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libéralisme - Page 3

  • Gouvernance (substantif)

    On a beaucoup ri de lui. On s'est gaussé de son air provincial, de sa mine bonhomme d'épicier qui aurait réussi, de sa silhouette voûtée à vous flinguer n'importe quel costume, et des formules sybillines. Il est néanmoins certain que Jean-Pierre Raffarin a été le premier ministre le plus important de ces trente dernières années. Écrivant cela, je me place sur le plan de l'inflexion du politique vers cette nouvelle forme désengagée et privée qu'aura pris désormais l'art de diriger : la gouvernance. il a d'ailleurs publié un ouvrage sur la question, en 2002, Pour une nouvelle gouvernance (1).

    La gouvernance est le mot-clé de la catastrophe contemporaine. Pour en avoir une vision claire et cinglante, il est indispensable de lire le travail d'Alain Deneault, Gouvernance. Le management totalitaire, Lux éditeur, 2013. 

     

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    50 chapitres courts sous forme de prémisses dont je publie ici la 10ème.

     

    PRIVATISER EN PRIVANT

    On feint de penser sous le vocable de la gouvernance des modalités par lesquelles un vivre-ensemble serait possible... précisément sur un mode qui contredit cette possibilité. La gouvernance désigne ce qu'il reste d'envie de partage dans le contexte de la privatisation économique. Le collectif à l'état de fantasme. Un mirage. Car la privatisation du bien public ne procède en rien d'autre que de la privation. En même temps que le libéralisme économique promeut brutalement cet art de la privation dans les milieux de ceux à qui cela profite, la gouvernance sert à en amortir le choc, pour les esprits seulement, car on n'excèdera pas à ce chapitre le seul travail de rhétorique. Privare, en latin, signifie le fait de mettre à part -c'est le contraire du partage. Privatiser un bien consiste pour les uns à en priver les autres du moment qu'ils ne paient pas un droit de passage afin d'y accéder. Le privatus désigne par conséquent celui qui est privé de quelque chose -privatus lumine, l'aveugle privé de la vue dont parlait Ovide. Même quand les coûts relatifs au bien sont amortis depuis longtemps, comme dans le cas d'un immeuble, des locataires n'en finissent plus de le financer à vide plutôt que s'en tenir aux coûts réels, ceux de son entretien. Quand il ne s'agit  pas de surpayer au profit d'exploitants des biens fabriqués et distribués par des subalternes scandaleusement sous-payés. Le profit des multinationales, vu ainsi, procède d'une sorte d'impôt privé étarnger à tout intérêt public. Il s'agit, autrement dit, de logiques mafieuses légalisées. C'est d'ailleurs du même privare latin que provient l'expression "privilège". Il s'agit littéralement d'une loi  (lex) privée (privus) : le privilège correspond à l'acte de priver (exclure) autrui d'un bien ou d'une faveur en vertu d'une règle générale (loi). En d'autres termes, il est, en droit, une disposition juridique qui fonde un statut particulier -tel que celui de la noblesse dans l'Ancien Régime. D'où les expressions chèries par ceux qui en tirent un grand bénéfice : "respecter la loi", "agir dans le cadre strict de la loi", etc.

     

    (1)Raffarin est diplômé de l'ESCP (École supérieure de commerce de Paris) , dans la même promotion que MIchel Barnier, grand européen devant l'éternel, et qu'il exerça dans le privé, notamment comme directeur général de Bernard Krief Communications, cela est éclairant.

  • La gauche libérale (II) : le coût du devoir

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     Commençons par un petit rappel : nous devons aux théories pédagogistes des gauchos post-soixante-huitards (les mêmes qui ont protégé leur marmaille en les plaçant, via un contournement sournois de la carte scolaire, dans les meilleurs établissements publics, ou dans le privé...) la faillite intellectuelle dans laquelle se trouve désormais le système éducatif français. On ne dira jamais assez combien la prétention vulgaire d'un Philippe Meirieu aura assombri l'horizon hexagonal. Il est un des plus sinistres énergumènes du dernier quart du XXe siècle. En substituant l'apprendre à apprendre à l'apprendre seul, en gonflant, à coup de mots oiseux, de formules bidon, de procédures creuses, le contenu par le contenant, il a participé de la haine de la culture dont avaient besoin les tenants les plus ardents du libéralisme dur.

    Penseur raté et méprisable (parce que méprisant), Philippe Meirieu est un objectif collabo du tournant libéral. L'abandon des référents culturels, la mise en avant du savoir de l'élève (c'te blague...), l'égalitarisme entre le maître et l'élève, le renoncement à la chronologie (quelle soit historique ou littéraire), le nivellement des valeurs, tout cela avait besoin d'un vernis populaire et d'un rhéteur magnifique, tout cela avait besoin d'un toc scientifique et d'un Diafoirus éducatif. Et pour que la pilule soit acceptable, il était préférable d'aller chercher le maître d'œuvre, non chez un vrai libéral incompétent et intéressé, mais chez des gauchistes bredouillants un catéchisme vaguement social. Ce fut donc, pour le pan syndical, le SNES, pour le plan politique les ministres des gouvernements Mauroy and co (mais la droite avait déjà flairé l'intérêt d'un donnant-donnant avec la réforme Haby de 1976), pour le plan bureaucratique, les IUFM (où des enseignants ridicules et imbus d'eux-mêmes pantouflèrent joyeusement), pour le plan des idées (!!) le pédagogue Meirieu.

    C'est un principe fort ancien : pour faire passer ce qu'on désire, il est parfois préférable de créer des complicités auprès de ceux qui produisent des idées afin se faire une niche dans le paysage. Au propre de l'étymologie grecque : des cyniques. Et les cyniques de gauche ont une maîtrise de la dialectique remarquable.

    Collabos donc d'un système qui feignait de vouloir le bien du peuple, des petites gens et des enfants de ces petites gens, ils ne faisaient que renforcer le terrible rouleau compresseur des inégalités de classe. On ne peut pas leur en vouloir : ils ne croient pas aux classes en tant qu'élément discursif et procédure d'analyse politique. Ils savent qu'elles existent mais veulent à tout prix les ignorer. Rappelons encore une fois que la gauche mitterrandienne s'est convertie au modèle ethnique et communautariste anglo-saxon et que l'ouvrier à la chaîne, surtout quand il s'appelle Dupont, ne les intéresse plus. Il n'est plus électoralement porteur.

    La destruction de l'école comme sanctuaire du savoir était leur but, en même temps qu'elle était l'attente des libéraux (des rêves de Brzeziński aux volontés de l'OCDE en matière d'éducation). Pour le coup, ils auront au moins réussi quelque chose en trente ans...

    Leur mépris en la matière est tellement souverain qu'ils ne se cachent plus. En témoigne la décision de Vincent Peillon de supprimer les internats d'excellence. Ces internats d'excellence étaient destinés à des enfants de milieux sociaux défavorisés, que l'on retirait pour la semaine d'un univers violent et pauvre, afin d'établir des conditions de travail capables de leur donner l'envie et les moyens de réussir. Une enquête qui vient d'être publiée soulignait les effets bénéfiques d'un tel choix.

    Ce choix avait un coût et Vincent Peillon a jugé que ce coût était trop élevé.

    J'attends donc que dans la semaine le même Vincent Peillon

    -Supprime Normale Sup qui permet à des étudiants de bénéficier de conditions d'études exceptionnelles, pour un coût exhorbitant, sachant que les normaliens sont pour l'essentiel le produit d'un conservatisme de caste que dénonçait déjà (et cela date) Pierre Bourdieu. Au moins les aide-t-on au mieux en les guidant comme il faut dans l'exercice des concours... Ils ont le droit à une bibliothèque qui leur est propre, ouverte H24, par exemple. L'escroquerie est d'autant plus grande que les meilleurs normaliens, qui sont censés enseigner après l'agrégation, filent aussi à l'ENA (Wauquiez, Le Maire, Fabius, Juppé) pour faire carrière en politique...

