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religion - Page 3

  • Un écart de Lippi

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    Lippi, Annonciation avec deux donateurs, ca 1440, Palais Barberini, Rome

     

    Le sujet du tableau est banal, et clair, apparemment. L'archange Gabriel vient annoncer la bonne nouvelle à Marie, qui accueille avec sérénité son nouvel état. Elle accepte le lys qu'il lui tend. Nous ne sommes plus dans les contorsions du corps, quand il s'étonne, comme chez Martini ou Boticelli. Lippi s'en tient, sur ce plan, à une théâtralisation minimale, comme si l'événement s'inscrivait dans l'ordre du monde (ce qui est le cas, dans la logique religieuse : Dieu est bien ce qu'il est et ses actes vont de soi...). L'ange est modeste, dans sa taille et dans sa tenue ; Marie d'une délicatesse sans ostentation. Lippi, qui est encore Fra Lippi, est dans son élément.

    Comme s'en est instaurée la tradition, cette scène historique (au sens où un texte canonique l'inscrit dans un espace et un temps supposés. Je n'entends pas ici qu'elle fut.) est réactualisée. L'Annonciation est d'une certaine manière de toute éternité. Elle est le moment originel d'une nouvelle ère, laquelle se prolonge et ne sera close qu'à l'heure de la parousie. Pour l'heure, elle se répète symboliquement puisque la présence/absence du Christ fait partie de la vie chrétienne. Dans ce sens, il ne faut pas s'étonner de l'incohérence réaliste qui donne à Marie les traits d'une femme renaissante (1) et au décor les apparences d'une demeure du Xve siècle. Ce n'est pas la misère, diront certains. Il y a une forme ostentatoire de grandeur : la taille des pièces, les arcades, les colonnes, des statues, les chapiteaux sculptés. Demeure seigneuriale, sans aucun doute. Tout le mouvement qui œuvre à l'exaltation du beau est là : la puissance de l'esprit est encore à venir, car Lippi apparaît bien avant que les plus grands noms n'aient peint quoi que ce soit (il sera le maître de Boticelli).

    Admiration pour la Vierge, certes... Pourtant, lorsqu'on est face au tableau, l'œil est saisi d'un trouble singulier. Le souci d'équilibre revendiqué par le peintre est comme battu en brèche et l'on cherche longtemps pourquoi. Sans doute parce que ce n'est pas un détail, un lapsus iconologique, mais un point beaucoup plus important, plus visible, d'une certaine manière, touchant à la composition. C'est une question de perspective.

    La perspective a beaucoup passionné la Renaissance et Brunelleschi, en 1415, en travaillant autour du baptistère de Florence, a mis au point le mode de représentation centrale (2). Au delà de l'effet de réalité qu'elle instaure, elle est un instrument permettant aux artistes par la succession des plans (d'où l'importance alors de l'architecture comme signe de l'époque certes mais aussi comme matériau de la construction proprement picturale quand il s'agit d'établir la profondeur). Si l'on observe le tableau de Lippi, on distingue bien que les principes mathématiques ne sont pas totalement maîtrisés. Le bas de l'œuvre (c'est-à-dire le proche) tombe un peu. La Vierge se prépare à la glissade. Peu importe. En revanche, sa position verticale intrigue. Marie n'est pas exactement au centre mais légèrement décalée vers la droite, pour le spectateur, et, au centre, justement, une ouverture de l'espace fermé du lieu vers la nature, pleine, touffue.

    Cet écart laisse la porte ouverte au point de fuite, à ce qui nous échappe, à l'insondable de l'œil, à ce défi (provisoire) de la peinture : non pas l'au-delà spirituel qui attendrait le pèlerin, le repenti ou le croyant qui n'a jamais douté, mais cette autre au-delà, bien ancré dans le monde, cet ailleurs que l'on sait être sans jamais avoir pu le vérifier (3). La Vierge partagerait donc le sens, dans sa spiritualité divine (ou quasi), avec la question même de la peinture, de ce que celle-ci explore, en plans successifs, la constitution du monde et, d'une certaine façon, son infinité. Dès se pose la question même du sujet ? Lippi s'en tient-il au seul aspect traditionnel de l'Annonce, la mise en scène d'un fait ? Ou bien, explore-t-il, par le détour de l'écart, d'un monde nouveau, dans l'appropriation artistique qu'on peut en faire ? Et dans ce cas, à côté du discours religieux le plus visible, n'y aurait-il pas une approche déguisée autour de la peinture elle-même ? On sait la jouissance qu'éprouvait Ucello à construire de belles perspectives. N'est-ce pas le cas ici aussi ?

    Dès lors la peinture devient, outre le sujet virginal, l'autre sujet du tableau : ce qu'elle peut faire, dans notre rapport au monde, ce qu'elle peut rendre du monde, en lui empruntant ses apparences. Étrange expérience de contemplateur qui, une fois saisi de cet appel vers la nature, vers les arbres, ne peut s'en détacher, au détriment du premier plan. La perspective devient un sujet en soi : la forme, comme discours, lutte avec/contre le fond, comme surface, et la question se pose autour cette tentation ouverte par cette nouvelle approche du monde, ce nouveau modus operandi de la mimesis. N'aurait-il pas été, parfois, un objet de fascination (4) ? C'est à ce titre que le spectateur reste longtemps devant cette si belle Madone, démuni face à une telle audace dont il suppose qu'elle n'a pas été pensée mais vécue. Et plutôt qu'au travail de l'artiste, on pense à l'artiste travaillé, ce qui ne retire rien à sa grandeur, travaillé comme un désir lointain, aimanté par une intuition qui fera son chemin, l'un des plus féconds de l'art occidental...



