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off-shore - Page 71

  • En pointillés

    Puis un jour elle lui dit, Ok, on y va, on fait comme ça, et elle traverse la rue avec ses deux valises, ses bouquins, quelques bricoles qui lui tiennent à cœur. Il n'a fallu qu'une demi-matinée pour que tout se fasse et ce qui n'a plus sa place ou est en double (et ce sont souvent les éléments cruciaux : le lit, j'y avais mes habitudes, j'y trouvais mon réconfort, j'y dormais seule, souvent ; l'armoire, tout mon fatras et mon intimité ; le meuble de la salle de bain, mes crèmes hydratantes, mon maquillage, tout cela qu'on bazarde à la déchetterie, qu'on revend, le sommier est tout neuf, ou qu'on refile aux copains et copines, Sarah et Jérôme vont coucher dans mon plumard) a disparu. 

    Elle a changé de numéro de rue, de trottoir, du pair à l'impair. Elle a passé la frontière, puisque la commune chevauche deux pays.

    La langue officielle n'est plus la même, les enseignes lui sont plus étrangères et quand elle s'enfonce dans cette autre ville où elle n'allait jamais, c'est lui qui venait, elle ressent un singulier dépaysement, une indicible atmosphère. Les murs n'ont pas l'air de semblables couleurs ; le pain n'a pas la même saveur ; le prix de la bière est infiniment moindre ; le déroulement des files d'attente plus ordonné.

    Il lui arrive, de la fenêtre principale de son nouveau logis, de contempler la rue, fixant la ligne blanche discontinue qui marque la frontière, sans jamais vraiment comprendre comment, dans une telle contiguïté il peut se faire qu'elle se sente si éloignée. Elle n'imaginait pas que le monde fût ainsi fait, de différences si longtemps ignorées, ou tues, et qui, d'un coup, la traversent de leur dérangement anecdotique, sans qu'elle y puisse, lui semble-t-il, plus rien. 

    Ce n'est pas la question d'être chez soi, ou ailleurs, d'être d'ici ou de là, minoritaire ou majoritaire. Elle ne dirait pas que cette histoire l'obsède. Quoique... 

    Elle s'amuse d'aller travailler de l'autre côté mais ne parle jamais de cet amusement. Il la trouve un peu triste parfois, elle répond que tout va bien. La tentation de faire le chemin inverse revient régulièrement, sans qu'il y ait urgence. C'est une possibilité. Elle n'y gagnerait rien. Cela ne changerait rien. Un coup d'épée dans l'eau, sinon que cela signifierait qu'elle l'a quitté. C'est la seule chose qui puisse vraiment exister en elle, ce repli sur elle.

    Au fond, se dit-elle, chercher à être soi serait plus simple aux antipodes, et un matin, sans rien dire à personne, elle prend une toute petite valise et un billet, pour s'en aller, au cœur d'un pays immense, un des plus grands qu'elle ait pu trouver parmi ceux qu'elle désirait, au cœur, en plein cœur d'une histoire dont elle ne connaît même pas la langue, libre de toute frontière à l'horizon, curieuse d'avoir peur.


  • Notule 16

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ce n'est pas d'être un plus lucide sur le monde qui rend la vie plus sombre. Au contraire : on sait à quoi s'en tenir. La désillusion, aussi, peut être vitaminée. Voici un premier échantillon...

     

     

    1-Bruce Bégout, Lieu commun. Le motel américain, Allia2003

     

    2- Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, Raisons d'agir, 2006

     

    3-Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal, Flammarion, 2007

     

    4-Zygmunt Bauman, S'acheter une vie, Editions Jacqueline Chambon, 2007

     

    5-Hal Foster, Design & Crime, Les Prairies ordinaires, 2008

  • Voici Le Monde...

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    Parfois, quand vous faites vos courses et que vous vous répartissez les joyeux ennuis de l'attente aux caisses, vous êtes celui (ou celle) qui a fini le premier. Alors, vous attendez (comme quoi, on ne sort jamais vraiment du système) et les grandes et moyennes surfaces ayant eu comme prétention de répandre la culture, elles ont des rayons littérature réductibles au tout venant de la palinodie consumériste. On y trouve évidemment Musso, Lévy, et Millénium, mais aussi les multiples avatars de l'écriture journalistique devant quoi, aujourd'hui, le monde de la littérature recule insensiblement. 