    -Supprime Science-Po, dont les dépenses par étudiant mériteraient qu'elles connaissent elles aussi la rigueur budgétaire. Il faut croire que l'aisance que s'était attribué le défunt Descoing n'embêtait pas grand monde et que les conditions faites à ceux qui se prétendent la future élite politique et médiatique de la nation doivent être à la hauteur de leur vanité. Science-Po est le terreau de ce qui mine notre actuelle démocratie : le triomphe du vernis intellectuel et des éléments de langage tirés de la com. Tout cela pour masquer une uniformité de penser. Science-Po est un titre, et rien de plus. Et tout comme l'ENA, mais bien plus que l'ENA, cette institution est la gangrène de la nation. Elle demeure parce qu'elle est le levier des nantis et des affidés pour pouvoir reproduire, et reproduire encore les valeurs dominantes. Science-Po, c'est la sécurité de l'emploi d'un petit monde, dont les thuriféraires socialistes ont leur part qu'ils comptent bien préserver. Et, dans cet esprit, l'étudiant de Science-Po ne sera jamais trop cher.

    -Revoit les droits universitaires des classes préparatoires. Est-il normal que cette espèce protégée (le prépa...) soit, en plus, celui à qui on ne demande rien.

    S'il faut faire des économies, il n'y a pas de problème. On est capable d'en faire. Mais évidemment, cela ne se fera pas.

    Pourquoi ?

    Parce qu'en ces lieux, le pédagogisme n'existe pas. Ce sont les lieux de la reproduction élitaire (et non de la production élitaire), ce sont les lieux de l'entre-nous où les nuances entre la gauche et la droite s'effacent, ce sont les lieux où, justement, l'allégeance au libéralisme bien compris se fait. Il n'est donc pas question de revenir sur les privilèges (les vrais ceux-là...) qui garantissent aux mêmes de conserver leurs positions.

    L'économie prime, lorsqu'il s'agit d'infliger aux plus pauvres les diktats de la logique libérale. Et Peillon, aspirant Premier Ministre cramé par son ego et son incompétence, avait déjà donné le la quand il a décidé de supprimer les devoirs à la maison dans le primaire. Là encore, le vernis égalitariste a voulu masquer les effets réels de cette décision. En apparence, lutter contre la discrimination entre ceux qui ont de bonnes conditions chez eux et les autres. En réalité, promouvoir insidieusement un modèle américain dont on connaît la double conséquence :

    -vider jusqu'à pas grand chose le contenu de l'enseignement

    -offrir une mane aux institutions privées, aux cours particuliers, etc. pour les familles qui contournent cette règle et assurent une sorte d'éducation cachée à leur progéniture.

    Ce n'est pas la privatisation de l'enseignement, évidemment. Parce que, lorsqu'on est de gauche, c'est impensable. Ou pour le dire autrement : inavouable, parce que les socialistes sont aussi libéraux que les partis de droite, l'hypocrisie en plus. Donc pas une privatisation, mais, peu ou prou, une mise en place de l'article 22 : démerdez-vous. Et dans cette optique, mieux vaut ne pas être dépourvu...


    Photo : AFP

  • Le bon plaisir des uns...

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    Il y a quelque sublimité à voir les progressistes de gauche (pléonasme...) se tourner vers les conservateurs anglais pour justifier du bien fondé de leur loi du «mariage pour tous»... Il est très drôle (mais l'ironie n'est pas tant grinçante que funeste) de prendre modèle sur la modernité britannique en matière de mœurs, de contempler le Royaume-Uni comme la voie royale d'un progrès sociétal à même de rendre heureux les si multiples segments de la société. La paupérisation des classes laborieuses, l'horreur social si souvent rappelé par Ken Loach, le thatchérisme étendu au New Labour, le communautarisme terrifiant, cela donne envie, en effet, qu'on appelle Cameron et sa clique à la rescousse... Sauf à vouloir activer davantage la décomposition du monde, je ne vois pas...

    Car c'est bien là l'escroquerie ultime du mariage pour tous : il n'est qu'un élément supplémentaire d'une théorie marketing de la segmentation. La victoire apparente de la liberté à accorder à l'infini des droits, qui sont autant de possibilités de se soustraire à l'horizon commun, cette victoire n'est qu'un enterrement de première classe. En démultipliant les cellules de légitimité, en reconnaissant à l'infini ce droit d'être-soi, on délite la pensée sociale au profit (et l'expression est plus que jamais approprié) d'un nombrilisme qui veut à la fois démolir les institutions et les mots (1), qui veut se vivre soi, en dehors de toute allégeance, à l'exclusion de toute volonté dont il ne serait pas l'unique détenteur. C'est le bon plaisir du roi, l'accession, à l'ère pseudo-démocratique, d'une souveraineté individuelle qui ressemble à un rêve aristocratique.

    Il n'est pas étonnant que cette évolution soit portée par ceux, de droite et de gauche, placés sur l'échiquier politique selon les opportunités et les calculs stratégiques, qui n'ont in fine que les lois du marché comme référence. Dès lors, David Cameron devient, au nom de cette apparente défense des libertés, un homme dont on peut invoquer le courage et l'ouverture. Puisse-t-il se libérer rapidement pour venir battre le pavé parisien avec la tripotée de bobos gauchistes, de seins nus barbouillés des femen, de trotskos survivants et de libéraux open-mind. Je veux une photo : ce sera collector, comme on dit...

    Rappelons ce qu'écrivait Simondon, dans L'Individuation psychique et collective :

    «Une société dont le sens se perd parce que son action est impossible devient une communauté, et par conséquent se ferme, élabore des stéréotypes ; une société est une communauté en expansion, tandis qu'une communauté est une société devenue statique ; les communautés utilisent une pensée qui procède par inclusions et exclusions, genres et espèces ; une société utilise une pensée analogique au sens véritable du terme, et ne connaît pas seulement deux valeurs, mais une infinité continue de degrés de valeur, depuis le néant jusqu'au parfait, sans qu'il y ait opposition des catégories du bien et du mal, et des êtres bons et mauvais [...]»

    Il ne peut échapper que c'est bien ce glissement communautaire qu'on est en train de nous vendre, lequel glissement finira par être, en droit, le fer de lance de ceux qui n'ont pas la démocratie en héritage, ou qui voudrait en finir avec elle. Que l'on s'extasie tout à coup, à gauche, du miracle anglais (2), est une preuve supplémentaire que l'enjeu du mariage pour tous est d'une importance capitale. Cette loi est une bascule. Une bascule définitive dans l'horreur libérale. C'est bien pour cela, et les gauchistes n'en sont pas tous conscients (3), que l'invective est de mise, que la haine et l'outrecuidance des défenseurs de la loi sont portées à ce niveau, jusqu'à une cécité qui glace. Que les propos ahurissants d'un Pierre Bergé aient laissé de marbre les féministes (ou tout simplement les femmes) et les âmes bien nées de ceux qui sont évidemment de gauche (4) en dit long sur le terrorisme ambiant. Aller au bout, coûte que coûte... En appeler à la clairvoyance de Cameron, s'il le faut, à la retenue de Rajoy, à la démocratie argentine, fustiger le moindre catholique qui passe, se prendre pour un dreyfusard de la cause différentialiste face à d'obscènes réacs.

    Traiter l'opposant d'homophobe, de salaud d'homophobe, surtout, le nier, vouloir l'effacer du paysage, le reléguer... Et porter un tee-shirt avec la photo de Cameron, pourquoi pas ?

      

    (1)La dernière absurdité d'une élue socialiste en pointe sur l'affaire du mariage pour tous, de vouloir rebaptiser l'école maternelle, en est une preuve supplémentaire. Après la LTI dont parlait Viktor Klemperer, les errances de Nicolas Marr, les analyse de la LQR d'Eric Hazan, on continue : destructurer la langue, miner la sémantique, ruiner l'histoire...

