguistique, pas même un trait d'esprit (3).

    Et cette manipulation vaut par la chance que la langue donne comme licence poétique à celui qui en use. Je suis Charlie tombe sous le sens (et disons-le : au-dessous du sens), comme seraient tombés sous le sens Je suis Le Monde, Je suis L'Humanité. Pour ces deux cas-là, c'eût été magique d'imaginaire grandiloquent (et de récupération tout aussi grotesque). On aurait un défilé de Français prenant sur eux la puissance de la Terre et des Hommes. Ils auraient, par le biais d'une métaphore faussée, rehaussé le procès de l'universalisme dont ils se gargarisent sous prétexte que leur pays a fait la Révolution française et les Droits de l'Homme. Oui, Je suis Le Monde aurait eu de la gueule comme on dit et les plus anciens y auraient trouvé l'écho malicieux du we are the world humanitaire concocté par Michael Jackson et compagnie pour se donner bonne conscience sur la misère éthiopienne. On comprend que l'affaire était moins jouable avec Je suis Le Figaro, sauf si l'on est prêt à une petite entorse littéraire pour revoir la formule en Je suis Figaro (4), et moins encore Je suis L'Express, Je suis L'Obs, Je suis Valeurs Actuelles. C'est donc la plasticité du signe qui fait effet, pas le sens en soi. Encore faut-il remarquer que cette réussite en matière de communication se justifie par une suppression lourde, une quasi amputation : Je suis Charlie et non Je suis Charlie-Hebdo. La réalité du journal laisse la place à une personnification un peu gênante.

    Mais ce raccourci, qu'au premier abord on expliquera par le souci de frapper l'esprit, n'est pas sans conséquence, et ce à deux niveaux. Il efface  d'abord le journal, soit : l'objet du délit et les caricatures. Dès lors, tout le monde s'est empressé de sortir avec sa petite pancarte Je suis Charlie et les dessins sont passés à la trappe. C'était le prix à payer pour que tout le monde s'y retrouve, à commencer par ceux qui bavaient sur l'hebdomadaire satirique. On pouvait alors parler de la liberté de la presse, dans un contexte étrangement neutralisé par le politique, alors que la question portait d'abord sur les caricatures de Mahomet et les folies de l'islamisme. Cette coupure est ensuite tout bénéfice pour le débordement narcissique à peu de frais. De journal Charlie devient une sorte de personnage vide dont chacun peut endosser l'illusoire héroïsme. Il y a alors une théâtralité assez tragique que redoublera d'ailleurs l'appel au plus grand nombre, comme s'il fallait gonfler les chiffres pour masquer les baudruches de la pensée. L'identification est moins salvatrice (politiquement) que gratifiante (personnellement). Cet appel biaisé dans sa construction, même inconsciente, est le moyen faible et réducteur par quoi l'unanimité montre qu'elle n'existe que sur le plus petit dénominateur commun. Et le besoin affectif, quoiqu'il soit artificiel, de se retrouver ensemble ne pouvait que fonctionner avec un tel mot d'ordre. On sent dans ce Je suis Charlie, par quoi le je de chacun se retrouve dans l'autre, cette chimère à la fois narcissique et vaguement ridicule d'une unité/unicité des membres. C'est la suspension de toute démarcation au profit d'un idéalisme de bazar. I am he as you are he as you are me And we are all together. C'est beau et niais comme du Lennon pur sucre...

    Je suis Charlie, c'est un peu le Ich bin ein Berliner, à la portée de toutes les consciences, un effet d'annonce qui n'aura pas besoin de se donner des devoirs. On fait sa sortie du dimanche et on rentre le soir en montrant ses selfies et ses photos panoramiques. C'est donc pire que tout. Plutôt que dire qu'on est soi, vraiment soi, et qu'en tant qu'individualité on s'affirme pour élaborer une collectivité qui vibre, on prend tous le même masque, le même nom, on fait masse, et c'est le silence futur... Ce n'est plus le Je suis absolu d'une pensée raisonnée, un héritage cartésien par quoi je m'abstrais du seul besoin de mes affects, mais un Je suis qui obéit au mot d'ordre, disparaissant derrière la pancarte. Je suis Charlie, à longueur de rues, grouillant sur les places, ou l'art de ne plus exister dans une différence cumulative qui est la vraie force des foules refusant d'être bêtes.

    Il n'est donc pas étonnant que l'effet boomerang fut spectaculaire. L'aphasie politique que cache ce slogan, que les autorités et les politiques ont repris comme un seul homme, petits godillots d'une pensée neutralisée, ouvrait la porte à toutes les horreurs et toutes les inepties. Je suis Charlie induisait Je ne suis pas Charlie mais aussi Je suis Kouachi, Je suis Coulibaly, etc. On avait en un instant pulvérisé toute possibilité d'opposer une vraie parole à l'horreur et l'horreur pouvait, selon une réciprocité dans la forme, rendre coup pour coup. On peut certes déplorer, être dégoûté de voir comment certains se sont emparés de la formule initiale mais c'était couru d'avance. En discréditant le politique au profit d'une symbolique humanisée sans profondeur, on laisse la possibilité à l'adversaire de choisir ses héros.

