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démocratie - Page 4

  • Traits valéryens

    Cinq flèches, extraites d'un court texte de Paul Valéry, Des partis, dans le désormais détesté et condamnable goût classique, trop français. Un sens économique de l'aphorisme, à la manière de La Rochefoucauld ou de La Bruyère, qui sonne dans nos oreilles contemporaines, avec netteté et vigueur.

    *

    "... Ils retirent pour subsister ce qu'ils promettaient pour exister."

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    "Le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de l'ordre d'importance des questions et de l'ordre d'urgence.

    Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d'avenir par l'immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond par ce qui est excitant."

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    "Toute politique se fonde sur l'indifférence de la plupart des intéressés, sans laquelle il n'y a point de politique possible."

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    "On ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu'il connaisse. Il faut être infiniment sot ou infiniment ignorant pour oser un avis sur la plupart des problèmes que la politique pose."

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    "Les grands évènements ne sont peut-être tels que pour les petits esprits.

    Pour les esprits plus attentifs, ce sont les événements insensibles et continuels qui comptent."

  • La gauche libérale (IV) : le vote

    La gauche libérale se préoccupe beaucoup depuis son retour aux affaires des questions électorales, et pour être plus précis, du corps électoral, de sa constitution, de son évolution, et pour être clair : de sa transformation pour qu'il puisse au moins pour un temps lui être favorable.

    Elle a d'abord envisagé d'accorder aux étrangers extra-communautaires le droit de vote aux élections locales. Mais, elle y a renoncé, sentant que l'affaire n'était pas jouée et que l'opinion n'était pas prête (comme on dit, pour ne pas traiter la dite opinion d'idiote). Puis, cette semaine, une inutile gouvernementale a lancé l'idée du droit de vote à 16 ans.

    Il y a évidemment un rapport étroit entre ces deux méthodes d'élargissement, même si on essaie de les dissimuler. Dans le premier cas, il s'agissait de s'assurer le vote des immigrés dans l'espace communal, notamment dans la périphérie des grandes villes, là d'où, comme le rappelle Christophe Guilluy le souligne, les classes moyennes ont fui pour que ces territoires deviennent des espaces communautaires (1). L'objectif était d'entériner ce que d'aucuns ont souligné depuis longtemps : l'abandon de la classe ouvrière par la gauche, le calcul d'un moindre intérêt des classes populaires d'origine européenne au profit d'une montée démographique des populations immigrés africaines. Mais ce n'était que l'effet le plus immédiatement visible d'un électoralisme nauséabond qui cachait une idée bien plus fallacieuse. En découplant le principe du vote avec celui de la nationalité (2), le but est aussi d'invalider le principe de la nation et de lui substituer une logique du local dont on sait qu'elle est, sous couvert de générosité, de responsabilité et de participation, une des nouvelles formes administratives des nouveaux principes managériaux analysés par Boltanski et Chiappello (3). Or, la nation, et l'inscription des individus dans le territoire, commence par cette problématique du local, de l'espace restreint. En autorisant des personnes à voter ici, tout en étant d'ailleurs, on vide le contenu de l'ici pour en faire un ailleurs perpétuel, c'est-à-dire un espace déterritorialisé. Cette déterritorialisation est un des fondements du libéralisme dans sa forme ultime : soit rendre les individus orphelins du lieu auquel ils étaient attachés (et c'est la forme : faites cinq cents kilomètres ou plus pour trouver du boulot, délocalisez-vous...), soit rendre les individus schizophrènes d'une double appartenance politique qui finira par les destituer de toute légitimité où qu'ils soient.

    C'est par ce biais que l'on voit la gauche libérale œuvrée sournoisement pour que nul ne s'y retrouve et soit livré en pâture au diktat du marché qui souhaite ardemment que les gens soient et mobiles, et coupés de toute structure cohérente. Car il est faux de penser qu'une telle décision faciliterait les ententes entre les personnes venues d'horizons différents. La question de la légitimité des uns et des autres serait posée et ne pourrait que renforcer les raideurs communautaires, voire les ghettos. Mais les ghettos sont-ils un problème pour l'épanouissement du libéralisme intégral ? Les exemples anglais ou américains montrent que non. On peut s'accommoder d'un tel délitement national. Il y a même à parier que la ghettoïsation se combine très bien avec une démarche commerciale multipliant les cibles et les niches. On rétorquera qu'il est fort curieux que la droite s'offusque d'un tel projet, y compris les plus libéraux. Foutaise électorale pour se donner bonne conscience car il est certain qu'un tel projet voté ne serait plus remis en question.

    L'incertitude nationale (4) est une nécessité pour la donne mondialisée. Il faut donc que les individus puissent ne plus se sentir chez eux, ou qu'ils ne puissent pas se sentir tout à fait chez eux, même quand ils sont dans un endroit depuis longtemps. Le droit de vote aux étrangers, c'est une incitation à ne pas se poser la question pour ceux qui en bénéficieront du devenir français. C'est couper tout chemin vers l'interrogation sur soi et le désir d'appartenance. On ne s'étonnera donc pas que parmi les plus réticents, on trouve des étrangers eux-mêmes (5). En fait, il ne faut pas que chacun s'interroge sur sa place et sur la volonté de s'inscrire dans le lieu : il faut lui donner l'illusion du droit, qui masque et neutralise la volonté, comme acte individuel. De ce point de vue, l'individualisme libéral ne repose absolument pas sur une émancipation de la personne mais sur l'incitation à sa participation au jeu du marché, le marché étant compris comme l'espace unique de l'existence. Faire que nous puissions, selon le gré de nos pérégrinations, voter ici ou là, c'est-à-dire ne s'attacher nulle part ferait le bonheur ultime du rêveur libéral.

