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terreur

  • L'esthétique morbide

    "Nous étions pour la guerre. Le dadaïsme aujourd'hui est encore pour la guerre. La vie doit faire mal. Il n'y a pas assez de cruauté." Voilà  ce que déclare Richard Huelsenbeck, figure majeure du mouvement en Allemagne, dans une conférence à Berlin en 1918. C'est évidemment fulgurant. Reste à savoir si ce genre de déclaration qui se prétend de dérision et d'humour noir pourrait être sauvé par l'époque contemporaine partie à la chasse de tout ce qui ne cadre pas à un moralisme universaliste dont le fumier est la pensée de gauche (ou prétendue telle car il n'en est rien. Ce serait confondre l'esprit petit-bourgeois avec une architecture politique réfléchie...). 

    Mais cette interrogation est un peu biaisée puisque c'est le propre (façon de dire) des thuriféraires de cette terreur dans les mots (plus encore que dans les lettres...) de savoir sauver ceux qui les arrangent. Il y en aura bien un pour expliquer que la formule de Huelsenbeck est à prendre au second degré, qu'elle contient la genèse d'une pensée radicalement humaine et que ce qui irrite relève d'une sclérose de l'âme. Ceux sont les mêmes qui arrivent à sauver d'un jugement de l'histoire Céline, Sartre, Sollers, Foucault,... : tous ces innombrables intellectuels qui pactisèrent avec l'horreur qu'elle soit antisémite,  maoïste, bolchévique ou islamiste...

     

  • La Terreur dans le discours

    "L'une des victoires du postmodernisme est d'être considéré et apprécié comme un mouvement profondément de gauche, progressiste voire contestataire. Il impose partout une image contrefaite, se déclarant bien plus libertaire que libéral. Il s'y entend comme personne pour soutenir toutes les postures et ne jamais défendre un seul combat qui évoquerait, même de loin, l'existence d'une lutte des classes. "L'indigène de la République" se substitue à l'exploité, les "queers" font l'impasse sur les luttes féministes et l'hétérosexualité devient un impérialisme à combattre. On conteste la domination de l'homme blanc abstrait, jamais celle de la marchandise concrète. Le rejet postmoderne de toute histoire révolutionnaire ne s'explique que par le refus de l'anticléricalisme de celle-ci. Sous la variante gauchiste, le "pomo" est celui qui, de façon toujours confusionniste, soutient la cause palestinienne, la jeune fille voilée et le "garçon arabe" en se référant exclusivement au passé colonial de l'Europe mais sans jamais rattacher ce passé à l'histoire des luttes de classes. C'est pourtant, du XVIIe au XXe siècle, l'histoire de la guerre sociale qui explique l'exploitation conjointe du prolétariat européen et des populations colonisées. Que le prolétariat soit absent de l'argumentation postmoderne n'est pas innocent : on y sent l'épouvantable odeur d'œuf pourri de Dieu.

    Pour Noam Chomsky, les "pomos" sont de vrais fascistes s'exprimant avec un discours de gauche. Pourtant, une vérité aussi irréfutable et si facilement vérifiable n'est pas toujours entendue, tant les "pomos" sont habiles à détourner le langage et à retourner à leur avantage les critiques de leurs adversaires. Une pareille impunité repose d'abord sur le principe de non-engagement du postmodernisme, qui se contente d'emprunter à la critique sociale l'identité de la victime. Elle repose ensuite sur une très efficace pratique du "lobbying" favorisant  l'occupation des postes clés au sein de l'université et des médias, et par l'activation de cercles plus spécialisés du pouvoir économique et politique, à l'image des "think tanks", des organismes supranationaux et de quelques départements des services de renseignements. On peut dire brièvement que ces cercles définissent les thématiques que les médias et les universitaires convertis à ces nouvelles thèses diffuseront massivement. Cette description, un rien mécaniste, ne traduit pourtant pas fidèlement  le processus, car, au final, le calcul n'y joue pas un rôle supérieur à celui du suivisme ordinaire. Les résultats de cette organisation en réseau  sont cependant exemplaires : par un mensonge sans cesse renouvelé, c'est le "pomo" qui est de gauche, progressiste, lui encore qui invente et réinvente une nouvelle conception de la liberté, de la sexualité et des corps."

               Jordi Vidal, Servitude & simulacre, Allia, 2007

  • D'ici

    "Lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays." Voilà ce qu'écrivait Descartes, dans Le Discours de la méthode. Il en savait quelque chose, lui qui vécut si longtemps dans les Provinces-Unies avant de mourir en Suède.

    Force est de constater que nous n'avons même plus besoin d'un quelconque exode, ou d'une longue pérégrination incertaine pour éprouver ce singulier sentiment de l'étranger face à ce qui nous entoure. Il suffit d'entendre la conjuration des imbéciles qui nous gouvernent pour s'assurer que nous ne sommes plus en France. Le travail de sape d'une histoire française continue de plus bel. Il s'agit d'abattre les dernières réticences pour que le triomphe d'une mondialisation barbare et assassine achève son œuvre. Il faut encore quelques coups pour que ce qui fait notre substance (du moins la mienne tant la violence de ce qui se passe me touche au plus profond) ne soit plus qu'une longue procession marchant gravement vers le cimetière. Je suis né en France, j'y ai vécu et je ne suis pas sûr d'y mourir (pour le temps que Dieu me prêtera vie). Pas sûr, en effet, parce qu'à choisir il vaut mieux être un étranger dans une contrée qui vous regarde comme tel, plutôt que de l'être dans ce qui fut naguère votre patrie.

    Le multiculturalisme libéral s'était appuyé depuis longtemps sur le relativisme gauchiste, son goût de la repentance unilatérale, sa soumission sournoise à l'ordre marchand, ses combats contre la langue fasciste (vieille antienne des Tel quellistes qui, dans le même temps, trouvaient Mao formidable), son obsession contre l'église catholique, son adhésion à un concept fourre-tout de culture, dont même Lévi-Strauss a fini par mesurer qu'il nous menait vers la terreur de la pensée individualisée comme revendication en soi. Le multiculturalisme libéral et le relativisme gauchiste sont des alliés objectifs pour que nous ne soyons plus nous-mêmes, c'est-à-dire ni des citoyens, ni des hommes d'un lieu, ni des hommes d'une culture. À la place il y a le libre-service d'une pensée morcelée et d'un droit exorbitant à satisfaire ses moindres désirs, ce qui revient à infantiliser l'individu pour qu'il puisse être le plus docile possible et adhérer aux lois du marché divinisé (1).

    Le progressisme, quand il n'est pas le fruit d'une réflexion longue et mesurée, c'est la mort. Ni plus, ni moins. C'est la science sans conscience, la technique sans morale, le contrôle permanent pour le bien de tous et la violence psychologique en ligne de mire, parce que le nouveau management, par exemple, n'est pas une erreur du système mais son fondement. Notre devenir est sombre mais il y a tant de raisons de s'amuser, de se divertir, au sens pascalien bien sûr : le foot, les comiques, le porno, les jeux de hasard, le portable, la coke démocratisée, le new age, la sagesse orientale... que tout passe, et que les catastrophes les plus sournoises ne font l'objet d'aucune attention, ni médiatique, ni politique. Peut-on de toute manière espérer autre chose de la sphère journalistique et de l'univers politique ? Je vois combien cette tournure d'esprit qui est la mienne (mais je ne suis pas le seul) n'a que peu de chance d'être entendue. Cela est prévisible quand on a érigé, au fil des décennies, la contestation de fond en théorie du complot. L'ordre libéral agit face ce qui se présente comme opposant selon deux manières.

    Soit il intègre, il digère et il fait du nouvel élément neutralisé un instrument pour justifier de sa tolérance : propagande de la prétendue liberté. C'est le mode de la récupération. Il suffit de voir combien l'art, et en particulier l'art américain depuis 45, a servi les causes de l'impérialisme dont il croyait faire le procès. Il intègre ce qui est, dans le principe, un avatar de sa dialectique. Il faut être d'une bêtise incommensurable pour s'extasier sur Andy Warhol ou Jeff Koons et ne pas comprendre en quoi ils ne sont ni provocateurs, ni subversifs mais des exploitants rusés d'une liberté d'expression qui se résume à la mise au point d'un concept exploitable, aussi débile soit-il.