    Je me demande bien ce qu'ont fait les marcheurs dominicaux de leurs affichettes :  les coller au-dessus de l'ordinateur dans le bureau, les aimanter sur le frigo, ou les punaiser sur la porte d'une chambre adolescente ? Ou bien, à la poubelle déjà, comme un slogan déjà usé. Et c'est justement là qu'est le pire de l'histoire : ce sentiment diffus qu'avec une telle rhétorique d'agence de pub, il ne peut rien rester, parce que le politique n'est plus pensé comme une action mais une réaction épidermique. Je suis effaré de l'optimisme revendiqué devant cette levée populaire. Tous derrière Charlie, comme derrière une équipe de foot. Guère plus. Ce n'est pas un hasard, je crois, que des journalistes idiots aient fait des parallèles quantitatifs avec la victoire de 1998. 1998 : à l'époque, le cri de ralliement était black, blanc, beur. Aussi crétin que Je suis Charlie, aussi illusoire...

     

    (1)Encore que je ne crois guère à sa naïveté, parce qu'il est directeur artistique du magazine Stylist. Il connaît le milieu. Il peut difficilement passer pour le manipulé du système.

    (2)De là sa déclinaison en tee-shirt. Blanc sur fond noir : efficacité maximale et concordance avec tout ce qui peut se porter...

    (3)Dont les implications sont bien plus lourdes de contenu, comme l'a montré Freud...

    (4)Ne serait-ce que pour rappeler que sans "le droit de blâmer, il n'y a point d'éloge flatteur"...

  • Addendum à Collabos (III)

    Dans le billet précédent, j'expliquais qu'au lieu du débile (au sens latin : faible) mot de rassemblement Je suis Charlie, il eût fallu revenir à la source et demander à chacun de venir avec les caricatures pour lesquelles Charb et consorts sont morts, que c'eût été une manière de se compter. Là était le vrai enjeu de notre civilisation.

    Et je découvre (façon de parler, évidemment) ce matin combien je visais juste (je sais, c'est de très mauvais goût...) puisque le ministre des affaires étrangères du Maroc a refusé de participer au grand raout des huiles puisqu'il avait, semble-t-il, repérer quelques caricatures parmi les millions de manifestants. Tout commentaire étendu est inutile : on aura compris que ces mécréants de Charlie Hebdo n'ont eu que ce qu'ils méritaient et le diplomate a, volontairement ou non, défini sans ambiguïté sur quel plan il fallait porter le débat. 

    Je doute fort qu'on interroge Valls et le pitre kafkaïen sur ce "couac", moins encore Vallaud-Belkacem, fervente Marocaine, quoiqu'ayant un maroquin français (décidément, je suis en verve...)  . Tout juste une discordance de point de vue, dira-t-on, selon la logorrhée diplomatique, car il n'est pas question de demander des comptes à un pays aussi formidable que le Maroc.

    En attendant, je plains sincèrement les pauvres manifestants qui viennent de montrer à quel point ils étaient naïfs et suicidaires...

  • Les collabos (III)

     

    Etre ou ne pas être Charlie ? Est-ce une question ? Oui, une vraie question. Ou plutôt : était-ce la juste parole, celle qui répond à la situation et qui rend vraiment hommage à ceux qui sont morts ? Dans les deux cas, c'est non.

    Le barnum des grandes huiles se prépare à Paris et le prétendu peuple de France s'apprête à suivre, républicain, uni et en partie lobotomisé. Lobotomisé, oui, parce qu'il viendra, comme à Carpentras, comme en 2001, comme en 2002, se soumettre à l'émotion sans le politique. La foule viendra dire qu'elle est Charlie, viendra se recueillir sur un journal qui avait du mal à boucler ses fins de mois, qui était critiqué par tous, que l'on trouvait excessif, vulgaire, provocateur, et qui fut, rappelons-le, peu soutenu, ou soutenu du bout des lèvres quand on levait une fatwa contre lui, quand les représentants des organisations musulmanes le traînaient en justice. Ils seront d'ailleurs dans les cortèges, avec du sang sur les mains, mais visiblement cela ne dérangera pas le pitre kafkaïen qui nous gouverne et son orchestre.

    Je ne suis pas Charlie, parce que je trouve indécente cette formule. Je la trouve commerciale et facile, tout juste bonne à faire des tee-shirts et des fonds d'écran. C'est une des raisons qui me poussent à rester chez moi. Parce que Je suis Charlie est consensuel et vide. Elle permet d'oublier, de nier ce pour quoi les dessinateurs du journal ont été massacrés. Non pas parce qu'ils travaillaient à Charlie Hebdo, mais parce qu'ils avaient caricaturé Mahomet et que pour certains, cela mérite la mort. Le point de départ de toute la tragédie est là. Je serais venu si, à la place de la formule vide, il avait fallu brandir les caricatures incriminées. On serait revenus aux sources, on se serait comptés, on aurait été vraiment dans la résistance.

