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off-shore - Page 75

  • Richard Millet (I) : exister, que diable !

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    La provocation littéraire et, croit-on, intellectuelle, prend le plus souvent, désormais, la forme du clapotis germanopratin dont la trace n'excède guère la semaine. L'information (ou plutôt son flot) ne supporte pas l'arrêt. Tel est bien le traitement auquel aura été soumis le dernier épisode de la guerre (factice) dans la République des Lettres française. Je veux ici parler du scandale Millet/Breivik (1).

    Ayant tout lu, ou presque, de cet auteur, et observé ce que le Landerneau littéraire en disait, il est, me semble-t-il, assez curieux que l'on ait guère abordé le problème autrement que par l'invective, le diktat et les raccourcis peu audacieux. Tout ce monde manque singulièrment d'ironie dans ses attaques : il n'a pas le talent du délicieux billet de Pascal Adam, c'est clair. Certes, l'ère médiatique conditionne l'accélération des temps de réponse (la fameuse réactivité) mais on pouvait attendre des écrivains (laissons de côté le marais journalistique (2)) une plus grande retenue.

    Richard Millet fait donc scandale par son éloge littéraire de Breivik. Nous reviendrons ultérieurement sur le fond. Pour l'heure, occupons-nous seulement de ce qui permet la promotion du texte, la force institutionnelle de l'auteur et la genèse des plaintes plumitives qui poussent cette fois plus loin que d'habitudes leurs jérémiades. Parce que Millet n'en est pas à son coup d'essai, et c'est justement ce glissement progressif de la parole inacceptable (du point de la doxa) qui importe, que soit possible son existence.

    À ce titre, le parcours de Millet illustre d'une manière assez éclatante les analyses de Bourdieu sur le monde littéraire considéré comme un champ de pouvoirs ouvrant à une reconnaissance et à des droits pour qui acquiert ou bénéficie d'une position spécifique. C'est sur ce plan que Millet est un cas fort significatif. Il aime à rappeler, ces dernières semaines, qu'il est un écrivain, et non des moindres : il serait même une exception, à l'entendre. Ce terme ne manque pas de sel, dans sa bouche (ou sous sa plume) tant cet emprunt (involontaire) à la théorie fumeuse de l'exception culturelle française bricolée par Lang et consorts est maladroit. Il y a là une forme assez puérile d'auto-célébration. Passons... Écrivain, aime-t-il donc revendiquer, et depuis toujours : une œuvre abondante, exigeante, s'inscrivant dans une indéniable continuité. Encore que...

    Commencée en 1983, l'entreprise milletienne fut d'abord confidentielle, jusqu'au tournant de l'année 93. Il publie alors chez P.O.L. Sa littérature explore les affres du malaise artistique, selon des voies qui n'ont guère d'originalité. L'écriture est belle, le propos désabusé, la mélancolie règne. À lire L'Angélus, La Tour d'ivoire ou L'Écrivain Sirieix, on n'explore guère plus qu'un malaise existentiel teinté de romantisme. Dans le même temps, il entreprend une œuvre polémique où l'on retrouve assez clairement cette inquiétude esthétique et morale de l'artiste au prise avec le monde contemporain : ce sont les premières versions du Sentiment de la langue. Millet y développe sa passion pour le classicisme et sa défiance devant le reniement moderniste (ou postmoderniste) pour le sérieux de l'héritage culturel et moral. Ce sont dans ces pages que la francité de l'auteur prenne corps. On pourrait écrire que sa plume est réactionnaire, que son esprit rame à contre-courant d'un mouvement qui veut brasser, mélanger, métisser et, même si ce n'est jamais ouvertement dit, revoir l'histoire et retirer à la pensée française et européenne (l'Europe étant alors conçue comme un territoire blanc, caucasien) non seulement sa prédominance mais son droit à l'originalité.

    Mais il n'est encore pas grand chose, alors, le petit Millet, qu'un prof de banlieue, pas même agrégé (une de ses grandes misères, assurément). Il lui faut la bénédiction des institutions, et il l'obtient en 1993 par le Prix de l'Académie française. C'est à partir de ce moment-là qu'il s'extirpe de la masse des littérateurs, qu'il devient quelqu'un. Et que devenant quelqu'un, il peut se lancer plus gaillardement dans ce que d'aucuns trouvent une intempestive ratiocination nostalgique. Il infléchit le discours, revient vers la terre natale. Viendront donc La Gloire des Pythre, Les Trois Sœurs Piale et plus tard le très beau Ma vie parmi les ombres. Ces romans lui donnent une assise, un poids. Il fait entendre sa musique, fait jouer sa différence, et celui qui était peu entre dans le royaume des lettrés parisiens. Il quitte P.O.L. et son underground confidentiel pour la maison-mère, le fleuron français de la littérature : Gallimard. Non seulement comme écrivain mais aussi comme membre du comité de lecture. Il est intronisé dans le cercle fermé de ceux qui font la littérature (soit : les chefs cuistots de la tambouille éditoriale, où l'on récupère les bonnes recettes des autres, où l'on se façonne des plans marketing terribles qui n'ont plus rien à voir avec l'art, où l'on établit des rentes de notoriété comme d'autres sont éternellement sénateurs).