    Quand il n'intègre pas, le libéralisme fustige, calomnie, manipule, incarcère parfois. Il a beaucoup appris du nazisme et du stalinisme, en fait. Les Américains ont d'ailleurs avec diligence recyclé un certain nombre d'hommes du IIIe Reich au sortir de 45. Histoire de voir. Comme au poker. Il ne peut y avoir de vérité que dans ses livres et ses analyses : le libéralisme a toujours raison et ses partisans, au nom de la liberté, défendent cette idéologie. La liberté, à n'importe quel prix. La liberté du marché, à n'importe quel coût... Si l'on n'entre pas dans le cadre, on est banni. La force du libéralisme dans sa forme contemporaine tient à ce qu'il ne semble rien imposer. Mais tout coule de source.

    Cette dernière semaine, donc, pendant que la France idiote s'indignait des turpitudes de François Fillon, turpitudes qui, si elles sont avérées, et rien n'est moins sûr, sont dans l'ordre classique des pratiques politiques françaises (2), pendant que les antennes, les sites web et le papier journal faisaient leurs choux gras des malheurs du sarthois, on apprenait que le comité pour la candidature de Paris aux JO de 2024 avait choisi son slogan : Made for sharing. N'est-ce pas magnifique ! La langue française boutée hors de son territoire. Pourquoi ? La raison invoquée, celle qui semble la plus acceptable sans doute, renvoie au fait que 80 % de ceux qui vont décider de l'attribution parlent anglais. Ainsi fallait-il se plier à cette exigence du colonisateur anglo-saxon : prendre sa langue, apprendre sa langue et oublier la sienne. Ce que les Allemands ne réussirent pas à faire en 40, le libéralisme du nouveau siècle y parvient. Et cela, au mépris même de la langue à laquelle on se soumet, parce que le moindre individu maniant l'anglais sait que Made for sharing, c'est du globish de mauvais élève, que jamais un Anglais n'userait de cette formule, et qu'il dirait simplement : For sharing. Les décérébrés qui ont applaudi à ce choix de collabos n'ont même pas été capables d'écrire correctement dans leur nouvelle langue. Leur esprit est tellement esclave des ordres financiers et des espoirs de breloques qu'ils ont négligé la grammaire (3). Ils sont comme le Esaü biblique : ils perdent leur âme pour un plat de lentilles. Ce choix ne peut se réduire à un parti pris marketing, parce qu'il touche à l'une des essences qui font ce pays : la langue. Après avoir abandonné ses frontières et sa monnaie, avec toutes les conséquences prévisibles que l'on connaît, après avoir renoncé à sa souveraineté (4), voilà qu'elle renonce à sa langue.

    Le lecteur comprendra mon émoi. La langue : celle de mon père, celle de ma mère. La langue maternelle. Ce dont je suis constitué au plus profond. La langue de mes premières écritures, de mes premières lectures, des auteurs de l'enfance (5). Renier sa langue est une des pires trahisons auxquelles on puisse céder. C'est oublier le regard que l'on a sur le monde, abandonner le partage des temps anciens, faire taire la voix intérieure de ses colères secrètes, de ses chagrins honteux, de ses interrogations parfois futiles. Dans la langue maternelle, il y a le chant intime des heures et la fructification par la lecture et la parole de toute une éducation. Abandonner cela, c'est être vil. Abandonner sa langue, dans un cadre officiel, c'est ne plus vouloir être. C'est éteindre son intériorité en abandonnant l'antériorité de la langue. Ceux qui agissent ainsi ne connaissent ni la fierté, ni le courage. Ils nieront, arguant qu'ils ont le goût de l'effort et du sacrifice, qu'ils savent donner d'eux-mêmes. Sans doute, s'ils parlent de performances, de temps, de muscles, d'entraînement. Mais ce sont là des considérations individuelles, des appréciations égocentrées. Je parle, moi, de la langue comme partage et comme identité, de la langue qui charrie des siècles et transporte des histoires, des récits. Le français. La langue française. Et je pense à du Bellay, à la Pléiade, à la souplesse spirituelle de Montaigne, à la rigueur de Racine, à la subtilité des moralistes classiques, à l'inventivité de Diderot, aux méandres rousseauistes, à la tournure déliée de Beaumarchais, à l'éclat mélancolique et acéré de Chateaubriand, à la précieuse magie nervalienne, au brio de Stendhal,  à la torsion rimbaldienne, aux excès de Huysmans, aux salves de Barrès et de Péguy, à la circumnavigation mémorielle de Proust, à l'ampleur claudélienne, à la brutale lucidité de Bernanos, aux jongleries pérecquiennes, à la luxuriance de Chamoiseau. 

    Je pense à eux quand, comme un écho à la bêtise olympique, je lis deux jours plus tard le suffisant Macron affirmer : "il n'y a pas de culture française. Il y a une culture en France et elle est diverse." Que faut-il entendre sinon qu'il s'agit de facto de jeter le passé aux orties, de se contenter d'une culture de l'immédiateté, du temps présent, consommable, participant du mouvement consumériste général. Propos négationniste devant l'histoire sans doute, à condition de considérer qu'il y ait une Histoire. Or, la saillie macronienne nous informe du contraire. Comme un relent des annonces de Francis Fukuyama en son temps, le pseudo franc-tireur de la politique hexagonale tire un trait sur le passé. Il se démasque et apparaît alors, derrière l'arrogance jeuniste, le procès fait à notre filiation spirituelle, intellectuelle et morale. On renvoie ainsi la littérature, les arts, la culture classiques, à n'être plus que des vestiges poussiéreux que l'on pourra au mieux javelliser pour les vendre à des visiteurs incultes et photographes. 

    L'annonce de Macron a le grotesque des formules qui se veulent révolutionnaires. On peut en rire. On en rirait d'ailleurs s'il était seul dans son coin, si sa phrase était héritée d'un esprit de provocation très français, comme on en trouve chez Joubert, Paul-Louis Courier, Joseph de Maistre, Bernanos. Mais ce n'est pas cela. Il s'agit d'une annonce programmatique, d'une formulation toute politique. Et par un hasard sinistrement facétieux, on retrouve l'écho du globish. Macron nie une culture française pour une culture made in France en quelque sorte. C'est plus qu'une nuance : la transformation de la culture en produit, selon des principes qui obéissent à une loi du marché. Or, le marché ne veut pas, sauf à développer des niches pour happy few, de produits trop marqués. Il faut voir grand, être mondial. C'est l'ici et maintenant qui compte : la culture comme élément intégré à la croissance, à l'épanouissement du PIB. Dès lors, il est nécessaire de reléguer le passé aux oubliettes, et ce pour deux raisons.

    1)Une partie du passé est inexploitable comme tel. Pour des raisons juridiques (l'inscription aux monuments historiques par exemple) ou pour des raisons de distance culturelle, justement (en quoi les églises ou la peinture religieuse signifient-elles encore quelque chose dans une société déchristianisée ?). Ce passé-là, sauf à le relooker, comme on dit, ou à en faire un spectacle de foire (les fameux sons et lumières), est lettre morte.

    2)Si la culture est désormais un produit (quoique cela ne date pas d'aujourd'hui : le XIXe bourgeois post-révolutionnaire avait compris son intérêt et le sinistre Voltaire,  déjà...), elle ne peut s'intégrer que dans la logique du renouvellement, dans cette catastrophe de l'étonnement, de la surprise, de l'inattendu, comme n'importe quel article manufacturé ou n'importe quel service. Or, l'indexation de la création sur le degré de nouveauté est une des explications de l'appauvrissement de celle-ci.

    L'imposture funeste de Macron tient dans le déplacement même du référent français. La détermination d'une "culture en France", contrairement à ce que supposerait une lecture rapide, ne renvoie pas à un concept historique incluant un temps écoulé, le tradition (et donc : une transmission), mais à une réduction spatiale quasi géographique dont le contenu neutralise justement toute considération temporelle. La géographie physique sans l'histoire, si l'on veut. La France n'est plus qu'une étendue circonscrite mais figé. C'est une aire qu'il faut comprendre comme une étiquette. Culture made in FranceA ce point la France n'est plus un pays, pas même un territoire. Le négationnisme mondialiste pousse sa logique jusqu'au bout.

