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Littérature en fragments - Page 9

  • Urbicide

     

    À la fin d'un ouvrage passionnant sur le devenir des mégalopoles et des territoires urbains, Jean-Paul Dollé a ajouté un post-scriptum intitulé «Après le 11 septembre. Capitale de l'Empire et ville-monde» dans lequel, notamment il fait une distinction entre l'attentat manqué contre Washington et ceux, réussis, contre New York. Il remet dans une perspective historique un événement devant lequel on a trop souvent lu et entendu des positions qui se définissaient selon un axe pro/anti américain simpliste. Il conclut ainsi :

    «Quand New York est agressée, c'est (les amoureux de la liberté) qu'on agresse. Ceux qui haïssent New york la haïssent parce qu'elle les fascine : New York-Satan, New York-Babylone -image de la corruption, de la dépravation. New York : lieu du péché, des orgies furieuses, de la liberté des femmes, des identités sexuelles vacillantes, des gays, des sexualités multiples. C'est cela qu'ils haïssent, à proportion de leur terrible envie, envie à mourir et à faire mourir. Il faut empêcher Satan, l'ange le plus séduisant, donc le plus désirable, de nuire -de séduire, de fasciner. À mort donc !

    Depuis les débuts de l'humanité, ce sont les mêmes pulsions de désir, de haine et de ressentiment que suscite la ville-monde cosmopolite : l' «urbicide», comme l'appelle Bogdanovitch -qui sait de quoi il parle pour avaoir été le maire de Belgrade, et compris que la fascination-répulsion des paysans vis-à-vis de ce que représente la ville cosmopolite était la source principale des guerres qui ont déchiré l'ex-Yougoslavie. L'urbicide, après s'être acharné contre Paris-la-putain, Berlin-la-dégénérée de la République de Weimar, prend aujourd'hui comme cible New York.

    N'attire pas la haine des tueurs sacerdotaux qui veut. N'obtiennent cet honneur que les villes-monde, les villes lumières, les villes lupanar.

    La haine des villes-monde s'étend, de proche en proche, à la haine de la mixité sexuelle et donc sociale, à la haine de l'urbanité et de la civilisation. Attaquer New York, ce n'est pas seulement attaquer une métropole mondiale située aux USA : c'est attaquer chacun de ceux qui se sentent participer de la même civilisation humaine, ou qui y aspirent. Alors que le coup porté à Wahington peut être considéré comme une déclaration de guerre contre les USA, condamnée par ses alliés et laissant indifférente tous ceux qui refusent l'imperium américain, l'agression contre New York concerne tous ceux qui refusent la barbarie. Tous les amis de la liberté, tous ceux qui aspirent à ce qu'un monde habitable soit possible ont toutes les raisons de proclamer «Nous sommes tous new-yorkais». New York est devenue à jamais une icône exemplaire dans la longue histoire de la liberté humaine.

    La cause est entendue. Il s'agit bien pour les «islamistes radicaux» d'une guerre radicale contre le monde. Il ne peut y avoir aucun compromis entre eux et le reste du monde. Quand bien même s'opposerait-on à la superpuissance américaine -et dans la mesure même où on s'y oppose- New York représente à jamais la liberté anti-impériale, qui constitue la ville-monde comme telle.»

     

    Jean- Paul Dollé, Métropolitique, Paris, éditions de la Villette, 2002.