    Mais, répétons-le, cette option semble pour l'heure au placard. Pas assez sûre... Est donc venu à l'esprit embrumé de Madame Bertinotti, ministre de la Famille (?), l'idée du droit de vote à 16 ans. On pourrait là encore, selon des logiques démographiques implacables s'appliquant dans certaines banlieues, montrer qu'il s'agit de récupérer des voix. À défaut d'avoir celles des pères, ils auront celles des fils et des mairies seront sauvées. Cette analyse se fonde de toute évidence sur l'idée qu'une partie de l'électorat, en fonction des origines géographiques et confessionnelles par exemple, représente un vivier de voix non négligeable. L'enquête d'OpinionWay, à la suite des présidentielles, montrant le vote massif des musulmans en faveur de Hollande n'est pas sans conséquence. L'objectif est donc bien de pérenniser un avantage, certain ou supposé, et d'envisager de facto une partie de la population comme un électorat captif dont la gauche libérale au pouvoir serait la grande bénéficiaire. On appréciera ce qu'un tel calcul porte en lui de mépris pour ceux que des propositions prétendument modernes cherchent à flatter...

    Ce ne sont pas tant ces arguties électoralistes qui désolent que l'aveu du marchandage citoyen derrière tout cela. L'indigence politique de la jeunesse française, son ignorance crasse des réalités intellectuelles structurant la réflexion politique sont les premières bornes qui rendent un tel projet absurde, quasiment kafkaïen. Alors même que l'on ne cesse de materner une jeunesse inquiète, qu'on ne cesse d'infantiliser des lycéens et des étudiants dans la perspective d'une adulescence qui n'en finit pas, on vient nous chanter l'air de la responsabilité électorale, du droit à l'expression et à la décision. Je n'ai pas souvenir d'une démagogie aussi faramineuse. À ce titre, madame Bertinotti mérite le respect : elle a placé la barre très haut. Au delà de sa petite personne, il y a la révélation d'une transformation même du vote. Vidé en partie de son contenu depuis l'affaire du référendum de 2005, le droit de vote devient une variable marchande d'un deal où le jeune se métamorphose en prescripteur impénitent. Il l'était déjà sur le plan commercial. Il devient l'acteur de son devenir pas encore advenu. Il a le droit et le droit fait tout. Le droit de vote à 16 ans, c'est une dilution supplémentaire du pouvoir électoral. C'est le triomphe de ceux qui n'ont pas (encore) à rendre compte pour le profit de ceux, élus, qui ne rendent que fort peu de compte.

    L'inutilité de l'apparat démocratique s'affiche par cette dernière plaisanterie funeste. Il s'agit de liquider la démocratie, en ne lui accordant qu'un vil prix. Le vote à 16 ans, c'est le plat de lentilles d'un pouvoir social-libéral qui joue les liquidateurs. Ce n'est pas un gadget mais une œuvre de longue haleine tendant à nous rendre étrangers à nous-mêmes, à nous rendre tous, quelle que soit notre nationalité, étrangers aux droits qu'on nous laisse en les ayant vidés de leur effectivité.

    Tout cela révèle un mépris profond de ce pouvoir pour ceux qu'ils sont censés gouverner. Mépris pour les citoyens de plein droit dont on estime, évalue la rentabilité électorale ; mépris pour les étrangers qui ne sont là que comme variable d'ajustement des réélections futures, d'un jeu de chaises musicales qui cachent de plus en plus mal la réalité d'un espace politique sans consistance, sans pouvoir, quand la classe politique vit bien, et même très bien...

    (1)Prenons pour preuve l'exemple de Pantin, ville de plus de 50 000 habitants où il n'est plus possible aujourd'hui de trouver la moindre boucherie qui ne soit pas halal. Les petits vieux n'ont qu'à prendre le bus et se bouger pour acheter leur côte de porc. Une mienne connaissance, un peu cynique et libérale, commente elle de la manière suivante le problème : c'est la loi de l'offre et de la demande. Voilà qui a le mérite d'être clair : le communautarisme est un marché...

    (2)Pour ne laisser la moindre ambiguïté sur le sujet, précisons de suite que je suis contre le droit de vote des européens communautaires. La question ne porte nullement sur l'origine des individus mais sur la reconnaissance du lien national avec le droit à l'expression politique. Et pour faire bonne mesure, c'est selon le même principe que je n'ai jamais compris le sens de la double nationalité, qui permet à certains de pouvoir à la fois dedans et dehors. La nation est inclusive, et dans une certaine mesure, exclusive. Je conçois que l'on ne soit absolument pas d'accord avec cette position intransigeante. Mais, en ce cas, il serait bon que ceux qui ne veulent plus des nations le disent, et clairement, ce qui n'est jamais le cas (sinon les comiques de l'extrême-gauche...)

    (3)Christiant Boltanski et Ève Chiappello, Le Nouvel Esprit du capitalisme.

    (4)Lequel national n'a absolument rien à voir avec le nationalisme étroit de l'extrême-droite, à moins que l'adjectif national soit une tache, comme l'est devenu le mot populiste.

    (5)Comme on trouvait des homosexuels attérés devant le spectacle du mariage pour tous.

     

  • Gouvernance (substantif)

    On a beaucoup ri de lui. On s'est gaussé de son air provincial, de sa mine bonhomme d'épicier qui aurait réussi, de sa silhouette voûtée à vous flinguer n'importe quel costume, et des formules sybillines. Il est néanmoins certain que Jean-Pierre Raffarin a été le premier ministre le plus important de ces trente dernières années. Écrivant cela, je me place sur le plan de l'inflexion du politique vers cette nouvelle forme désengagée et privée qu'aura pris désormais l'art de diriger : la gouvernance. il a d'ailleurs publié un ouvrage sur la question, en 2002, Pour une nouvelle gouvernance (1).

    La gouvernance est le mot-clé de la catastrophe contemporaine. Pour en avoir une vision claire et cinglante, il est indispensable de lire le travail d'Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux éditeur, 2013. 

     

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    50 chapitres courts sous forme de prémisses dont je publie ici la 10ème.