    Mais revenons à notre pénible attente et au rayonnage des exemplaires de la moderne littérature. Nous attendons donc et nous voyons, bien en évidence sur le présentoir, un couple. C'est une romance, une sorte d'illustration (pour ne pas dire une inscription dans le marbre) du glamour. Il a le charme vague -très vague- d'un Cassavetes ou d'un Berstein bouffi, elle, le brushing et le magnétisme, hélas éteint, d'une Liz Taylor. Ils posent, ils nous regardent. Ils sont les symboles parfaits (et la perfection est alors le signe même de l'imperfection, pire : de l'imposture) du duo kitsch, de l'histoire mainte fois épuisé de l'union idéal. Ils ont tout pour être heureux : l'art de la séduction (comme quoi, photoshop est magique, un véritable détournement) en absolu témoignage de la réussite. Il faut que nous les enviions, que nous les désirions, que nous nous projetions ; et nous avons l'air un peu crétin avec nos sacs plastiques où se mélangent, pêle-mêle, les tomates séchées, la salade trévise, le San Daniele, deux bouteilles de Perrier, trois courgettes et un pot de confiture poire-mandarine. Il y a de quoi se sentir minable, n'est-ce pas, d'être ainsi ancré dans la prosaïque quotidienneté... Eux, si beaux, si forts, si loin. 

    D'ailleurs, ils ont un nom : les Strauss-Khan, comme il y avait les Kennedy. Ce n'est pas un couple mais une légende. Une entité double mais complexe. Un monde, un univers, une histoire, une romance, un scénario...  Tout ce qu'on veut, pourvu que l'on soit capable de comprendre que par le pluriel il s'agit moins d'eux que de nous, de notre médiocrité face à leur existence quasi cinématographique. Pourtant, nous, miette de l'univers (à l'aune du diktat médiatique), nous savons combien ce titre est faux puisque leur vie commune a volé en éclat. Mais c'est bien le principe des gens d'exception d'exister par delà leurs échecs, les troubles du quotidien, les mensonges, les petits arrangements du pouvoir, les trahisons, les douleurs... Ils sont insubmersibles. Il est donc possible, sans le moindre ridicule, sans qu'ils aient même l'idée d'intenter un procès à l'éditeur, de poser avec autant d'aplomb, de faire que ce cliché du passé puisse survivre à l'épreuve de la réalité. Ils sont dans l'éternité de leur représentation, dans ce qu'ils avaient décidé d'être, et que rien, et surtout pas la réalité, ne peut entacher.

    Puis quelques jours passent et comme il n'est pas de réalité sans une certaine forme de répétition (dont nous essayons de neutraliser la pesanteur en trouvant des subterfuges), nous revenons au même endroit et cette fois, nous prenons le livre et le lisons en diagonales. Autant dire que nous ne le lisons pas ; mais en même temps nous en saisissons la substantifique moëlle, laquelle est aussi peu nourrissante qu'une carcasse de poulet d'élevage. La pauvreté de la prose s'allie à la médiocrité du propos. Cela pue le cancan et le cul-de-basse-fosse, l'analyse politique micro-ondes, la tambouille des petites fiches scolaires. Rien que nous ne sachions déjà, après tant de déballages de presse, rien qui ne puisse nous rendre indifférent au personnel politique et médiatique

    Cette médiocrité assez putride, nous ne la devons pas à quelque paparazzo en mal de célébrité, à quelque plumitif people. Que nenni ! Nous sommes redevables de deux journaliste du Monde. N'est-ce pas magnifique ? Au fond, ce n'est rien d'autre que du Voici pour bac +3 (mais en écrivant cela, je mesure que je méprise inutilement et injustement le lecteur ou la lectrice de Voici... sans atteindre jamais la cible véritable : le lecteur contemporain du Monde.). Il y en a qui glousseraient devant le populo engagé dans la lecture d'une biographie de Rihanna ou d'Amy Winehouse. Mais, là, l'histoire vole autrement plus haut. Il est certain que le sujet est porteur et que la profondeur intellectuelle de ce qui fut un phare (sinon Le phare) de la presse française ne peut plus s'indigner que deux de ces journalistes aillent à la soupe. C'est humain, parisien, vulgaire mais il faut bien arrondir ses fins de mois...