     

  • Le fin mot de l'histoire

     

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    La nouvelle qui suit, de Julio Cortázar, publiée en 1963, peut se lire en exemple parfait de ce que Todorov a défini comme le texte fantastique, par lequel l'effet produit met le lecteur devant une solution incompatible avec ce qu'il sait, avec certitude, du monde où il vit. C'est également un exercice borgésien très remarquable. Mais on peut aussi l'appréhender sous l'angle parabolique d'une concrétisation de ce que devient une histoire lorsque, pris dans la trame (au sens où texte, textile, tissu ont même étymologie), nous abandonnons toute retenue face à la fiction : pour y être, pour en être. Ainsi, Cortázar, en quelques lignes magistrales, décompose-t-il cette aspiration (à la fois : désir et force extérieure neutralisant notre propre vertu), ce ravisssement (à la fois : bonheur et emprisonnement) qui font toute la puissance ambiguë de la littérature. Y être, en être. Comme si, à l'instar de cet homme établi dans le siècle, à l'abri des convoitises et du besoin, l'un des plaisirs de la lecture venait, paraxadoxalement, de ce que celle-ci nous amène vers une attente à jamais inaccessible, amoindrit nos vanités, rend la pleine lumière de notre vie quantifiable en faits et gestes à une opacité rebelle. Lire, sans savoir ce que nous voulons trouver, parce que la jouissance vient aussi de ce que nous savons qu'elle a déjà pris corps et forme dans un esprit autre, celui de l'auteur, auquel nous faisons libre allégeance. Lire, c'est-à-dire ne pas renoncer à ce qui nous remplit parce que cela nous désarme.

    Cette puissance-là éclaire, je crois, la défiance du politique devant la littérature (Cela remonte à loin : déjà Platon...). Toute l'argumentation sur la non-réalité, et donc la futilité, des histoires ne tient pas la route. Ne serait-ce qu'en considérant les implications anthropologiques qu'induit le recours à cet addendum (comme dit Gracq) au monde. En fait, il faudrait y être, en être et ne pas être pris. Celui qui aime la littérature sait qu'il court toujours ce péril, et même, sans doute, le souhaite-t-il.



    CONTINUITE DES PARCS


    Il avait commencé à lire le roman quelques jours auparavant. Il l’abandonna à cause d’affaires urgentes et l’ouvrit de nouveau dans le train, en retournant à sa propriété. Il se laissait lentement intéresser par l’intrigue et le caractère des personnages. Ce soir-là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoirs et discuté avec l’intendant une question de métayage, il reprit sa lecture dans la tranquillité du studio, d’où la vue s’étendait sur le parc planté de chênes. Installé dans son fauteuil favori, le dos à la porte pour ne pas être gêné par une irritante possibilité de caresser de temps en temps le velours vert. Il se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans effort les noms et l’apparence des héros. L’illusion romanesque le prit presque aussitôt. Il jouissait du plaisir presque pervers de s’éloigner petit à petit, ligne après ligne, de ce qui l’entourait, tout en demeurant conscient que sa tête reposait commodément sur le velours du dossier élevé, que les cigarettes restaient à portée de sa main et qu’au-delà des grandes fenêtres le souffle du crépuscule semblait danser sous les chênes.

    Phrase après phrase, absorbé par la sordide alternative où se débattaient les protagonistes, il se laissait prendre aux images qui s’organisaient et acquéraient progressivement couleur et vie. Il fut ainsi témoin de la dernière rencontre dans la cabane parmi la broussaille. La femme entra la première, méfiante. Puis vint l’homme, le visage griffé par les épines d’une branche. Admirablement, elle étanchait de ses baisers le sang et les égratignures. Lui, se dérobait aux caresses. Il n’était pas venu pour répéter le cérémonial d’une passion clandestine protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers furtifs. Le poignard devenait tiède au contact de sa poitrine. Dessous, au rythme du cœur, battait la liberté convoitée. Un dialogue haletant se déroulait au long des pages comme un fleuve de reptiles, et l’on sentait que tout était décidé depuis toujours. Jusqu’à ces caresses qui enveloppaient le corps de l’amant comme pour le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement les contours de l’autre corps, qu’il était nécessaire d’abattre. Rien n’avait été oublié : alibis, hasards, erreurs possibles. A partir de cette heure, chaque instant avait son usage minutieusement calculé. La double et implacablement répétition était à peine interrompue le temps qu’une main frôle une joue. Il commençait à faire nuit.