     

    PRIVATISER EN PRIVANT

    On feint de penser sous le vocable de la gouvernance des modalités par lesquelles un vivre-ensemble serait possible... précisément sur un mode qui contredit cette possibilité. La gouvernance désigne ce qu'il reste d'envie de partage dans le contexte de la privatisation économique. Le collectif à l'état de fantasme. Un mirage. Car la privatisation du bien public ne procède en rien d'autre que de la privation. En même temps que le libéralisme économique promeut brutalement cet art de la privation dans les milieux de ceux à qui cela profite, la gouvernance sert à en amortir le choc, pour les esprits seulement, car on n'excèdera pas à ce chapitre le seul travail de rhétorique. Privare, en latin, signifie le fait de mettre à part -c'est le contraire du partage. Privatiser un bien consiste pour les uns à en priver les autres du moment qu'ils ne paient pas un droit de passage afin d'y accéder. Le privatus désigne par conséquent celui qui est privé de quelque chose -privatus lumine, l'aveugle privé de la vue dont parlait Ovide. Même quand les coûts relatifs au bien sont amortis depuis longtemps, comme dans le cas d'un immeuble, des locataires n'en finissent plus de le financer à vide plutôt que s'en tenir aux coûts réels, ceux de son entretien. Quand il ne s'agit  pas de surpayer au profit d'exploitants des biens fabriqués et distribués par des subalternes scandaleusement sous-payés. Le profit des multinationales, vu ainsi, procède d'une sorte d'impôt privé étarnger à tout intérêt public. Il s'agit, autrement dit, de logiques mafieuses légalisées. C'est d'ailleurs du même privare latin que provient l'expression "privilège". Il s'agit littéralement d'une loi  (lex) privée (privus) : le privilège correspond à l'acte de priver (exclure) autrui d'un bien ou d'une faveur en vertu d'une règle générale (loi). En d'autres termes, il est, en droit, une disposition juridique qui fonde un statut particulier -tel que celui de la noblesse dans l'Ancien Régime. D'où les expressions chèries par ceux qui en tirent un grand bénéfice : "respecter la loi", "agir dans le cadre strict de la loi", etc.

     

    (1)Raffarin est diplômé de l'ESCP (École supérieure de commerce de Paris) , dans la même promotion que MIchel Barnier, grand européen devant l'éternel, et qu'il exerça dans le privé, notamment comme directeur général de Bernard Krief Communications, cela est éclairant.

  • La réalité est magique...

     

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    À Sérignan, dans l'Hérault, il existe une impasse de la démocratie. Il y a donc bien eu, dans le passé commun d'une bourgade sans histoire, de joyeux drilles facétieux qui tournaient tout en dérision, à moins que ce ne fût le signe d'une mélancolie désirant conjurer le sort. Le plus drôle est que nul conseil municipal ne se soit encore penché sur la question d'une nouvelle appellation. C'est pourtant dans l'air du temps, le ravalement des noms et des idées.  

    Mais il est vrai qu'en matière d'impasse, le choix serait si pléthorique, les prétendants si nombreux (que chacun fasse sa liste) que le statu quo soit de mise.

    Néanmoins, on sait que l'infiniment petit côtoie l'infiniment grand. Sérignan tient peut-être là, dans le mystère d'une désignation dont on ne connaît plus l'origine, et sans le savoir, une clé de l'Histoire à venir...


    Photo : Ronan Le Grévellec

  • Écran de fumée

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    L'émotion que peut immédiatement provoquer l'arrêt tout aussi immédiat de la télévision publique grecque est une preuve (pas un signe, une preuve : un aveu tangible) du dérèglement contemporain. Cela ne s'était jamais vu dans une démocratie. Fichtre ! J'apprends donc que la démocratie, ou pour être plus précis : le degré d'atteinte à la démocratie, se juge à l'aune de la télévision d'État. L'affaire est savoureuse quand les trémolos viennent des voix de ceux qui veulent en purs libéraux (de tous bords : de droite comme des socialistes. C'est une affaire de déguisement) détricoter le tissu étatique, justement, et national.

    Cette réaction peut doublement s'interpréter, et à chaque fois il s'agit d'une vulgaire duperie. La télévision serait donc la démocratie et le troupeau régnant se veut l'ardent défenseur des valeurs associées à cette ambition politique. Il s'agit d'être dans l'esbrouffe d'une revendication que tous les autres actes, bien plus déterminants et nocifs, contredisent. Faire payer les Grecs jusqu'à plus soif, mettre le pays sous tutelle, épargner la racaille bancaire étrangère qui fut complice de cette déliquescence. La télévision n'est pas synonyme de démocratie. Cette dernière conception s'est élaborée historiquement bien avant que ne puisse être envisagée la moindre technique de diffusion hertzienne (ou par câbles...). Et il y a une certaine ironie à considérer que l'appareil médiatique d'état ait servi par principes la diffusion de la pluralité qui garantirait, logiquement, le devenir politique des nations qui prétendent à la démocratie. Ce serait même l'inverse. Mais il faut bien, à coup de contorsions ridicules, trouver dans l'acte symbolique du gouvernement grec une atteinte à l'information, à l'éducation, à l'acculturation du citoyen. On croit rêver. C'est mutatis mutandis pleurer la disparition médiatique de Pujadas, Drucker et Calvi. Il faut une bonne dose de naïveté pour voir une telle situation affoler celui qui réfléchit un peu.

    Deuxième point : ces lamentations posent que l'information (mais là encore, une blague : l' État redevient le pourvoyeur de la vérité et de la liberté) est l'essentiel du processus démocratique. Lecture habermasienne du monde un peu simpliste, il faut bien le reconnaître mais qui sied fort bien à l'air du temps qui nous vend la communication sous toutes ses formes comme le stade ultime de l'affranchissement des masses quand celles-ci sont de plus en plus victimes d'un processus d'abrutissement. Abrutissement qui ne tient plus, comme au temps du stalinisme bon teint, par le contrôle des canaux de diffusion mais par le mouvement inverse : multiplier les sources, les canaux, les producteurs, les pourvoyeurs (comme on parle pour les drogues) et noyer le poisson, ce qui revient à noyer le citoyen réduit en lambeaux. Sur ce point, à l'heure du numérique, de l'optique et des connections en tous genres, la disparition de la télévision publique d'État est une anecdote.

    Pour qu'il n'en fût pas ainsi, il aurait fallu que celle-ci n'eût pas cédé aux sirènes pourries de la production commerciale, qu'elle ne se fût pas auto-détruite dans la course à l'audimat et à la part de marché.

    La télévision grecque d'État est morte. Un verre à sa santé. Et que crève, dans un même mouvement, le service public français.