    Je ne suis pas Charlie parce que Charb et sa bande étaient bien plus que Charlie et qu'ainsi que l'a dit sa compagne ceux qui les traitaient d'islamophobes sont coupables et qu'un certain nombre d'entre eux, à commencer par Boubakeur et le CFCM, seront dans les rangs. Je suis Charlie n'est pas à la hauteur du respect qu'on doit à ceux qui sont morts.

    Venir avec les caricatures aurait signifié que nous prenions tous une part de la charge qui les a tués et que nous imposions à ceux qui jouent l'ambiguïté sanglante de se découvrir. Cela ne se fera pas. Ce que l'on présentera comme une victoire de la liberté et de la démocratie est de facto une défaite...

     

  • Les collabos (II)

    Il paraît que la une du Point révolte Manuel Valls et que Cazeneuve proteste. Qu'y voit-on ? La photo non floutée d'un des frères Kaouchi abattant à bout portant le policier à terre. Qu'a-t-elle d'indigne ? Est-elle plus choquante que le célèbre cliché d'Eddie Williams, au Viet-Nam ?

     

     

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    Le ministre de l'Intérieur trouve cette image (celle du Point) "révoltante".

     

     

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    Il invoque le respect du mort, des familles, etc., toutes ces excuses bidon qui ne les empêchent pas, eux, et lui le premier, de récupérer politiquement l'affaire. En quoi donc ce cliché est-il révoltant ? A-t-il été commandé par Le Point ? Est-ce un montage ? Une plaisanterie de mauvais goût ?

    Non. C'est le réel, le réel cru, sans floutage, sans masque. C'est la brutalité pure d'une exécution sanguinaire. C'est ce qui a été vécu, ce sont les derniers instants d'un homme qu'on abat comme un chien. Si la violence doit être passée au filtre de la bien pensance, qu'on le dise tout de suite ; si la barbarie doit être masquée, il faut le dire, en faire une loi.

    Le Point a raison. L'émotion, puisque émotion il y a, ne doit pas se contenter de mots, de regrets et de larmes. Elle doit avoir prise sur la réalité. En regardant cette photo brute, nous n'augmentons ni la peur, ni l'effroi : nous en prenons l'exacte mesure. Et d'abord l'exacte mesure sur celui qui va mourir (et qui est déjà mort quand nous regardons la photo...). Il ne suffit pas de s'indigner et rejeter l'image, sous prétexte qu'elle est susceptible de manipulation, comme si les mots, eux, ne pouvaient pas être manipulés et sur ce plan, Cazeneuve, Valls et sa clique savent faire.

    Ces deux-là protestent et on les comprend, parce que cette image, quand je la fixe, elle m'en rappelle une autre, impossible à voir, jamais vue, presque impensable, celle de Merah tuant à bout portant une petite juive. Et cette réalité en une de l'hebdomadaire fait écho à cet autre massacre, à cette horreur effroyable commise, sans qu'il y ait le moindre cliché, par un enfant perdu de la République ainsi que le définissait l'actuel premier ministre.

    C'est en vertu de ce passif délétère, de cette compromission, qui verra les islamo-gauchistes reprendre les rennes pour se refaire une virginité morale sur le dos des dix-sept morts que je n'irai pas défiler demain. On ne mange pas avec le diable, même avec une grande cuillère.

  • La Terreur social-libérale

    Le nouvel épisode grec est édifiant quant à l'anéantissement politique dans lequel nous a plongés l'aventure européenne. Les Grecs, on le sait, paient au prix fort une déroute économique en partie organisée par des banques d'affaires. La misère et l'absence de perspective ont atteint les limites du supportable. Le diktat des grandes organisations mondialisées qui méprisent les nations et les peuples, qui en veulent la disparition (sinon pour n'être plus que des structures de pur contrôle policier afin de mettre au pas les éventuels contestataires), a rendu exsangue le pays fondateur de la pensée européenne (1).

    Pour que tout aille au mieux des intérêts de ces organismes multinationaux (c'est-à-dire anti-nationaux), il fallait que le pouvoir politique soit à la botte. Il était donc prévu que le président grec soit un ancien commissaire européen, un de ses technocrates qui s'assoient sur la pensée du citoyen et qui obéit à l'idéologie du libéralisme le plus pur. Hélas, l'affaire a capoté et le pays se retrouve devant des élections législatives pour le début de l'année.

