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  • Du progrès (et de ses masques morbides)

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    Dans un texte publié en 1942, mais écrit dans les premiers mois de 1940, soit peu de temps avant son suicide à Port Bou, Walter Benjamin écrit les lignes qui suivent (il s'agit du fragment VIII) :

    "La tradition des opprimés nous enseigne que l'"état d'exception" dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consite à instaurer le véritable état d'exception et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s'opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. -S'effarer que les événements que nous vivons soient "encore" possibles au XXe siècle, c'est marquer un étonnement qui n'a rien de philosophique. Un tel étonnement ne même à aucune connaissance, si ce n'est à comprendre que la conception de l'histoire d'où il découle n'est pas tenable".

    Ce court texte procède d'une analyse d'un état de crise comme il y en aura peu durant le siècle passé. La question de l'"état d'exception" dont il est question, et que Benjamin attaque, est celle soulevée par les analyses de Carl Schmitt. Elle renvoie à la construction juridique qui attribue des pouvoirs exorbitants au souverain, lequel peut ainsi agir en décrétant par son seul jugement ce qui relève justement (ou plutôt injustement) de l'exception. Cette problématique, dans le temps même où Benjamin écrit, est centrale : elle fonde en grande partie l'expérience politique fasciste et nazi. Sur ce plan, le texte fait écho à un contexte dont il faut savoir se détacher pour mieux dégager l'actualité de l'alerte philosophique que produit la pensée benjaminienne.

    Pour ce faire, il faut s'intéresser à la critique de ce qui constitue la réponse au péril fasciste, et plus généralement liberticide, de la part de ceux se réclamant d'une pensée démocratique. Le point nodal est celui de "progrès". Veille lune d'une analyse linéaire de l'histoire et d'une confiance quasi mystique en la structure scientifico-politique d'un monde semblant aller de découvertes en découvertes pour le bien commun de l'humanité, le progrès est clairement considéré par Benjamin comme un cache-misère philosophique incapable de répondre de manière satisfaisante à la violence, au désarroi et aux déchirements du monde qui l'environne. Il invite donc à envisager une autre parade, parce qu'il lui semble certain que le progrès, et sa course vers l'infini d'une amélioration technique de la société, n'est pas le garant imparable assurant aux individus le bonheur et la sécurité. Il faut même penser le progrès comme un facteur aggravant de la misère du monde. Il n'est pas nécessaire de rêver d'une rétrogradation, d'un âge perdu dans le passé, passé imaginaire et fantasmé. Mais le progrès n'est pas une philosophie en soi ; plutôt une soumission systématique de l'humanité à ses "inventions".

    Cette limite du progrès, chez Benjamin, l'insuffisance de cette réalité à pouvoir contrecarrer l'horreur, la barbarie, signifient clairement que l'avenir des hommes ne peut passer par une course en avant vers un "toujours plus" dont on découvre peu à peu qu'il ne sera pas tenable politiquement économiquent, écologiquement. Or, c'est avec un certain effroi que l'on constate combien les idéologies politiques contemporaines (mais le pluriel a-t-il encore un sens tant l'uniformisation des discours est un constat qui tourne au lieu commun ?) n'ont nullement tenu compte d'une telle analyse.

    C'est ainsi que la gauche, magnanime et forcément sociale, a recyclé le discours libéral, a lentement (mais sûrement) glissé à droite (communistes compris), en remplaçant un mot par un autre. Le progrès a changé de visage et d'identité. il s'appelle désormais la croissance. Il est pitoyable de voir combien cette nouvelle étoile brille de mille feux dans les harangues contemporaines, jusque dans les postures les plus (pseudo) révolutionnaires. De fait, la croissance est devenue la parade à toutes les misères : sociales, culturelles, économiques ; à toutes les dérives : extrémismes, replis identitaires, communautarisme. Produisons du PIB et tout sera résolu. La sécurité contre l'horreur et la fin des malheurs tiennent dans l'augmentation de la masse produite, des délires inventifs mais vains de la technologie. Il faut entendre les uns et les autres, Hollande et Sarkozy (mais ce ne sont que des exemples sans plus d'intérêt : simplement la ventriloquie du moment), nous promettre la prospérité en variable à 0,2 ou 0,3% de plus pour se résoudre à l'inéluctable.

    Il est clair que les concessions libérales de la social-démocratie, du réformisme réaliste de gauche ne pouvaient déboucher que sur un consensus portant sur le nœud même du développement de la société : sa réussite (?) avérée par la mesure évidemment imparable des richesses produites.