     

    (1)Ce qui, ainsi écrit, ne manque pas de sel, puisqu'elle est la nouvelle Ève, le rachat du péché, le retour à la pureté, l'Immaculée Conception.

    (2)Ce n'est qu'un mode de représentation, pas la restitution réelle du monde. Panofsky, dans La Perspective comme forme symbolique, ou Damisch, dans La Perspective, ont très bien montré, dans des registres différents, qu'elle était le reflet d'une certaine manière de voir le monde. Une question d'optique, à tout le moins.

    (3)Comment sais-je que Batugada existe, moi qui n'y suis jamais allé, moi qui n'en ai jamais vu la moindre photo... Un nom sur une carte. Mais je sais...

    (4)Ce qu'elle ne manque évidemment pas d'être avec la fameuse L'Annonciation de Vinci. 

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    Vinci, Annonciation, 1473-475, Les Offices, Florence

     

     




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  • T...

    Tout finit par se savoir, me glisse la nonne, très belle, en achevant son mille-feuilles. Pas étonnant que Dieu soit en perte de vitesse.




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  • Trois femmes (III) : la compassion

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    Tu as quitté Sant'Agostino, frôlé la bruyante Navona. La via dei Coronari est déserte, étrangement, et les boutiques d'antiquaires sont, pour beaucoup, fermées. Puis vient le pont Sant' Angelo et l'entaille immonde de la Conciliazione. Pour celle que tu viens voir, au contraire des deux premières, tu n'auras pas le privilège de l'intimité. Il est sans doute peu glorieux de pester contre la foule quand on est soi-même un membre de la foule. Parfois tu as renoncé ; tu lui as été infidèle et tu t'en es toujours voulu. Mais penser à elle en récompense des fouilles, des portiques, de la lenteur de la file, du brouhaha de gare ferroviaire qu'est Saint-Pierre, de la vulgarité des cyclopes portabilisés, c'est un peu l'amoindrir, la blesser de toutes nos vanités voyageuses et d'une illusoire démocratie culturelle.

    Mais tu ne peux à chaque fois laisser ta colère prendre le pas. Il faut donc passer outre pour s'approcher d'elle, loin pourtant qu'elle est, derrière la vitre blindée qui la protège maintenant. On pourrait regretter cette distance mais tu veux y voir comme un signe, et tu ne penses pas à ces années anciennes où elle te fut plus accessible. Tu dois être plus attentif à elle. Ici le corps ne s'élève plus ; il n'a même plus la légèreté d'un pas de danse possible. Elle est assise ; le corps est affligé ; le marbre est puissant ; l'expression est d'une noblesse étonnante. Michel Ange pouvait explorer la grandiloquence de la douleur, reprendre les poses convenues de ce topos artistique. Il choisit l'humanité. C'est une mère à l'enfant. Pas une Vierge à l'Enfant. Elle lui a donné la vie ; il a grandi ; il a pris sur lui de refonder le monde ; il s'est battu et a fini par être vaincu. Certes, l'Histoire lui donnera raison contre Ponce Pilate, mais pour l'heure, il est l'homme crucifié, l'enfant martyrisé surtout, à qui elle ouvre grand ses bras tendres. Elle recueille sa souffrance désarticulée. Elle essaie, elle, de rassembler, sans cri, sans larmes, leur histoire. Il y a entre les deux l'aventure physique de chacun : le corps élevé du fils à la hauteur de la croix, avant de retomber parmi tous. Il n'a pas chu. On l'a décroché et son corps est pesant de sa masse et de sa Passion. Il y a sa modestie, à elle, la fragilité de sa constitution. Le corps du fils semble démesuré mais elle n'a pas peur. Rien ne l'effraie. Son visage, à lui, est serein. Elle semble avoir pris sur elle toute la douleur. Ils ne font qu'un et le bloc de marbre, dans sa densité totalisante -un seul morceau- donne toute sa mesure à cette idée du lien que ne pourrait pas prendre (c'est ineffable) la peinture.

    Son regard ne s'incline pas de résignation. Michel Ange suggère par la finesse de son art que ce moment est aussi nécessaire que tout ce qui a précédé, qu'elle sait, cette femme à la jeunesse improbable, que le recueillement dû aux morts, ces morts savent l'entendre. Et c'est ainsi que l'artiste évacue de sa sculpture toute théâtralité, l'excès ennuyeux du sublime pour ne garder que l'essentiel : le dépouillement d'un moment qui laisse de côté l'Histoire, le récit collectif, l'édification pour une tragédie plus intime dont tu retrouves les signes chaque jour, ou presque, dans les images, les photos de la violence planétaire.

    Désormais, à l'abri du vandalisme, Marie est comme une métaphore de notre impuissance à juguler la douleur. Tu la vois mais elle est inatteignable (1) ; tu voudrais lui parler, lui dire que tu vas prendre sur toi une part de sa détresse (et c'est fort ridicule) ; que son déchirement n'est pas absolu. Mais ce ne serait que faussetés et mièvrerie. Sa majesté maternelle est à la fois si ample et si humble que tu es saisi comme rarement de ce sentiment difficile de ta propre fin possible (certaine, en fait), d'une peur plus forte encore que celle de mourir. N'être plus rien, plus rien pour personne et qu'il n'y ait nul visage aussi doux, nulle étreinte aussi sensible, nul silence aussi profond que la sienne pour t'arracher de l'oubli.

     

    (1)Ce qui n'est pas l'inaccessible. Motif spirituel à écarter ici.