    Et l'on ne dira jamais assez combien il est dangereux de s'en remettre à l'électeur parce que celui-ci est par nature idiot, versatile, indocile. Il est le plus souvent le dindon de la farce mais il lui arrive aussi de ne pas faire comme il faut. Tel est le cas présent puisque le favori des sondages est un parti dit de gauche radicale, anti-austérité :  Syriza. Il n'y a rien dans les annonces de cette formation qui puisse l'assimiler à un quelconque groupe révolutionnaire. Le PS des années 70 est, en comparaison, terriblement marxiste-léniniste ! Il souhaite seulement que l'on ne saigne plus impunément les petites gens et que certaines banques arrêtent de se gaver. Mais c'est suffisant pour que le FMI coupe les vivres, que l'Allemand de service (je ne sais plus quel ministre...) dise que les élections ne changeront rien (2). Le nullissime Moscovici vient soutenir les partis responsables face à une dérive qui met en péril l'équilibre européen...

    On remarquera que le parti qui inquiète n'est pas d'extrême-droite. Il n'appartient pas à cette nébuleuse nationaliste qui monte en Europe et dont les socio-libéraux font la caricature, expliquant qu'avec eux le désordre, le chaos, la misère sont au bout du chemin. Ce ne sont pas des chemises brunes prêtes à marche au pas de l'oie. Nullement. Ce sont des gens de gauche, mais d'une gauche irresponsable et quasiment marxiste.

    Qu'est-ce à dire sinon que pour les socio-libéraux (en gros, en France : le PS, l'UMP et l'UDI), rien n'est digne, qui ne soit pas eux, nul n'est responsable qui ne soit pas de leur rang. Le péril brun, l'épouvantail lepéniste est un leurre et il ferait de même si Mélenchon était en passe de prendre le pouvoir. Ils méprisent tout ce qui n'est pas eux. Ils ont la morgue et l'outrance des fascistes. Certes, pas de parti fort, pas de culte du chef, mais un discrédit systématique sur ce qui ne leur convient pas, une chasse aux sorcières contre leurs opposants (pensons à Zemmour), un travail de sape pour anéantir l'expression démocratique. Ils ont retenu les leçons des excès mussoliniens. La force est contre-productive. Il faut agir autrement, par une intimidation larvée, par un contrôle des médias discret mais efficace, par une marginalisation des voix discordantes, par une dramatisation délirante des risques politiques.

    En France, le danger, c'est le FN ; en Grèce, c'est Syriza. Ils ont comme point commun de ne pas vouloir se plier à la doxa. Les premiers sont très à droite, les seconds très à gauche (3). Tout est là, comme dans la démocratie américaine, où l'opposition républicains/démocrates porte sur les modalités d'une doxa libérale que personne ne remet en cause, à commencer par le si attendu Obama (4). La largeur de la route est étroite et il est interdit de prendre des chemins de traverse.

    Ce que cette aventure signifie est simple : il ne faut pas avoir peur d'aller contre eux et ne pas se sentir coupable de lutter contre eux. Ils appellent cela du populisme. Soyons populistes, sans honte et sans peur...

    (1)Le symbole n'est pas rien. Le libéralisme mondialisé est la négation d'une pensée européenne nourrie de philosophie grecque (entre autres). Le FMI est, dans son fondement même, l'effacement de la littérature dont s'est inspiré pendant des siècles tout un continent. Il n'est pas étonnant que la culture soit devenue cette coquille vide et pourtant spectaculaire par quoi brillent des idiots à concept et des affairistes 

    (2)Il y a dans l'Allemand triomphant un éternel souvenir de Bismarck et des aspirations à vouloir tout ramener au modèle teuton. C'est bien là son point commun avec l'Américain : son étonnement à ce que tout le monde ne soit pas comme lui.

    (3)Encore faudrait-il discuter plus longuement de ce "très"...

    (4)Ce qui rend plus fourbe encore le discours médiatique qui nous vend pour un tournant social et politique ce qui n'est qu'une variation dans le casting. Il est toujours curieux d'expliquer à des jeunes Français qu'Obama, en France, serait très à droite (on y revient...).

  • Pour finir...

    Plus nous votons, plus la fréquence électorale s'accroît, plus la démocratie (ou son semblant) s'éloigne. Le passage du septennat au quinquennat n'est rien d'autre que le parachèvement de cette illusion qui substitue la fréquence compulsive au temps du politique réfléchi. On pourrait en dire autant de la décentralisation.

    *

    Nous voterons en mars pour les cantonales et en décembre pour les régionales. Il n'était pas souhaitable que tout ce cirque se passât le même jour. Les électeurs s'y seraient, paraît-il, perdus. Étrange argumentaire que cette infantile préservation du citoyen...

    *

    Pour le moins, 2015 sera rentable pour les sondeurs, les experts en tous genres et les analystes politiques. Il faut que la démocratie profite à quelques-uns.

    *

    Le vote est devenu l'inexistence du citoyen, et le citoyen la disparition de l'homme.

    *

    Bulletins blancs : les débats autour de leur comptabilité inquiètent. Il s'agit de masquer quelque chose.

    *

    Faisons les comptes : 

    D'un côté, les bulletins blancs et nuls, les abstentions...

    De l'autre, les voix...