    Parce que cette agitation me fait rire, quand m'affligent la misère du peuple grec, sa soumission à la finance internationale et aux instances politiques qui en sont le bras armé. Et je dis bien : bras armé, car en l'espèce la violence est autrement plus destructrice que de ne plus voir des couillonnades. Mais la décomposition héllène n'occupe personne. Elle est entrée dans le paysage. Les Grecs crèvent et l'on passe son chemin ; les Grecs vivent dans la terreur d'une mort lente et l'on détourne la tête. En revanche que s'éteigne l'écran et tous les crétins s'affolent.

    En ces temps de bêtise condensée, il est difficile de ne pas céder à la misanthropie absolue et pire : de ne pas tomber dans un nihilisme qui, en soi, est une dérision et une absurdité de plus. Mais il ne m'est pas indifférent de voir le pays de Platon, d'Hérodote et Çavafy (si chère à Marguerite Yourcenar) filer dans le royaume des ombres, de le voir promise à la disparition, à n'être plus qu'un point, puis rien.

    Les manes de la Grèce sont notre tombeau et devant ce désastre, ce n'est pas un écran de plus ou de moins qui peut changer la vision du monde. Sonner la charge de l'indignation quand on coupe l'antenne, c'est être pourri jusqu'à la moëlle. C'est avouer que sa culture, on l'a faite en regardant Intervilles, Champs-Élysées, Maguy et Les Enfants du Rock... De quoi pleurer, en effet...


    Photo : Justin Arnaud

     

  • Populisme (substantif masculin)

     

    Le festival continue. On en parle une dernière fois, on relève une dernière fois la gangrène journaleuse et on passera à autre chose, définitivement. Il s'appelle Michaël Darmon. Il est l'analyste politique d'I-Télé. Il vient commenter à la mise en examen de Nicolas Sarkozy dans l'affaire Bétancourt. Cette décision vient après l'ouverture d'une enquête préliminaire touchant Jérôme Cahuzac. Et qu'en tire-t-il comme conséquence ? Que « c'est une mauvaise semaine pour la démocratie, et une bonne pour le populisme ». Christophe Barbier, le bavard creux qui trône sur les plateaux et dirige L'Express, est sur le plateau et acquiesce.

    La démocratie et le populisme en rivalité. Soit. Mais le problème est ailleurs. Car concevoir que la semaine qui s'achève est un coup dur pour la démocratie signifie de fait que l'inculpation d'un politique, que la demande judiciaire à ce que des élus ou des dirigeants rendent des comptes sur le agissement est une atteinte à la démocratie. Ni plus, ni moins. Cette casuistique jésuite est bien plus redoutable que l'homélie du nouveau pontife. Elle fonde le caractère d'exception qui structure désormais l'appareil pseudo démocratique. Carl Schmitt est consacré. La démocratie est en danger quand la justice essaie de faire son travail. On la dit faible quand elle ne sanctionne pas assez Rachid qui deale, Renaud qui trafique, Mamadou qui vole ou Paul qui escroque, quand le quidam du bas de l'échelle ne reste pas dans les clous ; elle est outrancière quand elle s'interroge sur les agisssements de Jérôme ou Nicolas.

    De fait : le populisme, ce n'est plus le fascisme supposé de ceux qui expriment leur défiance vis-à-vis des partis et des dirigeants de la social-démocratie pourrie (et cette défiance passe aussi par l'abstention et la réflexion, pas seulement par l'agacement épidermique et le vote frontiste...) ; le populisme dans la bouche d'un journaliste commence là où, dans un esprit de caste médiatico-politique il faut protéger les sortants. Le populisme, ce n'est plus une théorie politique, une filiation idéologique ; c'est la figure de l'ennemi. Le populiste, c'est le bourgeois des staliniens, transposé en régime social-libéral de l'entre-soi UMPS et médias réunis.

    Le petit Darmon bredouille une antienne nauséabonde faite pour incriminer ceux qui demandent, non pas le mariage pour tous, mais la justice pour tous. Celle-ci est autrement plus problématique à offrir que celui-là. Le populisme sociétal passe beaucoup mieux que l'aspiration à plus d'égalité devant la loi.

    Le statut juridique du président de la République (concession exorbitante d'un président de conseil constitutionnel de « gauche » -Roland Dumas- à un président de « droite » -Jacques Chirac) n'est pas le seul pare-feu. L'engeance journaleuse, quand le droit constitutionnel n'y suffit plus, vient à la rescousse. Et cela, ce n'est pas du populisme. Que non ! C'est un sens de l'État, une raison d'État ! Mais elle est rampante et fielleuse. Rien à voir avec ce qu'on définit comme le populisme, cet hydre qui en voudrait tellement à la démocratie...

  • Vapeurs journalistiques

     

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    Je ne connais pas Philippe Ridet. Je n'ai rien contre lui. Je pourrais éventuellement envier le fait qu'il vive à Rome, c'est tout. Il est le correspondant du Monde dans la Ville éternelle.

    Ce n'est pas l'homme qui m'intéresse mais la fonction, et dans la fonction la posture implicite qui se dévoile, et qui me paraît refléter l'hypocrisie majeure de l'univers médiatico-journalistique.

    À la suite des résultats électoraux de la fin février, dont les faits les plus remarquables (ceci écrit sans jugement de valeur) sont l'insubmersibilité de Berlusconi, l'émergence du mouvement protestaire de Beppe Grillo, la défiance envers la social-démocratie et le rejet de la politique « technique » de Monti, à la suite de ce grand chambardement, le sieur Ridet s'est fendu d'une lettre à ses amis italiens : « Chers amis italiens, cette fois, vous avez fait fort », en date du 4 mars, consultable sur le site du Monde.fr...

    On sait quelle forme prend l'amitié, le plus souvent, dans ce genre de circonstances. C'est moins une déclaration d'amour que l'expression d'un dépit. L'auteur se place délibérément dans le registre de l'affect, ce qui ne laisse d'étonner quand on fait du journalisme. Les humeurs ont-elles leur place à cet endroit ? Oui, si un espace y est clairement dévolu. J'ai plus de doute, quand le geste procède des circonstances. Les sentiments de Philippe Ridet, ou d'un autre journaliste, m'importent peu. Ils sont même la dernière chose que j'attends de lui (1).