    Arrivé à ce point de son évolution institutionnelle, le petit Millet peut se déchaîner. À tort ou à raison, le problème n'est pas là. Mais de Lauve le Pur à Eloge littéraire de Breivik, en passant par Le Dernier Écrivain, Désenchantement de la littérature, et L'Opprobre, il multiplie les textes prétendument sulfureux. On sent la jouissance du parvenu, la roucoulade facile du provocateur protégé par son statut. Millet, ce n'est pas, sur ce point, Renaud Camus. Il hérite d'un système dont il peut dire pis que pendre, d'un monde littéraire qu'il conchie à tour de bras tout en œuvrant de l'intérieur (3). Il joue l'homme d'exception, le dernier des Mohicans mais minaude avec Sollers, quand ils se rencontrent pour une discussion compassée propre à ceux qui feignent la lutte quand ils se sont tacitement partagés le territoire (4). On pourrait à l'infini montrer que la gloire virile et résistante de Millet relève essentiellement d'un opportunisme médiatique et d'une prébende littéraire.Parce qu'il est une véritable mine d'or, cet éditeur, qui, cumulant Littel et Jenni, vaut à lui seul des millions de chiffre d'affaires. Et quand on considère, bassement peut-être, ce paramètre, on imagine fort bien que l'homme se soit senti pousser des ailes...

    Il y a en effet une corrélation très claire entre l'inflation de l'invective, le goût de la provocation, la mise en scène de soi (dont La Confession négative n'est pas la moindre des traces) et la reconnaissance du pouvoir qu'il a acquis dans la République des Lettres. C'est en considération de cette situation que le texte sur Breivik est une facilité grotesque, et une grossière escroquerie intellectuelle. Millet a fini par confesser sur i-télé, un soir (5), que ce titre était peut-être mal choisi et qu'à la relecture il y avait matière à modification. Voilà un aveu de taille, mais qu'on ne peut prendre tel quel. Trop facile. Il savait ce qu'il faisait. Il voulait faire ce qu'il faisait. Dès lors, venir s'expliquer (ou non) à la télévision n'est qu'un épisode de plus dans la stratégie de reconnaissance qui est la sienne.

    La soif de distinction (au double sens qu'induit cette détermination bourdieusienne) suppose un travail de longue haleine et l'analyse lucide des niches que l'on peut occuper dans le territoire des lettres. Millet a choisi la réaction, l'intégrisme de la langue, une passion pour le classicisme, là où, clairement, il place le temps magnifique de la Littérature, oubliant alors que la Littérature, alors, n'existait pas mais qu'il n'y avait que les Belles Lettres, erreur d'appréciation historique. Dans la stratégie qui est la sienne, le contenu prévaut moins que la posture, le fond moins que la forme. Sur ce plan, on notera l'affaiblissement progressif de l'écrivain Millet depuis qu'il a atteint les hautes sphères tant désirées. Le Sommeil sur les cendres et La Fiancée libanaise sentent la redite et la simplification. Plutôt que d'asséner à répétition ses sentences apocalyptiques, Millet, l'écrivain, ferait mieux de s'interroger sur ce qu'il a encore à écrire.