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  • Trois femmes (II) : la douceur

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     Caravage, La Madonna dei pellegrini, Sant'Agostino, Rome

    Tu as quitté Thérèse d'Avila et les nuages avaient pris le temps de livrer bataille au soleil. De la piazza del Quirinale, tu as salué la lointaine coupole de Saint-Pierre, puis évité Trevi, pris des venelles gracieuses d'une fraîcheur surprenante, traversé la piazza san Ignazio et son théâtre d'architecture, contourné le Panthéon, et repris ton souffle avant de gagner la médiocre piazza sant' Agostino, où elle demeure. Comme chez Thérèse, il est probable que, sans elle, personne, sinon les ouailles de la paroisse, ne viendrait ici. C'est un peu injuste parce qu'on y trouve aussi des œuvres du Guerchin et une fresque de Raphael. Mais rien qui puisse approcher l'irradiante puissance de sa personne.

    Autant l'écrire ainsi : elle est, elle, l'incarnation de la beauté. Il y a une absolue nécessité, quand tu es à Rome de venir te recueillir devant elle. Une quasi prosternation qui fait de toi le prolongement à travers les siècles de ces modestes que Caravage a peints, à genoux, les pieds sales, dans l'humilité de ce qui les dépasse. Tel tu te vois, parfois, dans la suspension d'un athéisme viscéral, quand tu échanges ta raison contre son cœur, tes objections contre son visage délicat, l'inclinaison de sa tête vers le pèlerin que tu seras pour quelque temps, tes certitudes contre ce corps esquissant un pas de danse. Tu ne viens pas chercher un repentir, ni même un réconfort, mais revivre la magie de cette rencontre, mainte fois vécue, quand elle t'accueille sur le pas de sa porte et que son regard miséricordieux te saisit. Tu n'es pas un pèlerin, ou s'il en est ainsi, un bien mauvais pèlerin, car de l'enfant, primus inter pares, tu n'as que faire. Tu détournes le sujet, sciemment. Sa peau a la matité, sa chevelure la noirceur des méditerranéennes. Sa sensualité éclaire la pénombre, elle diffuse sa quiétude auprès de ceux qui sont venus de loin. Car tel est le miracle de ce tableau. Jamais le corps de la femme, dans la pudeur de la mise et la référence à la maternité, n'a dégagé autant d'attrait sans dépasser les limites de la décence. La fascinante emprise de la Madone tient en ce que la rêverie érotique nimbe l'ensemble de l'œuvre sans pour autant rompre avec la sainteté de la scène. La vulgarité si courante des modèles que l'on aimerait déshabiller, parfois, ou dont la nudité fait oublier, paradoxalement, qu'elles ont un corps, la pose sauvage d'un féminité exacerbée, tout cela, Caravage le balaie. Lui qui aime tant la provocation est en retrait.

    Ils sont venus de loin, s'agenouillent ; ils n'ont rien à dire. La scène est silencieuse. Ils acquiescent dans la vénération et toi tu te perds dans la suavité immortelle de son attention, doublée qu'elle est d'une sensualité sans artifice. Elle a la délicatesse d'une âme en pleine quiétude. Certes il y a bien une scène qui se déroule, la conclusion d'un parcours pour les pèlerins, elle entend leur présence. Elle les reçoit, les recueille. Mais Caravage a peint plus que cela, et comme personne : c'est une chair vive et pesante qui t'étreint ; c'est une hanche invisible, sur laquelle s'appuie l'enfant, comme l'évocation d'un désir  ; c'est le temps compris, vécu à travers cette pose improbable (et tu imagines qu'elle va bouger pour être plus à son aise et garder toute son élégance) ; c'est un visage à l'âme mystérieuse, comme celui d'une passante croisée qu'on ne reverra jamais, un visage dont les traits te suivent, eux, quand, au sortir de cette si belle rencontre, tu t'assois sur les marches de l'église pour fumer une cigarette, infiniment empli, et infiniment seul aussi, de son image...


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  • Trois femmes (I) : l'extase

     

    C'est le matin. Il fait doux et dans la cour intérieure de l'appartement de la via Sommacompagna tu regardes l'immense sapin qui atteint le cinquième étage. D'où tu es, tu contemples ce jardin privé et le ciel bleu fait un carré pur que tu remercies. La rue est calme, jusqu'à Trombetta, sur le côté de la gare Termini, pour un cappucino, une sfogliata fourrée au chocolat, et un thé froid au citron.

    Le terminus des bus qui mènent aux aéroports grouille de monde. Des gens quittent Rome et tu passes. La piazza Cinquecento est brouillonne, sinistre. Tu n'aimes pas la traverser. Ce sont quelques minutes d'ennui, puis tu remontes vers la piazza della Repubblica, où l'on trouve de beaux hôtels et un MacDo. Quand tu t'y es arrêté pour la première fois, il y a près de trente ans, elle était ornée de panneaux de belles dimensions vantant des voyages pour l'URSS. C'était un autre temps. Mais tout change vite. Les vendeurs ambulants qui proposaient n'importe quoi, trois ans auparavant, ne sont plus là. Rome a été nettoyée. Tu t'étonnes toujours d'apercevoir, dans un lointain de brume polluée, les statues sombres du monument Vittorio Emmanuelle. Tu prends la rue en légère montée et tu y arrives. À Santa Maria della Vittoria. Et c'est un autre monde qui t'attend, en retrait du mouvement, quand l'agitation laisse la place à une ferveur silencieuse qui n'a plus beaucoup sa place aujourd'hui.