    Sans se regarder, étroitement liés à la tâche qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait suivre le sentier qui menait vers le nord. Sur le sentier opposé, il se retourna un instant pour la voir courir, les cheveux dénoués. A son tour, il se mit à courir, se courbant sous les arbres et les haies. A la fin, il distingua dans la brume mauve du crépuscule l’allée qui conduisait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, et ils n’aboyèrent pas. A cette heure, l’intendant ne devait pas être là et il n’était pas là. Il monta les trois marches du perron et il entra. A travers le sang qui bourdonnait dans ses oreilles, lui parvenaient encore les paroles de la femme. D’abord une salle bleue, puis un corridor, puis un escalier avec un tapis. En haut, deux portes. Personne dans la première pièce, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors, le poignard en main, les lumières des grandes baies, le dossier élevé du fauteuil de velours vert et, dépassant le fauteuil, la tête de l’homme en train de lire un roman.








     

  • Aloysius Bertrand, le précurseur

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    En 1842, un an après la mort de son auteur, Aloysius Bertrand, est publié un recueil de poèmes en prose, Gaspard de la Nuit. Fantaisies à la manière de Rembrandt et Callot. Créateur discret d'un genre auquel Baudelaire donnera une envergure plus grande avec Le Spleen de Paris. Poésie de Bertrand où mélangent la rêverie romantique, la réhabilitation d'une littérature galante du XVIIIe, les échos du gothique (tel qu'il faut l'entendre à travers les romans anglais d'Ann Radcliffe ou d'Horace Walpole), le goût du clair obscur, la rapidité d'une esquisse faite sur le vif. Mélange autour d'une langue tournée vers le passé, dans ses références, dans sa préciosité, et d'une forme promise aux éclats les plus subtils de la poésie française. (a)

    UN RÊVE


    J'ai rêvé tant et plus, mais je n'y entends note. Pantagruel, livre III.

    Il était nuit. Ce furent d'abord, — ainsi j'ai vu, ainsi je raconte, — une abbaye aux murailles lézardées par la lune, — une forêt percée de sentiers tortueux, — et le Morimont (1) grouillant de capes et de chapeaux.


    Ce furent ensuite, — ainsi j'ai entendu, ainsi je raconte, — le glas funèbre d'une cloche auquel répondaient les sanglots funèbres d'une cellule, — des cris plaintifs et des rires féroces dont frissonnait chaque fleur le long d'une ramée, — et les prières bourdonnantes des pénitents noirs qui accompagnent un criminel au supplice.


    Ce furent enfin, — ainsi s'acheva le rêve, ainsi je raconte, — un moine qui expirait couché dans la cendre des agonisants, — une jeune fille qui se débattait pendue aux branches d'un chêne, — et moi que le bourreau liait échevelé sur les rayons de la roue.


    Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en habit de cordelier, les honneurs de la chapelle ardente; et Marguerite, que son amant a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe d'innocence, entre quatre cierges de cire.


    Mais moi, la barre du bourreau s'était, au premier coup, brisée comme un verre, les torches des pénitents noirs s'étaient éteintes sous des torrents de pluie, la foule s'était écoulée avec les ruisseaux débordés et rapides, — et je poursuivais d'autres songes vers le réveil.

    (1)C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exécutions.

    (a)Signalons que Ravel composera, en 1908, de magnifiques pièces pour piano à partir de quelques poèmes de ce recueil : Ondine, Gibet et Scarbo

  • Valery Larbaud, de toutes les littératures

     

    À la Pentecôte, l'Esprit saint descendit sur les Apôtres qui reçurent le don des langues afin de diffuser le message christique. Profitons-en pour rendre hommage, de notre côté, à un écrivain polyglotte auquel la littérature française doit beaucoup, quoiqu'il soit plutôt relégué dans les minores de nos jours. Outre qu'il fut un grand écrivain, Valery Larbaud devint un passeur inlassable, introducteur-traducteur des auteurs étrangers, à commencer par Joyce. Un exemple de cosmopolitisme brillant.