    (2)Car on reluque aussi, en matière d'économie, vers la City et le gouvernement actuel se lance, avec le plus de discrétion possible, dans une politique de droite faisant singulièrement pâlir le conservatisme sarkozyen

    (3)Mais leur libertarisme bourgeois les y prépare pourtant. Il est «interdit d'interdire». Encore et toujours. 

    (4)Ou quand l'adverbe supposerait un excellence génétique cachée... Mais imaginons une seconde que ces propos eussent été tenus par un affreux réac et nous eussions eu des bataillons de révolutionnaires pour hurler au loup. Seulement, à ce point de décervelage, les femmes qui défendent le mariage pour tous ne sont même plus capables de relever l'insulte qu'on leur fait. Être gay friendly à tout prix, quitte à abandonner tout esprit critique...

     

  • D'un luxe à l'autre

     

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    Dernièrement, une mienne connaissance revenant du cinéma s'étonnait de se retrouver devant des distributeurs de tickets d'entrée. Nulle caissière dans la cahute. Sans doute l'heure choisie était-elle trop peu «productive». Le fait est qu'il se retrouva face à la machine.

    Et de regretter le temps que nous connûmes, de l'ouvreuse qui vous guidait parfois à la pile de poche dans le noir d'une salle silencieuse, de l'entracte où la même passait dans les allées pour les Esquimaus glacés. Aujourd'hui, c'est la machine, les couloirs criards et les étals, avant de prendre l'escalator, où se déversent les sucreries, le pop corn et le coca. Une sorte de bonheur américain...

    Oui, les ouvreuses, et tous ces petits emplois (ceci dit sans aucun mépris) disparus.

    Il y a quelques années, j'ai lu que le retour des pompistes dans les stations correspondrait à une augmentation d'un centime du prix du litre d'essence (à condition d'ailleurs que toute la répercussion fût supportée par le consommateur. Il ne faudrait tout de même pas mettre en danger la santé économique de Total et consorts...) et la création de 10 000 emplois. Il est vrai que depuis les stations ont singulièrement réduit en nombre. Et puis, un centime, vous dira que le Fangio Pol Polish, le parvenu jantes 18", le bobo en 4x4 ou le nanar customisé, c'est énorme ! Passons...

    Je ne sais si le calcul est si viable, si le gain en terme de travail serait aussi haut. Reste qu'il faudrait bien trouver de la main d'œuvre et le désastre est tel que ce serait un moindre mal que de pouvoir travailler. Mais ce n'est évidemment pas à l'ordre du jour. Le temps que nous avons connu d'une société qui donnait, même dans des conditions peu avantageuses, une place à chacun est révolu. Certains diront que c'est de la nostalgie, encore une fois. Pas de doute : nostalgique est l'esprit qui a connu (et c'était pour le début des années sombres) un monde où la misère ne proliférait pas comme aujourd'hui. Stupide, enfantin et inconséquent est cet esprit, qui ne veut pas admettre que la logique mise en place désormais serait la seule acceptable.

    Les ouvreuses et les pompistes, donc, mais aussi les caissières. À dégager ! C'est un luxe que nous ne pouvons maintenant nous permettre. Penser aux modestes est une gabegie inconséquente, un renoncement aux gains de productivité. Un luxe, vous dis-je, qui porte atteinte aux aspirations d'un autre luxe, celui promu par les rois des actions, des dividendes, des stock options, du ratio maximum. Un luxe humain qui blesse cet autre luxe, le luxe morbide et facile, de mauvais goût dont les capitaines d'industrie pseudo esthètes, les spéculateurs arrogants, les magouilleurs financiers, les footeux à la tête pleine d'eau et les comédiens à multiples passeports sont les figures emblématiques.


    Photo : Jean-Philippe Poli

     

     

  • La gauche libérale (I) : le mariage pour tous

     

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    Le sociétal, comme on dit, n'est pas le social, moins encore le politique. Cela pourrait l'être, d'une certaine manière. Être un élément du politique. Encore faudrait-il qu'il y ait une véritable politique. Et lorsque moi-président est élu en mai, sur la base qu'avec lui (entendons : à l'inverse de celui dont il va prendre la place), tout sera différent, que la gauche vient au pouvoir pour vaincre le seul ennemi qui vaille, l'invisible et si puissante finance, c'est un miroir déformant du politique qu'il projette aux yeux de l'opinion. Opinion qui y croit, qui va voter massivement (quand même...), qui chante le dimanche soir, et qui sent, dit-on, que l'air est soudain devenu respirable.

    Si nous n'avions pas à payer le prix de cette escroquerie (et je la paie, moi, bien moins que d'autres...) on pourrait en rire mais la nudité-nullité de la pensée au pouvoir est telle qu'il lui faut absolument se battre sur des détails, sur des effets d'annonce. C'est l'utilité du sociétal. L'affaire ne serait pas nouvelle (la défense de l'école privée, le CIP, le PACS,...), dira-t-on. Si, pourtant...

    La gauche qui est désormais au pouvoir est une droite de rechange. La droite qui doit se charger des besognes libérales dont la droite visible ne peut s'acquitter. Et cela pour deux raisons : parce qu'une partie de son électorat n'en voudrait pas (ceux que la doxa qualifiera de cathos, fachos, réacs...), parce qu'elle risquerait, cette droite, de voir débouler dans la rue des manifestations qui ne seront pas organisées par une base de «gauche» face à un gouvernement qu'elle a aidé à porter au pouvoir. La gauche est une droite de rechange, dis-je, c'est-à-dire qu'elle s'est fondue dans le moule libéral, qu'elle en a adopté les principes fondamentaux, au-delà même de ce que représente, et c'est un beau paradoxe, la droite classique, conservatrice. Pour l'écrire autrement, la gauche est aujourd'hui économiquement plus à droite qu'une partie de l'opposition qu'elle fustige...

    Prenons le mariage pour tous. Laissons de côté, même si cela a son importance, l'effet neutralisant du débat qui se déploie à ce sujet. La vive polémique a son importance en ce qu'elle est un agent masquant d'une politique qui suit à la trace (et qui ira plus loin, c'est certain) celle menée par Sarkozy. Était-il urgent de débattre sur le droit des homosexuel(le)s à se marier ? Etait-ce intelligent que dans la torpeur de l'été on décide de mettre en avant cette énième proposition moi-président, quand celui-ci avait déjà renié des engagements plus lourds, à commencer par le traité budgétaire ? Certains diront que non, évidemment, et ils ont raison, d'une certaine façon. Ils ont raison si l'on se place du point de vue des impératifs économiques de crise (1), si l'on se place sur le seul plan de la réactivité gouvernementale face à une situation d'urgence. En revanche, il est tout à fait logique que la gauche se précipite sur cette question, quand elle a entériné tout l'appareil idéologique de l'économie libérale. Il lui reste à faire le travail sur le plan sociétal, justement.

    La transformation fondamentale de l'ultra-libéralisme, au regard de sa forme plus ancienne, est le glissement progressif de l'économie dans toutes les sphères de l'espace social et individuel. C'est faire que tout soit monnayable, que tout puisse entrer dans des rapports d'intérêt transposables sur le plan d'un échange financier. C'est là qu'intervient une nouvelle définition de la liberté. Celle-ci n'est plus constitutive d'une construction individuelle, sur un plan philosophique (pour faire court), accréditant l'idée d'une possible émancipation des personnes ; elle est un signe, comme les objets sont des signes (pour reprendre Baudrillard). La liberté fait signe, et en tant que telle, elle est soumise à la loi des signes qui, en territoire libéral, impose sa conversion en acte économique.