    Pour l'heure, et si l'on jette un regard lucide sur la campagne présidentielle, on constatera que bien au-delà du camp Hollande, le révolutionnaire de salon nommé Mélenchon ne remet rien en cause sur l'essentiel. La preuve ? Qu'il se sente triomphant de devancer Marion Le Pen est assez risible (parce qu' à ce jeu-là, certains font mieux que lui) passe encore (comme sa prise de la Bastille du dimanche après-midi). Mais qu'il nous gratifie d'un idéal de VIe République, récupérant au passage une inspiration de Montebourg le socialiste, voilà bien ce qui est hilarant, sinistrement hilarant. Ne remettant pas en cause les fondements libéraux de la constitution européenne, il jette de la poudre aux yeux. Il a d'ailleurs déjà indiqué qu'au second tour de la présidentielle, il s'en remettra à la discipline républicaine, en clair : il se ralliera au common man socialiste. Il ne suffit pas d'un coup d'esbrouffe, de vouloir faire peuple. Encore faut-il poser les bonnes questions. Restant prisonnier d'un modèle productiviste, il donne encore raison à l'analyse de Benjamin.

    Qu'en déduire ? Qu'ils n'ont rien compris à l'Histoire. Les morts n'ont servi à rien. Et nous sommes dans le perpétuel recommencement. Or, on aimerait tant que ce grand écrivain ait désormais tort...



  • La première phrase

    "Un jour, j'ai fait les courses pour quelqu'un qui n'avait même pas faim".

    Cette phrase est l'initiale qu'une mienne connaissance envisageait pour une nouvelle (un roman ?) qu'elle n'a pour l'heure jamais écrite. Quand elle l'avait évoquée, je l'avais trouvée fulgurante, et hier, elle (la phrase) m'a traversé l'esprit, sans que je sache ce qu'elle venait faire là, ce qu'elle venait bousculer, en plein après-midi, bien loin des heures de la digestion. Je ne sais pourquoi elle me plaît, pourquoi je n'essaie pas de m'en servir désormais. 

    En fait, il y a bien des choses, des rencontres, des disparitions, des absences et des retours, des silences et de longs monologues, des lambeaux et des boîtes enrubannées, dont nous ne savons que faire, sans jamais vouloir nous en débarrasser...

  • Si la photo est bonne...

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    La spectacularisation du monde dont Guy Debord avait annoncé l'avènement continue son déploiement. Elle induit que nous remisions dans les armoires de la vieille morale des attitudes qui correspondaient à la common decency chère à Orwell. Que la politique soit une mise en scène n'est pas nouveau. Le XXe siècle et son cortège technologique ont  cependant donné une autre mesure au phénomène et le pouvoir a joué d'ingéniosité pour se mettre en valeur. Il y eut les causeries au coin du feu de Roosevelt mais tout cela est loin. Désormais la scénographie est permanente.

    On aura beaucoup glosé sur la neutralisation du tueur, Mohamed Merah  ; certains se seront fendus de quelques considérations sur le respect du droit, les principes nécessaires de la procédure judiciaire, le rôle ambigu de Claude Guéant. Il est certes fort étonnant d'avoir attendu si longtemps pour une opération dont il était prévisible qu'elle se terminât dans le sang. La complainte de ceux qui voient en chaque action politique le signe d'un fascisme rampant n'est pas nouvelle. Pourquoi pas ? Déplorer que le jihadiste n'en soit pas sorti vivant a des motivations douteuses. En ce cas-là, on invoque les nécessités de la justice, le refus de la vengeance qui bafoue l'humanité et les droits. Soit...

    Mais revenons un peu sur le spectaculaire de toute cette séquence meurtrière qui englobe l'assassinat de trois militaires français et celui d'enfants et d'adultes juifs. Les treillis et les cagoules du RAID, les bavardages journalistiques et politiques ne sont pas les seuls éléments qui interpellent. Prenez la cérémonie rendant hommage aux parachutistes abattus. Hommage de la nation, où déboulent, outre le candidat Sarkozy qui a revêtu pour l'heure ses habits d'exercice, quatre des têtes de série qualifiées par le conseil constitutionnel. Ces quatre-là viennent imposer leur componction et leur gravité en tribune officielle, pour signifier cette tarte à la crème de la nation réunie. Ils sont droits, sérieux, conformes à la circonstance. Mais au nom de quoi, au nom de qui sont-ils en tribune officielle ? Qui sont-ils pour pouvoir ainsi s'afficher ? On connaît la chanson : "je suis venu(e) parce que ma place était ici". J'exagère à peine.