    Il n'est pas question de faire une analyse exhaustive de l'objet. Je renvoie à sa lecture  complète toujours possible. Je m'en tiendrai à deux pièces symptomatiques.

    Après avoir rappelé combien il aimait l'Italie, ses singularités, sa culture, ses mœurs, l'espace et les gens, Ridet finit par écrire que devant les résultats de février, il est «en colère». Monsieur Ridet est en colère ! Fâché tout rouge, il est ! Il avait jusqu'alors supporté beaucoup de l'inconséquence transalpine mais cette fois, ils sont allés trop loin ! Ils lui ont déplu ! Ils n'ont pas fait ce que lui, le sieur Ridet, attendait d'eux. On peut difficilement faire plus fort dans le registre de l'outrecuidance. Il aurait donc fallu, du moins peut-on le supposer, qu'avant d'aller aux urnes, les citoyens italiens consultassent la lumière Ridet afin de rester dans les clous. Le journaliste se fait donneur de leçon. Au-dessus de la mêlée, il est la voix de la sagesse devant le désordre ambiant. Cela rappellera au lecteur, je pense, les cris d'orfraie de la caste journaleuse au moment du vote, en 2005, pour (et plutôt contre) la Constitution européenne. La petite phrase de Ridet n'est pas une erreur, une faute de style, pas un excès de langage : elle est la trace de ce droit que s'est arrogé le monde journalistique face aux événements. Ils sont progressivement devenus des « généraux sans armée qui voudraient s'assujettir le monde » (Musil).

    Dans le cas d'un vote, on s'étonne. À moins de considérer que Ridet, comme d'autres de son espèce, ait une conception assez étroite de l'expression démocratique... Celle-ci ne serait plus un droit au choix mais un devoir à voter comme il faut ! Magnifique perspective ! Concernant le vote d'un pays étranger, on frise le délire d'ingérence. Depuis quand puis-je être en colère pour un vote où je ne suis pas moi-même pas impliqué (2) ? Quand la Russie vote Poutine, l'Espagne Rajoy, le Royaume-Uni Cameron, les États-Unis Obama, je dois être en mesure, si je suis journaliste, d'en analyser les motivations, les conditions et les effets, nullement de traiter le choix des autres en termes épidermiques. Mais la caste journalistique, dans la bulle médiatique hypertrophiée où elle opère, s'est persuadé qu'elle savait mieux que tout le monde. En regard de cet effet, elle a substitué à la pensée le sentiment et la croyance. Elle s'est forgé une légitimité dont elle assure elle-même la promotion. Philippe Ridet peut exprimer sa colère, sa colère être publiée comme une information, comme un sens face aux contre-sens démocratique, et nul n'y voit un excès de pouvoir, la prétention d'un ballon de baudruche.

    Cet artifice égocentrique ne serait rien s'il ne célait un problème bien plus grave, une terreur intellectuelle plus funeste.

    Le sieur Ridet est en colère devant les dérives populistes du vote italien. Et par populisme, il désigne deux directions contradictoires : le refuge berlusconien et ses alliés de la Ligue du Nord ; le vote protestataire du M5S de Beppe Grillo. Un populisme de droite et un populisme de gauche. Il y aurait lieu, déjà, de contester ces démarcations et l'usage qui s'est répandu de voir du populisme partout, avec en toile de fond la préfiguration du fascisme.

    Comme souvent, c'est dans ce qui est dénié mais écrit que la vérité indicible affleure. Ainsi le journaliste fait-il le tour du malaise de l'élection transalpine :

    «Voici les politologues et les sociologues (ainsi qu'une armée de journalistes) au chevet de l'Italie. Tous ont cerné une partie du problème : la crise (- 2,4 % de croissance selon le dernier chiffre), la baisse du pouvoir d'achat (- 4,3 % de consommation), le chômage (11,2 % de la population active), l'austérité imposée par Bruxelles et Francfort (300 milliards d'euros d'économie et de taxes nouvelles jusqu'en 2014). Ces experts ont écouté vos plaintes sur la corruption, sur la "caste des élus" et ses privilèges. J'ai aussi parlé avec des jeunes diplômés qui n'en peuvent plus de cette gérontocratie qui s'accapare les postes. Avec des retraités qui, chaque premier du mois, font la queue à la poste pour une pension de moins de 1 000 euros.» 

    Devant ce constat d'un délabrement profond tant politique, économique, social que culturel, il tire la conséquence logique pour lui que la raison démocratique doit trouver sa voix dans une confiance nécessaire en la social-démocratie. Devant le tableau de la démocratie transalpine déliquescente, il est plus qu'urgent et censé de s'en remettre à ceux qui ont été les fossoyeurs de la démocratie :

    «Partout ailleurs, le résultat aurait été couru d'avance. Mais vous, vous avez bien failli élire le premier pour une quatrième fois (il s'en est fallu de 150 000 voix à la Chambre), vous avez éliminé l'économiste qui, il est vrai, vous avait assommés d'impôts, et vous avez probablement empêché le social-démocrate de devenir un jour président du conseil.»

    Ce n'est même pas la reprise de la formule du comte Salinas (« Il faut que tout change pour que rien ne change »). Ridet pose comme acte raisonnable : « il faut que rien ne change pour rien ne change ». Peut-il envisager, soit : faire entrer dans le périmètre intellectuel de son analyse, hors des beaux quartiers romains, du Montecitorio, du Quirinale et du Palazzo Madama, que c'est le cadre désolant lui-même dans lequel évolue le peuple italien qui le pousse à récuser la social-démocratie. Les voix de Beppe Grillo sont le fruit des compromissions, du népotisme, des concussions, des ententes mafieuses, etc. Demander à ce que ces voix se taisent, c'est non seulement absoudre les fautifs mais aussi culpabiliser les électeurs sans autre forme de procès.