    Comme si les premiers n'avaient rien dit, n'avaient rien à dire, n'existaient pas. De fait, la démocratie impose ses règles et efface ceux qui, sans violence, en contestent le fonctionnement (et s'ils le font par la voie des urnes, ce sont des populistes...)

  • La Politique en short...

    L'une des hypocrisies, pour ne pas dire mensonges, les plus remarquables du triomphe libéral réside en l'édification d'une croyance relayée par les sphères économique, politique et médiatique : l'accroissement du choix, l'embarras délicieux devant la multiplicité des offres. Ce n'est pas sans raison que les opérateurs télévisuels du cable proposent des bouquets de chaînes (1). La vie est donc, sous cet angle, un jardin magnifique d'opportunités (autre grand poncif de la doxa...).

    Et l'on pourrait faire le parallèle avec l'aussi fameuse loi marketing des déclinaisons. Un seul objet, une seule forme, mais une kyrielle de variations en surface, à commencer par la couleur. La déclinaison est une adaptationpauvre du design tel que le concevait un Raymond Loewy ; c'est l'effet choc au moindre coût et l'illusion vendue de ma singularité. L'esthétique est un prétexte, d'autant plus dérisoire que le mauvais goût est devenu une règle dans la mesure où les principes démocratiques du jugement atomisent toutes les hiérarchies. Sur ce point, le renoncement à la moindre réflexion sur la beauté, ses critères et ses ordres, renoncement indispensable pour que l'art contemporain puisse être rentable et rentabilisé (2), a permis aux idiots de parader et aux incultes de se croire intelligents et cultivés (3).

    La télévision, pour revenir sur ce point, s'est peuplée de planètes infinies, et l'on nous promet l'univers. Pourquoi ? Pour quoi faire ? Est-il nécessaire de croire que tout nous est accessible, tout à portée de mains. Il n'est pas nécessaire de revenir sur le diagnostic de l'abrutissement des masses et sur le débat ouvert par l'École de Francfort qui voyait déjà dans le cinéma un diable. Ne considérons pas la totalité pour essayer d'en saisir la fatuité. Il suffit sans doute de s'arrêter sur un exemple, double, pour mesurer que non seulement la multiplication des chaînes n'est pas celle des pains mais que l'abêtissement des masses n'est pas un leurre.

    Le CSA a refusé il y a peu l'accès au réseau TNT à la chaîne d'informations LCI, laquelle disparaîtra vraisemblablement, ce qui n'est pas très grave au demeurant. Les considérations économiques ont prévalu. Les bonnes places étaient déjà prises. Il ne fallait pas rompre l'équilibre. La France, cette si belle démocratie, a déjà deux chaînes info en continu. Restons dans la mesure. Les Français ont déjà la possibilité de s'informer, d'être en alerte à toute heure. Le progrès est déjà immense, paraît-il, si l'on veut penser à ce que fut l'horreur des générations précédentes qui ne connurent que l'hertzien, et plus loin dans le temps, les seules chaînes publiques, et encore plus loin : la terreur gaulliste de l'ORTF (4).

    La vigueur informative est donc mesurable à l'aune de ces Castor et Pollux télévisuels : BFM et i-Télé, et le pays a lieu d'être rassuré sur son état de santé intellectuelle. Il va mieux que bien, comme disait un célèbre humoristique du CAC 40. Quoique...

    En y regardant (et rapidement) de plus près, le doute s'installe. Il suffit de s'attacher au contenu de la si fameuse tranche horaire du 20 heures. D'un côté, sur BFM Ruth Elkrief et son orchestre, de l'autre, sur i-Télé, Pascal Praud et sa bande. De quoi est-il question, chez l'une et chez l'autre ?

    Avec Elkrief, c'est le 20 heures politique. On y entend une troupe d'agités, pseudo experts de la vie politique, déblatérer à qui mieux mieux sur les faits du jour, sur les insignifiances verbeuses de la classe politique. C'est de la discussion de comptoir. D'une phrase, d'un mot, faire toute une histoire. Non pas à la manière d'une exégèse biblique, ce qui suppose une solide culture et un sens maîtrisé du temps et des symboles. Ce ne sont pas d'éminents cardinaux qu'on entend autour d'Elkrief. Tout juste pourraient-il balayer l'église (et encore...). Les écouter une fois revient à expérimenter l'art de ne rien dire. Ils oscillent entre la fausse ironie et l'air confit de ceux qui, enfin, nous révèlent l'essence du discours politique. La vacuité se double d'un art même pas subtil de la broderie. Umberto Eco avait, il y a longtemps, mis en garde contre les dangers de la sur-interprétation. Ils feraient bien de le relire, ces braves gens, ces sémioticiens de pacotille. Certes, il faut leur reconnaître un mérite certain : trouver de la matière dans une phrase de Cécile Duflot, Christophe Cambadélis ou Luc Chatel, une matière qui, chaque soir, est montée (comme des blancs en neige) jusqu'à des sommets nous faisant croire alors que le sort du pays est en jeu, ce travail-là mérite le respect (5). On pourra évidemment se demander s'ils croient en ce qu'ils disent, et sont donc complètement idiots, ou s'ils jouent la comédie, et sont alors de simples cyniques. Autant ne pas s'aventurer sur ce terrain. Mais cette tablée joyeuse, pleine de connivences et de certitudes, débattant faussement sur le rien, telle est donc la quintessence de l'information définie par la « première chaîne d'informations de France ». Tout un programme.