    Je regarde cette photo. Que diraient-ils les uns et les autres si on déclarait que, pris dans la logorrhée de la nation recomposée, cela donne un côté photo de famille ? Ils répondraient que non. Sur la même estrade, certes, mais en définissant chacun sa différence, sa trop fameuse différence. Le problème est qu'ils sont venus sans autre légitimité qu'eux-mêmes, et eux-mêmes en candidat, en campagne. Ils sont venus planés sur des sépultures, discrètement, avec l'art des voix alourdies par la compréhension du chagrin profond vécu (vécu, lui, vécu, profondément) par les familles des victimes.

    Il n'est pas besoin de faire sonner cors et trompettes. Le spectaculaire est là, sous nos yeux, avec ces quatre silhouettes en noir, la main sur le cœur, jurant que c'est la compassion et le sens des responsabilités qui les ont fait oublier la bataille électorale. C'est vrai, j'oubliais : la campagne est suspendue. Pure ironie, évidemment : elle est la matière même de ce jeu compassionnel dont il ne faudrait pas être dupe. Ceux qui sont dans les cercueils n'avaient pas besoin de ces quatre-là. Ils ne sont, de droite comme de gauche, en cet instant rien d'autre que des quidams que le jeu médiatique a projetés au devant de la scène et qui essaient de rentabiliser leur position. De droite comme de gauche, je leur dénie tout droit de me représenter, d'être mon pays, d'être ma voix.

    Dans cette histoire, le pire de tous n'est d'ailleurs pas celui qu'on croit. Le pire, c'est le common man, qui, avec la même ignominie, la veille de cette cérémonie, aura imposé sa présence dans une école, pour la minute de silence décidé par Nicolas Sarkozy. Au-delà du ridicule de la copie (ce qu'en football, on appelle un marquage à la culotte),  on retrouve la même impudeur devant la mort. Une telle bassesse spectaculaire ne laisse rien présager de bon, et il faudrait une dose d'anti-sarkozysme primaire pour trouver à ce geste une grandeur politique. Oui, il faudrait être d'une cécité coupable et d'une mauvaise foi morbide pour me répondre qu'à sa place d'autres (entendons : le concurrent) aurait fait de même. Nul ne peut se prévaloir des turpitudes d'autrui pour cacher les siennes.

                                                                             afp.com/Pascal Pavani

  • Traversé...

     

                                    Alighiero e Boetti, Mettere il mondo al mondo, 1972-1973. (collection privée)

     

    Écrire avec, pour, contre, sans, malgré les autres...

    Ce qui, parfois, oriente, comme une boussole dont nous ne savons même pas si elle donne fixe cap, ou si, par l'enchantement d'un fait nouveau, elle nous relance au monde (à moins que, parfois, celui-ci ne nous en retire, avec brutalité), ce n'est pas tant le destinataire, ou le sujet, que l'inclinaison, intellectuelle ou affective (et l'on parlerait alors d'inclination). Avec, pour, contre... : il est absurde de croire que des mots comme les prépositions (ou les adverbes), dont on dit qu'ils sont secondaires, au regard des verbes et des substantifs, ne cristallisent pas en nous des points névralgiques, des décisions imprenables (comme on dit d'un château), absurde de croire que quand nous mettons le monde au monde, comme le fait écrire Alighiero e Boetti, nous soyons nous-même, plutôt qu'une accumulation des autres, une conflagration de  vitesses et d'endroits dont nous ne soupçonnions pas l'existence (et que nous voyons s'éloigner, en débris insondables)... Cet artiste italien déléguait l'exécution d'une partie de ses œuvres à des mains anonymes, soit une manière à la fois dérisoire et provocante de rappeler qu'il ne faut jamais être dupe de soi. Ce n'était pas qu'il se vautrât dans le poncif du "tout le monde est artiste" (à la Beuys) mais il replaçait ainsi l'acte (quelle que soit sa valeur) en élément parmi d'autres.

    Voilà qui, éventuellement, ferait de l'écriture, moins une ligne de conduite, qu'une décharge (à la fois de l'électricité et un lieu où l'on (se) jette aux ordures), une finalité sans fin(s), un passage, un murmure que nous mettons au monde...