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.

  • B...

    Beaucoup admirent : il n'a pas une minute à lui. À qui donc appartient-il, que son temps lui soit compté, comme une amnésie de liberté ?

  • Dans le fond

    Il a un jour refusé un verre, sans plus d'explication. Certains ont souri en constatant que deux semaines plus tard il s'en tenait à la même sobriété et à ceux qui ont voulu savoir il a opposé un sourire (un peu) narquois. Il n' a rien invoqué : la peur de l'accident, l'odeur récurrente du vomi, les gamma GT, la fatigue, la cirrhose, l'âge, le dégoût, l'ennui, l'entrée dans une vie plus sérieuse, maintenant qu'il était père, la crête de la trentaine, les mauvais exemples...

    Il avait beaucoup bu ces dix dernières années, essayé l'éventail des alcools, connu des périodes, des envies, des folies, des obsessions. Il avait dormi dehors, sur des bancs, sur le palier (incapable qu'il était de glisser sa clé dans la serrure), dans ses voitures successives, dans celles de ses amis, dans une ou deux cellules de dégrisement.

    Il avait connu le whisky mordoré, le goudron des stouts et la traitresse belliqueuse de la transparence : vodka, tequila, rhum blanc, mescal, aquavit..., le sucré-alcoolisé aussi : les cocktails.

    ll avait parlé pour ne rien dire, pour relancer le comptoir, pour déblatérer, pour séduire (et n'être, parfois, plus qu'un homme ne tenant pas ses promesses), pour refaire le monde. Il avait renié sa vie et ses amours ; il avait trempé ses amitiés dans la bière, les avait pleurées de même. Il ne disait pas qu'il avait tout connu ; il ne disait pas qu'il avait tout fait pour mettre fin à cette histoire, à cette mondanité ruineuse à plus d'un titre.

    Il aurait parié qu'un jour son corps le lâcherait. Il attendait une faiblesse hépatique, un manque (une angine asséchante, une fièvre pour le réduire à des tremblements en attente des degrés habituels de son sang, comme il arriva à Cyrille, et le delirium traemens.). Il n'était pas sûr qu'il n'eût couru vers ce fracas, parfois, mais en vain.

    Il avait connu les réveils laborieux, le dégoût temporaire et la honte des témoignages quand il était là sans y être. Les choses sales des discours et des bagarres, les amours sans mémoire, tout abîmées dans l'œil, vitreux souvent, de l'autre, des autres. Ce qu'il avait partagé sans y donner de soi. Ce n'était pas un temps déraisonnable mais une vie parallèle, comme s'il y avait eu en lui une réversibilité du temps et de l'espace.

    Puis, un jour, sans qu'il sût ce qui avait été la goutte de trop, il sortit d'une nuit avinée alourdi d'un chagrin inconnu, dépossédé de cette vitalité qui lui avait permis de braver le creux de la vague, le taedium du corps demandant une trève. Ce n'était pas l'incertitude de l'œil, le vertige passé de l'oreille interne aux terminaux du corps entier. Pas dans le corps, non, tout en étant bien là, dans le corps, dans son corps. Pas le corps seul, non, mais bien plus que lui. Il avait dormi chez Pierre et lorsqu'ils se retrouvèrent devant un café, sur la terrasse, en plein soleil, son ami lui expliqua, quoique ce ne fût pas le mot qui convînt, qu'il avait eu le vin triste, abyssal. Il ne répondit pas et Pierre ne fit pas plus de commentaires.