    Mais revenons à l'objet du délit, objet du délire pour ses vilipendeurs (sur lesquels nous reviendrons au prochain numéro). Il n'y a rien, dans les quelques pages consacrées à Breivik qui ne puissent être mis en écho de ce que cet auteur a déjà publié. Ceux qui aujourd'hui s'alarment et en appellent à la vertu de la littérature ou n'ont jamais lu Millet, ou vivaient loin des territoires hexagonaux, ou prennent la pose. La question n'est donc pas là. En revanche, le titre et la méthode ne laissent pas de surprendre. Éloge littéraire... Pourquoi Millet invoque-t-il ici la littérature ? Faut-il y voir un clin d'œil malin (?) à l'ouvrage de Thomas de Quincey publié en 1854, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts ? Millet aurait-il une face d'humour noir cachée ? Breivik peut-il être alors un héros de roman, à défaut, dans son sens le plus étroit, romanesque ? Pourquoi pas... Il reste alors non à en percer le mystère (car de cet homme, en soi, il y a sans doute peu à apprendre) mais à en construire une identité remarquable par laquelle le lecteur pourra, dans un retour de la littérature à la vie, tirer une réflexion sur ce que sont la violence et sa légitimation. Si la littérature a sa place dans l'histoire de Breivik, c'est à condition d'en sortir, paradoxalement, de faire de Breivik une source et non pas une vérité. Or, c'est justement à cela que Millet réduit son entreprise éditoriale (6). Il ne prend pas le temps de la métamorphose du style et de l'exploration du monde et des êtres. Il se présente comme le scribe magistral et efficace (dix-huit pages pas plus : du concentré, vous dis-je...) d'une pensée dont lui seul a réussi à décrypter et synthétiser l'ampleur. Tout le brillant de la démonstration tient en cette capacité à nous épargner les 1500 pages du compendium de l'assassin norvégien. Et c'est à partir de cet exploit que Millet nous donne les clés de la violence d'Oslo : une dilution progressive de la culture européenne, l'abandon programmé d'un passé européen par le biais d'une explication essentiellement ethnique et la réduction de la grandeur européenne à son versant classique, chrétien, et blanc.

    Qu'il y ait aujourd'hui un problème majeur avec l'islam est une évidence, n'en déplaise à ceux qui voient dans ce constat les signes d'une islamophobie tout à fait fantasmatique (7), alors que l'antisémitisme ressurgit sans qu'on s'en inquiète outre mesure. Que Millet s'en alarme, c'est son droit et certaines voix peuvent le conforter : de Michel Tribalat à Gilles Kepel (lequel Kepel a singulièrement revu ses analyses si l'on se souvient de ce qu'il écrivait il y a quinze ans). Qu'il affiche haut et fort son attachement catholique, en quoi est-ce méprisable ? Or, il est clair que dans les milieux dopés à l'ouverture des frontières, du monde et, éventuellement de l'esprit, le catholique est un affreux garnement, un réac, un peine à jouir, un intégriste. Passons... Il a le goût classique : il préfère Saint-Simon aux plaisanteries de Léo Scheer, le cardinal de Retz aux œuvres complètes d'Annie Ernaux. Est-ce un crime qu'il ne se retrouve pas dans la littérature contemporaine ? Qu'il fasse comme bon lui semble. Millet n'est qu'un écrivain de plus dans la tradition littéraire des auteurs en combat avec leur temps, avec la décadence qui rôde, avec le mal qui pullule. On peut ainsi se promener de Saint-Simon à lui en passant par Chateaubriand, de Maistre, Flaubert (celui de la correspondance), Barrès, Péguy, Jouhandeau, Cioran... Ceux qu'Antoine Compagnon nomme un peu facilement parfois les anti-modernes.

    En revanche, quand il assimile, et c'est bien le fil conducteur discret de cet Éloge, l'association de la langue à l'ancienneté territoriale, à cette inscription dans l'espace, à cette généalogie immémoriale (8) c'est plus qu'agaçant. C'est absurde. La littérature est-elle réductible à l'ascendance de celui qui l'accomplit ? Millet sur ce point devrait se souvenir que des auteurs, et non des moindres : Strinberg, Nabokov, Conrad, Tabucchi, Beckett, Pessoa..., ont écrit en deux langues, voire trois, et qu'ils n'en sont pas moins des auteurs du dedans de ces langues. De même, est-il nécessaire d'être du plus profond de la francité pour en prendre une part ? Faut-il réduire la littérature au chant itératif d'une délimitation spatiale ad vitam aeternam ? Faut-il être du lieu pour avoir voix au chapitre ? Peu me chaut la judaïté suisse de Cohen, l'antériorité égyptienne d'Albert Cossery, la naissance caraïbe de Chamoiseau. Ou plutôt : elle m'importe, tant j'y entends, loin de tout exotisme, une partition nouvelle (et en même temps dans la continuité) de la langue française.

    La litanie milletienne du territoire n'est au fond que le revers de la médaille différentialiste. Il n'est pas contre ceux qu'il combat, dans le sens où être contre signifierait être ailleurs, dans une autre alternative : il est face à eux. Pas si loin...

    Son Éloge est un ersatz de polémique, un brouillon de pensée, une redite. Cela fait beaucoup pour si peu de pages.