    C'est pour cette raison que le curieux, le lendemain, s'en va voir si ailleurs l'herbe est plus verte, la substance plus généreuse. Et en parlant d'herbe, on est dans le vrai puisque chaque soir, sur I-Télé, il est question de pelouse, de gazon. La France à l'heure du jardinage ? Que nenni ! C'est 20 H Foot... Le maître de cérémonie s'appelle Pascal Praud, nous l'avons dit. Ses invités débattent de la pubalgie de Zlatan, des choix de van Gaal à MU, des incidences du départ de Diego Costa de l'Atletico, et du niveau de l'arbitrage hexagonal. Des questions sérieuses, épineuses, profondes, méritant moult tours de rhétorique, des querelles de Clochemerle, des choix quasi philosophiques, des rappels à l'ordre, des bannissements, et j'en passe... La fatuité des discussions et le sérieux, plein de componction, des intervenants comptent moins que le fait même qu'elles reviennent chaque soir, comme un pain quotidien. Sur I-Télé, la continuité nationale tient à l'exégèse du une-deux et du ciseau retourné. La débandade économique n'est rien ; le délitement social, rien ; les tensions internationales, rien encore. L'accession à l'ère de l'info en continu n'avait qu'une finalité : permettre au football de devenir l'alpha et l'oméga des préoccupations citoyennes. Ceux qui pensent encore que l'avènement de la démocratie télévisuelle et connectée ne consacre pas le triomphe de l'imbécillité et de l'abrutissement, la mise au pinacle du décervelage au carré, ceux-là vivent dans un déni de la réalité. Le football comme phare de la pensée. Misère de misère.

    On en est là : la logorrhée des prétendus experts politiques, chez les uns, les exclamations des philosophes footeux, chez les autres. Au moins le temps étroit (je sais, je sais) de l'ORTF nous épargnait ces tristes sires. Que dire de plus ? Si, une dernière chose, une toute petite chose, une ultime ironie du temps. Ça se dispute, l'émission vedette de I-Télé, là même où Zemmour s'est construit une étoffe de penseur incontournable, est justement animé par Pascal Praud. Comme quoi, il n'y a peut-être pas à s'étonner. Jeu politique et partie de foot, c'est l'équation des temps sinistres...

     

    (1)Ce qui ouvre à un jeu de mots qu'on aurait loisir d'exploiter ainsi : de la télévision en constellation comme le signe magique de l'aliénation.

    (2)Le second terme étant plus important que le premier : c'est là que se tient la plus-value, grasse et grosse comme jamais en temps de crise (mais il est vrai que la crise est permanente. Ce n'est donc plus une crise, plutôt un mode de fonctionnement).

    (3)C'est aussi par ce biais que l'instruction a perdu toute sa validité. Ce ne sont pas seulement les programmes que l'on a vidés de contenu, les redéfinitions pédagogiques qui ont déraciné des élèves. Le marché, en s'accaparant les symboles les plus faciles de la démocratie, a rendu le quidam fier de lui alors même que son esprit est creux. Mais il est vrai qu'il sait s'habiller en marques et qu'il croit être un élégant. N'est pas Brummel qui veut et le dandysme contemporain est à mourir de rire...

    (4)C'est bien connu : les gens de ma génération, et de celle qui nous a précédés, n'en parlent pas sans effroi, comme d'un temps stalinien, une période glacière, un autre monde. Au fond, de Gaulle et la RDA (ou les Khmers rouges, ou Mao, ou les divers libérateurs de l'Afrique post-coloniale : enfin tout ce que la gauche libertaire a défendu), c'est la même chose. Sauf que de Gaulle, c'était pire... Je me demande seulement comment il se fait que nul autour de moi n'ait été porté disparu... Je n'ai pas non plus souvenir d'un exode massif...

     

  • Impunément...

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    Si faillite politique il y a, en ces temps présents, l'une de ses origines, au delà de la déprise de la classe politique sur le monde et du fait qu'elle n'exerce plus, sur bien des points, qu'un ministère de la parole (ce ministère vide que Giscard d'Estaing reprochait à Mitterrand quand celui-ci était dans l'opposition), pliée qu'elle est aux impératifs d'un marché ultra-libéral triomphant, l'un de ses origines donc tient à l'art consommé que nos ténors déploient à pouvoir ignorer un certain réel, celui fort discutable sans doute, de l'espace médiatique et de leurs paroles médiatisées. 