    Il fit comme si le récit amical ne s'était pas superposé à ce malaise du réveil initial et il continua ainsi son chemin, essayant de ne pas se retourner sur cet épisode. Il ne s'effraya pas d'accumuler, par occasions, les verres, croyant que l'affaire était conclue et qu'il s'agissait d'un anecdote.

    Mais il n'en était rien et une nuit, chez Vincent, cette fois, le cirque du chagrin recommença. Il s'était écroulé sur le plancher, sans perdre connaissance, capable de répondre et exigeant qu'on le laissât tranquille. Il sentait que cela allait venir. Il n'aurait pas pu en donner les symptômes précis : il en avait simplement la certitude. Et cela vint, comme il aurait pu le dire d'une envie de vomir ou d'une éjaculation. It comes...

    C'était tout le contraire de ce qu'on a l'habitude de projeter quand on parle d'un sentiment désespérant. Il n'y trouvait pas la submersion, brusque et dévastatrice, par laquelle vous étouffez, et que l'expression avoir la tête sous l'eau résume en quelque sorte, cette asphyxie acqueuse où vous sentez au-dessus de votre corps une épaisseur insaisissable, mobile et froide. Pas cela : l'image océanique de son ensevelissement, dans le mariage improbable de l'eau et de la terre. Et pas tout à fait improbable si l'on admet alors que ce serait une boue liquide, très liquide qui vous recouvrirait. Liquide liquidateur. Cette sensation, il l'avait connue : elle avait à voir avec les cauchemars, les courses pour fuir une figure inquiétante, sans que l'on puisse vraiment mettre ses jambes en action ; et de sentir le rythme cardiaque monter alors même que l'effort fourni est vain. Il s'était déjà réveillé dans la continuité de ces histoires écrasantes, haletant comme un idiot. En pleurs, dilué.

    Non, ce désarroi insondable ressemblait plutôt au retrait de la mer, à son éloignement vaste et imparable, jusqu'à ce qu'il n'eût plus en lui qu'une baïne où, dans la clarté de l'eau restée prisonnière, flotteraient des objets minuscules, sans identité, comme les résidus calcinés d'une combustion menée à son terme, comme ces infimes particules qui demeurent lors d'une évaporation aboutie (et que l'on eût alors récupéré ces restes pour les remettre dans un liquide et qu'elles flotassent, en autant de corpuscules peut-être vivants mais plus sûrement morts). Il n'y avait rien à voir, il n'avait rien à saisir. Seulement sentir cette étrange et lent tourbillon qui devait lui appartenir sans qu'il sût mettre des mots dessus. Ce n'était pas un débordement, ou une gangrène à extirper : tout au plus une danse de poussières....

    Il crut qu'il s'agissait de sa madeleine à lui, macabre et accessible aux seuls instants où il s'en remettait à un ordre qui lui retirait tout pouvoir réel. Il voulut savoir et chercha ainsi à ce que l'expérience se répétant, cette part inconnue mais toujours apparaissant quand il sortait de l'ivresse la plus profonde, une chose qui n'était donc pas fortuite mais une constante de lui-même : un axiome de son existence, cette part, il en lui donna un sens. Il vit donc de loin en loin ce pays à moitié découvert par l'alcool, mais sans jamais sembler s'en approcher le moins du monde. N'était-ce pas là ce qu'il tenait de plus intime : ce moins du monde avec lequel il luttait à chaque instant, quand, à jeun, il jetait un œil fébrile sur le temps qui passait, les jours qui s'écoulaient et la dérision de l'existence.

    Il avait donc quelque chose à gagner sur ces terres souterraines, ce point d'ancrage sans localisation autre qu'une perdition incontrôlée à force de whisky ou de tequila, sésames pulvérisés dans l'ensemble de ses boyaux. Il essaya et cette putride soumission au mystère de la baïne le rendit insensible au quotidien. Peut-être était-ce là l'alcoolisme auquel ses amis, avec discrétion, faisaient allusion, comme d'un univers qui ne concernait personne en particulier (ils ne visaient personne...) mais inquiétait. Les inquiétait. Il comprenait bien qu'il s'agissait de lui.