     

     

     

     

     

    (1)Richard Millet, Langue fantôme suivi de Éloge littéraire d'Anders Breivik, Pierre-Guillaume de Roux, 2012

     

    (2) Trois exemples suffisent (mais c'est déjà beaucoup, en fait) : la si inutile Nelly Kaprièlan dans les Inrocks du 29 août (mais on sait ce qu'elle vaut depuis ses éructations contre Renaud Camus) le réduit à un facho. Classique. L'insuffisant Edouard Launet dans le Libération du 7 septembre 2012 (mais c'est Libé...) ressert la soupe bobo de gauche indigné avec une telle légèreté de contenu qu'on se demande si le pauvre Édouard a vraiment lu Millet ou s'il ne s'est pas plutôt aligné à l'aveugle sur une discussion de café du commerce des amis de Stéphane Hessel. Le meilleur arrive avec Rue 89 qui ne trouve pas mieux, via la plume grotesque d'Aurélie Champagne, de nous pondre une lettre putative du sinistre Breivik à son ami Millet, ce qui ne manquera pas de surprendre, sur deux points. Avoir, en deux temps trois mouvements, les moyens de se glisser dans la peau de Breivik suppose ou une compréhension magnétique de l'individu et de son discours, ou un jeu parodique par quoi le méchant enfonce les portes ouvertes de son propre néant (c'est la deuxième solution, évidemment, que choisit la petite Champagne). Dès lors, la singularité de Breivik est passée à la trappe et le massacre norvégien est une histoire de tueur en série de plus. Ensuite, puisque fausse lettre il y a, on glisse donc dans le fictionnel, dans le littéraire, accréditant de facto le titre ridicule de Millet. Un partout, la balle au centre.

     

    (3)Avec un succès certain qui lui garantit l'impunité : Les Bienveillantes de Littell, L'art français de la guerre de Jenni, c'est lui. Voilà des réussites qui sonnent dans la finance, soit, mais quid de la littérature dans tout cela, vu la médiocrité de ces deux romans...

     

    (4)Dans un numéro du Magazine littéraire de décembre 2007.

     

    (5)Pour un écrivain d'exception, ainsi qu'il se définit lui-même, condescendre à répondre à la sottise journalistique estampillée Canal+ est un manque évident de lucidité. Le propre de l'exception, en ces temps de délire médiatisé, semblerait de s'en tenir aux écrits seuls, de les donner à lire pour ce qu'ils sont et de laisser le tout venant se débrouiller avec eux. Venir sur un plateau télé pour justifier ou faire de l'explication de texte est une veulerie pitoyable, à moins qu'elle ne révèle vraiment ce qui agitait Millet depuis longtemps : faire un prime-time.

     

    (6)J'emploie à dessein le mot entreprise, parce qu'il y a bien là manière de faire de peu une machine à fric, dont se félicitera en premier lieu le petit éditeur qui a eu l'audace (fichtre...) de publier une telle somme.

     

    (7)J'en veux pour preuve le délire des gauchistes au moment de l'affaire Merah et les raccourcis immédiats sur les effluves nauséabondes de la campagne électorale. Pendant une journée, ces enragés moralistes firent une battue médiatique pour trouver le coupable dans les rangs de Marine Le Pen. Pas de chance pour eux. Ce genre de comportement est stupide et dangereux. Il ne fait que renforcer le Front National qui se présente alors en victime. La victimisation ne peut pas être un discours politique, parce qu'on privilégie alors le subjectif, l'affectif, le distinctif.

     

    (8)« ...les noms propres, lesquels durent généralement plus longtemps que les corps et que le souvenir » (Le Renard dans le nom, Folio, p,13). De même : « Les mots sont la seule gloire des disparus – et le français la belle langue des morts, comme le latin celle de Dieu » (Ma vie parmi les ombres, Folio, p. 50)




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  • Femme en bleu (VII) Lichtenstein

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    Roy Lichtenstein, Woman in bath, 1963, Musée Thyssen, Madrid

     

    Foin de Bethsabée au bain, voluptueuse et flamande, ou d'une Marthe agenouillée au tub. Moins encore un cul à la Degas ou l'étrange rêverie que saisit Stevens. Lichtenstein, lui, fait dans le moderne : une femme propre, lisse, hygiénique, made in Procter & Gamble. Elle est légèrement halée, émerge des ondulations et de bulles qui semblent, les bulles, une parure bon marché. Ses dents ont la blancheur du carrelage qui lui sert de décor, et ses traits sont bleus comme les joints du dit carrelage. Elle sourit et l'on évoquerait bien un semblant de sensualité : son rouge à lèvres, son regard vaguement langoureux, sa chevelure enflammée. Mais il y a cette vacuité béate qui traverse tout ce visage, ce corps. Cette impression terrible vient sans doute de ce que l'image projette un temps de comédie privée, une illusion faite à soi-même dans l'intervalle d'un moment d'intimité. Être rayonnante jusque dans le lieu où nul regard ne viendrait alors la surprendre. Lichtenstein explore, par le vernis du spectacle clos, la terreur qu'il y aurait à voir se fracturer l'image sociale.