     

  • Arrêt sur image

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    Pense la montre, à la course contre la montre. Pense au mouvement brownien. Le Cut up incessant de l'attention (et William Burroughs doit se marrer désormais). Pense au monde UPS ou FedExpress. Garder le rythme du retour sur investissement. Pense aux clips, à la vie façon Brian de Palma. Pense à plus de ving-quatre images par seconde. Pense à une campagne présidentielle, ou autre : tout est campagne. Virale, sanitaire, publicitaire, commerciale, morale. Pense à l'agitation de ton portable. Tes mails. Au joignable immédiat, incessant. Pense à l'obsolescence toujours plus grande des choses. Et des êtres, aussi, l'obsolescence des êtres. Pense au balayage de l'info. À la mode. Aux horaires (qui ont remplacé le temps). Pense au direct. À l'action. Être toujours en action.

     

    Et maintenant, c'est un plan fixe, une caméra fixe et des voix off qui radotent. Un plan fixe qui tourne à la pétrification sordide, comme un Tarkovski décervelé, le plan fixe d'un immeuble où est retranché un homme. Peu importe cet homme : il est mort, déjà mort. Il n'a aucune importance mais il a tout à coup une nécessité. Il n'a pas besoin d'avoir un visage (on s'en occupera après), ni une vie (on la reconstruira ensuite). Il est juste là, à sa place, comme cristallisation du plan fixe, que l'on fait durer des heures. Dix heures. Quinze heures. Vingt heures. Trente heures. Il ne menace plus personne mais il faut un plan fixe, un plan qui nous fixe, sans que nous soyons vraiment fixés, justement, sur la véracité et l'inévitable de ce plan fixe. Et nous fixons notre attention sur ce plan fixe et ces voix qui radotent,

     

    pendant que le monde continue sa course, se fixe, dans d'autres bâtiments, plus chics, plus feutrés, où l'on n'enquête jamais, des objectifs, qui nous ont, nous, en ligne de mire...

     

     

     

                                                                     Photo : Jorge Dan Lopez /Reuters

  • De l'émotion en politique

    Commencer ce billet en disant combien la mort d'enfants dans une école du territoire français constitue une horreur est déjà une concession au glissement de la raison vers la sensibilité, un renoncement de la pensée devant le pur (!) affect. C'est dire à quel point le système est vicié et court-circuite non pas toute capacité mais tout droit à penser le politique. C'est bien là la perversité de la logique médiatique à laquelle s'est soumis l'ordre prétendument démocratique. Il n'est plus possible de dire autre chose que sa compassion, de faire autre chose que de s'apitoyer. Et, de fait, présenter ses condoléances et ses regrets à ceux qui, dans leur chair, ont été effectivement touchés.

    Il aura donc suffi (et je pèse mes mots) de quatre morts pour que tout s'arrête, pour que ceux, de tous bords, prétendant incarner la démocratie, renoncent à leurs convictions pour s'incliner devant la violence. Alors même que nul ne sait les motivations de l'assassin, que nul ne peut affirmer que les intentions sont politiques, ce qui pourrait éventuellement justifier une mobilisation nationale, la classe dirigeante (majorité et opposition comprises, unanimement) choisit de renoncer. Car, au-delà de l'émotion du carnage, c'est bien de cette position (faut-il parler de posture) qu'il s'agit. De toutes les imbécillités que nous aurons entendues depuis quarante-huit heures, de toutes les lamentations compassées, de toutes les pétitions d'union nationale que nous aurons entendues, la plus absurde sera venue de Marion Le Pen. Qui l'eût cru ? "Dans ces moments-là, il n'y a plus de politique. Il n'y a plus de droite, plus de gauche." Stupidité profonde que d'affirmer que ce sur quoi se fonde justement la démocratie (si elle existe) disparaît devant un crime qui pourrait (nul ne le sait) relever du droit commun.

    Et voilà justement le problème. Le droit commun ne peut relever, a priori, du politique. Dès lors, invoquer, quand rien, absolument rien, dans les faits objectivement avérés, n'atteste que nous nous trouvons devant un acte politique, la nécessité de renoncer justement au politique (la fameuse suspension de la campagne présidentielle) signe la négation de la démocratie. Nous sommes là dans une situation dépassant de très loin la formule de Bourdieu : "le fait divers fait diversion". Le fait divers fait ici annulation, annulation de ce qui est, prétendument, le souffle républicain. La logique (car il serait, jusqu'à preuve du contraire, faux de parler de folie) meurtrière ne peut, ni ne doit être la porte ouverte au silence. Ce serait faire trop d'honneur à l'assassin, lui reconnaître un droit inaliénable à la parole passant par l'obligation d'un mutisme politique du pays entier. 