    Ils s'éloignèrent. Il s'épuisa, comme d'écoper une cale de bateau à la cuillère. Il y avait ce point, cette intermittence, non du cœur, mais de sa raison d'être, qui fulminait dans la tempête. Il aurait juré ses grands dieux que la rive était proche. Vaine...

    Et on l'intuba, un soir, une nuit, il ne savait plus trop. Il fut celui vers lequel on revient pour lui dire qu'il a manqué à chacun, qu'on y pensait, qu'il faisait peur et pleurer. Tout le monde y passa, comme si son lit d'hôpital était leur confessionnal. Ils avaient sans doute des choses à se reprocher, à moins qu'ils ne fissent pour certains une première prise devant la mort, essayant de comprendre comment se comporter dans un moment aussi pénible.

    Il partit en convalescence, dans une maison face à la mer. C'était, lui avait-on dit, le meilleur moyen de se refaire une santé. Une infirmière venait matin et soir pour des piqûres et elle vérifiait aussi s'il prenait correctement son traitement. Elle était blonde, comme dans les films et cela l'agaçait. Il pensait que Sarah ne viendrait pas, et c'était mieux pour l'enfant. Il ne voulait voir personne mais ce n'était pas une vraie décision, tout au plus un pis-aller.

    Il faisait de longues marches sur la plage, à pas lents, comme un vieux dont on compte les heures. Le matin, la brume venant du large. Chaque jour, ainsi, à voir la marée, cette répétition en décalage incessant du flux et du reflux, où rien ne se gagne ni ne se perd. Il savait que la sobriété était une facilité, la suspension de l'essentiel auquel il n'aurait pas donné de nom. Boire de l'eau désormais avait des airs d'amputation. Il se retirait du jeu dont il était le seul acteur et sans doute était-ce là la vraie douleur, que de ne pouvoir en parler à personne.

    Il démissionna de l'amitié, divorça de Sarah, partit de la ville pour un pays où l'alcool est prohibé ; et toujours dans sa poche la seule audace qui semblait lui rester : les poésies sur l'amour et le vin d'Omar Khayyam, dont il enviait la gaieté et la force. Médiocre ascète à ses propres yeux, il hésita plusieurs fois devant la marche à suivre. Il eut la tentation de revenir et même il n'était pas loin de prendre un billet d'avion pour l'odeur des troquets qu'il avait gardée dans sa mémoire, pour le bonheur d'un comptoir, et voir clair en lui, croyant que cette longue thrène qu'il portait en lui, il en comprendrait désormais la langue ; mais sa trace se perd un soir d'orage, dans le désert, alors qu'il est dans le lit d'une rivière soudaine qui n'existe qu'aux heures où le ciel se déchaîne, et l'on retrouve un corps, deux semaines plus tard, raboté, déchiqueté, coincé par un agglomérat rocheux, le corps d'un européen, sur lequel on n'a pas le temps d'enquêter et qu'on enterre, vite, dans la chaleur d'une décomposition purulente.

     

     



  • Une question de valeur.

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    Si les entreprises de communication font abstraction de la morale (y compris celles tendant à vouloir nous culpabiliser : de la mission humanitaire à l'esthétisation de la misère, en clair : le spectre ONG-restos du cœur...), il n'est pas interdit de sourire devant les incohérences et les duperies. Foin de toute indignation (nous laisserons cela à la géronto-philosophie de Stéphane Hessel), jouons le jeu.

    La dernière campagne de la FDJ, qui s'affiche aujourd'hui sur les panneaux publicitaires et autres Abribus, est assez réussie si l'on veut bien considérer la trouvaille linguistique qui est au cœur du message. La configuration du panneau aéroportuaire renvoie à la question de la destination : le voyage est suggéré et c'est là un poncif de la com' faite depuis longtemps par cette entreprise. Et l'on comprend que, dans le fond, si l'on veut bien laisser de côté les hasards de la vie qui n'en sont pas (cela s'appelle la détermination sociale et politique), l'existence, ce sont des lettres bien ou mal disposées. Une quasi roulette russe.