    On regarde l'éponge, on pense à son inconsistance, à elle, par métonymie. Son inconsistance publicitaire. Et, par ce même sentiment d'imprégnation, on sent que le trait bleu qui sert à unir l'ensemble du tableau, qui en donne en quelque sorte la tonalité, en dépit de toute logique de vraisemblance, est un choix idéal pour suggérer qu'à ce point l'eau (et la salle de bain) est un milieu corrosif, un accélérateur de décomposition et le soin du corps une puissante aliénation.



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  • Disparition aux écritures

    L'officier de police fit rapport des circonstances probables de l'accident mortel : une bougie négligée près d'un duvet miteux.

    L'expert des assurances fit évaluation, petites lignes du contrat à l'appui, des responsabilités et coûts respectifs du feu, de la suie et de l'eau.

    Entre temps, le légiste fit chronologie et causes physiologiques de la mort inconsciente.

    Mais nulle part et jamais, le dossier fut classé sans suite, ne fut établie l'identité défunte, aux trois-quarts calcinée de crasse, de solitude et d'oubli.




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  • Un écart de Lippi

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    Lippi, Annonciation avec deux donateurs, ca 1440, Palais Barberini, Rome

     

    Le sujet du tableau est banal, et clair, apparemment. L'archange Gabriel vient annoncer la bonne nouvelle à Marie, qui accueille avec sérénité son nouvel état. Elle accepte le lys qu'il lui tend. Nous ne sommes plus dans les contorsions du corps, quand il s'étonne, comme chez Martini ou Boticelli. Lippi s'en tient, sur ce plan, à une théâtralisation minimale, comme si l'événement s'inscrivait dans l'ordre du monde (ce qui est le cas, dans la logique religieuse : Dieu est bien ce qu'il est et ses actes vont de soi...). L'ange est modeste, dans sa taille et dans sa tenue ; Marie d'une délicatesse sans ostentation. Lippi, qui est encore Fra Lippi, est dans son élément.

    Comme s'en est instaurée la tradition, cette scène historique (au sens où un texte canonique l'inscrit dans un espace et un temps supposés. Je n'entends pas ici qu'elle fut.) est réactualisée. L'Annonciation est d'une certaine manière de toute éternité. Elle est le moment originel d'une nouvelle ère, laquelle se prolonge et ne sera close qu'à l'heure de la parousie. Pour l'heure, elle se répète symboliquement puisque la présence/absence du Christ fait partie de la vie chrétienne. Dans ce sens, il ne faut pas s'étonner de l'incohérence réaliste qui donne à Marie les traits d'une femme renaissante (1) et au décor les apparences d'une demeure du Xve siècle. Ce n'est pas la misère, diront certains. Il y a une forme ostentatoire de grandeur : la taille des pièces, les arcades, les colonnes, des statues, les chapiteaux sculptés. Demeure seigneuriale, sans aucun doute. Tout le mouvement qui œuvre à l'exaltation du beau est là : la puissance de l'esprit est encore à venir, car Lippi apparaît bien avant que les plus grands noms n'aient peint quoi que ce soit (il sera le maître de Boticelli).

    Admiration pour la Vierge, certes... Pourtant, lorsqu'on est face au tableau, l'œil est saisi d'un trouble singulier. Le souci d'équilibre revendiqué par le peintre est comme battu en brèche et l'on cherche longtemps pourquoi. Sans doute parce que ce n'est pas un détail, un lapsus iconologique, mais un point beaucoup plus important, plus visible, d'une certaine manière, touchant à la composition. C'est une question de perspective.

    La perspective a beaucoup passionné la Renaissance et Brunelleschi, en 1415, en travaillant autour du baptistère de Florence, a mis au point le mode de représentation centrale (2). Au delà de l'effet de réalité qu'elle instaure, elle est un instrument permettant aux artistes par la succession des plans (d'où l'importance alors de l'architecture comme signe de l'époque certes mais aussi comme matériau de la construction proprement picturale quand il s'agit d'établir la profondeur). Si l'on observe le tableau de Lippi, on distingue bien que les principes mathématiques ne sont pas totalement maîtrisés. Le bas de l'œuvre (c'est-à-dire le proche) tombe un peu. La Vierge se prépare à la glissade. Peu importe. En revanche, sa position verticale intrigue. Marie n'est pas exactement au centre mais légèrement décalée vers la droite, pour le spectateur, et, au centre, justement, une ouverture de l'espace fermé du lieu vers la nature, pleine, touffue.