    Le mariage pour tous doit se concevoir comme un acte faisant progresser l'activité économique libérale d'un degré de plus. Le problème n'est pas tant de placer chacun sur un pied d'égalité au nom du droit de s'aimer (2) que de poser les bases d'un droit à la procréation par assistance médicale, ce qui revient à créer un marché de mères porteuses (3). On peut nous emballer l'affaire sous les mots de l'amour (belle blague ! Depuis quand le mariage est affaire d'amour ! Il suffit de lire le Code civil pour se convaincre du contraire. C'est un contrat...), il ne faut pas être dupe. Le mariage pour tous est l'ouverture vers les dérives mercantiles mettant en jeu des enfants, que des couples ayant les moyens pourront s'offrir. C'est la possibilité de monnayer la grossesse. Sur ce point, Pierre Bergé a eu l'heureuse bêtise de formuler de manière cinglante l'enjeu du débat, quand il déclarait le 16 décembre dernier :

    "Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant."(4)

    Le propos a choqué. On peut comprendre, mais ce serait une grave erreur de l'attribuer au débordement d'un esprit atteint de sénilité. Ceci dit sans ironie. Ce propos est en fait le dévoilement d'une conversion radicale de la gauche à cette logique de marché jouissif, telle qu'en parlait déjà Fredric Jameson quand il envisageait les transformations culturelles du capitalisme tardif. Et sur ce plan, certains ont acquiescé plus vite que d'autres aux débordements du libéralisme hédoniste. Le mariage pour tous est le fruit d'un lobbying gay parisien, de gauche, forcément de gauche, qui, plutôt que de s'interroger sur ce qu'est la vraie homophobie (ce qui lui demanderait de reconsidérer les concepts de classe à l'aune de la relégation sexuelle (5)) veut à la fois la conformité pour jouir du possible (avoir des enfants) et la différence pour jouir tout court. Rappelons à cet effet que la jouissance est un terme de droit (avoir la jouissance d'un bien), et c'est bien de droit qu'il est question ici, et d'un droit qui à un coût.

    Or, et c'est un fait économique, une certaine gentry homosexuel a les moyens de faire face à ces dépenses médicales ; elle a les moyens de louer un ventre, de négocier la gestation (n'est-ce pas charmant) (6). L'ultra-libéralisme a le devoir de trouver encore et encore des marchés. Il peut le faire en mettant en marche deux éléments complémentaires : les ressources de la technologie et la promotion, sous des formes trompeuses, de la liberté individuelle. L'indifférenciation sexuée, la substitution du genre au sexe, cette récupération post-soixante-huitarde des revendications pseudo-libertaires ne sont que des stratégies pour élargir le champ d'investigation économique (7). 

    L'élargissement de l'économie à toutes les sphères possibles a de plus grande chance d'aboutir lorsque tous les principes millénaires et les puissances qui essaient d'en limiter les effets sont mis à mal, sont ridiculisés et voués à n'être plus que balivernes. C'est bien pour cela, notamment, que les partisans du mariage pour tous se sont acharnés comme jamais sur l'église catholique, sur les cathos. Ils ont bien compris que l'enjeu était de taille (8).

    Pour ce faire, il faut des gens capables d'enjoliver le changement, de proposer le progrès (sans dire de quoi il retourne vraiment) contre la réaction, de promouvoir la liberté contre l'oppression, de brandir l'étendard du respect contre le drapeau noir de l'intolérance. C'est la logique du plus. Le mariage pour tous est un plus, et le plus ne peut être que bon. Et le bon, parce que l'histoire a été ainsi écrite, ne peut être que de gauche. C'est au nom de ce diktat progressiste qu'une philosophe de salon, une dénommée Beatriz Preciado, ci-devant directrice du Programme d'études indépendantes musée d'Art contemporain de Barcelone (Macba) éructe initialement dans Libération du 15 janvier sur les contestataires :

    "Les catholiques, juifs et musulmans intégristes, les copéistes décomplexés, les psychanalystes œdipiens, les socialistes naturalistes à la Jospin, les gauchos hétéronormatifs, et le troupeau grandissant des branchés réactionnaires sont tombés d’accord ce dimanche pour faire du droit de l’enfant à avoir un père et une mère l’argument central justifiant la limitation des droits des homosexuels." 

    Le lecteur appréciera ces raccourcis magnifiques et le vocabulaire. L'hétéronormatif est splendide : une manière d'avilir l'hétérosexualité en la faisant passer pour une banalité petite bourgeoise, un conformisme pisse-froid, une sordide obéissance à la logique procréatrice. Mais d'apprendre qu'elle est proche des queer culture et qu'elle est la compagne de Virginie Despentes m'éclaire, sans me rassurer : je sais depuis quelque temps déjà que les révolutionnaires en chambre sont les pires compagnons d'armes de l'horreur. (9)

    La boucle est bouclée.

     

     

    (1)Quoique ce que j'écris là soit un peu biaisé puisqu'il est faux de dire que nous sommes en crise. La crise est un moment, l'acmé d'une situation qui s'est développée, un moment décisif. Or nous sommes depuis près de 40 ans en crise. Tout simplement parce que c'est l'ordre même du monde soumis à un économisme croissant et destructeur. Ceux qui pensent qu'un jour quelqu'un nous en sortira se leurrent. Il faudrait alors repenser la totalité du développement. La dégénérescence du système, et la mort politique, économique et sociale qui en résultera, violente, impitoyable, aura eu raison de toute les jugements.

    La krisis grecque était l'acte de trancher devant une situation confuse et incertaine. On voit bien que la confusion et l'incertitude sont, paradoxalement, le fondement d'une économie ultra-libérale, fonctionnant sur la précarisation des acteurs et le flottement des situations...

    (2)Auquel cas, n'en déplaise aux plus audacieux : il faudrait reconnaître à deux adultes (un frère et une sœur) le droit de se marier. Le mariage n'est donc pas pour tous, en dépit de son appellation marketing pour ne pas dire qu'il s'agit d'un mariage homosexuel.

    (3)Pour couper court à toute critique sur ce point, je précise que je suis contre les procédures de procréation assistée, qu'elles soient destinées aux hétérosexuels ou aux homosexuels. Sur ce plan, la science se doit d'avoir des limites et l'individu se doit de concevoir que son bon plaisir n'est pas tout.

    (4)PMA : procréation médicalement assistée

    GPA : gestation par autrui

    (5)Dans les banlieues par exemple, ou dans l'espace culturel maghrébin, où l'homophobie est tenace. Mais il lui faudrait, à cette côterie, penser l'Autre dans sa diversité problématique, le comprendre, l'affronter, débattre avec lui, et ne pas le voir seulement comme jouet d'une bonne conscience. Il lui faudrait quitter ce côté gidien qui ne la lâche pas : l'exotisme de l'enculage est une philosophie méprisable...

    (6)Car c'est une ficelle grossière que de découpler (!) mariage pour tous et PMA. À partir du moment où le mariage homosexuel est posé comme l'égal du mariage hétérosexuel, il n'est plus constitutionnellement possible de limiter les droits du second par rapport au premier. Tout étudiant de licence de droit le sait bien...

    (7)Le cri des hirsutes de 68 « il est interdit d'interdire » est, comme c'est étrange !, un programme que ne désavoueraient pas les tenants d'un marché libre, capable de régler de lui-même les conflits.

    (8)Ce qui explique d'ailleurs les attaques violentes contre les évêques, quand, par ailleurs, on ménageait les autorités musulmanes (le recteur de la mosquée de Lyon avait précédemment manifesté...)... Sans doute, parce que cela aurait mis en porte-à-faux les tenants du différentialisme et du droit-de-l'hommisme.