    Pour le coup, on doit reconnaître que le message est clair sur le plan des oppositions. À la relation contradictoire pauvreté (ou modestie)/richesse  s'en ajoute une seconde plus gênante, travail/oisiveté, quand il s'agit de défendre l'oisiveté. De là l'équation subliminale (enfin, n'exagérons pas...) : travail = pauvreté. Équation par laquelle on déduira :

    1-Que le travail est un piège et une illusion. Qu'il n'est pas question de vivre bien (ou mieux) si l'on s'en tient à cette seule référence.

    2-Que le gain substantiel (et hasardeux, de surcroît) ne peut avoir qu'une seule destination (soyons rieurs...) : ne rien faire. 

    En clair, il n'y a pas mieux que cette publicité commandée par un organisme d'État pour nous expliquer que le fric, arrivé à un certain degré d'accumulation,  c'est pour ne rien faire (soi) et faire bosser les autres. On ne peut pas être plus clair sur le discours libéral des nouveaux parvenus.

    Qu'un gouvernement de gauche (décidément, nous rions beaucoup...) laisse passer une communication de ce type est savoureux. Cela signifie que tout le discours sur la grandeur et la noblesse du travail, et la célébration (certes mesurée) des modestes, est une fumisterie

  • Benedetti Michelangeli et Giulini, du début à la fin

    Dans cet océan de diffusion qui nous découpe tout en tranches, pourquoi ne pas écouter une œuvre entière, longue, puissante, et se dire qu'on laissera ce qui est en chantier pour prendre le temps de s'asseoir, de fermer les yeux, et dépasser les trois minutes réglementaires que l'ordre du monde nous autorise, pour le délassement ? S'offrir, ou mieux : se faire offrir plus de quarante minutes de délices par deux maîtres.

    Giulini est à la baguette. Il est, comme toujours, élégant, économe. L'emphase n'est pas son fait, et surtout pas lorsqu'il s'agit d'être l'architecte discret d'un concerto, d'être celui qui donne la perspective du paysage. Benedetti Michelangeli est au piano, dans la rigueur froide d'un corps soumis à l'instrument. On dirait un spectre. Ils sont si différents, quand on les regarde. Giulini a pour lui le charme et donne le sentiment qu'il séduit la musique sans effort ; Benedetti Michelangeli est habité de la mathématique des œuvres auxquelles on imagine qu'il pense jour et nuit, comme une obsession. Ce n'est pas le mariage convenu de l'eau et du feu mais deux images paradoxales de l'élégance : la grâce naturelle pour l'un, la maîtrise absolue pour le second.

    Ils sont deux Italiens dissemblables qu'un lien encore inconnu d'eux, outre la musique, unit, l'une de ces ironies de l'existence qui n'ont aucun sens, sans doute, mais que l'on n'arrive pas à oublier, quant on les écoute au mouvement lent de ce 3eme concerto de Beethoven : le chef d'orchestre meurt en 2005 dans la ville où est né le pianiste en 1920. Brescia...



  • Au soleil de Volterra

     

    C'est devenu, m'a-t-on dit, le pèlerinage des spectres et des songe-creux, depuis qu'on est venu y tourner un épisode de Twilight. Il suffisait qu'il y eût des remparts et un semblant de ténèbres pour que les apprentis gothiques y fissent leur beurre. Voilà une façon bien dérisoire et ravageuse de reprendre ce qu'écrivait Gabriele d'Annunzio dans Forse che si forse che no quand il évoquait Volterra comme "una città  del vento e del macigno" (une ville du vent et du roc). De quoi faire frémir, en effet... Il faut donc imaginer les délices sanguinolentes des admiratrices de Pattinson déambulant dans le cercle fortifié de la ville haute. Il n'y a pourtant plus grand chose à voir tant, comme d'autres villes du même genre (c'est-à-dire moins un genre qu'une destinée funeste les réduisant à la banalité commerciale), Volterra est propre, hygiénique et festive. À peine arrivé qu'on a envie de s'enfuir.