    Cet écart laisse la porte ouverte au point de fuite, à ce qui nous échappe, à l'insondable de l'œil, à ce défi (provisoire) de la peinture : non pas l'au-delà spirituel qui attendrait le pèlerin, le repenti ou le croyant qui n'a jamais douté, mais cette autre au-delà, bien ancré dans le monde, cet ailleurs que l'on sait être sans jamais avoir pu le vérifier (3). La Vierge partagerait donc le sens, dans sa spiritualité divine (ou quasi), avec la question même de la peinture, de ce que celle-ci explore, en plans successifs, la constitution du monde et, d'une certaine façon, son infinité. Dès se pose la question même du sujet ? Lippi s'en tient-il au seul aspect traditionnel de l'Annonce, la mise en scène d'un fait ? Ou bien, explore-t-il, par le détour de l'écart, d'un monde nouveau, dans l'appropriation artistique qu'on peut en faire ? Et dans ce cas, à côté du discours religieux le plus visible, n'y aurait-il pas une approche déguisée autour de la peinture elle-même ? On sait la jouissance qu'éprouvait Ucello à construire de belles perspectives. N'est-ce pas le cas ici aussi ?

    Dès lors la peinture devient, outre le sujet virginal, l'autre sujet du tableau : ce qu'elle peut faire, dans notre rapport au monde, ce qu'elle peut rendre du monde, en lui empruntant ses apparences. Étrange expérience de contemplateur qui, une fois saisi de cet appel vers la nature, vers les arbres, ne peut s'en détacher, au détriment du premier plan. La perspective devient un sujet en soi : la forme, comme discours, lutte avec/contre le fond, comme surface, et la question se pose autour cette tentation ouverte par cette nouvelle approche du monde, ce nouveau modus operandi de la mimesis. N'aurait-il pas été, parfois, un objet de fascination (4) ? C'est à ce titre que le spectateur reste longtemps devant cette si belle Madone, démuni face à une telle audace dont il suppose qu'elle n'a pas été pensée mais vécue. Et plutôt qu'au travail de l'artiste, on pense à l'artiste travaillé, ce qui ne retire rien à sa grandeur, travaillé comme un désir lointain, aimanté par une intuition qui fera son chemin, l'un des plus féconds de l'art occidental...



     

    (1)Ce qui, ainsi écrit, ne manque pas de sel, puisqu'elle est la nouvelle Ève, le rachat du péché, le retour à la pureté, l'Immaculée Conception.

    (2)Ce n'est qu'un mode de représentation, pas la restitution réelle du monde. Panofsky, dans La Perspective comme forme symbolique, ou Damisch, dans La Perspective, ont très bien montré, dans des registres différents, qu'elle était le reflet d'une certaine manière de voir le monde. Une question d'optique, à tout le moins.

    (3)Comment sais-je que Batugada existe, moi qui n'y suis jamais allé, moi qui n'en ai jamais vu la moindre photo... Un nom sur une carte. Mais je sais...

    (4)Ce qu'elle ne manque évidemment pas d'être avec la fameuse L'Annonciation de Vinci. 

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    Vinci, Annonciation, 1473-475, Les Offices, Florence

     

     




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  • T...

    Tout finit par se savoir, me glisse la nonne, très belle, en achevant son mille-feuilles. Pas étonnant que Dieu soit en perte de vitesse.




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  • À découvert

     

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    « Mes pensées, dit le voyageur à son ombre, doivent m’indiquer où je me trouve : mais elles ne doivent pas me révéler où je vais. » (Nietzsche, Le Gai Savoir, 287)


    Photo : Ludovic Maillard.


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  • L'élémentaire

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    On lui avait dit qu'il avait marché sur l'eau. Sur l'eau, te rends-tu compte. Pas vraiment. Il cherchait l'entourloupe. On le disait esprit simple (lui, pas celui qui avait marché sur l'eau) ; cela ne l'empêchait pas de cogiter. Voyant toutes ces pierres sur le rivage du lac voisin, il se convainquit aisément de les empiler jusqu'à ce qu'elles affleurent. Ainsi commença-t-il sa marche et la pente étant fort douce il fut bien christique sur cinq mètres, amassant, amassant, pierre sur pierre, avant que de glisser un matin, une erreur probable dans la construction de ce muret aquatique, et de se retrouver trempé jusqu'aux os, de se faire vertement moquer par Marie, sa mère, et, bien enrhumé, c'était la fin de l'automne, de manquer la messe du lendemain où le marcheur cloué, pourtant si fort, pensait-il, n'avait pu échapper à ses bourreaux (quoique si, lui assurait-on, en  chaire, par une ascension verticale inédite qui l'intriguait, grelottant à contempler le  brouillard, à travers le carreau, y pensant sans voir comment il aurait pu démontrer ou la véracité ou l'escroquerie de l'histoire... Il y réfléchirait).