    (9)Qui se ressemble s'assemble. J'invite donc le lecteur à la délectation (soyons kantien...) des œuvres (?!) littéraires et cinématographiques de Virginie Despen

    Par ailleurs, j'entends, en même temps, la complainte de cette Preciado. Elle a le précieux dans son nom, et elle y croit. Et croit sans aucun doute que le libéralisme de mœurs espagnol est une manière de conjurer le sinistre héritage franquiste. Mais elle devrait savoir, si elle avait un tantinet de cervelle, que l'escalade de la négation pour abolir un régime abject (ce que fut le franquisme) est justement le meilleur moyen de le réhabiliter, de gommer en lui la caricature qu'il fut, de donner à ses nostalgiques les moyens de leur retour politique. Elle devrait, en plus, s'interroger sur le fait que les pays catholiques les plus permissifs sont ceux qui ont subi la crise libérale la plus sévère, à commencer par l'Argentine. Mais penser le politique autrement que par le prisme du cul, de la chatte et de la bite est une chose fort difficile pour certain(e)s intellectuel(le)s soi disant émancipé(e)s...

     

     

    photo : Antoniol Antoine /SIPA


     

     


     

  • Cette social-démocratie qui nous enterre...

     

     

    Il y a quelques jours, sur le blog de l'ami Solko (que je cite décidément beaucoup en cette fin d'année), lequel se gaussait des cris d'orfraie poussés par ceux vouant Depardieu au pilori de la bonne morale patriotique (ce patriotisme qu'habituellement la gauche trouve rance, fascisante, xénophobe, etc.), un remarquable socialiste, le sieur Blachier, s'insurgeait. Je ne commente plus les blogs (1) mais pour le coup je ne pus m'empêcher de réagir pour rappeler à cet esprit encarté que :

    1-l'histrion n'avait fait qu'appliquer les règles de l'espace Schengen et qu'il avait fort raison d'invoquer lors qu'il était européen. Et plutôt deux fois qu'une. Il est dommage qu'on lui en fasse grief de son arrangement avec les frontières quand on n'a rien fait (et les socialistes en premier que l'Europe qu'ils nous ont imposé est notre avenir) pour développer une vraie Europe sociale et fiscale. Depardieu va en Belgique. Il ne s'exile pas dans un paradis des Antilles.

    2-la construction européenne et sa conformation à une logique ultra-libérale est le fruit d'une pensée où les socio-démocrates ont été à la pointe. On se souviendra que dans les années 90, ils étaient majoritaires sur le Vieux Continent. Ils n'ont rien fait qui puisse contrer les délires du marché.

    3-la gauche socialiste française peut se targuer d'avoir ces vingt-cinq dernières fourni une escouade de choc du libéralisme triomphant. Qu'on en juge par la liste suivante :
    1-Jacques Delors, dirigeant la commission européenne (Maastricht and co)
    2-Jacques Attali, dirigeant la BERD
    3-Pascal Lamy, dirigeant l'OMC
    4-Strauss-Khan, dirigeant le FMI.

    En période de crise, il est remarquable de voir à quel point ce parti et cette famille politique hexagonale auront réussi à trouver des boulots en vue à leurs cadres éminents. Au fond, quand il s'agit de saper une certaine idée de la France au profit d'un commerce internationalisé et morbide, rien de mieux qu'un homme du PS.

    Pour développer ce point, cette convergence troublante entre social-démocratie et libéralisme échevelé, je vous invite à vous rendre sur le lien suivant, fort instructif.

    http://www.atlantico.fr/decryptage/grand-paradoxe-exces-europe-neo-liberale-sont-nes-generation-leaders-venus-social-democratie-mathieu-vieira-fabien-escalona-jean-578001.html

     


    (1)Sinon, et c'est fort rare, le très désopilant et subtil Jamais de la vie commis par Depluloin.


  • Fracture...

    Ce début d'année scolaire aura été marqué par une atteinte visible à l'intégrité physique des enseignants. À de nombreuses reprises, certains d'entre eux ont été giflés, frappés, voire agressés. Le dernier cas connu (ou disons : médiatisé) est celui de ce professeur du plus important lycée lyonnais, dont l'agresseur est pour l'heure en détention provisoire avant sa comparution le 6 novembre. Il risque jusqu'à cinq ans de prison. Nonobstant l'émotion que peut susciter ce genre de nouvelle (mais l'émotion ne doit pas être une politique, n'en déplaise aux histrions gouvernant, aujourd'hui comme hier), il ne faut pas s'étonner d'une telle dérive et nul doute que l'histoire se répétera tant la violence à l'école, contre l'école, s'est banalisée en trente ans, et notamment la violence des parents ou des membres de la famille (frères et/ou sœurs). Cette situation s'explique au moins (ce ne sont pas les seuls, évidemment) par trois facteurs propices, trois facteurs structuraux qui définissent une nouvelle sociologie dont l'épanouissement est à terme mortifère pour les lieux d'instruction.

    Le premier point touche à la place donnée désormais à l'enfant, et à la parole de l'enfant. L'infantilisation généralisée de la société a commencé par la sacralisation du jeune, par la substitution d'une hiérarchie naturelle, plaçant l'adulte au sommet d'une pyramide légitime, au profit d'un égalitarisme qui a fini par renverser les rapports de force. La soumission de l'autorité à une règle où l'élève valait le maître ne pouvait qu'aboutir à la situation actuelle dans laquelle la voix de l'élève prime sur le maître. Celui-là a toujours raison : il est la voix de l'opprimé, du battu, du menacé, etc. Il suffit de voir ce qu'a produit aux États-Unis cette vogue de la parole refoulée enfin déliée de ses angoisses, manipulée qu'elle était par des psychanalystes charlatans. L'enfant, et l'enfant qui demeure en nous, nous devenus adultes, a quelque chose à dire, de sincère, de pur, de vrai. Il y a quelques années, un enseignant accusé de pédophilie s'est suicidé. L'accusation n'était qu'une plaisanterie, une petite vengeance. L'accusateur avait dix-sept ans. L'âge et le statut suffisent désormais pour valider une parole. Elle a valeur incriminatoire, parce qu'on lui accorde de facto le droit d'exister comme parole de discriminé. Dès lors, il est clair que l'enfant, ou l'adolescent, a acquis, par l'image qu'on avait de lui, le droit d'être un monstre polymorphe qui se sent à la moindre occasion attaquée dans sa personne et dans son droit. L'enseignant est devenu cet autre soupçonnable dont le procès est en cours (si j'ose dire). Il est à la fois celui à qui on demande la performance (et double, la performance : faire apprendre et savoir tenir les gamins) sans le droit à l'autorité, et moins encore à son exercice. Plus encore : le calamiteux ministère de Ségolène Royal en a fait un pédophile caché dont il faut se méfier constamment (1). Nous en sommes donc là. L'instrumentalisation de l'enseignement afin de détruire toute logique hiérarchique. Dès lors, la moindre plainte, la moindre contestation peuvent se transformer en agression quasi légitime. Moins il sait parler (et il suffit de passer un quart d'heure à un arrêt de bus pour s'en convaincre) plus le jeune (selon l'expression consacré) demande à ce qu'on lui parle bien, à ce qu'on le respecte. Lequel respect n'est que la forme ultime pour exiger qu'il puisse n'en faire que selon son bon vouloir. Petit roitelet d'un royaume imbécile (2), il peut se vanter de faire taire celui qui est censé professer. Encore faudrait-il que ce soit là la vraie vocation de l'école, et rien n'est moins sûr.