    Le degré d'oubli dans lequel ils se complaisent et se croient autorisés à vivre est tel que leurs commentaires et leurs gestes sont nuls et non avenus par le seul fait de leurs desiderata. Ils n'existent plus que dans le flot d'une parole immédiate ; la mémoire ne leur échappe pas mais elle est une donnée périmée, un souvenir sans épaisseur, un argument sans légitimité. Leurs mots s'en tiennent à une immédiateté si forte que c'est désormais le tweet qui tient lieu de pensée. La politique en cent quarante signes. Grotesque ? Peut-être, mais dans le fond est-ce si caricatural ?

    La déperdition du contenu passe par le rétrécissement de son étendue. Certes, la brièveté était une forme d'esprit, chez les Classiques. Encore ceux-ci avaient-ils de l'esprit ? Nos politiques cherchent au mieux à être spirituels, à faire des phrases. De petites phrases, tout au plus, pour de petites intelligences.

    Et quand le contenu est étriqué, il reste les formes faciles d'une rhétorique potache qui sent bon les explications rassis d'un formalisme creux. Hollande prétend n'avoir pas de culture littéraire. Quant à Valls, il se targue d'un 5 à l'épreuve anticipée de français. C'est en contrepoint de ce relevé anecdotique qu'on ne s'étonnera pas de la fascination gouvernementale pour l'anaphore. Rien de plus facile que l'anaphore, en effet : c'est lancinant et mémorisable. On croirait presque à un effet poétique. Une poétique d'école primaire ou de surréalistes. Pourquoi pas ?

    On voit dans quelle direction l'affaire tourne : le trois fois rien technologique et la répétition pavlovienne. On se réjouit : la démocratie prend une forme aphasique. On tue le langage comme on neutralise le droit à l'expression. 

    Malgré cette tendance à vouloir occuper l'espace médiatique avec du vide, nos ectoplasmes ne peuvent s'empêcher de se trahir eux-mêmes, tout en sachant que cela laissera des traces (ce qui inquiète fort : l'électeur moyen est-il à ce point idiot ? Il faut croire que oui...). Ainsi, la semaine passée, se sont télescopés deux propos tenus de part et d'autre des fondrières du pouvoir.

    Commençons par le retour énervé de Sarkozy qui, dans un élan généreux et vaguement délirant, a promis de redonner la voix au peuple, de brandir la logique référendaire tous les quatre matins. Il était sérieux et habité, sur son estrade, et ses partisans applaudissaient à tout rompre comme des abrutis qu'ils sont. Car il fallait réduire d'une manière démente le passé, la réalité et les faits pour oublier l'homme qui, après le non de 2005, avait convoqué le Congrès afin que, gauche et droite confondues (entendons : la gauche et la droite responsables, pas les anars, les fachos, les rêveurs, ou, plus simplement, les esprits critiques et démocrates) nos élus fassent sécession d'avec l'expression populaire. Des élus du peuple contre le peuple. Et celui qui venait, l'autre soir, nous chanter des lendemains de libre expression est le seul, je dis bien le seul, à avoir usé de la constitution de la Ve République pour supprimer la démocratie.

    Par le plus grand des hasards, et comme l'envers de la carte qu'on appellera le mistigri, je revoyais le lendemain le clip de campagne de la normalité. Un beau clip, une belle construction mythologique, teintée d'un révisionnisme historique classique (Ferry sans les colonies, le Front Pop sans son allégeance à Pétain, et de Gaulle, le Caudillo du Coup d'État permanent, sur qui on ne crache plus...). De l'emphase anaphorique (il ne peut pas faire plus, le pauvre, sinon on doute qu'il retienne ce qu'il faut dire...) et un point d'orgue. 


     

    Cela s'entend entre 1'15 et 1'22 : "le redressement, c'est maintenant. La justice, c'est maintenant. L'espérance, c'est maintenant. La République, c'est maintenant". Passons sur les trois premières illusions. Seule la dernière phrase m'intéresse. Que peut-elle signifier ? Que les cinq ans qui s'étaient écoulés étaient contraires à la République, que Sarkozy était un dictateur, un fasciste qui avait confisqué le pouvoir... La verve poussive d'une campagne électorale permet-elle de tels excès et surtout, de telles contre-vérités ? Car s'il en était ainsi il fallait, aussitôt élu, arrêter Sarkozy et le juger pour haute trahison. Les mots doivent être peser, surtout quand on est homme politique, sans quoi les débordements dont on est l'origine interdisent de borner l'éventuelle folie des autres.

    Reste une possibilité : "La République, c'est maintenant" induit qu'il fallait la rétablir, qu'elle avait été effectivement bafouée. Par un Congrès inique, par exemple. Mais lorsque le normal président se déchaîne ainsi et nourrit la caricature de l'anti-sarkozysme qui ne pouvait être que sa seule arme tant il était, lui, insipide, il oublie, et se donne le droit d'oublier, qu'il fut le complice objectif de ce déni de République...