     

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    L'intérieur baroque t'ennuie toujours. La surcharge n'est pas ton goût, surtout celui-ci, qui manque d'unité. C'est un lieu médiocre et il est certain que ce serait une église perpétuellement vide si elle n'y était pas, la sidérante Sainte Thérèse d'Avila que Bernin a sculptée.

    Mais elle est là, comme une incarnation du marbre, d'abord, dans la légèreté des plis de la pierre que le regard ne peut pas appréhender dans sa totalité. Il y a trop (mais pas un trop d'excès : la profusion du ciseau et des surfaces polies sont magnifiques) à voir. Tout saisit, à commencer par le visage, d'une finesse angélique, en abandon des attaches humaines et des rudesses de l'existence commune. Le miracle est là : la dureté est ailleurs et le marbre se soumet à la tendresse de l'emportement, du transport divin. L'incarnation du matériau est ici la désintégration des vicissitudes, leur réduction en poussière. Ses traits respirent un autre éther. Du point où tu la contemples, en contre-plongée, tu pourrais croire qu'elle est encore très proche, qu'en tendant la main tu vas la toucher mais illusion que tout cela parce que Bernin ne te laisse pas la chance de l'atteindre (et la sensation physique, que tu éprouverais en passant outre l'espace qui la protège, serait bien plus saisissante que la froideur remontant de ta main à ton cerveau). Elle s'est enfuie. Ce visage est inaccessible. Il est la surface d'une intériorité qu'il te faut imaginer, puisque sa réalité est ailleurs. Tu la contemples, béat, coupé de tous tes moyens, dans une paralysie de la pensée qui te fait croire, un temps, qu'à toi aussi l'extase est accessible.

    Tu penses alors, en déplaçant ton regard vers la main sans force et le pied oublieux du sol, que cette Thérèse flotte dans l'air, que son enveloppe charnelle perd sa force immédiate ; et tu te rends compte de ton erreur, quand, durant des années, tu es venu avec le sourire amusé lui rendre hommage, au-delà du plaisir esthétique (ou justement, parce que ton plaisir esthétique prenait le pas sur le reste et que tu oubliais que le Bernin n'étant pas ton contemporain ne l'avait pas imaginée de la même manière), en pensant à cette autre chose que révèlerait cet œil perdu de bonheur. La sexualisation de l'œuvre est une manière faussée de la contempler. Il n'est pas question de dire qu'on est alors sacrilège ou blasphématoire. Rien à voir avec la morale. Il s'agit de mettre de côté les images qui troublent l'interprétation et de ne pas voir, parce que le Bernin n'est pas Caravage par exemple (1), dans une exploration de la croyance quasiment exotique un jeu quasi obscène sur l'orgasme.

    Il faut te départir de cette tentation pour essayer d'appréhender (mais le peux-tu vraiment ?) ce qui pouvait animer l'âme, l'œil et les mains de l'artiste en recherche de l'élan mystique, parce qu'il y a loin de notre vision moderne aux paroles que tient Thérèse dans Les Chemins de la perfection :

    « Je viens maintenant au détachement dans lequel nous devons estre, et qui importe de tout s’il est parfait. Ouy je le redis encore, il importe de tout s’il est parfait. Car lors que nous ne nous attachons qu’à nostre seul créateur et ne considérons que comme un néant toutes les choses créées, sa souveraine majesté remplit nostre âme de tant de vertus, que pourvû qu’en travaillant de tout nostre pouvoir nous nous avancions peu à peu, nous n’aurons pas ensuite beaucoup à combatre, parce que nostre seigneur s’armera pour nostre défense contre les démons et contre le monde. » (chapitre VIII)

    Il ne s'agit pas de revenir en arrière, de te découvrir une foi que tu n'as pas, de te convertir à quoi que ce soit. Il y a moins de « sainteté » qu'il y paraît à faire ce travail de réflexion. Cette envie reste impie, d'une certaine manière. Elle touche moins le sujet de l'œuvre que la compréhension de celui qui l'a ainsi animé.

    Et c'est dans ce mystère toujours là, ce mystère touchant le Bernin, que tu regardes Thérèse jusqu'à être touché de ne pas être croyant, et en même temps conscient, étrangement, que c'est ton incroyance qui t'amène à ta manière vers elle. Tu la remercies d'être là, simplement, humblement, et tu t'en vas...

     

    (1)Même si on est troublé par l'ambiguïté d'une autre œuvre, dans le Trastevere, quand il sculpte La Bienheureuse Ludovica Albertoni, que l'on peut admirer dans l'église San Francesco a ripa.

     

     

     

     

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  • bruits et spots

     

     

    Repensant (pourquoi ? Jeu claudiquant de la mémoire...) à la dérive festive qui aura en fort peu de temps amener la fête de Marie de la capitale des Gaules (laquelle offre, de capitale, à son archevêque d'être, catholiquement parlant, primus inter pares) à n'être plus qu'une énergique et intempestive Fête des Lumières lyonnaise, l'adjectif lyonnaise n'étant plus qu'un élément de localisation secondaire dans le symbole, essentiel dans le marketing, repensant à ceux qui se désolent de cette situation, tu t'es rappelé qu'il y a près de trente ans tu étais entré dans San Anastasia, à Vérone, sanctuaire plus sombre que jamais tant il pleuvait, sans que tu  y pusses admirer tableaux, statues et architecture, car il était précisé en substance, à l'entrée, qu'éclairage il n'y avait pas parce que c'était d'abord un lieu de culte. De toute manière, le gothique devait suffire à pourvoir l'endroit d'une autre lumière...