    Tel est le deuxième point que je voudrais soulever. Même si nous sommes aujourd'hui dans une société de l'équivalence : tout se vaut, et donc rien n'a de valeur, il faut s'arrêter un tant soit peu s'arrêter sur les mots. Jadis, il y avait l'Instruction publique. Instruire... Tout un programme (3), qui supposait dans son intitulé même une définition nette des tâches et des fonctions. Il ne s'agissait pas de confondre ce qui relevait de l'école et de la famille. En devenant Éducation nationale cette même structure a muté, dans ses objectifs et dans sa mission. Le terme d'éducation induit qu'on fasse dans les murs de l'école autre chose qu'une approche du savoir. C'est une entreprise de socialisation qui est en jeu et le maître est devenu un supplétif des parents. Il est devenu, en quelque sorte, son complément. Et c'est évidemment là que le problème apparaît. La substitution, et nul ne s'en étonnera, ne peut pas être complète. Dès lors, l'enseignant ne peut être que le parent, mais en moins bien, mais en moins légitime. À ce titre, il n'a que des devoirs (sublime ironie) et nul droit. C'est en ce sens que la bérézina des sciences de l'éducation, du triomphiant et toxique Meyrieu, est une catastrophe sans retour, je le crains. Elle a entériné la faille irrémédiable de maître, son névrose chronique à vouloir enseigner quelque chose, sa faute première : de ne pas vouloir être lui aussi un enfant. Beaucoup, devant ce diktat, ont plié ; quelques-uns résistent. De moins en moins... Ce deuxième déséquilibre, en soi déjà catastrophique, s'aggrave quand on considère l'évolution globale de la société. Celle-ci est devenue pour l'essentiel une société de services. La production industrielle a décliné et le tertiaire a pris la plus grande part. Or, le service est d'abord la satisfaction du client. Le parent d'élève est un client déguisé. Qui plus est, il a pour lui le bonheur de ne rien payer (ou si peu) qu'il se sent de plus en plus le droit de parler (4). Si on y ajoute le paramètre du loisir, la place qu'occupe désormais l'entertainment, on comprendra que l'école s'est transformée elle-même en une entité qui est moins un lieu d'apprentissage qu'un service pour lequel il existe des réclamations et des contestations. La place qu'on a voulu donner aux parents dans cette structure participe de cette escroquerie qui voit des pères et des mères brandir leur droit à mettre le nez dans les cours et les grilles de notation, dans le même temps qu'on les voit gémir comme jamais devant des enseignants à qui ils viennent demander des conseils pour tenir leur gamin. Ce paradoxe est un faux paradoxe. Il n'est que le prolongement du processus d'infantilisation dont je parlais plus haut, et nous sommes arrivés à une période où les infantilisés d'hier ont fini par procréer (5). Dès lors, plutôt que de chercher en interne les causes de leurs maux ils se reportent, parfois agressivement, le plus souvent comme des âmes en peine, vers celui ou celle qui leur semble à même d'assumer une responsabilité quelconque.

    Troisième point. La violence envers les enseignants ne peut ni ne doit être dissociée de la situation de crise qui n'est plus justement une situation de crise (6) mais une faillite évidente du système libéral. Il ne s'agit nullement d'excuser les actes, ni même de les comprendre, dans le sens où le plus souvent, ceux qui invoquent la compréhension s'en servent comme d'un instrument rhétorique pour justement excuser. En revanche, on s'interrogera sur la dimension pulsionnelle et grégaire de ces réactions. Le père qui défend sa fille (ou croit la défendre), le frère qui venge la sœur ou le petit frère, le copain qui rétablit l'honneur du copain. Qu'est-ce, en partie, sinon une sorte de compensation dans un monde où, successivement, les sécurités économique, sociale, voire politique ont disparu ? Ce type de violence trahit un repli sur soi, un désir de réaffirmation face à un monde qui tend à dissoudre la reconnaissance et la dignité. La généralisation de la précarité comme modèle non seulement économique mais aussi politique, social ou affectif a considérablement accru les risques de déstabilisation des individus, qui ne sont plus un mais fragmentés en autant de combats incertains dans un monde actif à gommer tous les repères. On se souvient de la saillie de la subtile Laurence Parisot :«La vie, la santé, l'amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?». On transfère ainsi une problématique de la nature humaine, sur le plan de son ontologie, dans le domaine de l'organisation sociale. À croire que la politique n'est plus qu'une façon de prolonger la nature. Dès lors, à mesure que dans la structure globale je sens que je m'efface, ou que l'on m'efface, j'essaie de reprendre pied. C'est la violence du quotidien, au quotidien ; la violence du proche, de la proximité ; la violence spectaculaire, visible, par laquelle j'existe à nouveau. Cette reconnaissance ne peut jamais aussi bien être en vigueur que dans le cadre de la sphère familiale ou intime (incluant les amitiés, parfois) et frapper à l'école, c'est, d'une certaine manière, frapper contre la société entière. La dimension tragique de cette violence est claire. Tragique en ce qu'elle peut parfois déboucher sur des actes graves et sans retour, tragique en ce qu'elle est l'indice d'une fatalité qui ne veut pas dire son nom.

    De fait, nous assistons à la disparition du sacré scolaire, à ce qui devait maintenir ce lieu et cette institution comme séparé (7) du monde. Non pas pour nier le monde mais pour y préparer ceux qui justement allaient devoir s'y faire une place. Son projet était donc indissociable d'une aspiration démocratique, au sens le plus noble du terme. C'est en vertu (!) de ce reniement, jamais affiché mais sournoisement mis en œuvre, que l'école est progressivement vidée de son objet. On lui donne mission de se substituer à un ordre défaillant sans lui donner les moyens de son action. Elle masque (mal) les insuffisances du système et elle n'est plus, dans bien des cas, qu'une coquille sans contenu. Le pire est à venir...

     

     

    (1)Ce qui est, soyons cynique, très drôle. Il me semblait que la maltraitance faite aux enfants et les agressions sexuelles, notamment sur les plus jeunes, venaient pour l'essentiel de la famille. Mais ce n'est qu'un détail.

    (2)J'entends cet adjectif dans l'écho de son étymologie : faible.

    (3)Véritablement, tout un programme par quoi le moindre gamin savait lire, écrire et compter. Les progressistes, toujours à la pointe puisqu'ils sont progressistes, diront que cela n'était pas suffisant et que l'école faisait de la discrimination sociale à tour de bras. Certes, et je n'ai pas envie de le nier. Je ne crois pas, néanmoins, que la massification ait produit, dans son stade ultime, autre chose que des cohortes d'adolescents en partie incultes, à peine alphabétisés, incapables de construire pour nombre d'entre eux une pensée ordonnée, logique, claire. Je laisse de côté le rapport qu'ils entretiennent à l'histoire : il est quasi nul. Il faut dire que le renoncement volontaire à la chronologie par le ministère n'y est pas pour rien.

    (4)On se doute bien que les zélés représentants des parents, et nombre de parents eux-mêmes, ont beaucoup moins d'arrogance quand leur banquier les rappelle à l'ordre. Pas sûr non plus qu'ils soient si téméraires devant une incivilité dans un train, dans un bus ou sur la voie publique...

    (5)Le plus bel exemple de cette infantilisation rampante tient dans l'usage aujourd'hui symptomatique des mots «papa» et «maman». Des autorités ont rencontré la maman ou le papa. Des adolescent(e)s disent à leurs copains ou copines que ce soir ils vont au ciné avec leur papa (ou leur maman).

    (6)Puisque la crise est une pointe, un temps court et concentré.

    (7)En latin, sacer renvoie à ce qui est séparé, puisqu'il désigne un lieu inviolable.

     

  • Bourdieu, nécessaire


    La question n'est pas ici de faire la promotion d'un livre, et en l'espèce de participer d'un petit battage médiatique dont les premiers bénéficiaires sont la maison d'édition et les ayants droit. Mais il s'agit simplement d'évoquer le retour de Bourdieu comme sujet de discussion et non plus comme épouvantail symbolique d'une pensée rétrograde, pas assez moderne, trop marxiste, manquant de poésie. Comme s'il avait fallu à un moment choisir entre lui et la nébuleuse des Deleuze et Derrida.