    Cette irruption de l'émotion dans la campagne est révélatrice de la molesse démocratique dans laquelle la France (entre autres) est tombée. La mort ne faisant plus partie du décor, la violence n'étant plus qu'une irréalité statistique, le cimetière une zone périphérique de l'organisation spatiale, nous avons oublié (ou occulté) une part de ce qui fait justement la vie. Quatre morts, dans le caractère spectaculaire de leur disparition, suffisent à un traumatisme national. Ou, du moins, suffisent à construire un scénario de traumatisme national. À l'aune des horreurs du monde, n'en déplaise aux pleureuses de service, c'est un peu court. Pour qui connaît un peu ce que sont les catastrophes de la planète, les violences endémiques de certaines parties du monde (où la mort, violente, injuste, barbare, est le quotidien), cette mise en scène capitale du meurtre ressemble à un étonnement enfantin devant la réalité de la vie. Invoquer que les enfants morts sont nos enfants (comme l'a affirmé Mélenchon) est ridicule. Ce serait substitué le quidam à la détresse d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une sœur, dans le temps d'une unité nationale factice qui, une fois l'événement relégué au second rang de l'actualité, laissera les vrais meurtris à leur détresse sans retour.

    Ce n'est pas le rôle des politiques, sauf dans le régime spectaculaire qui est le nôtre, de remplacer la parole du courage et de l'affirmation par les lamentations suspendant la revendication politique. De voir tout ce beau monde prendre des airs de contrition, de les voir accourir à Toulouse pour témoigner de la solidarité nationale, de les voir ainsi, attérés et sévères, ne rassurent pas. Si ces crimes devaient se révéler politiques, les visages pitoyables (parce que faussement apitoyés de ceux qui briguent le pouvoir) seraient autant d'invitation aux terroristes de tous bords pour s'emparer du temps médiatique contemporain, le seul auquel obéissent désormais les hommes à qui les démocraties molles occidentales donnent le pouvoir. 

    Une seule question, en substance : si un tel événement s'était produit deux jours avant le premier tour de la présidentielles, aurait-il fallu reporter l'élection ?

  • Bill Frisell, une échappée belle

    Il est peu de musiciens que j'ai eu envie d'entendre en concert. Les concerts m'ennuient. Mais de voir un jour la grande carcasse de Bill Frisell (comme celle de Brad Melhdau d'ailleurs), je l'espérais. Cela s'est produit il y a une quinzaine d'années, dans une salle modeste de la banlieue lilloise. Le regretté Paul Motian était à la batterie, Joe Lovano au saxophone. Rien de moins. Ce fut un moment rare. Bill Frisell est un guitariste rare.  Le morceau s'intitule Winter always turns to spring. Et justement c'est le printemps...


  • Vol vers l'éternité

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    Cet homme s'appelle Vincenzo Peruggia. Le 21 août 1911, il dérobe La Joconde. Ses motivations (apparemment le patriotisme) m'importent peu. Elles ne peuvent pas entrer dans l'histoire, plus intrigante, qui procède de son geste et qui en fait un récit complexe, je trouve, du temps écoulé dans le siècle précédent, récit qui trouve en quelque sorte son couronnement ces jours derniers dans l'enceinte d'une maison d'enchères.

    La saveur du fait divers (qui a le mérite au moins de ne tuer personne et d'avoir préservé jusqu'à l'intégrité du chef d'œuvre retrouvé en 1913) commence par l'identité sociale du voleur. C'est un ouvrier, un modeste n'agissant visiblement que selon un désir personnel, sans la logistique ni les plans arrière dont s'assurent désormais certains monte-en-l'air contemporains. Plus délicieux : il est peintre en bâtiment. Cela ne s'invente pas. Aucun écrivain sérieux n'aurait l'audace de proposer un rapprochement aussi facile, cette rencontre improbable de l'artiste et de l'artisan. D'un côté la cosa mentale du maître parcimonieux de son génie ; de l'autre les grandes surfaces à recouvrir, le rouleau, l'échaffaudage. Quand on sait ce que pouvait être, pour le peuple, le monde du musée, le prestige de la peinture inscrite dans la tradition et dans l'art (1), le choc est saisissant. À bien des égards, Peruggia enfreint les règles les plus élémentaires de la distinction bourgeoise. Si on avait l'esprit politique, on serait enclin à voir dans ce vol un acte quasi... anarchiste, une déclaration de guerre à la confiscation de la culture dont est victime la classe prolétaire. Vincenzo en quasi révolutionnaire...