    Le vote, à tort ou à raison, est pour certains le dernier moyen de s'y retrouver, de ne pas sombrer. Exiger qu'ils fassent comme si de rien n'était, telle est l'escroquerie morale et intellectuelle qui couvre l'indignation du sieur Ridet. Moraliste saumâtre qui demande aux pauvres, en plus de leur misère, d'être irréprochables. Robespierre dénonçait déjà ce travers  bourgeois vis-à-vis de la populace : la misère et en plus la vertu.

    Le vote dit protestataire n'est pas le fait d'une tension épidermique mais l'endroit d'une faillite qu'on ne veut pas reconnaître comme faillite. Et si l'on veut, pour un temps, revenir en France, c'est sur le même mode que l'on considère le soutien au Front national ou à Mélenchon. Un geste de mauvaise humeur, des relents fascistes, xénophobes, poujadistes, etc., alors qu'on ne veut pas voir que les partis de gouvernement se caractérisent par leur pourrissement (3). Or, de ce pourrissement-là, il n'est jamais question. C'est une abstraction ! Les belles âmes ne veulent pas croire qu'il puisse bouleverser l'électorat et l'engager hors des sentiers de la social-démocratie libérale, version eurocrates bruxellois !

    On peut toujours comme le sieur Ridet se draper de toutes les vertus. C'est facile ! Comme il est facile, et c'est mon cas, de se réfugier dans l'abstention, quand son statut de petit bourgeois, vivant bien, en milieu protégé, ne sait rien, ou si peu, de ce que sont les existences douloureuses des relégués du travail, du droit, et de la reconnaissance. Ceux-là même qui sont les rejetés de l'agora, et dont on voudrait, comme le réclame Ridet and co qu'ils votent juste. Voter juste, c'est-à-dire qu'ils votent bien, comme il faut, et qu'ils se contentent de cela, et qu'ensuite ils ferment leur gueule !

    Que devant cette réalité, celle d'un vote désespéré (plus qu'il n'est désespérant : ce serait trop simple), un journaliste du Monde détourne le regard et joue les délicates du XVIIIe qui s'offusquent. Il est pitoyable, mais le pire est évidemment qu'il n'est pas un phénomène isolé. Il est en quelque sorte le modèle qu'on nous impose...

     

    (1)On se souviendra de l'emportement ridicule de Mazerolles sur BFM au moment de l'élection du président de l'UMP.

    (2)Je laisse de côté le débat ici secondaire du droit de vote accordé aux citoyens européens dans le cadre de l'EU.

    (3)C'est Fillon qui parle, au sein de son parti, de pratiques mafieuses, pas moi. C'est le PS dont les fédérations les plus importantes, Nord-Pas-de-Calais et Bouches-du-Rhônes, sont empêtrées dans des affaires désastreuses.


    Photo : Gaëlle Josse.

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

  • En vedettes américaines...

    Maintenant que le grand cirque a rangé ses pistes, ses parades et son orchestre tonitruant, on se retourne et l'on se demande vraiment ce qui nous vaut de bénéficier ainsi d'une couverture aussi complète de l'élection américaine. Il faut dire que l'engouement ne date pas de l'année. Il y a eu le tournant Bush (une raison de plus pour vouloir lui faire un procès à ce crétin des Alpes...). Il avait concentré une telle montée d'affect, essentiellement contre lui, qu'il a donc fallu que les médias hexagonaux fassent des mandats présidentiels outre-Atlantique une histoire que nous aurions à vivre par procuration. Les États-Unis, c'est un peu nous, avec La Fayette et toute la troupe (1)... C'est sans doute au nom de cette vibrante filiation que nous vîmes en 2004 des journalistes français en pleurs quand il fut entendu que Bush le fils remettait le couvert pour quatre ans, et que nous les vîmes (les mêmes ? de toute manière ils sont interchangeables) pleurer (décidément...) à l'annonce du triomphe d'Obama. Je les écoutais, abasourdi devant autant de bêtise, nous expliquer qu'une nouvelle ère commençait, que l'Amérique, territoire de l'espoir, de la réussite et du mélange, était de retour, que la même Amérique qu'ils avaient décrite comme peuplée de fachos bellicistes avait changé : de l'amour, du respect, de la solidarité, désormais. 

    Il ne semble pas que les quatre ans d'Obama aient bouleversé l'ordre des choses. Qu'il soit noir (ou métis, pour les puristes des deux bords, parce qu'en la matière, il y en a un paquet pour qui Barack Obama n'est pas assez blanc, ou pas assez noir...) est un paramètre secondaire. On nous l'a pourtant vendu comme un élément essentiel. Barack Obama est d'abord un homme établi dans la classe supérieure de la société américaine et je doute que son mandat ait pu le rapprocher de cette misère et de ce désœuvrement qui marquent tant le peuple américain, à commencer par les noirs, ceux des ghettos s'entend...

    Il y a, en tout cas, un point sur lequel les années écoulées ont laissé les choses en l'état : la mise en scène vulgaire et spectaculaire de la représentation politique. Il est fort étonnant que ceux qui, pendant des années, ont moqué et voué aux gémonies le bling-bling président, ne se répandent pas sur les modèles communicationnels dont usent tous les candidats à l'élection américaine. Parce que si comparaison ne vaut pas raison, certes, il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont le lieu de tous les possibles, à condition d'avoir de l'argent, et dans des proportions qui font passer les campagnes de Hollande et Sarkozy pour du patronnage agricole, et de s'autoriser toutes les bassesses.

    Cette démocratie exemplaire dont on nous rebat les oreilles, c'est d'abord celle du fric et des discours faciles, celle de la morale érigée en principe cardinal et de l'hypocrisie dans les moyens choisis pour discréditer l'autre. Car il s'agit bien de cela : la démocratie américaine fonctionne d'abord comme une entreprise de destruction ad hominem. Les idées ne sont rien (mais on le comprend, car sur le fond, ils sont tous d'accord). Ne reste que la fibre intime qui fera passer l'autre pour un être incertain. Tout président ou challenger qu'il soit, le candidat est l'homme à abattre. Et pour ce faire, il n'y a pas de limite. Deux exemples édifiants...