    Cette manière de passe l'histoire par la fenêtre est en cohérence avec l'entreprise troublante qui, depuis les premières aspirations européennes d'après-guerre, sous couvert d'une défiance envers l'attachement national, veut dévitaliser, bien au-delà des craintes fascistes (ou supposées telles), la légitime filiation de l'homme français dans sa relation au lieu où il a vécu et dont il sent la présence viscérale. Il s'agit de la francité qu'il faut éliminer. Une francité qui n'a rien à voir avec un quelconque repli sur soi. Elle a été caricaturée : frilosité, xénophobie, étroitesse d'esprit (6). L'expérience de la profondeur peut-elle être ainsi bassement qualifiée quand on en trouve la voix chez des auteurs aussi divers que Barrès, Proust, Larbaud (7), Béraud, Giono, Jouhandeau, Aragon, Michon, Bergounioux, Millet,... Et qu'affirme Senghor, en 1966, dans un discours à l'université Laval de Québec : « La Francophonie, c’est par delà la langue, la civilisation française, plus précisément l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la culture française, que j’appellerai Francité ». C'est rien que cet esprit multi-séculaire que veut liquider Macron.

    "Il y a une culture en France, et elle est diverse." Nul n'a besoin d'être grand clerc pour décrypter le sens de cette dernière considération. La diversité dont parle Macron correspond à la transformation ethnico-culturelle dont le think tank Terra Nova a théorisée les implications politiques, transformation que l'on voudrait nier mais qu'un chercheur comme Christophe Guilluy a très bien analysée (8). Il faut ainsi comprendre que la France n'existe plus que comme une immanence géo-politique, intégrée à des préoccupations propres au marché, et la transcendance historique  non seulement n'est plus prise en considération mais doit être niée. L'accueil enthousiaste fait à une immigration massive, sur laquelle peu s'interrogent quant à son surgissement (9), n'est pas un hasard. Sur ce point, la théorie du grand remplacement de Renaud Camus est insuffisante parce qu'elle s'en tient à une conception ethnicisée du territoire autant qu'à une interprétation historique de la démographie. En fait, ce bouleversement ne se fait pas dans le seul but de détruire l'Europe : il s'agit d'un modèle plus général de déterritorialisation des individus. Le migrant d'aujourd'hui n'est pas le gagnant de demain : il est le futur esclave d'un espace dans lequel il reste, volontairement ou non, étranger, remis à un communautarisme étroit, capable d'être ou ailleurs. Le nomadisme du pauvre n'est pas le cosmopolitisme du riche mais il est utile au riche pour pouvoir anéantir toute implication sociale et culturelle autre que celle d'une participation peau de chagrin à la grande aventure de la globalisation. La diversité est comme la littérature-monde : une mascarade pour embellir l'asservissement (10). Voilà pourquoi Macron, l'ultra-libéral (11), hait la France, l'histoire de France et tout ce qui pourrait entretenir notre mémoire.

    Macron est le pire de ce que quarante ans d'intérêt pour la politique nationale m'ont mis devant les yeux. Voter Macron, c'est le néant d'un demi-siècle d'existence. Qu'il puisse devenir président d'une république que je conchie ne me dégoûte pas : cela m'effraie.

     

     

     

    (1)On lira avec profit Thomas Frank, Le Marché de droit divin.

    (2)C'est dans tous les cas d'un affreux ridicule que de voir des opposants à Fillon se draper de vertu quand on connaît le parcours de certains. Que Cambadélis, condamné, et comme tel repris de justice en somme, dirige le PS et que nul ne s'en émeuve, voilà qui donne à réfléchir. 

    (3)Il est vrai que : 1) la grammaire est depuis longtemps une bête à abattre, un signe de distinction qu'il faut détruire. La polémique autour du prédicat est le dernier avatar de cet acharnement à détricoter la langue. 2) le monde sportif brille par la qualité de son expression : athlètes, journalistes et dirigeants sont des infirmes du subjonctif, confondent le futur et le conditionnel, usent d'un vocabulaire peau de chagrin où la nuance et la précision n'existent pas.

    (4)Pour n'être pas dupe des mensonges qui ont suivi et des fausse repentances des thuriféraires de l'ordre bruxellois, je renvoie à la lecture, certes longue mais instructive, du discours de Philippe Seguin, en date du 5 mai 1992, touchant au traité de Maastricht. Il avait tout dit. Il n'était pourtant pas devin. Il était simplement français.

    http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-document/20110506.RUE2200/discours-du-5-mai-1992-de-philippe-seguin.html

    (5)Auteurs d'enfance qui ne furent jamais des auteurs pour enfants, il est vrai. Je ne suis pas de la génération qu'on a nourrie à coup d'histoires creuses, à la syntaxe simplifiée.

    (6)Pour plus de clarté sur le sujet, on lira l'article de Georges-André Vachon, datant de 1968, qui définit fort bien le cadre et les enjeux de ce néologisme.

    https://www.erudit.org/revue/etudfr/1968/v4/n2/036315ar.pdf

    (7)Sur la figure de Larbaud, il y aurait beaucoup à dire tant ce grand (et très sous-estimé) écrivain porte en lui l'ambiguïté du cosmopolitisme, ambiguïté que son intelligence remarquable sublime dans cet attachement au pays natal, au Bourbonnais dont il évoque si profondément la grandeur dans  Allen. De même, pour Proust dont l'admiration pour Barrès et ses textes sur les églises en France éclairent aussi certains aspects de la Recherche.

    (8)Christophe Guilluy, Fractures françaises, Flammarion, 2013

    (9)L'explication autour de certains conflits ne tient guère la route. Ces cinquante dernières années n'ont pas été avares en massacres, déplacements de populations, génocides, guerres civiles. Pourquoi maintenant ?

    (10)Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, PUF, 2008

    (11)Lequel Macron est le plus heureux des candidats devant l'accord commercial CETA, avec le Canada, qui prévoit des tribunaux placés au-dessus des états pour gérer les dysfonctionnements du marché.

  • De quoi Juppé est-il le nom ?

    Le Brexit vaut moins pour le résultat dont il procède que pour les réactions qu'il suscite. C'est sur ce plan-là, une fois que justement le choix des urnes a été proclamé que l'on voit les langues se délier et l'art de la communication prendre bizarrement ses quartiers d'hiver pour une révélation sublime des considérations profondes des classes dirigeantes, qu'elles soient politiques, économiques ou intellectuelles.

    Tout procède d'abord de l'appréciation référendaire. C'est l'un des pièges subtiles que les prétendues démocraties ont tendus à la population pour se revêtir des habits de la liberté. Le referendum, c'est la parole donnée au peuple, une sorte d'opération fondamentale par quoi le lien entre les citoyens et leur(s) dirigeant(s) se réaffirme ou se consolide. Plus encore que les modes électifs classiques (présidentiel ou législatif, pour simplifier), le modus operandi serait le moyen suprême de vérifier sa légitimité. La plus belle preuve de cette lecture, pour ce qui concerne la France, renvoie à l'exemple gaullien (1). Devant le délitement du pouvoir pendant les événements de mai 68, de Gaulle voulut reprendre la main. Plus encore : il voulut vérifier la légitimité de son pouvoir. Le referendum sur le Sénat et la régionalisation n'était qu'un prétexte. Il le perdit. Il s'en alla. Cette manière de faire pourra surprendre les jeunes générations, tant elles sont habituées désormais à voir des sangsues politiques se déjuger et faire fi des scrutins auxquelles elles sont soumises, à commencer par le vote sur la constitution européenne de 2005. Peu leur chaut la défaite. Elles usent des artifices du sophisme le plus éculé pour justifier de leur maintien. Le peuple est bête. Son droit de vote ne peut être qu'un blanc-seing à leur doctrine, sans quoi ils (le peuple et le vote) ne servent à rien. Si vous avez une raison d'être, c'est en esclave zélé de leur grandeur de vue et de leur sens de l'avenir.  

    Ce qu'il y a d'évidemment singulier dans l'histoire, c'est le goût des élites bourgeoises et affairistes à jouer avec cette arme dont elles savent pourtant qu'elle n'est pas sans danger. Sur ce point, je crois qu'il ne faut pas trop se bercer d'illusions : les naïfs y voient un moyen de prendre la parole, d'avoir voix au chapitre (2). Pour certains, ce serait même un moyen révolutionnaire pour tout chambouler, ce dont témoigne en partie le dernier épisode du Brexit. Soyons plus circonspects et plus cyniques. Le recours référendaire a un petit air plébiscitaire. Dans le fond, le bourgeois libéral français qui nous gouverne a décapité un roi et se moque de Napoléon III mais, au fond, il a des aspirations de figure nationale comme seul pouvait en donner l'Ancien Régime. Dans tout républicain au pouvoir sommeille un royaliste honteux et un chef de guerre larvé (3). Le referendum n'est donc pas un acte où l'on s'en remet au peuple mais un moyen de vérifier qu'on peut en faire ce qu'on veut. En général, on s'arrange pour que tout se passe bien, mais il y a des ratés, quand des veilleurs, comme en 2005, se servent de la Toile pour contourner la propagande officielle politico-médiatique, torpiller les partis de gouvernement et 96 % des journalistes qui étaient en faveur du Oui.