    La désertion avait pourtant déjà bien frappé la catholicité (du moins en Europe) et les églises entamaient leur lente conversion muséale. Entamer n'est sans doute pas le mot adéquat puisque déjà, en 1904, dans La Mort des cathédrales, dans la même inquiétude que Barrès, Proust écrivait :

    "[...] les églises pourront être, et seront souvent désaffectées ; le gouvernement non seulement ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira : musée, salle de conférence ou casino"

    La catastrophe est fort lointaine, mais cette paroisse de Vérone s'y refusait, visiblement. Tu n'en pris nul ombrage. C'était ainsi. Tu y es retourné depuis et les choses ont changé. Il le faut, dira la doxa. Rien ne peut ni ne doit demeurer en l'état. Mais de quel état s'agit-il ? Il est clair que lorsque de croyants il n'y a plus, et avec leur disparition l'abandon intellectuel d'une signification, il ne reste plus que la muséification totale ou partielle des lieux. Et d'en faire des coquilles vides.

    Ou de les rendre plus attrayantes, plus chatoyantes, pour que la foi soit plus tendance, avec l'espoir que sur les cohortes de badauds quelques-uns trouvent dans ces lampions son chemin de Damas. Dès lors, on sonorise le silence, on sculpte aux projecteurs le gothique ou le roman, on scénarise pour l'intégrer à l'espace urbain le sacré (ce qui est, étymologiquement, une absurdité), on habille la sévérité. Et tout cela dans une odeur de gras et un brouhaha indicible (parce que désormais où que l'on aille, tout finit dans la friture et les décibels).

    Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres (voir Assise et mourir, dans un autre genre...), mais si révélateur de ce brouillage qui, aujourd'hui, transforme le mystère du temps en événement. Le monde contemporain hait le silence et l'ombre. Un siècle et demi de progrès dans les domaines du son et de l'éclairage a débouché sur la perpétuelle présence du bruit et de l'ampoule. Les villes dans lesquelles nous demeurons ne connaissent plus le noir absolu de la campagne et les fantasmagories qu'il nourrit. Tout doit être au grand jour (et à jour, c'est-à-dire remis au goût du jour), parce que c'est ainsi que, valorisé, le passé peut survivre, être acceptable, passé devenant par là même un avatar monstrueux du présent sur lequel on le cale, calage comme on dit d'un reportage que l'on va diffuser, et que l'on oubliera aussitôt.

    La transparence et le visible sont devenus les maîtres-mots d'un univers qui hait la mémoire, sinon pour en faire un jeu de cirque. Ils n'ont plus rien à voir avec une certaine aspiration intellectuelle qui fit son œuvre jusqu'au milieu du XXe siècle. Ils ne sont plus les lignes directrices de la connaissance mais les signes les plus détournés qui soient, pour une société entraînée vers l'oubli. Car la fête et la mise en scène patrimoniale en sont des formes monstrueuses. Elles ne sont pas le signe de la vérité comme suppression de l'oubli (selon le sens grec de l'alètheia) mais l'évidement spectaculaire du sens qu'on voudrait chercher, justement, dans cette vérité. Et, à ce titre, l'église -l'édifice- en support luminaire est un des plus beaux exemplaires de la défaite de la pensée...

  • Corpus Christi

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    Chuck Palahniuk est un écrivain à l'imagination fertile, débordante et certains doivent le penser ainsi : névrotique. Il a en tout cas une manière radicale d'approcher les terreurs contemporaines. Mais il faut l'écrire, n'en déplaise à la belle Europe :  il y a quelques auteurs américains qui ont  ainsi l'œil incisif :  Thomas Pynchon, Don DeLillo, Brett Easton Ellis, Wiiliam T Volmann, le regretté Tristan Egolf, et donc Palahniuk. Le héros du Survivant a devant lui une carrière d'icône évangéliste toute tracée. Encore faut-il qu'il ait, selon son agent, un poids de forme qui puisse correspondre à l'emploi, ou à  l'idée qu'on s'en fait. De là une séance sur une machine à escaliers. Tout un poème qui lui inspire quelques réflexions. En guise de lendemain de Noël...

    "Vous vous rendez compte qu'il ne sert à rien de fait quoi que ce soit si personne ne regarde.

    Vous vous demandez : s'il y avait un faible taux de participation à la crucifixion, auraient-ils reprogrammé l'événement ?

    Vous vous rendez compte que l'agent avait raison. Vous n'avez jamais vu un crucifix avec un Jésus qui n'était pas presque nu. Vous n'avez jamais vu un Jésus gras. Ou un Jésus poilu. Tous les crucifix que vous avez vus, le Jésus en question, il aurait pu tout aussi bien se montrer torse nu et faire de la pub pour des jeans de grande marque ou une eau de toilette de renom.

    La vie est exactement comme a dit l'agent. Vous vous rendez compte que si personne ne regarde, autant rester à la maison. À vous tripoter. À regarder la télé.

    C'est aux environs du cent dixième étage que vous vous rendez compte que si vous n'êtes pas sur vidéo ou, mieux encore, en direct satellite avec le monde entier qui regarde, vous n'existez pas.

    C'est vous, cet arbre qui dégringole de la forêt, et dont personne n'a rien à branler.

    Aucune importance que vous fassiez quelque chose ou pas. Si personne ne remarque rien, votre vie, toutes ressources cumulées, équivaudra à un gros zéro. Nada. Que dalle."