    La Neige

    Un año mas und iam eccoti mit uns again
    Pauvre et petit on the graves dos nossos amados édredon
    E pure piously tapandolos in their sleep
    Dal pallio glorios das virgens und infants.
    With the mind's eye ti seguo sobre levropa estesa,
    On the vast Northern pianure dormida, nitida nix,
    Oder on lone Karpathian slopes donde, zapada,
    Nigrorum brazilor albo di sposa velo bist du.
    Doch in loco nullo more te colunt els meus pensaments
    Quam un Esquilino Monte, ave della nostra Roma
    Corona de plata eres,
    Dum alta iaces on the fields so dass kein Weg se ve,
    Y el alma, d'ici détachée, su camin finds no cêo.

    Bergen-op-Zoom, 29.XII.1934

     

    De ce poème, il existe aussi une "réduction en français", pour reprendre les termes de l'auteur,  mais nous nous en passerons, Pentecôte oblige...

     

  • Jarry, écrivain cycliste

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    En ce jour de repos dominical, où il nous faut concilier le devoir sacré et matinal de la messe et l'excitation d'une étape du Giro s'achevant au Monte Zoncolan (aux pourcentages affolants), Jarry s'impose. Il est la parfaite illustration d'un esprit littéraire divinement sportif. Il nous reste d'ailleurs de lui la célèbre photographie que nous reproduisons (où on voit qu'élégance et activité sportive ne sont nullement incompatibles : le chapeau melon, s'il vous plaît, nous change des casques contemporains, ridicules, il faut le dire). Outre qu'il écrivit romans, poèmes et pièces de théâtre, Jarry eut une activité de journaliste dont on a gardé souvenir dans le volumineux recueil intitulé La Chandelle verte. Le texte qui suit fut écrit pour Le Canard sauvage, n° 4, du 11-17 avril 1903, soit trois mois avant que Maurice Garin ne gagnât, à la moyenne de 25,679 km/h, le premier Tour de France.



    LA PASSION CONSIDÉRÉE COMME UNE COURSE DE CÔTE


    Barabbas, engagé, déclara forfait.

    Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu'il n'eût simplement craché dedans - donna le départ.

    Jésus démarra à toute allure.

    En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue avant.

    On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d'épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas.

    Les deux larrons, qui s'entendaient comme en foire, prirent de l'avance.

    Il est faux qu'il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit une minute.

    Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d'abord décrivons en quelques mots la machine.

    Le cadre est d'invention relativement récente. C'est en 1890 que l'on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l'un sur l'autre. C'est ce qu'on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l'accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l'on veut sa croix.

    Des gravures du temps reproduisent cette scène, d'après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l'accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d'actualité, presque à son anniversaire, l'accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l'air.

    Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.

    D'aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D'après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d'un dispositif qu'ils appellent suppedaneum. Il n'est point nécessaire d'être grand clerc pour traduire : pédale.

    Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l'on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement sa selle.

    Ces descriptions, d'ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd'hui les Chinois de la bicyclette : "Petit mulet que l'on conduit par les oreilles et que l'on fait avancer en le bourrant de coups de pied."

    Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments ad hoc :

    Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C'est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s'alarma.

    Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l'accident des épines, de le tirer et lui couper le vent, porta sa machine.

    Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n'est pas certain qu'une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.

    La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.

    Les demi-mondaines d'Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.

    Le déplorable accident que l'on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-head avec les deux larrons. On sait aussi qu'il continua la course en aviateur... mais ceci sort de notre sujet.