    Les grands esprits ne sont pas bons joueurs. Ils n'aiment pas perdre et sont enclins à donner des leçons, à expliquer leur défaite par le manque de lucidité des autres, la démagogie ambiante et, même s'ils mettent des bémols, le déficit de conscience politique de ceux à qui on a accordé le droit de vote. Sur ce dernier point, j'opinerais aisément du chef, trouvant effectivement regrettable que ma voix se noie dans la bêtise massive de la démocratie politique. Mais le dire ainsi vous fait passer pour un immonde élitiste, un méprisant de première, voire un fasciste, alors que mon expérience du monde me permet de dire que c'est pourtant une des idées les plus répandues chez les citoyens : la tare du voisin est rédhibitoire et l'on se désole qu'il ait les mêmes droits que vous. L'éducation et l'hypocrisie masquent ces mauvaises pensées. C'est dommage. Très dommage.

    Revenons au Brexit vu par les grands esprits. Deux exemples suffiront. Le premier met en scène une idiote qui enseigne à Sciences-Po (4). Elle s'appelle Florence Faucher. Elle est spécialiste du Royaume-Uni et sur une chaîne d'info en continu, elle vient expliquer que les Anglais, à l'inverse des Ecossais et des Irlandais, sont peu au fait de l'UE, qu'ils en ont une connaissance très limitée, et que les interroger sur ce sujet, c'est douteux. Les différences de vote proviennent de cet écart d'éducation politique. Elle se demande même si on peut considérer ce referendum comme très démocratique. Pas moins. En clair, la voix au peuple (qui n'avait rien demandé, rappelons-le : cet événement procède d'abord d'une manipulation de Cameron pour pouvoir durer dans sa fonction de Premier Ministre), c'est d'abord produire une situation où triomphent les imbéciles. Pour que tout se passe au mieux et que la démocratie soit respectée, il aurait donc fallu que les Anglais (hormis les londoniens évidemment) ne votassent pas. C'est là l'antienne classique depuis trente ans des battus européistes, quand le troupeau ne va pas dans leur sens. Devant une telle outrance dans l'affirmation, qui mélange l'absence de fondement solide sur le plan intellectuel, le jugement à l'emporte-pièce et une conception pour le moins restrictive du vote démocratique, je me suis étonné (pas vraiment, avouons-le) du silence en studio. Eût-elle réclamé le retour du vote censitaire que nul n'aurait bronché. Ce qui était remarquable dans ce discours tenait en fait à ce qu'il procédait d'un glissement d'un fait (l'éloignement des Anglais de la question européenne) vers une interprétation juridico-politique qui voulait se donner toutes les apparences de la vérité, du bon sens et du droit. Cette sotte devrait aller en Afrique conseiller les tyrans au pouvoir, qui savent si bien organiser des élections truquées, ou les refaire selon leurs désirs. Elle serait sans aucun doute de bon conseil.

    Le deuxième exemple est celui d'Alain Juppé. Le meilleur d'entre nous. Ce jugement de Chirac éclaire d'emblée le personnage. Adoubé par un médiocre qui finit à l'usure à la Présidence, il ne peut, quoi qu'on en dise, voler sur les ailes de la pensée, comme disait Platon. Alain Juppé... L'homme d'état, qu'on nous vend pour 2017, et pour lequel les électeurs de gauche iront voter par peur du fascisme aux portes de Paris. Il fut Premier Ministre et balayé par la rue, comme le grand vent renverse les poubelles. Il fut condamné. Il s'exila au Canada, mais revint, pour finir ministre des Affaires Etrangères de Sarkozy. Bref, un homme de haute stature, dont on vante la rigueur, la raison, l'intelligence. Il a beau s'acoquiner avec un iman de l'UOIF, il est formidable, et la France entière attendait sa réaction sur le Brexit. Elle se passa en deux temps. Il a d'abord tiré à boulets rouges sur l'Europe lointaine, bureaucratique, quasi déshumanisée. C'était très drôle, intellectuellement, de voir ce penseur reprendre les arguments des pourfendeurs de la machine infernale dont il louait les mérites il y a peu. Sans doute pris par le temps, il n'avait pas eu le temps de consulter un spin doctor. Mais l'animal politique s'est vite ressaisi et lorsque la question d'un possible referendum en France s'est posée, il est vite monté aux créneaux. Dans une interview au Monde, il dit ceci : « Organiser un référendum en France aujourd'hui serait totalement irresponsable ». Il ajoute  : « Je ne suis pas contre un référendum – ce serait paradoxal pour un gaulliste –, mais je pense qu'une telle consultation populaire se prépare ». Bel exercice de casuistique. Ne pas être contre un principe (le referendum) mais en contester le besoin (aujourd'hui), sous couvert d'une volonté qui ne dit pas son nom : faire que tout se passe comme il l'entend, par le biais d'une propagande adéquate, ce que révèle l'idée d'une préparation au vote. Magnifique jeu d'équilibriste qui montre à quel point Juppé n'a rien compris à ce qui se passe. A-t-il jamais rien compris d'ailleurs, en petit apparatchik de la mare politique qu'il est ? L'irresponsabilité dont il parle, elle est d'abord la sienne. Il ne peut se dédouaner d'avoir donné les clefs de l'Europe à des affairistes libéraux faisant allégeance aux Etats-Unis, dont le seul objet est de détruire l'Europe, ses fondements historiques, ses racines chrétiennes, et plus particulièrement catholiques, de déraciner les individus, de déterritorialiser une culture pour l'intégrer dans une idéologie cosmopolite qui n'a de sens que pour une petite élite. En fustigeant l'éventuelle irresponsabilité référendaire, il adopte la posture de la raison. Mais quid de l'engagement pour faire gagner la raison ? Que ne s'est-il exprimé haut et fort pour le Remain, si le sort de l'Europe était en jeu ? Que n'a-t-il franchi la Manche pour assurer les Anglais d'un soutien de poids, puisqu'il se voit déjà l'Elysée ? Il n'a pourtant rien fait. Il est resté sur son quant-à-soi, dans ses manigances hexagonales et ses querelles d'investitures et de primaires. Il est demeuré le médiocre hautain que nous avons toujours connu, qu'une réussite à des concours ardus, dans sa jeunesse, a gonflé d'orgueil et de prétention. Il n'a certes pas le visage avenant de Chirac, ni les manières teigneuses de Sarkozy. Il a quelque chose de balladurien. Confit et poussiéreux, il descend de son Olympe pour dire la bonne parole. Il est sentencieux et satisfait et toujours prêt à rejeter sur autrui les fautes dont il est en partie coupable. Il disserte sur le Brexit et sur les conséquences du referendum avec une conscience bureaucratique toute balzacienne et une inquiétude d'Iznogoud qui sent l'opportunité de devenir calife à la place du calife. On entend dans son argument de l'irresponsabilité l'angoisse d'une fausse manœuvre qui viendrait mettre à bas l'échafaudage de ses ambitions politiques. 

    C'est justement de cette incurie intellectuelle, de ce mépris pâlement aristocratique qu'une partie importante de la population souffre, et qui explique ses désirs dits populistes, lesquels ne sont essentiellement fondés que sur un besoin de reconnaissance, un respect de la parole donnée et un langage de vérité. Alain Juppé, mais il n'est pas le seul, a encore une fois montré qu'il n'avait que faire de ceux qu'il prétend défendre. Son nez gaullien est un postiche. Il n'est qu'une des membres actifs d'une idéologie qui veut notre mort morale et intellectuelle. Le mépris qu'il ne peut s'empêcher d'afficher, malgré tous ses efforts, est une des causes du vote protestataire. Tellement imbu de lui-même, il ne comprend d'ailleurs pas que ce vote s'arme chaque jour davantage d'un substrat idéologique qu'il faudra bien prendre en compte.