  • Jusqu'à la corde

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    Caravage, Le Crucifiement de Saint Pierre, Santa Maria del Popolo, 1600

     

    Si Caravage est venu pour détruire la peinture, selon la formule attribuée à Poussin, et que maints tableaux révèlent l'étonnante trajectoire d'un artiste ramenant à sa manière le verbe à la chair, il est, dans son œuvre, des audaces plus frappantes que d'autres. Ainsi Le Crucifiement de Saint Pierre. Peinte en 1600, cette toile se trouve dans la Chapelle Cerasi, à Santa Maria del Popolo, église sans beauté extérieure, placée dans un coin, presqu'en retrait, de la piazza del Popolo, aux perspectives et ouvertures si gracieuses.

    Le sujet est biblique certes mais tiré des Actes de Saint Pierre, texte  apocryphe. Il n'a pas trouvé une place prépondérante dans l'art pictural. Il n'obtient, pourrait-on dire, qu'un succès d'estime. Jésus avait placé la barre trop haut dans la force symbolique, le pathétique et la mise en scène. Le patron ne laissait que des miettes à son bras droit. D'autant que celui-ci avait trahi -trois fois- et son repentir ne changeait rien sur le fond. Se trouvant indigne du Fils de Dieu, il demanda à ce qu'on le crucifiât à l'envers. Tel est le premier élément essentiel (pour ne pas dire crucial) qui fonde la relation du sujet à son exploitation caravagesque. Il s'agit d'un retournement. Et d'abord du retournement d'un retournement, en somme. Au trop humain qui avait précipité Pierre dans le reniement (temporaire) répond un très humain de la matière/manière, par lequel la chair pécheresse serait, comme presque toujours chez cet artiste, visible, sensible, palpable. Pierre, crucifié, ne serait plus qu'un drame figé, un signe de l'accompli, comme en témoignent les versions de Masaccio à la Brancacci. Tout ce contre quoi Caravage se bat. Il faut que l'œuvre palpite et que la chair soit vivante. Dès lors, le sacrifice se doit d'une plénitude de mouvement.

    Pierre est allongé, toujours dans l'humanité, pas encore dans le martyre. Son corps est tout occupé de la violence qui s'exerce contre lui. Il est en train de choir. Néanmoins on ne trouve rien des excès édifiants d'une chair meurtrie, moins encore la révélation d'un corps magnifié. Pierre est d'abord un vieil homme parmi d'autres : un front ridé de souci, un tronc au flasque suggéré, des bras à peine dessinés. Il est commun et sa posture a quelque chose de ridicule : un peu à la renverse, prêt à la culbute, comme dans un jeu où le plus faible serait l'objet d'une plaisanterie un peu facile. Le thème du bouc émissaire à la limite du sérieux, un vague souvenir carnavalesque, puisque durant le carnaval il y a retournement. À la limite du sérieux ne signifie nullement qu'il y ait dérision, au contraire. Le tableau, en plaçant Pierre dans cette posture à mi-chemin de la peine exécutée, en devenir du sacrifice, est l'occasion de voir le monde à l'œuvre.

    Des hommes s'affairent. Trois hommes, qui peinent. Chacun à sa tâche. Le premier soutient, le deuxième soulève, le troisième tire. Ils n'ont pas de visage : ils sont de dos ou dans la pénombre. Bras anonymes de la sentence, si l'on veut s'en tenir à la métonymie, ils essaient de coordonner leurs efforts. Il faut faire levier, jouer les Archimède. Pierre est d'abord un poids, une question de physique et son crucifiement (1) une épreuve pour ceux qui s'en chargent (en somme, une charge). Le spectateur cherchera en vain la noblesse des attitudes ou l'excès de la cruauté. Caravage privilégie la vérité des corps. Ces pieds sales sont connus. L'homme ainsi fléchi, les muscles des mollets tendus, rappelle le pèlerin en admiration devant la Vierge. Similitude étrange des postures pour suggérer que la ferveur religieuse peut aussi se confondre avec le désir morbide ? Les contraires ne sont jamais très éloignés, dans le fanatisme qui pourrait les structurer. Ce mollet tendu est en correspondance avec l'avant-bras de celui qui tient la croix (et les jambes de Pierre à l'occasion). Ces deux-là ne forment qu'un seul corps. Ils sont la continuité l'un de l'autre. Comme le dos de celui qui est accroupi est prolongé par ce troisième qui debout tire la corde.

      Mais n'est-ce pas d'ailleurs l'une des singularités du tableau, qui ferait, singulière trinité, de ces trois corps assassins un seul et même être, une sorte de montage quasi cubiste pour figurer l'ennemi de Pierre sous tous les angles possibles, un ennemi jamais identifiable, imparable pourtant... Et s'ils ne sont pas reconnaissables, il faudrait admettre que le crime serait impuni. Ce serait là la suprême catastrophe de l'histoire. À moins que. la corde... Cette corde, tendue, est, plus que le bois de la croix, l'instrument essentiel de la violence. Sans elle, rien ne se passerait vraiment ; nul bouleversement ne serait possible. Cette corde cristallise l'effort. Elle est le moment présent : l'objet de l'histoire qui se déroule. Elle est aussi, dans l'écho qu'on lui trouvera aux fils antiques de la vie, le signe de la rupture, le déjà-passé d'une vie qui va s'éteindre. Est-ce tout ? Peut-être pas. Ainsi raide et inflexible, elle taille en deux le dos de l'assassin.  Elle en devient la colonne vertébrale. Elle entre dans ses chairs ; elle est, faut-il en douter ?, la marque, la cicatrice à venir, le souvenir de la culpabilité. Elle est le devenir, le reste, et le souvenir. Les bras levés, la tête baissée, comme dans un mouvement d'humilité, l'homme qui hisse Pierre dans son supplice inversé est quasiment dans la position du pécheur en repentance. Tout se paie, rien ne s'efface. Pierre peut mourir tranquille ; nul ne l'oubliera, dans son humilité même, à commencer par ceux qui crurent en finir avec lui.