    Tout le bonheur est ailleurs, en fait, lorsque la ville n'est encore qu'une promesse, une lointaine silhouette, et même, pourquoi ne pas le dire, un simple mot sur l'aléatoire des panneaux indicateurs italiens. Volterra vaut moins, en effet, que le décor fabuleux qui la précède, quand les routes sinueuses qui nous y mènent offrent au regard émerveillé, le gris bleuté et le vert d'une terre retournée, laquelle forme comme un treillage à peine visible sous le jaune ravi et vif de la paille courte après la coupe. Le labour sec laisse à nu un paysage lunaire. C'est une succession de surgissements et d'effondrements sans comparaison en Toscane, où les oliviers forment comme des boutons presque noirs sur le manteau des collines.

    Cette matité qui s'enflamme, donnant au sol toute son épaisseur et son poids, il est possible, qui sait ?, qu'un jour, à l'instar des villes devenues l'ombre d'elles-mêmes (ainsi Volterra), elle disparaisse, que le travail des champs périclite et qu'il ne reste plus qu'un désastre. Nous n'aurons plus alors qu'à nous retourner vers Courbet. Oui, Courbet... L'homme d'Ornans, du réalisme virulent et provocateur, l'homme des couleurs austères, fit plusieurs séjours en Italie, et particulièrement en Toscane.

     

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    Courbet, La citadelle de Volterra, 1838, Le Louvre

     

    Il vint à Volterra et plusieurs œuvres témoignent de cet attrait toscan. Car il s'agit bien de cela. L'art du peintre semble se soumettre (soumission qui n'en est pas une, c'est une écoute, d'abord) à l'intensité du lieu. Les plans sont marqués, la couleur dense, épaisse. Le pinceau n'imprègne pas la toile, dans le délicat souci qu'il y aurait de peindre une nature fraîche et frêle ; il se répand, comme une matière quasi primitive. La terre est une boue sèche, une marquetterie de bistre, d'ocre et de verts légers, qui prend toutes les pentes et oblige les arbres à se réfugier sur les endroits les plus inacessibles. Il n'y a rien d'hostile, absolument pas, mais c'est une fertilité massive, grasse qui prélasse des couleurs qu'on abandonnera à regrets en allant sur Sienne.

    Courbet, dans ce tableau (mais il y en a d'autres de la même puissance), saisit toute la clarté que le sol absorbe du soleil, jusqu'à suggérer un territoire carapaçonné comme une bête terrible. Le sentiment lunaire qui vous parcourt l'échine, l'artiste lui donne toute sa force en choisissant non le plan restreint et la recherche du détail, mais la vision ample, comme s'il voulait donner, de ces incroyables collines, l'illusion d'un champ de bataille. La forteresse de Volterra se fond dans le décor. Elle apparaît moins comme une œuvre des hommes que comme le prolongement structuré du lieu qui l'a vue naître. Seule sa géométrie verticale la distingue et elle ne serait rien sans ses environs, sinon une couronne sans tête.

    Il est peu nécessaire de revenir à Volterra, d'en arprenter les ruelles commerçantes. il suffit de penser à Courbet, de garder ses distances et de prendre l'ensemble comme une histoire magique de l'homme confondu par la terre, d'admettre, à la suite de Courbet, que cette région de la Toscane, assurément la plus belle, la plus unie, la plus sauvage, se contemple dans le lointain, s'estime de n'être qu'un imprécis assemblage de couleurs à flanc de collines et Volterra une déjà-ruine dont le plus beau souvenir est fixé, depuis près de deux siècles, par un homme qui ne savait pourtant pas ce qui nous attendait...

    Le tableau de Courbet est donc à la fois un souvenir et une prémonition. Il est, sans souci de réalisme classique, la marque du lieu, son identification souveraine. Il capte la luminosité sans les chichis d'un quelconque travail vaporeux et nous informe de ce que sera le voyage (ou le retour) vers Volterra, en plein été, aride, et vaguement orageux : l'exaltation d'un autre monde, bien réel pourtant, dont nous emportons avec nous, par un fétichisme puéril, une poignée de terre.

  • O....

    Oubliant ses lentilles, il se promenait dans le monde sans le voir, sinon flou. Heures tranquilles de son infirmité.