    Pour l'heure, les critiques autour du referendum anglais souligne combien la défiance des élites pour le droit des peuples à s'exprimer est un problème majeur de nos prétendues démocraties. Il ne suffit pas de promettre une inflexion dans le modèle européen qui sévit depuis quarante ans. C'est tout le système instauré sous Jacques Delors qui est en cause. Le mauvais exemple anglais, comme il y eut un mauvais exemple français en 2005, dans le jugement moral qu'y associent les responsables politiques au pouvoir, prouve que le droit de vote n'est pas tant un droit qu'un devoir, un devoir de bien voter, c'est-à-dire dans le sens de l'Histoire telle que la conçoivent les européistes mercantiles avides de notre amnésie culturelle.

     

    (1)Faisons ici une différence de taille, dans le lexique, entre gaulliste et gaullien. Le gaulliste se réclame du général de Gaulle. C'est un estampillage, une marque que s'arroge tel ou tel pour pouvoir justifier de son accent ou de l'inspiration qui motive son action. N'importe qui peut se prétendre gaulliste. Prendre en est que des traitres à la nation comme Chirac, Juppé, Fillon ou Le Maire se réclament du gaullisme. Leur gaullisme est un cache-misère pour masquer leur esprit de collabos européistes. Le gaullien, lui, n'oublie pas les mots du résistant dans ses Mémoires :"Toute ma vie, je me suis fait une certaine idée de la France. Le sentiment me l'inspire aussi bien que la raison. Ce qu'il y a en moi d'affectif imagine naturellement la France, telle la princesse des contes ou la madone aux fresques des murs, comme vouée à une destinée éminente et exceptionnelle. J'ai d'instinct l'impression que la Providence l'a créée pour des succès achevés ou des malheurs exemplaires. S'il advient que la médiocrité marque, pourtant, ses faits et gestes, j'en éprouve la sensation d'une absurde anomalie, imputable aux fautes des Français, non au génie de la patrie  "se fait une certaine idée de la France". Sur ce point, les choses sont claires. Le dernier politique d'entre eux fut Philippe Séguin, lequel fut l'adversaire désigné par François Mitterrand au moment du traité de Maastricht (et reconnaissons alors au Florentin d'avoir mesuré combien l'urgence était de terrasser une figure possiblement historique), lequel fut aussi abandonné par le minable corrézien qui se rallia au "oui" par opportunisme politique, dans l'espoir (qui se transforma) d'une accession à la présidence.

    (2)Et non droit au chapitre. Mais ceux qui ont de la culture religieuse savent d'où vient l'expression...

    (3)Hollande trahit sa normalité quand il se donne des allures de chef des armées. Il frétille, sent l'odeur de la poudre, le goût des noms de bataille. C'est là qu'il est le plus ridicule, d'ailleurs.

    (4)Nid à crétins solennels qui ont au printemps de cette année organisé un "jour du voile", pour que l'on comprenne ce que cela faisait d'être voilée. Plutôt que de se la jouer ouverts et cosmopolites sans quitter les beaux quartiers de Paris, je les aurais bien invités à partir dans les terres de Boko Haram, de l'EI ou en Arabie Saoudite, pour qu'ils vivent le monde plutôt que de le considérer abstraitement. Ils auraient pu se proposer en monnaie d'échange comme les lycéennes enlevées et réduites à l'esclavage sexuel.

  • L'écoute...

    "Il est possible que le livre soit le dernier refuge de l'homme libre. Si l'homme tourne décidément à l'automate, s'il lui arrive de ne plus penser que selon les images toutes faites d'un écran, ce termite finira par ne plus lire. Toutes sortes de machines y suppléeront : il se laissera manier l'esprit par un système de visions parlantes ; la couleur le rythme, le relief, mille moyens de remplacer l'effort et l'attention morte, de combler le vide ou la paresse de la recherche et de l'imagination particulière ; tout y sera, moins l'esprit. Cette loi est celle du troupeau. Le livre aura toujours des fidèles, les derniers hommes qui ne seront pas faits en série par la machine sociale." 

    Voilà ce qu'écrit André Suarès dans L'Art du Livre, en 1920. Ce n'est pas très aimable pour l'époque contemporaine perdue dans sa course consumériste consacrant l'amour de soi. Mais il est vrai qu'on ne peut pas tout faire en même temps. On ne peut guère se tourner vers autrui, vers une parole étrangère, singulière et réclamer son dû de "moi, je" n'ayant pas dépassé le stade du miroir. 

    Parce qu'un livre, c'est aussi une écoute : celle d'un chant qui vient d'ailleurs, par définition, et souvent, pour ses plus belles inflexions, de loin. Si la lecture peut encore perdurer, comme acte technique de déchiffrage (et même les plus ignares savent décrypter leurs sms laconiques), le livre est lui amené à n'être plus qu'une relique en des temps sombres. La démocratie ne peut survivre sans le triomphe de la bêtise. Elles sont consubstantielles. Que faut-il entendre par là ? La démocratie n'a de fonction que dans un cadre libéral. Elle est l'excuse politique du triomphe économique. Ce n'est pas le pouvoir pour tous, mais l'accès pour le plus grand nombre au marché, selon une logique marketing de plus en plus fine et terrible. Le livre n'y a pas sa place, sinon comme répertoire de cuisine, de bricolage ou d'aménagement d'intérieur. Le livre, le vrai : ce que la littérature donne à méditer et à vivre, n'a plus sa place. Il faut être de son temps, c'est-à-dire disponible et la lecture est triplement anti-démocratique. Elle se pratique seul ; elle attend le silence : elle est un "addendum à la création" (Julien Gracq), quand la puissance post-moderniste suppose que tout est là et maintenant. L'intelligence algorithmique est l'ultime borne des temps contemporains, quand la littérature ressemble plutôt à un espace. On n'y vient pas buter contre plus fort que soi, comme ces pauvres joueurs d'échecs et de go qui ont découvert, dans leur défaite contre la machine, qu'ils n'étaient que de sombres idiots calculateurs (1) ; on y vient pour y trouver un esprit, pour se battre, pacifiquement et spirituellement, contre une âme. C'est, on s'en doute, plus périlleux et plus déroutant. La littérature ne rassure pas ; elle est un chemin de traverses, un écho, un mélange de peur (parce qu'on y découvre un territoire inconnu) et de jouissance (parce qu'à la fréquenter avec fermeté, on s'y installe et on y forge son pays).

    La grandeur des propos de Suarès résulte aussi de cette compréhension aiguë du combat qui s'est engagé, à partir de la révolution industrielle, entre la pensée qu'on dira spéculative et la raison pratique (merci Kant...). L'ardeur est dans le gain et les techniques d'accroissement du gain, quand la littérature est une perte, à commencer par une insupportable perte de temps (2). L'homo festivus de Philippe Muray ne peut pas être un lecteur. La lecture, ce sont de grands blancs dans un agenda, des "vides", quand le moindre pékin se gargarise d'avoir rempli toutes les cases horaires de chaque jour.

    Je ne crois pas au hasard quand les deux grandes œuvres de la littérature française, celle, autobiographique, de Chateaubriand, celle, romanesque, de Proust s'acharnent avec le temps, à le creuser, à contourner le présent pour mieux le saisir. Chez ces deux écrivains, la remembrance n'est pas un exercice technique de la mémoire : elle est le dénombrement de la disparition. Chez l'un et l'autre, une inquiétude et une forme mélancolique de la recollection. Comment cela pourrait-il entrer dans l'esprit du quidam hyper-contemporain, névrosé d'être soi constamment, parce que soi, c'est être le monde ? (3)

     Parfois, la révolte se fait une place, mais le plus souvent je n'espère plus qu'une chose : que l'enfer advienne le plus tard possible et que je n'ai pas le temps de voir les bibliothèques brûler, le monde réduit aux borborygmes acheteurs, à une vie d'écrans et de mots tronqués. Pour cela, il faut une dose assez forte d'optimisme, que je ne trouve qu'en reversant mon effroi dans l'univers de Julien Sorel, de Charles Swann, du prince Mychkine, ou dans les pièces de Shakespeare...

    Doublement sauvé par la littérature.

     

    (1)Et sur ce plan nul doute que la machine finira toujours par gagner. La rapidité des circuits imprimés et des puces signe la mort de l'homme comme machine.

    (2)Pour cette raison, le lecteur assidu est une figure assez singulière de l'oisif, voire du fainéant depuis longtemps. Mais son vrai péché est ailleurs : il est en retrait

    (3)Mais on pourrait aller se promener aussi du côté de chez Joyce, où la concentration temporelle, une journée pour un livre infini, prend le problème à l'inverse, avec tout autant de brio et de beauté. 