    (1)Notons au passage que les clous sont mal placés, comme toujours...


     

  • Caravage, arrière-plan

     

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    Caravage, Le souper à Emmaüs, 1601, National Gallery

    Tout est là : dans ce retour inattendu, cette réapparition qui, vu les tournures de l'histoire, ne peut être qu'une résurrection. Une vraie, réelle, tangible. C'est la suspension de la métaphore. Tout est là : le mot est dans sa plénitude, et quand ils le reconnaissent, les disciples d'Emmaüs, ils sont étonnés, étymologiquement. Ils n'en croient pas leurs yeux.  L'un agite le bras, un deuxième s'accroche à son siège, comme s'il avait besoin de sentir le monde entre ses mains, le troisième, debout, écoute. Lui reste calme. La main tendue du Christ (toute une histoire, en somme) signifie qu'il ne pouvait en être autrement.  Il a continué son chemin ; il les a rencontrés. L'évidence est là, dans la simplicité d'un repas. Et l'on pourrait croire à la magie (mot maladroit, sans doute, puisque Dieu, en son incarnation, ne peut être magie, ou sortilège) de l'événement (à moins qu'il ne s'agisse, au fond, d'un avènement, d'une nouvelle ère). Il est venu et il partage. En toute simplicité.

    Pourtant, s'immisce dans l'œuvre du Caravage un doute, un décalage subreptice qui brise en quelque sorte l'unité de la peinture, un impossible pictural capable de mettre à mal la légende (en clair : ce qu'il faudrait lire). Le Christ est là, au centre, ou quasi, dans sa magnanimité d'homme qui a enduré la douleur du monde. Il n'a pas la figure marquée, le corps exsangue qu'il eut à la descente de la croix. Sa douceur et des joues un peu pleines sans doute laissent planer l'idée d'un au-delà, d'un outre-tombe, qui en fit un autre homme. La main est tendue : elle n'indique pas un chemin mais peut-être la simple fermeture d'une histoire tragique. Caravage ramène le spectateur, apparemment, à la quiétude. Revenu parmi les hommes, Jésus se fait douceur, lenteur et bienveillance. Illusion...

    Tableau relativement tardif, Le Souper à Emmaüs manque, d'une certaine manière, à une règle classique du Caravage, règle que l'on retrouve avec une force magistrale dans un tableau dont nous avions déjà parlé : le fond. Ce peintre soustrait généralement son sujet à une mise en scène qui amènerait vers un arrière-plan susceptible de détourner l'œil du sujet central. Une nuée noire (ou quasi) oblige à considérer la scène dans toute sa dramatique exposition. Il y a pourtant dans cette œuvre une ombre troublante derrière le Christ, celle que projette le corps de l'homme calme, debout, à la fois dans le cadre et, semble-t-il, un peu à l'écart, comme un spectateur. Son ombre fait tache sur le mur ; elle encadre le Verbe fait chair ressuscitée. S'agit-il alors de signifier la corporalité de celui qui est revenu parmi les hommes, comme une suppression, symbolique, de son auréole ? Loin du Christ en gloire, de l'aura de la mandorle, le peintre aurait choisi l'humilité de la divinité redescendu sur terre pour, d'une certaine manière, objectiver, authentifier son message ? Ou bien ne serait-ce pas la forme esthétique du scepticisme, auquel cas il faudrait envisager cette aura obscure comme la forme, tout aussi symbolique que celle que nous venions d'évoquer, d'une distance devant le texte lui-même apocryphe ? En somme, l'ombre d'un doute...

    À ce jeu, c'est la mécréance qui devient le sujet du tableau, en un jeu subversif de distance où, sublime paradoxe, c'est le décor qui devient le point central de la signification, signification qui ne peut être dite ouvertement, et que l'artiste place à l'endroit de ce qui serait, là encore symbolique, le point de fuite. Mais de point de fuite, il n'y a pas vraiment puisque le corps christique fait obstacle. Présence incantatoire vaine, déniée par l'ombre qui n'est pas la sienne, corps sans indice de sa corporalité. Peinture factice de la réincarnation, pour une peinture qui n'a jamais autant (pour l'époque) prétendu à la pesanteur de la chair.

    Cette dérision fracassante, et masquée, n'est pas le moindre charme de ce tableau qui, par ailleurs, n'est pas le plus réussi du magique Michelangelo. La scène marque trop l'ambiguïté, l'intentionnalité, pour que le spectateur n'ait pas envie de passer outre. L'ombre est trop visible, l'intention trop sensible (ne disons pas visible) dans son ambivalence même. N'en demeure pas moins qu'on s'étonne d'une telle audace. Et ce n'est déjà pas rien. (1)

     

    (1) Et comme la contemplation n'est jamais, malgré sa lenteur, qu'un processus dynamique, à la fin de ce billet nous retournons à l'œuvre et la blancheur de la nappe, son immaculé tranchant frappe notre œil et nous restons coi... Ce qui incite à y revenir une autre fois. Après le noir, le blanc, après l'obscur, la clarté incandescente...

     

  • Florence, boutiquière...

     

               Giotto, Enterrement de Saint-François, Chapelle Bardi, Santa Croce, Florence, 1320-1325.