    Nul doute que son regard sur l'État ne peut recevoir l'aval d'une doxa qui, aujourd'hui, dans une sorte de contre-balancement à la terreur stalinienne (pour être schématique), laquelle terreur signifiait le silence de la population (et son massacre, parfois), n'a comme seule ligne de mire l'opinion publique et le droit fort particulier du consommateur ou du client. Et s'il faut parler de droit particulier, c'est parce qu'il tend vers une conception où la revendication individuelle est l'aune de la construction politique, juridique et morale de la société. Cette manière de procéder a quelque chose de machiavélique : elle met en concurrence les désirs des individus, et l'autre tient le rôle de l'empêcheur d'être heureux. Il s'agit de diviser pour mieux régner. Parce que le paradoxe d'une telle société, qui vante tellement les droits de chacun, tient à ce que cela ne supprime nullement l'État. Au contraire : celui-ci a acquis progressivement une capacité de contrôle démesurée sur les personnes et l'encartage, l'encodage, le profilage généralisés sont là pour nous le rappeler. Mais il a su se saisir d'une opportunité : l'illusion que donne le fantôme de l'opinion publique, de ses expressions contrôlées par des sondages obscurs, des enquêtes bidons, des émissions où l'on accueille des Français de la vie réelle, des interviews bâclées, dans la rue, sur le trottoir, à la sortie d'un cinéma. Il a su entretenir l'illusion de cet espace public dont Habermas s'est fait le champion. L'État s'est mis au service de ceux qui voulaient qu'il fût réduit à peu, sinon pour matraquer, compter, emprisonner, moraliser.

    Pour ce faire, l'État, ou plutôt ceux qui le pensent et l'organisent ont travaillé le double enjeu d'en faire un objet de défiance et de procès perpétuels, pour aboutir entre autres au démantèlement des services publics et à la remise en cause d'une logique de protection sociale efficace, et, dans le même temps, un ordre policier sous-jacent assez redoutable. Le tournant thatchero-reaganien des années 80 aura été, sur ce plan, essentiel. Faire de l'État une peau de chagrin répressive. Bourdieu avait très vite senti combien les apparences étaient trompeuses et qu'il fallait se méfier de ces énarques, de ces grands commis d'État parvenus qui dépeçaient la bête dont ils se nourrissaient à coup de postes lucratifs et de pantouflages à la petite semaine. Il avait, par exemple, très vite repérer ce qu'un Raffarin pouvait produire si on lui laissait la bride sur le cou. Et nous n'aurons pas été déçus, tant le personnage mal fagoté, aux formules absconses et grotesques aura été un premier ministre efficace de la transformation du modèle français en un modèle plus conforme à la doctrine néo-libérale. Il lui fut d'autant plus aisé de mettre en œuvre ce changement, cette nouvelle gouvernance qu'il bénéficiait de l'appui des media, dont les pires critiques touchaient moins le fond que la forme.

    Bourdieu avait depuis longtemps souligné la collusion des instances médiatiques avec l'appareil d'État, et pas seulement si l'on se référait à l'époque dorée du gaullisme, de Michel Droit et de l'ORTF. Époque dorée, en effet : pas seulement parce que le muselage y fut net et précis, mais parce qu'elle permit d'être un argument fallacieux pour ceux qui prétendaient nous accorder plus de liberté, sur les ondes, entre autres. À commencer par la gauche de 1981. Combien furent bénis les exemples caricaturaux de la verve gaullienne, pour signifier que l'état PS n'existait pas, que le verbe mitterrandien n'était pas du mépris mais du style, etc. Il faut se rappeler de l'acharnement de Jean-Marie Cavada, en 1996, dans "Arrêt sur image", à vouloir discréditer Bourdieu qui s'en prenait au mirage télévisuel. Il fit l'objet d'une haine dans sa critique des media que seule la vindicte des littéraires dépassa en intensité, lorsque parut en 1992 Les Règles de l'art où il remettait à leur place les partisans de l'artiste pure inspiration, sorte d'apesanteur romantique que les gardiens du temple de la Beauté et de l'Art présentaient comme la seule manière d'écrire. Il n'était pas admissible d'introduire le concept d'habitus chez l'écrivain, et la notion de champ était elle aussi inacceptable (depuis, on la trouve dans tout ce qui touche à la sociologie de la littérature, et les suiveurs de Bourdieu, à la manière d'un Lahire, n'ont travaillé qu'à la marge, mis un mot pour un autre, histoire de se signaler).

    Bourdieu est mort en 2002. Il professait au Collège de France. Personne n'a été choisi pour poursuivre dans cette institution le travail considérable qu'il avait entrepris. On eût pu penser à un Christophe Charles, par exemple. On s'est empressé de s'en débarrasser, alors qu'il faut lire Bourdieu, tout Bourdieu, jusque dans ses excès, jusque dans ses contradictions, jusque dans son Esquisse pour une auto-analyse. Il faut le lire parce qu'il est de ceux qui ont le mieux percé les enjeux de la construction sociale par delà l'économie, dans la politique culturelle initiée dès l'enfance par ce qu'il appelle la distinction, par cet habitus dont la maîtrise est une arme redoutable, redoutable car ins-ciente, redoutable jusqu'à pouvoir être plus puissante que les politiques explicites en matière éducative et sociale. Telle est la grande force du discours bourdieusien : désiller notre esprit devant un monde qui tend à nous faire croire que les choses sont ce qu'elles sont.

    Sur l'Etat


    PIerre Bourdieu, Sur l'Etat - Cours au Collège de France (1989-1992), Paris, Seuil, 2012

  • Sans domicile fixe (groupe prépositionnel)

     

    Si l'on prend en compte le calcul dans les sciences de l'information, calcul qui s'intéresse au rendement d'un message (entre nouveauté et redondance), force est de constater que l'expression sur laquelle nous nous arrêtons présentement ne manque pas d'originalité. Tout l'ambiguïté tient dans l'usage de l'adjectif. Fixe. Sans domicile fixe. À quoi sert-il, cet ajout, qui laisserait penser qu'il peut y avoir des sans domicile itinérant. Mais ce retournement ne conviendrait même pas : il faudrait plutôt croire qu'il y ait des domiciliés itinérants.

    Dans cette perspective, imaginons quelques artistes ou hommes d'affaires (ceux-là seraient très originaux) ne vivant que dans des hôtels, un peu comme Coco Chanel (mais elle avait fini par squatter le Georges V) ou Polnareff. Voilà donc, au regard du modèle bourgeois du home sweet home, des sans domicile fixe. Et tout cela dans la joie et dans l'aisance.

    Mais ceux à qui on réserve la formule n'appartiennent pas à cette caste hors du monde, loin s'en faut. Ils sont, eux, ancrés dans la réalité la plus lourde, la plus sensible. Elle leur colle à la peau. Ils sont désocialisés pour la plupart : les premiers que l'on a ainsi nommés étaient au ban, sans revenu, sans travail, sans domicile. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Pour certains, la misère est aussi le fruit du travail qu'on leur propose et des conditions sociales qu'on leur impose. Ils sont dans la rue, à la rue, et la bonne conscience qui euphémise tout, pour ne pas heurter (qui ? Ceux qui souffrent ou ceux qui veulent que le dérangement moral ne dure pas trop...), les ramène à des sans domicile fixe.

    Comme si, dans nos sociétés, le nomadisme était encore une réalité et la fixité du domicile, sa détermination précise dans l'espace, n'étaient pas des évidences. Dès lors, on en vient à se demander si le fixe n'implique pas que, malgré toute leur déveine, nos sans-logis ne doivent pas, malgré tout, considérer que les caves, les arches de pont, les bouches d'aération, les halls d'entrée, les parkings, les angles morts, ne sont pas en soi une domiciliation dont, supposons-le, des plus pauvres qu'eux (où cela ? en Afrique ? dans le désert ?) aimeraient bien se contenter. Et le subtil travail sur la langue laisse ainsi imaginer que domicile il y a bien, même s'il n'obéit pas aux contraintes de la loi Carrez. Mais la richesse des sociétés développées laissent suffisamment de latitude à ses pauvres pour qu'ils ne puissent pas être totalement à la rue. Il y a d'ailleurs un SAMU social à cet effet, des centres d'hébergement (sur lesquels les reportages rappellent systématiquement qu'ils ne sont pas toujours bien acceptés par ceux à qui on offre la possibilité de dormir au chaud. Le miséreux a ses humeurs...). Sans doute est-ce là un des bonheurs du temps, que de pouvoir errer de lieu en lieu et de faire le tour du désespoir. En poussant un peu l'image, on ressortirait bien les clichés du bohème dont s'est nourri le XIXe siècle. Tout est dans le fixe, lequel introduit un aléatoire masquant l'angoisse du soir qui vient, comme si l'aventure était là, dans nos villes.