     

     

  • L'insuffisance de gauche

    L'affaire Zemmour est singulière, parce qu'elle place un homme, un homme seul, par le seul fait de son accession médiatique à un statut inouï, mais contraire aux intérêts mondialistes et libéraux, comme le pivot de la pensée politique française. 

    Inouï donc mais inacceptable, puisque depuis quelques semaines la pourriture gauchiste, dont une partie vit aux crochets de la République par le biais des associations, dont une autre partie, dirigeante (à commencer par Désir ou Cambadélis), a un casier judiciaire, a choisi de se faire Zemmour, de le traiter non pas comme un pestiféré mais comme la peste même. Ils ne vont pas jusqu'au bout de leur logique délirante parce qu'il est juif et que cela les empêche de le traiter de néo-nazi ou quasi (1)

    Laissons de côté la question de l'éviction de I-télé et les demandes préalables de certaines officines cancéreuses, qui servent de relais aux socialistes, pour qu'il en fût ainsi. Tenons-nous en seulement à l'incroyable ; et l'incroyable est surtout que Zemmour soit l'alpha et l'oméga de la pensée socialo-libérale, son obsession, son point de Godwin, sa force fédératrice en incarnation absolue du mal. Que l'on puisse comparer Le Suicide français à Mein Kampf en dit plus long sur l'effondrement de la pensée de gauche que sur l'ouvrage de Zemmour lui-même. 

    Et c'est sur ce plan que la situation agit comme un révélateur. Que Zemmour soit un opportuniste (j'en doute : il y a une constance idéologique chez lui, et notamment le fait qu'il ait depuis toujours combattu le projet européen), pourquoi pas ? Mais l'argument n'a aucune valeur. La question n'est pas que le polémiste soit de mauvaise foi ou qu'il pense tout ce qu'il dit, puisque de toute manière sa prise de parole est considérée en tant qu'elle pose sur la place publique un discours jugé abject, nauséabond, raciste, islamophobe, machiste, réactionnaire, régressif, voire délirant.

    Si Zemmour est tout cela (et acceptons-en la réalité) il est fort surprenant que nul n'ait réussi à le contrer, que ses détracteurs aient eu recours à des détours terrifiants de bêtise, à la manière de Léa Salamé, qui lui reproche d'être trop français, trop goy, ou d'Anne-Elisabeth Lemoine qui se demande ce que doit être la vie de madame Zemmour. Si Zemmour est si aberrant, comment se fait-il que la raison pure de l'orthodoxie libérale ne lui ait pas clouée le bec, que les grands prêtres du social-libertaire ne l'aient pas crucifié par une dialectique imparable ! Or, rien de tout cela. Ce que nous avons pu observer depuis des semaines, des mois, et d'aucuns diront des années, c'est l'échec, sur le plan idéologique, à contrer Zemmour. Et pourquoi ?

    Parce que le mensonge et la traîtrise érigés en règle d'or de la gouvernance (2) sont des modes politiques dont peuvent s'accommoder les gens en période de prospérité et dans un cadre sécurisant. Il en va tout autrement quand les gens, le commun, le pecus vivent de plus en plus difficilement une situation où se mêlent appauvrissement économique, désarroi social et dévalorisation culturelle. Dit ainsi, l'affaire sonne misérabiliste, et presque caricaturale. C'est bien de cette manière que le pouvoir social-libéral l'entend d'ailleurs, puisque, selon ses vues, le salut futur tient à la libération des énergies, à la stimulation des envies, et autres macroneries dont on décrypte aisément les sens cachés : libéralisation, dérégulation, privatisation. En somme : américanisation à tout va, pour des collabos de l'ordre mondialisé défini par la Trilatérale. Ce qui signifie aussi : communautarisme, différentialisme indexé sur le potentiel du ciblage consumériste, droit de l'individu extensible ad nauseam, parce que cela nourrit fort bien la judiciarisation de l'existence et qu'il y a alors du fric à faire.

    L'écueil de Zemmour, pour le pouvoir, n'est pas, contrairement à ce qu'il prétend, sa critique de l'islam et de l'immigration incontrôlée (laquelle est nécessairement incontrôlée pour faciliter le dumping social et le démantèlement de tous les systèmes de protection), mais le fait que le polémiste en revient au social quand les laquais socialistes masquent leur conversion à l'ordre ultra-libéral derrière l'alibi du sociétal. Ce n'est pas seulement une variation sémantique mais l'affaire relève d'une transformation des objectifs politiques, et cela au détriment des plus fragiles (sauf à leur distribuer des miettes, de manière locale, pour s'assurer une réserve électorale (4).

    De fait, les pauvres l'ont bien cherché, et le peuple français, enraciné dans une histoire qui croise essentiellement un passé chrétien, plus particulièrement. Mais, dans cette perspective, on comprend aussi que le discours sous-jacent (quoique très repérable) de Zemmour se structure autour d'une lutte sans merci avec l'ordre imposé depuis l'après-guerre par les missionnaires libéraux d'une Europe servile. L'enjeu est de taille et le basculement d'une partie de plus en plus grande de l'opinion vers l'euro-scepticisme n'est pas pour rien dans la chasse au Zemmour. Lequel est ainsi bien plus dangereux que Marine Le Pen, puisqu'il ne cherche pas à gagner des voix, à bâtir un parti, à fédérer la contestation.

    Il est de facto une contestation sans retenue. Le communautarisme musulman, la montée de l'islamisme, le lobby gay chic, le libertarisme gauchiste, la haine de la nation, la marchandisation des corps (avec la PMA et la GPA), la haine délirante du catholicisme, la délinquance folle des banlieues : il peut tout dire. Il n'a rien à cacher. Il n'a rien à gagner (3)

    Or, sur tous ces points, les réfutations sont pauvres. Elles se cantonnent à l'invective moraliste, à la pensée offusquée, au rappel à l'ordre des bons sentiments. Encore n'est-ce plus le cas. Cela ne suffisait pas. L'ennemi a donc chevauché l'attelage de la terreur, s'est dévoilé dans une pratique que Carl Schmitt n'aurait pas désavouée de la violence symbolique et le naturel est revenu au galop. On ne dira jamais assez combien les chantres gauchistes savent pour imposer leur califat libertaire user des armes politiques forgées par des théoriciens que l'on classe habituellement très à droite.

    Le procès en sorcellerie fait à Zemmour n'est pas un hasard. Il n'est pas lié aux circonstances. Il résulte d'une des constantes de la gauche depuis qu'elle s'est arrogé le droit de la morale comme arme destructrice. Les apprentis staliniens, les maoistes, les ultras de la gauche radicale reconvertis au libéralisme pur sucre n'ont pas oublié les moyens de discriminer, de vilipender, d'insulter, de terroriser. Cette engeance n'a pas oublié les leçons d'un temps où Sartre faisait la pluie et le beau temps. 

    Mais ils sont tellement idiots qu'ils n'ont pas vu que les temps ont changé et qu'une partie de ceux qu'ils méprisent, plutôt que laisser passer l'orage, ou d'intégrer un sentiment d'infériorité historique, a décidé d'en découdre. Puisque l'idéologie est aussi vieux que l'inconscient, comme le disait Althusser, ils ont choisi d'aller sur ce terrain. Ce que Zemmour représente, d'une manière encore très indécise et flottante, mais il n'est pas le seul, c'est l'émergence d'une véritable pensée alternative à l'ordre social-libéral. En voulant l'exécuter en place publique, les imbéciles de gauche n'ont pas seulement donné au polémiste une position avantageuse (mais de cela, on s'en fiche. Zemmour, en tant que personne, n'a aucune importance) ; ils ont légitimé le reproche qu'il faisait d'une terreur politico-culturelle dont il dit lui-même d'ailleurs qu'elle œuvre au suicide français.

    L'année 2015 sera désastreuse pour le pouvoir. Non seulement il est nul, mais il est dangereux pour le pays et son identité. Il voudrait qu'on ne le voie pas, qu'on n'en sache rien, quand chaque jour qui passe nous montre le contraire. Pitre kafkaïen, le Président reçoit des Français pour être en phase, comme le faisait il y a quarante ans un grand échalas qui croyait descendre de Louis XV. Zemmour parle de décadence et on lui dit que cette antienne est vieille comme le monde. Sans doute. Mais l'appréciation reprend de la valeur quand la dite décadence est à ce point incarnée au sommet de l'État et dans ses relais politiques, médiatiques et culturels, au point que le torchon de Libération commence déjà son travail putassier pour inciter à voter Juppé au cas où.