    Photo : Michael Kenna


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  • Notule 15

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Balzac n'était guère en faveur chez les surréalistes et fut la tête de Turc du Nouveau Roman (il sufit de lire le manifeste de Robbe-Grillet). Deux bonnes raisons, parmi d'autres, de s'y replonger. Et de repenser à Baudelaire qui le considérait comme "un visionnaire passionné".

     

    1-Physiologie du mariage, 1829


    2- Le Chef d'œuvre inconnu, 1831 (1837)

     

    3-La Fille aux yeux d'or,  1835

     

    4-Le Lys dans la vallée, 1836

     

    5-Béatrix1839



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  • Vacance gouvernementale

     

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    N'est-ce pas ainsi qu'on nous avait vendu l'élection présidentielle : un double état d'urgence ? Urgence à se débarrasser d'un Sarkozy atteint de la danse de Saint-Guy ; urgence devant une crise financière mondiale qui menaçait de faire couler tout le continent et dont les gouvernants du moment ne prenaient pas la pleine mesure. Tout devait changer (mais on sait depuis les mots du comte Salinas, dans Le Guépard, qu'il faut que tout change pour que rien ne change...).

    Laissons de côté les considérations sur la nouvelle manière de la présidence, cette normalité tarte à la crème dans laquelle Hollande est en train de s'empêtrer. Appréhendons juste la question d'une situation explosive, française, européenne, mondiale... Un gouvernement, des ministres ont été nommés pour ce faire, et si l'on veut encore accorder qu'en toute logique le temps des législatives étaient un temps d'action tronqué, nous conviendrons que tout ce beau monde a pris fonction début juin. Pour partir se reposer une quinzaine en août. Ce qui, au ratio du durée effectuée/repos accordé est plutôt un bon rapport. Heureusement qu'il y avait urgence. À moins que cette coterie équilibrée des différents courants du PS n'ait qu'une utilité bien relative (et l'on pense à une Belgique fonctionnant sans gouvernement).

    La tonalité du paragraphe précédent est indéniablement populiste. C'est ainsi que le jugerait une certaine morale de gauche, tendance Libération ou Inrocks. Attaquer des ministres sur leur pause estivale est une mesquinerie relevant au moins d'un anti-parlementarisme larvé, d'un poujadisme rance, etc. Pourquoi pas ? Mais faire comme d'habitude, poser en préambule que durant l'été rien ne se passe, que le monde est en vacances, les crises en suspens, les conflits en trève, les inquiétudes entre parenthèses, la misère plus joyeuse, et ainsi de suite, induire qu'il en va, au moins depuis 1936, et l'instauration des congés payés, du temps français (et donc mondial, puisque la France, c'est le monde, chacun le sait) selon les rythmes du travail, cela est un peu fort. S'il y a changement quelque part, il ne se trouve pas dans la mesure lucide de cette urgence si souvent invoquée. Rien ne semble demander que les énergies gouvernementales préparent, se préparent, nous préparent. À quoi, sinon à une année 2013 difficile, très difficile, rigueur ou pas (certes le mot est tabou) ? Nul doute que les directeurs de cabinets, les conseillers divers et les administrations centrales ont assuré la continuité des affaires. Mais ils ne sont pas, dans l'ordre du symbolique, les figures qui ont été choisies, pas ceux qui, sur le devant de la scène, tirent les marrons du feu quand la fin de l'histoire est propice à un plan de carrière. Et n'en déplaise aux défenseurs d'une nouvelle gouvernance, un président en maillot de bain, détestant certes le people mais en manchettes des journaux poubelles, reste un président en maillot de bain. Il fallait indéniablement qu'il récupérât d'une campagne éprouvante. Grand bien lui fasse...

    Et in petto de penser à ces amis qui n'ont pas les faveurs de la République ; à un en particulier, qui, ayant commencé en avril 2011 dans son emploi actuel, sera en vacances à la fin de la semaine. Entre temps : huit jours de vacances en seize mois. Mais il est vrai qu'il n'est pas ministre et que cynisme pour cynisme, en ces heures de crise bien réelle, il devrait déjà se satisfaire d'avoir un travail...


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  • Liquéfaction

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    Montecatini Terme fut dans le passé cité glorieuse. Séjour thermal du Grand-Duc de Toscane, Shelley et Byron y furent des hôtes de choix. Montaigne, déjà, au XVIe, regrette de passer à un mille, sans le savoir, sur la route de Pistoïa, c'est dire, et d'avoir manqué le Tettuccio.