    Tel est le subterfuge : si l'on retire l'adjectif, on met à jour la responsabilité d'une société qui a fondé en partie l'aggravation des inégalités par le biais du logement (salubrité/insalubrité ; ghettoïsatino de tous bords ; mouvements spéculatifs ; propriétaires/locataires...). Au fond, cet adjectif est un indice, un symptôme de plus. L'une de ces chevilles par lesquelles on masque la faillite du système. Pire : par quoi on instille une possible culpabilité du misérable. Sans domicile fixe... Pas de stabilité, pas de cadre. Jusqu'à quel point celui qui en est arrivé là ne l'a pas voulu, ou, pour le moins, n'a pas cherché à l'éviter. Cet adjectif secrète de la morale induite dont nous nous parons pour endosser nos habits de riches.

    À ce niveau, tirons un enseignement : la doctrine libérale, comme éthique, au sens wéberien, progresse. Le vocabulaire en témoigne...

  • Sans idéologie (groupe prépositionnel)

    Le communisme de type stalinien et le nazisme, outre les horreurs dont ils sont directement responsables, nous ont laissé un héritage politique qui a mis à un certain pour éclore mais dont la puissance a en quelque sorte procédé du temps qu'il a pris pour accoucher. Il aurait sans doute été catastrophique que la Révolution russe échouât rapidement dans les premiers revers de la NEP et que Marx pût demeurer un auteur dissociable du goulag. Heureusement Joseph le Géorgien a mise les petits plats dans les grands et la liquidation fut sanglante à souhait. Comme, en plus, il eut le bon goût de s'allier ouvertement avec Hitler (ce qui est, cynisme pour cynisme, un courage qu'on doit lui reconnaître : celui de ne pas avoir fait semblant, comme tant d'autres, Anglais et Américains en tête, lesquels savaient depuis longtemps le sort qu'on réservait aux Juifs, aux Tziganes, sans plus d'émotion), il permit de faire un trait d'union entre les deux horreurs et de faire de Marx, mort en 1883, la statue du Commandeur des désastres sibériens, et cela n'est pas sans conséquence (1).

    Je ne suis pas marxiste. Pas en tout cas sur le modèle crispé et douteux d'un Badiou, par exemple. Mais il me semble que le travail d'effacement qui concerne certaines de ses analyses quant aux antinomies radicales et violentes d'une société en mode libéral est suspect, pour le moins... Les antagonismes qu'il mettait en lumière entre la classe dirigeante et la classe ouvrière (inutile d'entrer dans le détail d'une société qui avait créé suffisamment de strates intermédiaires pour consolider le système) n'ont pas, me semble-t-il, disparu. Mais il est clair que l'histoire du XXe siècle peut aussi se concevoir comme celle d'une lente acceptation de l'ordre libéral sous couvert d'une liturgie du progrès (sur laquelle on reviendra sous peu parce que W. Benjamin a écrit de fort intéressantes choses sur ce point). Tout le monde constatant que sa situation s'améliorait, ou pouvait s'améliorer, ce qui n'est pas tout à fait identique, chacun a déduit que l'humanité allait dans le bon sens (et il y aurait à gloser sur la polysémie de cette expression, parce qu'elle permet de plaquer sur la flèche de l'histoire une morale donnée comme une quasi évidence...).


    L'effondrement du communisme, la chute du Mur de Berlin, le discrédit jeté sur l'analyse marxiste ont pris du temps et cette lenteur a permis que le  libéralisme nouveau visage puisse prendre l'allure de l'évidence et de s'interpréter, dans une hypocrisie qu'il faut dire remarquable, non seulement comme l'inversion radicale de l'interventionnisme étatique, mais aussi comme une idéologie en négatif, celle qui, plutôt que de forcer la nature (et du monde, et des hommes) se ralliait à l'évidence des faits. L'idéologie a ainsi pris la forme du pragmatisme. Pas n'importe quel pragmatisme, bien sûr ! Celui d'une approche comptable et inégalitaire (sur ce plan, on a avec subtilité substitué l'équité à l'égalité...) qui impose aux individus de s'en remettre à une lecture imparable du monde. C'est ainsi que toutes les réformes allant dans le sens du libéralisme radical, depuis plus de vingt ans, ont été faites selon le principe d'un nécessité impérieuse, presque la mort dans l'âme pour ceux qui s'en chargeaient, comme s'il ne pouvait en être autrement. Telle est la teneur du sans idéologie dont on nous rebat les oreilles désormais pour réformer les retraites, le code du travail, le système social et hospitalier, les indemnisations chômage, le système scolaire, la fiscalité des entreprises, etc., etc., etc.. Il faut avoir entendu nos hommes politiques de gauche comme de droite masquer leur soumission aux marchés (la crise des subprimes et les problèmes de la dette en sont des exemples flagrants) derrière le souci d'un traitement efficace (pour qui ?) des difficultés de la société contemporaine pour se convaincre que leur pragmatisme est d'abord un discours contre l'égalité.

    Prétendre que les choix qui ont été faits depuis le déclin soviétique (n'oublions pas que la résistance afghane, dont les talibans, furent largement financés par l'Occident, les Américains qui voyaient là une occasion d'amener les communistes au cimetière...) relève d'une logique de bon sens, d'une gestion quasi domestique des problèmes est une belle escroquerie (et l'on a ressorti avec bonheur que l'économie (2) venait étymologiquement de l'oikos, de la maison, et d'une façon pourtant fort brutale, la gestion domestique est devenue une référence : être responsable, c'est penser en père de famille entreprenant).  Encore fallait-il, pour que l'escroquerie marchât, que l'idéologie, comme mot, fût discréditée et que son identification à la terreur la plus noire fût sûre... Les plus staliniens ne sont pas forcément ceux qu'on croit.

    L'analyse structuraliste aura au moins eu le mérite de poser comme principe que l'absence n'était pas rien, qu'elle pouvait être signifiante, qu'elle prenait place et sens dans un cadre défini. Si l'on accepte ce principe, le sans idéologie est un avatar discursif de l'idéologie. L'évolution des modèles européens en porte la trace. Il y eut dans le milieu des années 90 une majorité de gauche parmi les dirigeants politiques des pays concernés. Cela ne changea pas grand chose (pensons à Blair. et à Jospin...). Et si la prochaine élection présidentielle française a un sens, dans la mesure même où ses deux finalistes présumés (Sarkozy et Hollande) se veulent des pragmatiques, c'est celui d'un choix libéral plus ou moins nuancé (et plutôt moins). Ce n'est plus une opposition droite-gauche mais, selon les anciennes distinctions, un choix droite-droite. Il est certain que l'électeur, à ce titre, peut aller voter sans idéologie. D'ailleurs, depuis le référendum sur la Constitution, on aura compris qu'on ne lui demande plus vraiment son avis...

     

    (1)Il est maintenant de bon ton de railleur le pauvre Karl. Mais on est toujours d'une indulgence nauséabonde avec le père Heiddegger. Il est vrai que pour certains de ses défenseurs, ils ont un passé qui plaide en faveur de leur bêtise radicale.

    (2)L'économie a aujourd'hui, pourrait-on dire, deux sens antagonistes. Dans une visée mondialisée, dans une vision globale et anonymé (comme quand on dit : l'économie française, ou chinoise, ou américaine, va bien) c'est l'expansion à outrance. Pour le quidam, à un niveau microcosmique,  c'est subir l'économie, lui apprendre à faire des économies (non pour qu'il en est réellement mais pour que les coûts de production diminuent à ses dépens).