    Le premier est un clip de campagne du candidat républicain Rick Perry (battu pour la primaire par Romney). Il vise le président Obama. Il est construit comme une bande-annonce de blockbuster catastrophe. Tout y est : la musique, la dramatisation par le rythme (plans courts, accumulation d'images symboliques), voix off profonde, activation de tous les réflexes primaires des temps de guerre, invocation d'une mythologie belliciste. Si l'on s'en tient à ce seul contenu, il est vraisemblable que Perry élu, il n'aurait plus eu qu'à incarcérer Obama pour haute trahison et le passer par les armes.

    La confusion formelle entre la fiction (dont on rappellera quel rôle elle joue dans la construction de l'imaginaire politique des Américains : il suffit de voir le contenu de leurs séries, et notamment de celles produites par la Fox et ses proches : de 24 Heures chrono à NCIS) et la réalité n'est pas innocente. Les États-Unis ont un goût particulier pour le story-telling politique. Ronald Reagan en avait fait le fonds de son idéologie sécuritaire et paranoïaque. Le clip de Perry ne fait que reprendre les thématiques classiques du conquérant de l'Ouest. Il est gouverneur du Texas : l'Amérique profonde et authentique, loin des tendances européennes bon chic bon genre de la côte Est. Ce recours au story-telling rappelle combien ce pays fonctionne en se leurrant sur sa puissance. Le mélange réalité-fiction révèle d'abord une impossibilité à penser le réel et à penser une altérité du monde. L'illusion est la règle, le bluff la méthode, le passéisme glorieux la boussole. Dès lors, tout est possible puisqu'on en rêve. La composition binaire du message de Perry s'explique par cette croyance en un au delà de la réalité, celle qui s'impose aux États-Unis comme au reste du monde. On peut toujours fermer les yeux et se faire des films. Hollywood n'arrête depuis trente ans de nous resservir la même soupe de la grandeur américaine pour cacher la misère du quotidien. Il est pathétique de voir Perry user de telles ficelles scénaristiques mais cette situation est symptomatique d'une expression politique marquée par la vacuité de son action et la pauvreté de son idéologie. Dès lors, le politique américain ne peut survivre à son néant qu'en se métamorphosant en un personnage cinématographique et en truquant le monde pour en faire un espace de studio.

     


     

    Le deuxième clip est un chef d'œuvre de vulgarité. Ce n'est plus, comme précédemment, l'idée que la politique se ressource dans les valeurs du combat, mais celle, plus simpliste encore, qui assimile le vote à la sexualité. Lena Dunham, qui joue dans Girls, explique combien il est important de trouver l'homme juste la première fois. Et la première fois qu'elle a... voté, c'était pour Obama.

    Le premier élément consternant tient au fait que le candidat, ou son équipe, n'a pas désapprouvé l'initiative de l'actrice. Le mauvais goût passe après l'effet choc du clip (et les Républicains ont crié au loup, si j'ose dire). Il mobilise, il fait le buzz et c'est d'abord ce qu'on lui demande. On ironisera bien sûr quant au contenu proposé, dans un pays qui pratique la pudibonderie avec une maestria prodigieuse. Ne jamais parler de cul, mais y penser toujours : cela pourrait être leur devise. La prestation de Lena Dunham illustre parfaitement ce dévoiement de l'action politique qui se réduit peu à peu à n'être qu'un objet de consommation et ne peut survivre comme réalité qu'à condition qu'elle s'efface paradoxalement comme réalité. Transformer Barack Obama en partenaire sexuel peut outrer, certes, mais un tel raccourci n'est jamais que la concrétisation impensable (mais pas si impensé que cela) d'une évolution qui fait de l'homme (ou de la femme) politique, dans les sociétés contemporaines occidentales, une incarnation fantasmée de toutes les réussites : celui qui a le pouvoir, celui qui connaît les grands de ce monde, celui qui connaît les acteurs, les chanteurs, les réalisateurs, celui qui connaît les people, bref, celui qui a tout (et dont le pouvoir politique devient secondaire, presque anecdotique...). La déclaration de Dunham incorpore le politique dans une histoire fétichisée où celui que l'on veut est purement et simplement (mais cela veut dire qu'il n'en est rien) l'objet de son désir. Transférer le sens de la responsabilité et la sagesse politiques sur le terrain du savoir sexuel est pour le moins régressif. La raison collective est mise au placard pour laisser place à l'affect individuel et, le temps d'un clip, d'un déclaration, d'un coming out, on ramène le politique à un investissement privé. Il est très drôle de voir une femme, dans ce pays si sourcilleux sur le plan du féminisme et des gender studies, se comporter de la sorte, parce que si on voulait inverser les termes, on pourrait supposer que dans quatre ans, si Hillary Clinton se présente, on aura un beau gosse venant au devant de la scène pour expliquer qu'une femme mature (pourquoi pas une cougar ?) c'est le top de l'initiation. Quand on en arrive là, il n'y a plus grand chose à espérer de la parole politique.

     


     

    Ces deux exemples, aussi dissemblables puissent-ils paraître, ne sont que les deux faces d'un même objet, d'une même représentation. Ils définissent le politique à la lumière d'un profond creux idéologique. Il ne s'agit plus de faire son choix à l'aune d'une architecture conceptuelle déterminée mais de ramener celui-ci à une immédiate satisfaction de son seul fantasme. On se rappelle la formule, d'ailleurs faussement attribué à André Bazin, qui inaugure Le Mépris de Godard : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". Pas de doute : nous sommes au cinéma. C'est une actrice qui le dit, c'est un cinéaste qui le filme...


    Il est toujours possible de se consoler en se disant que tout cela se passe à 7000 kilomètres, que les Amerloques sont les Amerloques. Ce n'est qu'une question de temps, et rien de plus. Les socialistes ont déjà adopté le principe des primaires (2) et le clip ultime de François Hollande est fort instructif (notamment en comparaison de ceux des autres candidats) sur le changement qui s'opère. Il a raison, l'homme normal, le changement, c'est maintenant, et pour ce qui suit, c'est cadeau, comme on dit...