    Le Tettuccio est toujours là, dans une architecture monumentale, pompeuse, qui se voudrait, dans un style boursouflé de XIXe siècle faussement intelligent (déjà...), un souvenir appuyé, sans doute, de la toute la philosophie antique de l'eau. On y jette un œil, l'âme narquoise.

    Pour le reste, Montecatini Terme sent le passé improvisé, le temps perdu, un prestige galvaudé. On pense à un Vichy sous le soleil. Les rues sont mortes. Quelques belles bâtisses côtoient un temps plus avancé de demeures fonctionnelles et sans attrait.

    Les hôtels ont des dénominations helvétiques. On image assez bien l'esprit du Nord descendre jusqu'ici. Une joaillerie qui veut être dans le vent est en même temps un bar, et sur une grande place encastrée dans des immeubles à terrasses, un café offre ses cocktails et de grandes banquettes blanches. Tu y bois par ironie un Old Fashioned.

    En marchant vers le centre (tu étais garé non loin du funiculaire qui mène à Montecatini Alto, hameau escarpé dont l'épine dorsale n'est plus que succession de restaurants), tu n'as pour dire ainsi croisé que des vieux, lents et sérieux. Comme tu t'en retournes, à l'heure où ils mangent, assez tôt pour une aire du Sud, ils sont à leur assiette. Dans la grande salle, vitrée et climatisée, d'un hôtel qui joue chic, ils sont une vingtaine, sous la surveillance des serveurs droits comme des i. Ils sont tout apprêtés de leur gravité permanentée, pour les femmes, cravatée, les hommes. Il faut être digne en toute circonstance. Tu marches très lentement, pour contempler ces carcasses en aquarium qui mangent sans rien dire. Pas une lèvre ne bouge, pas un regard profond. Ils sont une caricature, et l'ensemble vaut bien plus la somme des parties. Ils ont une faim de vie satisfaisante et sont venus se rassurer sur leur éternité. Il n'est pas difficile de les imaginer la journée aux soins, discourant sur la catastrophe du monde comme il va ou de l'absence d'une habituée. Tout est à eux, ici, c'est clair. Leurs rhumatismes ne sont rien à côté de cette réification d'entre soi qu'ils poussent à l'extrême. Tu prends le temps d'allumer une cigarette, en espérant que la mécanique s'animera d'un besoin d'eau ou de vin, d'une grimace devant un plat trop salé. Mais rien ne se passe. De la fourchette à la bouche, une gorgée d'eau gazeuse, la serviette délicatement aux commissures des lèvres. Et le silence que tu n'entends pas mais qui entres en toi comme une certitude.

    La dernière fois que tu as contemplé un tel tableau, c'était exactement quatorze ans auparavant, à Nice, face au Négresco, où sous les pergolas faites pour contempler la mer, des vieux épuisés mais riches évaluaient le cul et les seins des baigneuses, à haute voix parfois (voilà pourquoi tu le sais) et déjà tu avais repensé à cette vieille chanson de Lavilliers intitulé Promenade des Anglais et  à ces quelques lignes : "Bientôt la mort et tu décroches/Tout doucement tes ongles faux/De la cupidité féroce/Des habits noirs et des tangos".

    Il n'est pas à faire le procès de ceux qui veulent la vie à tout prix. Telle est leur volonté. Tu ne la partages pas. La question est-elle là ? N'est-elle pas plutôt dans ce désagréable sentiment, soudain, que la vieillesse a pris le pli d'une jeunesse avide de prolonger l'illusion d'elle-même ? Les vieux de Montecatini Terme sont bien à leur place dans le théâtre vitrifié d'une bonne conscience qui ne voudrait en aucune façon manquer la saison des thermes agrémentée de quelques concerts (parce qu'ils sont forcément mélomanes) et de la lecture matinale du journal de chez eux, car il est certain que s'il doit y avoir un autre monde hors de cet aquarium dans lequel ils sont si bien, si rassurés, c'est là d'où ils viennent, et rien d'autre.

    Cette déréalité, un peu miteuse ici, malgré les efforts, ailleurs plus reluisante (comme en Bavière, par exemple), laisse songeur. On y sent un repli imparable. Nul paravent mélancolique. Au contraire : la volonté jusque dans la mise de sauver un monde tel qu'on voudrait qu'il soit, la componction d'un bon ordre que démentent pourtant la parade négligée (dont toi) de ceux qui ne sont pas curistes et la banalité du lieu offert à des commerces de pacotilles et à une fête foraine de jeux gonflables pour d'éventuels enfants...


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