     

     

    (1)sauf Attali, qui ose tout, mais on sait depuis Audiard qu'ils osent tout, "c'est même à ça qu'on les reconnaît".

    (2)Il faut absolument lire l'ouvrage de Deneault, Gouvernance : le management totalitaire, Lux, 2013

    (3)Sauf les droits d'auteur de son livre, diront les grincheux. Au moins l'a-t-il écrit, et en trois ans. Il ne risque pas comme Attali de se faire attaquer pour plagiat. 

    (4)Mais la ficelle est devenue trop grosse et la mafia rose en paie aujourd'hui le prix. La montée du FN dans le Nord-Pas-de-Calais s'explique d'abord par cette réaction devant l'accumulation des prébendes et l'incurie de ceux qui se croyaient tout permis.

  • Drapé de lin blanc et de vertu...

    Savoureux que de lire l'éditorial du Monde, en date du 30 juillet, où il est question du désastre libyen. Savoureux que ce constat apocalyptique et les raisonnements qui en découlent. Car, après avoir brossé un rapide panorama du désastre vient le temps de la réflexion (ou de ce qu'on voudrait faire passer comme tel), et sur ce point l'éditorialiste offre deux perles.

    Commençons par la première :

    "Impossible de ne pas poser la question de la pertinence de l’intervention des Etats-Unis, de la France et de la Grande-Bretagne à l’appui de la rébellion de 2011 – intervention que Le Monde a approuvée sans réserve à l’époque. Washington, Paris et Londres ont-ils eu raison de mener cette campagne de bombardements aériens qui a permis aux rebelles de l’emporter sur Kadhafi ?"

    Étrange rhétorique qui veut que l'on pose une question que certains, opposés à cette aventure libyenne et aux élucubrations de BHL et de son copain Sarkozy, avaient déjà posé dans les temps où ces deux-là se prenaient pour Tintin. Ce que le journaliste regarde avec gêne, d'aucuns s'en étaient déjà émus, ne voyant dans les printemps arabes que des nids à islamistes, d'Al Qaïda ou d'ailleurs. Ce n'était pas un simple désir de neutralité ou une forme de désintérêt, mais de la lucidité. Les torsions diplomatiques pour nous faire avaler des couleuvres ne suffisaient pas mais il était alors odieux de dire qu'on préférait Khadafi aux exaltés d'Allah, comme on préférait Ben Ali à Ennhadha et Moubarak aux frères musulmans. Ce n'était peut-être pas dans l'air du temps ni très droits-de-l'hommiste mais constatons qu'au moins, sur ce plan, les réfractaires n'ont pas à prendre l'air faussement sceptique du plumitif mondien...

    Certes, il y avait plus d'entrain à suivre le refus de Chirac à suivre Bush, et à applaudir la verve de Villepin, mais on en comprendra aisément le fond : se rallier au corrézien et au diplomate à la mèche prêtait moins à confusion que de se joindre à la voix de Rony Brauman ou à celles des dirigeants FN. On peut se lamenter : les mois qui ont suivi ont donné raison à ceux-ci, et ce serait grotesque de chercher de fausses explications ou de pratiquer l'art du détournement pour expliquer que leurs positions justes se fondaient sur de mauvaises raisons. Que les pisse-froid reprennent leur livre d'histoire, les festivités de 14-18 battent leur plein, ils pourront toujours méditer. La catastrophe de la Libye était courue d'avance mais Sarkozy et ses suiveurs (en particulier de gauche) se voyaient en sauveur du monde, sans même savoir vraiment ce qu'est le monde et ce que les peuples attendent (et qui les manipulent).

    Seconde perle :

     

    "Questions faciles à soulever a posteriori : la décision politique de l’intervention se prend parfois dans l’urgence, souvent pour des raisons humanitaires. Mais questions auxquelles, au regard du chaos qui emporte la Libye, il est difficile d’échapper aujourd'hui." 

    Il arrive que le réel finisse par toucher le plumitif mondien, que ses bavardages et ses positions de naguère se fracassent devant les morts, les exactions, les délires de ceux qu'il a aidé à armer. Mais il n'oublie jamais qu'il est de gauche (ou de centre droit, ce qui revient au même), et donc fondamentalement bon, sympathique, empathique, juste. Les questions (c'est-à-dire le signe de son échec analytique, de sa faillite intellectuelle et de sa bêtise politique) sont "faciles à soulever a posteriori". Il balaie à la vitesse de l'éclair la lucidité des autres, il met en perspective, selon la formule consacrée. Et comme il est l'architecte de l'univers intellectuel, qu'il se prend pour l'un de ces prétentieux obtus dont La Bruyère ou La Rochefoucauld ont su avec tant de finesse peindre la figure bouffie, il passe sur sa mésaventure (et donc sur sa culpabilité morale) pour nous servir une fois de plus l'excuse magistrale : le monde est bien difficile à comprendre et bien malin qui peut en déchiffrer le sens et en prévoir l'évolution. Une sorte de réflexion de comptoir ou de marché, au choix. Le propos n'est sans doute pas sans fondement, mais, dans ce cas, que le gratte-papier mondien la ferme (et si l'on pouvait rêver que ce soit définitivement... Seulement, nous sommes lucides, alors...), qu'il nous évite et ses manières de penseur creux, et ses illusoires retours sur soi pour se refaire une virginité.

     

  • Ancrage

    Nous ne serons jamais les européens qu'ils veulent, parce que nous voulons rester européens. Et qu'est-ce qu'être européen, si l'on veut bien considérer ce qui a fait l'essence de ce continent, sinon une inconciliable profondeur de la différence ? La vraie différence. Non pas celle du différentialisme compatible avec le libéralisme ultime mais celle par quoi chacun creuse un sillon et reconnaît le sillon de l'autre. Et parfois s'en inspire, patiemment.

    *

    Nous voulons être de quelque part. Nous demandons le droit à la nostalgie, à la mélancolie, à la tristesse, au vagabondage sur les chemins maintes fois arpentés.

    *

    Voulons-nous être des Américains, c'est-à-dire des fuyards éternels, s'en remettant à leur seule énergie spontanée, à cette irascible loyauté envers soi-même comme limite ultime du devenir ? N'être que soi. Tel est l'Américain, lequel croit qu'en chacun de nous sommeille quelqu'un qui lui ressemble, qui peut lui ressembler, qui doit lui ressembler.

    *

    Le vers était dans le fruit quand on nous proposait les États-Unis d'Europe. La formule portait le signe du reniement. 

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    Francis Fukuyama a célébré la fin de l'Histoire et d'autres ont embrayé. Et pour faire bonne mesure, dans les salles de classe, plutôt que s'en tenir à la chronologie, on avait déjà enseigné la discontinuité, les thématiques et les fausses similarités. La fin de l'Histoire, elle est dans la tête des gosses qui vivent éternellement dans le présent, et c'est ainsi qu'ils signent, les pauvres, leur aliénation.

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    L'Europe, une, entière, homogène est un leurre, et pour effacer les résistances à ce projet de fou, on va, sans vergogne, fonder son verbe dans les tranchées de 14 et les camps de 45. On agite les cadavres d'hier en guise d'argument pour mieux cacher la misère contemporaine grandissante.

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     Briser le lien : tel est leur dessein. Que nous ne soyons plus les fils de nos parents, et moins encore les parents de nos enfants.

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    "Sortir de l'Europe, c'est sortir de l'Histoire". Au-delà de la bêtise infinie de la formule, il y a l'insulte à l'Histoire elle-même, à l'émotion qu'on trouve dans la chapelle royale de Dreux, dans les Catacombes de Rome, dans les ruines de Tintagel, dans le silence de Saint-Michel de Cuxa, dans la magnificence de la Chapelle palatine, dans l'invraisemblable conque du Campo de Sienne, dans la majesté de la citadelle de Fougères, dans l'escalier à double vis du château de Chambord, dans tout ce qui n'a pas attendu l'hydre bruxellois et la couardise gouvernementale pour exister...

    *

    Plus jamais ça ! Derrière ce cri prétendument humaniste se cache la lâcheté la plus sombre. Il résonnait de la même manière dans les brumes de l'an 40. Le passé n'est pas un moyen de se dérober.

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    L'Europe à laquelle je suis attaché est celle des identités qui outrepassent ma propre identité, qui s'en saisissent pour l'éprouver doublement, par ce qui me tente, par ce qui me dérange, tout cela sans détruire le passé légué.