     

    (1)Pour d'autres, bien sûr, leur viennent à l'esprit les pages magnifiques de Chateaubriand s'extasiant de la nature dans toute sa luxuriance romantique. Mais il s'agit d'une référence qui n'a plus cours. Que ferait un passionné royaliste, perdu entre les XVIIIe et XIXe siècles, dans ce paysage moderne qui veut de l'actuel, du contemporain et fait une fixation sur un futur perçu comme en apesanteur. La Fayette, au moins, sent la poudre. C'est du western avant l'heure...

    (2)L'UMP va suivre, et c'est hilarant de voir (mais j'y reviendrai bientôt) que ce sont les gens de gauche qui singent les pratiques d'un pays où le plus à gauche des politiques est chez nous un ultra libéral...

  • Expert (substantif masculin)

     

    La France peut se prévaloir d'avoir créé la figure de l'intellectuel et Michel Winock en a fait un historique fort passionnant (1), par quoi il remit, au passage, Zola à la place mineure qu'il se doit, en la matière, d'occuper. Mais cette représentation est aujourd'hui fort lointaine. Si l'on en croit cet auteur, il semblerait que le décès de Sartre marque la fin d'une époque. On pourra ne pas s'en plaindre, si l'on veut bien admettre que le règne du ni-ni-ni existentialiste (ni philosophe, ni romancier, ni dramaturge) ne brilla pas par sa liberté de penser. Plus d'intellectuels donc, sauf BHL qui s'y croit, un peu comme un gamin autiste...

    Comme l'univers a horreur du vide, il était de bonne guerre qu'une nouvelle espèce vienne en lieu et place de l'espèce anciennement dominante. Et face à la complexité du monde, à l'inextricable des échanges, des flux, des forces et des affrontements (intra et hors frontières), il était indispensable que l'ersatz d'honnête homme qui sommeillait encore dans l'intellectuel cédât devant le péremptoire aux chiffres, le zébulon des courbes, le nain jaune des arcanes politiques. Accompagnant l'expansion du monde médiatique, naquit l'expert. Les experts... Tout un programme... Toute une programmation, aussi : faite essentiellement dans un petit cénacle de Science-Po. Ces braves viennent régulièrement nous expliquer le présent, nous préparer l'avenir, pour nous, piétaille inculte et mal dégrossie. On les connaît : ils traînent sur tous les plateaux de télévision, bavassent sur les radios et scribouillent en long et en large dans des feuilles de chou qui ont encore la prétention de s'appeler la presse (2). Ils s'appellent Dominique Reynié, Roland Cayrol, Alain Duhamel, Pascal Boniface, Christophe Barbier, Denis Olivennes,... Ils discourent. Ils ne sont pas aussi ridicules que les très suffisants et insuffisants Jacques Attali et Alain Minc qui ont percé dans les hautes sphères du pouvoir, mais ils atteignent malgré tout un degré de vacuité tout à fait honorable. Ils ne sont jamais pris en faute et l'on oublie leurs erreurs. L'expert a pour lui le flot de l'image, l'écoulement de l'information comme une chasse d'eau, le babillage sans signification que l'on peut zapper. Ils ne font rien ou presque. Néanmoins, ce presque pose problème, parce qu'au fond il signale à quel point, à défaut de dire quelque chose, ils occupent la place, ils neutralisent la pensée, ils verrouillent la critique. Ne rendant de compte à personne, garanti d'être par la seule force de sa désignation, l'expert a une fonction primordiale dans une économie de l'information structurée pour faire du bruit (au sens de Jakobson) quand l'esprit vraiment démocratique, lui, désirerait du sens.

    Mais l'expert n'est pas une figure du désir, moins encore l'agent du savoir. D'ailleurs, on se demande parfois sur quoi repose son savoir. Démonstration...

    L'homme en question est polytechnicien (école dans laquelle il enseigne désormais), diplômé de l'ENSAE. Il a fait Science-Po aussi. Il écrit à peu près partout où l'on peut discourir sur l'économie (3). On peut même l'entendre sur France-Culture. Il est le directeur de la Recherche et des Études chez Natixis. Bref un homme qui compte, élu en 1996 meilleur économiste de l'année (4). Un homme qui malgré tout expliquait en 2007 qu'annoncer une crise boursière était balivernes. Plus près de nous, je lis ceci, dans Alternatives économiques n°301, d'avril 2011 :

    « La Banque centrale européenne (BCE) va très probablement remonter son taux directeur en avril. Il pourrait passer de 1 % à 1,75 % à la fin de 2011 et à 2,5 % à la fin de 2012. Cette annonce a surpris, compte tenu des incertitudes économiques et d'une inflation dans la zone euro (2,4 %) ne provenant actuellement que des prix des matières premières. Faut-il de ce fait approuver ou critiquer l'initiative de la BCE ?

    Dans une perspective de moyen terme, la décision de la BCE se comprend. La croissance nominale à long terme de la zone euro étant au moins de 3 % par an (1,5 % en volume et 1,5 % d'inflation), il n'est pas possible de conserver un taux d'intérêt de 1 %. »

    Nous disons donc 2,5% ! Pas de chance pour Patrick Artus (il s'appelle Patrick Artus), la BCE a abaissé son taux et aujourd'hui il est à son niveau historiquement le plus bas : 0,75% ! Qu'à cela ne tienne, il n'est pas question de remettre en cause l'expertise du sieur Artus. Il sait, lui, et nous, nous avons mal lu, nous chicanons pour des virgules. Nous avons tort, parce qu'il en est ainsi !

    En une question annexe, mais qui ne manque pas d'intérêt (rions un peu), on se demandera ce qu'il y a de scientifique dans ce qu'on appelle les sciences économiques, de quelle nature profonde est l'escroquerie d'une telle dénomination... Une curiosité de candide, bien sûr, à laquelle un expert ne prendra pas le temps de répondre. Il a mieux à faire. On l'attend chez Yves Calvi...

     

    (1)Michel Winock, Le Siècle des intellectuels.

    (2)Tout individu de plus de quarante ans se rappellera ce que demandait, il fut un temps..., la lecture du Monde, du Figaro ou de Libération. Pas la peine de développer.

    (3)Alternatives économiques, Challenges, les Echos...

    (4)Les anciens se souviennent que VGE vendit Raymond Barre comme le meilleur économiste de France. On sait ce qu'il arriva...