     

  • Nerval, le passé perpétuel

    Nerval n'est pas un poète romantique mineur. Il n'a pas, comme beaucoup de ses contemporains, le vers facile. Ses Chimères, douze poèmes pas plus, maintes fois remaniés, dont le plus connu est El Desdichado, sont la recherche intense d'un monde idéal, syncrétique, dans lequel les lieux, les temps, les symboliques s'entrecroisent. Il y contourne le chagrin et les douleurs personnels pour sublimer comme personne les quêtes sans cesse recommencées. La virtuosité et l'hermétisme ne sont pas des jeux mais des signatures de l'impossible éprouvé, et, malgré cela, malgré ce que nous donne la  biographie, pour pouvoir mesurer la profondeur de cette beauté si dense il faut oublier le tragique qui traversa son existence jusqu'à son terme. C'est ainsi qu'il nous est le plus proche.


    DAFNÉ


    La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
    Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
    Sous l'olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
    Cette chanson d'amour... qui toujours recommence ?

    Reconnais-tu le Temple au péristyle immense,
    Et les citrons amers où s'imprimaient tes dents,
    Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
    Où du dragon vaincu dort l'antique semence ?...

    Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !
    Le temps va ramener l'ordre des anciens jours ;
    La terre a tressailli d'un souffle prophétique...

    Cependant la sibylle au visage latin
    Est endormie encor sous l'arc de Constantin
    - Et rien n'a dérangé le sévère portique.


     

  • Federico Garcia Lorca, outre-Atlantique

     

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    Federico Garcia Lorca a célébré l'aridité andalouse, sa sécheresse belliqueuse. Sa musicalité aussi. Outre sa grandeur d'écrivain, il avait des dons de musicien, ce qui le rapprocha notamment de Manuel de Falla.

    Moins classique est le fruit d'un séjour aux États-Unis, en 1929-1930 : ce sont les textes du Poète à New York, qui seront l'objet d'une publication posthume en 1940. La confrontation du terrien enchanté de soleil et d'espace avec la Ville emblématique du XXeme siècle est saisissante. À bien des égards, tant dans les thèmes que dans la brutalité des images, il préfigure le Senghor des Éthiopiques. Les titres sont éloquents : Cité sans sommeil (nocturne de Brooklynn Bridge), Paysage de la multitude qui vomit (crépuscule de Coney Island), Paysage de la multitude qui urine (nocturne de Battery Place), Le Roi de Harlem... Voici le dernière poème de la section «Rues et songes»


    L'AURORE


    L'aurore de New-York a

    quatre colonnes de boue

    et un ouragan de colombes noires

    qui barbotent dans les eaux croupies.


    L'aurore de New-York gémit

    dans les immenses escaliers

    cherchant entre les arêtes

    des nards d'angoisse ébauchée.


    L'aurore vient et nul ne la reçoit dans sa bouche

    car là-bas il n'est de matin ni d'espérance possible.

    Parfois les pièces de monnaie en essaims furieux

    percent et dévorent les enfants abandonnés.


    Les premiers qui sortent éprouvent dans leurs os

    qu'il n'y aura pas de paradis ni d'amours effeuillées ;

    ils savent qu'ils vont à la fange des nombres et des lois,

    aux jeux sans art, aux sueurs sans fruit.


    La lumière est ensevelie par des chaînes et des bruits

    dans l'impudique défi d'une science sans racines.

    Dans les faubourgs des hommes sans sommeil vacillent

    comme s'ils échappaient à un naufrage de sang.


    (éditions Fata Morgana, 2008, trad. Guy Lévis Mano)


    LA AURORA

    La aurora de Nueva York tiene
    cuatro columnas de cieno
    y un huracán de negras palomas
    que chapotean en las aguas podridas.


    La aurora de Nueva York gime
    por las inmensas escaleras
    buscando entre las aristas
    nardos de angustia dibujada.

    La aurora llega y nadie la recibe en su boca
    porque allí no hay mañana ni esperanza posible.
    A veces las monedas en enjambres furiosos
    taladran y devoran abandonados niños.

    Los primeros que salen comprenden con sus huesos
    que no habrá paraísos ni amores deshojados;
    saben que van al cieno de números y leyes,
    a los juegos sin arte, a sudores sin fruto.