    *

    Nous voulons demeurer des héritiers. De vrais héritiers. Ceux qui ne gagnent rien d'autre qu'une plus grande assise face au monde et une meilleure connaissance d'eux-mêmes. 

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    Une monnaie unique, un espace unique, une gouvernance unique... Ce n'est pas un programme, c'est la guerre...

     

     

     

     

  • Retour de service...

     

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    Un article de Philippe Muray, de la fin des années 90, ridiculisait trente-et-un auteurs réunis par le journal Le Monde pour se dresser "face à la haine" (1). Beau programme philanthropique où la littérature (ou ce qu'on présente telle) s'en allait, bonne fille un peu simple pour le coup, du côté de la mise en garde et de l'engagement massif (comme il y a des armes de destruction du même genre). Consternant, n'est-ce pas ? Écrire le bien sur commande (car il n'est pas interdit d'écrire ce qui pour soi est le bien, à la manière d'un Claudel ou d'un Bernanos par exemple...), agiter ses feuillets en pancartes révoltées. Le crétinisme a de beaux jours devant lui et l'an dernier il fleurissait de plus bel sous la main d'Annie Ernaux qui voulait à peu près qu'on pendît Richard Millet haut et court.

    La lecture de Philippe Muray m'a donc ramené à la haine.

    Peut-on faire l'éloge de la haine ? Non. Pas plus que celui de la vérité, du mensonge, de l'amour, du doute, de Dieu ou du diable. Et ce serait plus encore ridicule aujourd'hui, quand nos temps ténébreux ont substitué à la morale une politique du droit individuel qui doit s'étendre jusqu'aux endroits ultimes de notre existence. Dès lors, si l'on veut bien se conformer à la terreur en poste, celle de l'affect et de la subjectivité combinées (2), il faut simplement réclamer le droit à la haine.

    Puisque la haine est un sentiment, puisque le sentiment est la matrice sans partage du moi contemporain, la haine est légitime, elle fait partie de mon droit inaliénable de Narcisse démocratique et il est attentatoire à ma liberté de me contredire sur ce point. Je ne vois guère ce que les droits-de-l'hommiste de la pensée pourraient trouver à y redire, à moins qu'ils ne soient à la fois juges et parties, discoureurs et policiers de la pensée, faux nez de la liberté et vrais godillots de l'encasernement soft...

    Est-ce être méchant homme que d'écrire cela ? Est-ce honteux que de l'humanité abstraite et éparpillée je me moque éperdument ? Est-ce être un barbare que de connaître le mépris et de ne pas vouloir s'en départir ? Que ne pas se soucier du bien-être pour tous ?

    Attaquer le droit à la haine revient à amputer autrui de son intériorité et de sa puissance créatrice.

    Et tout à coup, une idée : il y aura bien trente-et-un nouveaux couillons pour dire non à la haine, pour dire non à Poutine, invectiver l'âme russe (ce qui au passage nécessitera qu'on brûle et Dostoïevski et Tolstoï, chez lesquels on trouve tant de pages russes, très, très russes : gageons que les combattants de la haine savent faire des autodafés) et chanter la liberté du marché, de l'OTAN, d'Obama qui s'assoit sur le droit des peuples à l'autodétermination.

    Parce qu'on l'aura compris, le droit à la haine existe déjà : il est mondialisé et nous dirige sans vergogne.

     

    (1)Dans Après l'histoire, "Homo festivus face à la haine", en date de mai 1998.

    (2)Vous savez : tous les goûts se valent, sont dans la nature et ne se discutent pas.

     

     

    Photo : Florentine Wüest

  • De la terreur par la rhétorique (III)


    Les mots ne sont pas les choses. Rien d'original. Ce constat ne vident pas les mots de leur valeur. C'est peut-être même le contraire. Puisque le sens n'est pas en-soi, il est un cheminement, un investissement (au sens d'un objet qui se remplit). Et comme il y a de l'idéologie qui peut s'investir (cette fois, au sens d'une rentabilité espérée) dans ce gouffre, alors on ne s'étonnera pas qu'il existe tout un travail dans le domaine de la (dé)nomination (1). Ce qui est visé représente le même espace, mais la désignation change, à dessein. Un exemple.

    En 1992, ceux qui, comme moi, ont voté contre Maastricht, étaient, disait-on, des euro-sceptiques, teintés d'un esprit nationaliste un peu rigide. On s'en tenait là. Le temps passa et ces mêmes personnes devinrent des anti-européens. On voit déjà l'évolution. Si la première dénomination ne pouvait assurément prendre son sens qu'au regard d'un projet politique : le scepticisme étant alors le signe d'une interrogation, la deuxième portait, elle, une ambiguïté. Laquelle ? Celle d'identifier le projet politique européen à une représentation intrinsèque de l'espace géographique, culturel du continent lui-même. On sent bien que la logique de l'anti-, comme définition, ne porte plus seulement sur la discussion autour d'un contenu en train de s'élaborer mais sur le désir proprement négatif de l'opposant. En devenant anti-européen, celui qui refusait les transformations libérales de la future UE portait en lui les miasmes d'un esprit de dissensions détestables. Il ne répondait pas aux attentes des politiques prenant prétexte d'une nécessaire paix entre les nations après les horreurs de 39-45 (2). Les partisans du projet européen confisquait l'Histoire comme devenir et l'esprit critique devenait une âme étroite, engoncée dans son opposition systématique.

    C'est d'ailleurs sur ce registre que les battus de 2005 hurlèrent comme des loups. Anti-européens, et donc petits penseurs, porteurs de tous les maux que peuvent recenser les grandeurs mondialisées. L'édito de Serge July, dans Libération,  le lendemain du réferendum perdu, reste un modèle du genre.

    Mais, justement, le travail de sape n'avait pas suffi. L'entreprise de culpabilisation avait échoué. Le travail sur le langage n'avait sans doute pas été assez poussé. Et cela est très certain. 

    Ainsi, la semaine dernière, dans Le Monde, un porte-folio magnifique, consacré aux leaders des droites europhobes. Tout est dans l'adjectif. Europhobes. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est très secondaire que ce porte-folio soit consacré aux leaders dits d'extrême-droite. Ce qui prime, c'est l'adjectif. Europhobes. Comme il y a des xénophobes, des islamophobes, des homophobes (3). La phobie est la grande affaire de l'époque contemporaine, du moins si l'on en croit l'usage qu'en font la bonne conscience de gauche et ses sicaires journaleux. On comprend ici très vite le stratagème. L'homme qui refuse le modèle européen n'est plus un esprit critique (depuis longtemps), il n'est même plus un esprit étroit, il est un danger. Il participe du délitement de la pensée fraternelle, d'un we are the world crétin au seul profit de la Banque et des affairistes. Peu importe. Sachez que lorsque vous contestez l'Europe de Bruxelles et de Strasbourg, quand vous critiquez l'espace Schengen, quand vous attaquez Barroso et son Barnum, vous êtes un europhobe.

    Cette pratique a un nom : l'amalgame. L'Europe devient une question taboue, un ordre supérieur sur lequel vous ne pouviez rien dire, parce que la moindre réticence fait de vous un potentiel fasciste. -phobe, ou le suffixe de la terreur morale qui s'immisce jusque dans les moindres recoins. Vingt ans d'essoreuse libérale auront servi à défaire le système social européen, à déliter l'esprit national, à libéraliser les esprits. Cela ne pouvait suffire : il fallait encore que les esprits insoumis finissent dans l'opprobre, désignés par ce qu'ils ne sont pas. L'europhobe ou le salaud. Quelque chose d'approchant. 


    (1)Eric Hazan a écrit un bref ouvrage, très intéressant, sur ce phénomène : LQR, la propagande du quotidien, Liber-Raisons d'Agir, 2006

    (2)Ce qui, au passage, montre à quel point la dialectique de l'Europe libérale construite par les politiques de ces trente dernières années instrumentalisait la guerre, la violence nazie et les camps. Ces amoureux de la paix auront tiré un profit maximum de Sobibor, Ravensbruck ou MaIdanek, des bombardements de Dresde et des dérives nationalistes dont leurs prédécesseurs politiques furent pourtant, le plus souvent, les activistes zélés...

    (3)Lesquels sont définis sous le régime de la terreur. Pour faire court : être contre le mariage gay, c'est être homophobe ; vouloir en finir avec les prières de rue, c'est être islamophobe ; refuser une immigration débridée que paient d'abord les plus modestes de la nation, c'est être xénophobe.