     

     

    Il fut un temps où, aux étudiants à peine argentés, plus d'un quart de siècle déjà, Florence offrait sa part de désintéressement qui présiderait, dit-on, au bonheur de l'art. La déambulation improvisée menant de palais en palais, de places en places, kaléidoscopie de façades majestueuses en témoignage d'un passé politique fastueux, cette déambulation dans la rigueur d'un pouvoir conscient de lui-même comme il y en eut peu, tirait sa puissance du bonheur qui attendait les rêveurs des merveilles cachées derrière les portes des édifices. L'éclat de la place Santa Croce, accompli dans le marbre tricolore de l'église et le salut respectueux au visage sévère du Dante, était une première joie que l'entrée dans le petit Panthéon florentin (Michel-Ange, Machiavel, Rossini, Galilée ou Vasari y reposent) multipliait d'un mystérieux besoin de se taire, et d'écouter les œuvres, le prestige de la ville. L'envers de l'histoire. Non pas l'envers, sa continuation.

    Le bonheur pouvait ainsi se répéter au Duomo, à Santa Maria Novella, à San Lorenzo, aux Ognissanti, à San Miniato, à Santa Maria del Carmine... : multiples stations de l'histoire florentin accédant à l'universalité, que nous pouvions faire nôtre sans autre devoir que la décence et la mesure de la solennité spirituelle qu'avaient pour certains ces lieux de culte. La moindre église italienne est à la fois une offrande à Dieu, à la peinture et à la sculpture. Florence le savait plus que quiconque.

    Mais les temps ont changé et ceux qui, toujours modestes, sont venus jusque là, découvrent une ville convertie comme nulle autre, plus encore qu'au tourisme, lequel sévit depuis des décennies, à ce qu'il faut bien appeler l'économie artistique. On sait combien l'art a cédé à la logique du marché et aux considérations spéculatives. La gestion fort libérale du patrimoine, la place accrue des structures commerciales (1) ne sont pas des nouveautés. Ce qui l'est davantage réside dans le progressif glissement du monde religieux dans les techniques du mercantilisme le plus éhonté. On me rétorquera que l'affaire n'est pas nouvelle là encore : les pèlerinages en sont un flagrant exemple, et passer une fois à Lourdes vous guérit, si j'ose dire, de la tentation d'y remettre un jour les pieds. Soit, c'est là affaire de foi et cette question, dans ma position d'athée, ne m'intéresse guère. En revanche, ce que je vois à Florence m'irrite au plus haut point. Ainsi les églises de cette ville se sont-elles dotées de véritables péages, dont sont exempts les autochtones, et auxquels l'étranger doit se soumettre s'il veut admirer Giotto, Cimabue ou della Robbia. Encore pourrait-on admettre le procédé (2) si la somme exigée était symbolique, mais il n'en est rien. La catholicité (3) florentine voit le monde de haut. Elle a la condescendance des bien nourris. Elle a, en période estivale, car en hiver la libre circulation de l'intrus et de l'esthète reprend ses droits, des allures de maquerelle ou de mafieux : c'est le pizzo ecclésiastique (4).

    Une telle pratique heurte à plus d'un titre. Celui qui eut le droit au temps béni d'une contemplation sereine (parce que plus que la gratuité, il se souvient de n'être pas entré dans une église comme client) peut toujours vivre avec ses souvenirs, aussi imprécis soient-ils, et refuser le diktat. Sans doute n'est-ce pas d'ailleurs le choix dont il se sentira le moins heureux : il accepte les défauts de sa mémoire en compensation des impressions vives qui lui restent. Mais pour le néophyte désargenté, ayant rêvé d'une longue promenade en Renaissance et Baroque, le goût sera amer. Renouvelée à Pise et à Sienne, à San Gimignano, la confrontation avec les boutiquiers finira par lasser. L'injustice et le mépris dans l'endroit de la miséricorde ! Un comble. N'est-ce pas, d'ailleurs, évoquer une aberration plus magistrale encore, que de ne pouvoir prier son dieu parce que des marchands du temple en soutanes et cornettes y ont établi leur quartier d'été...

    Si mon athéisme m'épargne ce désarroi, mon sens du sacré, fruit d'un long chemin entre les piliers romans, gothiques, classiques ou baroques exaltant une indéniable spiritualité, s'indigne que soit de fait trahi le droit à la Présence, que soit bafouée l'originalité d'une culture ayant à ce point exalté la puissance des images. L'exemple florentin est non seulement crapuleux ; il est funeste. Il marque, de la part des autorités de l'Église, une allégeance à l'ordre libéral, un renoncement à l'Histoire, une capitulation matérialiste. Dès lors, qu'elles ne s'étonnent pas du vide pendant les offices, des appréciations sévères à leur encontre. Et ce ne sont pas les happenings papaux aux JMJ qui peuvent sauver du déclin...

    Florence est boutiquière et prétentieuse, jusque dans sa religiosité. Nefs et chapelles ne sont que des enseignes de plus. Les églises ont leurs saisons, basse, haute, c'est selon, et leur temps de soldes. Il n'y a rien à acheter. Tout est vendu, l'âme comprise. Inutile d'y revenir...

     

     

    (1)Puisque l'on est à Florence, remarquons qu'au sortir de la Galerie des Offices, les nouveaux aménagements permettent de repartir avec des livres (normal), des posters (soit), mais aussi des friandises ou du vin toscans. Petit bonheur sans doute, mais d'une grand imbécillité, que de passer en quelques pas de Raphaël à l'épicerie, dans un même endroit.

    (2)Évidemment, il n'en est rien. C'est ici affaire de principe

    (3)Rappelons au passage que catholique signifie universel. On en est loin.

    (4)Le pizzo est l'impôt mafieux. Sa pratique s'est d'abord développée en Sicile.