    La luz es sepultada por cadenas y ruidos
    en impúdico reto de ciencia sin raíces.
    Por los barrios hay gentes que vacilan insomnes
    como recién salidas de un naufragio de sangre.


     

  • En relisant Bourdieu

    Nous avons tous à voir avec l'institution, avec ce qu'on appelle l'Institution : politique, économique, administrative, culturelle, etc. C'est une entité trouble, contre/avec laquelle nous nous formons, puisque nous sommes des êtres socialisés, dans des systèmes qui ont élaboré de multiples et complexes structures inclusives/exclusives. Ainsi sommes-nous confrontés, régulièrement, à la question du seuil, à la rituelle action du franchissement. Arnold van Gennep, parmi les premiers, a fait sur le sujet des études fort intéressantes ; c'est une des questions fondamentales de l'ethnologie et de la sociologie.

    Le caractère sacré du passage, soit : la compréhension d'une frontière séparatrice, n'a pas disparu loin s'en faut de nos société en partie émancipées du religieux. Celles-ci, dans toutes les organisations qui la constituent, ont relayé la complexification du social. Nous n'excluons plus selon l'ordre d'une naturalité d'espèce (comme dans un schéma strict de féodalité) mais cela ne nous empêche pas, tout en paroles démocratiques que nous soyons, d'introduire, de coopter, d'introniser, de (nous) choisir. Et d'en déduire que nous n'en avons pas fini avec les élus, les happy few et consorts. Il est illusoire de de croire que nous puissions nous en abstraire. C'est notamment l'un des grands outrages de Bourdieu à la face de l'hypocrisie moderne, de rappeler que si le roi est mort, l'accession du sujet au rang de citoyen a été magnifiquement neutralisée par des protocoles occultes, sévèrement contrôlés par ceux qui savent. Pour les autres, qui n'étant pas du sérail s'y retrouvent confrontés, la porte est étroite.

    Se posent à eux la question du droit moral (presque un sentiment de culpabilité et d'usurpation) à devenir et celle, aussi, du rapport qu'ils entretiennent avec le monde d'où ils viennent. Car il n'est pas sûr que notre société aime justement le déplacement des lignes. La doxa contemporaine s'est empressée, notamment après la chute du bloc communiste, de jeter le concept de classe tel que l'avait théorisé Marx, aidée en cela par une classe moyenne tombée dans l'illusion de son anoblissement symbolique au détriment du monde ouvrier (alors qu'elle oublie qu'elle partage, sur bien des points les limites du salariat...). Plus de classes, dans l'élan issu des Trente Glorieuses ! Pourquoi pas ? On peut toujours rêver. Mais, pour ce qui nous occupe, il faut admettre que les distinctions (et en premier lieu, la pratique de la Distinction ainsi que la définissait Bourdieu) perdurent. Pour celui ou celle qui doit les affronter, il s'agit parfois de savoir s'il faut avaler des couleuvres, faire profil, voire renoncer à soi. Il y a donc un enjeu aux effets incertains, sociaux et personnels.

    Faut-il aller jusqu'au bout tout en n'étant pas dupe de ce qui se trame et du procès en mauvaise naissance que vous feront les initiés de longue date ? Faut-il renoncer, jeter l'éponge en quelque sorte ? Il y a toujours, pour l'intrus social, une question supplémentaire de légitimité et l'on comprend que, parfois, c'est lui qui tiendra les discours les plus virulents sur la médiocrité ambiante et qui voudra masquer l'endroit d'où il vient, comme une tache, comme un stigmate.

    D'autres refusent la mascarade. Au début du très beau roman d'Albert Memmi, La Statue de sel, dans un chapitre intitulé L'Épreuve, le narrateur, de condition modeste, passe un examen et voici ce qui se passe :


    C'est alors que, devant ma feuille blanche, j'ai compris que ces devoirs ne me concernent plus. Cette fois, le ressort est complètement détendu, mes forces, ma volonté m'abandonnent ici. Je ne suis ni étonné, ni déçu. Comment ai-je pu m'intéresser à ces jeux si étonnamment futiles ? On nous demande aujourd'hui : «Étudiez les éléments condillaciens dans la philosophie de Stuart Mill».