    "Plus l'abus est ancien, plus il est précieux" écrivait Voltaire. Plus la traîtrise est forte, plus la facture sera élevée. Le goût de l'impunité ne peut demeurer plus longtemps. Si l'ère communicationnelle doit avoir un usage salutaire, c'est en replaçant les mots au cœur du débat. Mentir n'est pas interdit, y compris en politique, mais, de même qu'on ne peut invoquer l'ignorance de la loi, on ne peut, surtout en politique, tabler sur l'oubli et la conjuration des amnésiques. 

     

    Photo : Fred Giraud.

  • S'abstenir...

    On connaît la formule qui structure toute la logique de  la présente République : au premier tour, on choisit. Au second tour, on élimine. On connaît aussi la propension des thuriféraires du régime, devant l'abstention galopante, à vouloir remédier à cette désaffection par un vote obligatoire, ce qui serait une manière assez subtile de justifier leur prébende légale en masquant le désintérêt populaire. Or, disons tout net : le vote en droit et non comme impératif soumis à la loi est le dernier ersatz de démocratie, le dernier lumignon par quoi nous apercevons l'escroquerie de la démocratie libérale. C'est une manière, certes vaine, de rappeler que le roi est nu (1).

    Il y a donc de multiples moyens de tromper la vigilance du démocrate, mais ce n'est pas tellement le sujet qui nous occupe, à vrai dire. Il s'agit plutôt d'envisager le stade supérieur de la supercherie, quand il est question de ce troupeau obscur qu'on appelle la représentation nationale.

    Si l'on veut bien prendre les choses dans l'ordre, il est légitime de penser que les députés ont par essence vocation à choisir, c'est-à-dire à se définir par des votes clairs. Peu importe qu'elles soient justes ou injustes, les décisions pour lesquelles ils sont en quelque sorte mandatés doivent apparaître sans détour aux yeux des citoyens. Il est donc tout à fait surprenant que pour une déclaration de politique générale il leur soit loisible de s'abstenir, comme viennent de le faire les petites frappes socialistes. Le droit à l'abstention pour les représentants de la nation, qui plus est pour des questions cruciales, est une aberration du système prétendument démocratique. Il n'a pas de sens, sur le plan intellectuel, parce qu'il n'est pas tenable, sauf à user de sophismes et de casuistique jésuite, de se définir à la fois dedans et dehors, dans une majorité et dans l'opposition, et de trouver un moyen, un subterfuge pour se croire digne et en même temps ne pas trop ennuyé celui qui, in fine, vous permet d'être à l'Assemblée. Ces élus ne sont alors que des mangeurs de soupe.

    La confiance, en matière de politique, non seulement ne se marchande pas, mais elle n'est pas à géométrie variable. Elle ne peut être que niée ou affirmée, sans quoi la délégation de pouvoir qu'on accorde aux députés n'est qu'un faux semblant. Un élu ne peut s'abstenir parce que le fondement même de sa légitimité est d'être une voix, celle,unique, des voix multiples qui l'ont mené à l'Assemblée. C'est devant de telles mascarades que le dégoût politique se renforce. Le jeu des calculs, des balances et des équilibres n'apparaît jamais aussi bien que dans le mélodrame des petites hypocrisies et des hystéries parlementaires.

    Ils parlent, ils braillent, ils éructent mais vont à la buvette quand il s'agit d'accomplir leur devoir, ce même devoir qu'ils nous demandent de respecter, au nom d'un idéal républicain qu'ils ne cessent de salir. La misère politique du présent tient aussi dans cette déliquescence, quand l'abstention devient une manière de penser, un acte, et pour ceux qui en usent, une façon de résister.

    Les frondeurs abstentionnistes de la social-démocratie étaient, mardi dernier, ce qui se faisait de pire dans les travées de l'Assemblée Nationale. Ils banalisaient la compromission, la couardise et la grandiloquence. Ils se croyaient constructifs et n'étaient que vains. Ils se voulaient démocrates et n'étaient que dans la forfaiture morale. Ils substituaient (mais ils ne sont les premiers...) à la décision réelle les arguties médiatiques. Ils confondaient lamentablement la position et la posture. Et c'était le droit inique à l'abstention qui leur offrait d'être ces personnages ironiquement rebelles.

    Un humoriste moquait dans les années 70 Jean Lecanuet (celui qui se prenait pour le Kennedy hexagonal) en expliquant que ce centriste (tout un programme...) n'était ni pour ni contre, bien au contraire. Dans un sketch, la formule est savoureuse ; dans la réalité, elle s'avère désastreuse.

    Si l'on veut redorer un peu le lustre terni des élus, encore faudrait-il ne pas laisser à ceux-ci le choix de leur absence, et de faire que, puisqu'ils sont élus, ils soient dans l'obligation d'exprimer, en toutes circonstances, un suffrage sans ambiguïté.

    (1)Disons plutôt roitelet, car cela ne vaut guère plus...