    Je regarde mes camarades. Têtes penchées sur leur pâleur, cheveux révoltés sous leurs doigts nerveux, ils savent ce qu'ils veulent. Tous, vieux étudiants retardés par la guerre ou jeunes garçons à la chance continue, sont avares de leur temps. Gagner du temps, perdre du temps. Qu'ai-je encore à perdre ? Un seul enjeu qu'il faut miser enfin. Peut-être ai-je perdu déjà.

    Bounin lève la tête, me fait signe du menton, le stylo encore agité ! «Ça va ?» Les yeux de Bounin sont vagues, il est loin dans son sujet et ma réponse ne lui importe guère. Il esquisse un sourire et disparaît. Ducamps examine le plafond. Il est de ceux qui prétendent réfléchir. Mais tout à l'heure je ne travaillerai pas. Pour la première fois de ma vie, je vais gaspiller le temps d'une épreuve. En quelques heures je vais gaspiller une année, je vais gaspiller toute ma vie. Mais qu'en ai-je fait jusqu'ici ? Je ne peux plus soutenir ce rôle

    Personne n'émerge plus ; tous les dos sont courbés dans la lutte silencieuse. Maintenant, si je n'écris pas, je vais me signaler comme un vaincu ou un amateur. J'ai promené mes regards partout, peintures du plafond, murs tapissés de livres, j'ai compté les vitraux, les rayons, les travées. Je ne suis pas un amateur, je ne veux pas qu'on le croie ; il me reste cette ridicule pudeur. Je baisse la tête et je feins d'écrire n'importe quoi et l'heure passe, comme toujours, heureusement.

    Soulagement vicieux. Cet oubli par l'écriture, qui seul me procure quelque calme, me distrait du monde ; je ne sais plus m'entretenir que de moi-même. Peut-être me faut-il d'abord régler mon propre compte. Quel aveuglement sur ce que je suis, quelle naïveté d'avoir espéré surmonter le déchirement essentiel, la contradiction qui fait le fond de ma vie ! Allons, il faut en convenir : j'ai des bourdonnements d'oreilles et mal à la poitrine. Je n'ai pas voulu y prêter attention. Cela fait maintenant comme une sonnerie de cinéma ininterrompue. La vérité est que je suis ruiné. Il faut déposer mon bilan.


     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Résistance

    Fruits des notes prises dans le maquis entre 1943 et 1944, Feuillets d'Hypnos de René Char bouleverse de n'être pas un simple chant de combat. Le recueil, dans sa fragmentation même, porte une incertitude, l'incertitude du vivant pour qui chaque pas, chaque souffle sont comptés. Le poète n'édifie pas le lecteur à venir. Il ne nous renvoie ni à une ligne de partage entre le bien et le mal, entre l'héroïsme et la couardise, ni à la simple brutalité des événements. Il cherche à se frayer un chemin entre l'immédiat apeuré et la confiance du jour qui suit.


    La contre-terreur c'est ce vallon que peu à peu le brouillard comble, c'est le fugace bruissement des feuilles comme un essaim de fusées engourdies, c'est cette pesanteur bien répartie, c'est cette circulation ouatée d'animaux et d'insectes tirant mille traits sur l'écorce tendre de la nuit, c'est cette graine de luzerne sur la fossette d'un visage caressé, c'est cet incendie de la lune qui ne sera jamais un incendie, c'est un lendemain minuscule dont les intentions nous sont inconnues, c'est un buste aux couleurs vives qui s'est plié en souriant, c'est l'ombre, à quelques pas, d'un bref compagnon accroupi qui pense que le cuir de sa ceinture va céder... Qu'importent alors l'heure et le lieu où le diable nous a fixé rendez-vous !