    Mais pouvait-il l'être, ce cher Vincenzo ? La photographie (double) de l'identité judiciaire frappe par la conformité bien mise du délinquant (faut-il dire criminel ? En ces temps d'inflation sémantique, on ne sait jamais.). Le col raide, la cravate, l'habit respectable, la moustache soignée : celui que l'on soumet au répertoire argentique de Bertillon n'a rien d'un voyou. Guéant et les rois de la criminologie au faciès pourraient-ils, à l'aveugle, y voir la racaille ? Barthes en averti sémiologue l'inquiétude du prévenu ? Sans faire polémique, remarquons cette mise étudiée de l'ouvrier. Ce cliché est-il pris alors qu'on l'a interpellé un dimanche, quand il s'agit de sortir de la condition de la semaine ? Lui a-t-on laissé le temps de s'habiller ? Je ne sais. Mais ce portrait, face et profil, laisse rêveur. Le contemporain sent le lointain d'une société qui a vécu il y a à peine plus d'un siècle...

    Photographie judiciaire, disions-nous, de 1909. Quelque trente ans auparavant, la traque de la délinquance a pris un tournant méthodologique. Bertillon et son fichage des individus ont ouvert la voie à une rationalisation dans la chasse aux déviances. Désormais, on aura leurs empreintes et leur tête (que parfois, pour l'exemple, on guillotinera...). Peruggia entre ainsi, parmi d'autres, dans l'éternité d'un acte conservatoire auquel le monde contemporain s'accommode très bien, sans trop se poser de question. Il est près pour son moment de célébrité, sans même qu'il l'ait cherché, sans même qu'il l'ait voulu. Car, pour envisager une telle éternité, il aurait fallu qu'il pensât aux dérives morbides et fétichistes d'une société de plus en plus morale dans le temps où ses instincts nécrophiles trouvent à se nourrir des images les plus pourries qui soient : du fait divers aux séries médicales... Et cela, Vincenzo Peruggia ne pouvait le concevoir.

    Sinon, qu'aurait-il penser de celui qui, l'apprend-on cette semaine, a dépensé 3825 euros pour acquérir cette épreuve argentique prise en 1909 par Bertillon lui-même, épreuve d'une taille fort modeste (123 X 54 mm), témoignage d'une époque où le peintre en bâtiment n'était encore qu'un inconnu ? Acquérir un tel objet (mais s'agit-il d'un objet, d'ailleurs : peut-on dire que la photo soit un objet ? Le fait même de sentir que les deux mots s'excluent demanderait en soi un approfondissement. Est-ce parce que le principe de la trace qui fonde cette pratique prime sur le résultat ? Qu'il soit insupportable à l'homme devenu modèle de se penser comme objet ?) est-il si anodin ? Eût-il été un grand écrivain, un grand savant, un grand peintre, etc. que l'on comprendrait (pas vraiment, mais faisons comme si) ce besoin de posséder un portrait : il s'agirait de passer des heures infinies à scruter le regard, les traits du génie, à essayer de déceler les signes de l'exception, à faire, d'une manière paradoxale, en prétextant l'amour de l'art et la compréhension des hommes (bonne blague...), la même chose que nos apprentis criminologues quand ils cherchent dans l'œil ou la proéminence frontale la révélation de la dangerosité. Parce que ce cliché antérieur au vol fameux de Vincenzo ne peut être considéré qu'à l'aune de ce coup d'éclat. Or, si je le contemple, du mieux que je peux, il me semble que je ne puis guère dépasser les modestes considérations sociales (la mise, la tenue, la mode) et que ce visage quelconque ne me révèle rien de ce qui va se passer. C'est au motif d'un voyeurisme assez sournois que le portrait de Peruggia passe à la postérité.

    Et l'on se prend à rêver d'une histoire désormais impossible qui aurait vu Andy Warhol acheter cette photographie, se lancer dans l'une de ses énièmes sérigraphies faciles et colorées, offrant au voleur de la Joconde une éternité d'œuvre appelée à finir accrochée sur les murs d'un musée x ou y. Puis, un jour, à l'occasion d'une exposition thématique exceptionnelle, autour du portrait, le commissaire de l'événement (et de savourer, évidemment, une autre rencontre sémantique entre l'art et la police) aurait eu l'idée délicate de placer l'un à côté de l'autre le grand Leonard et l'énigmatique Vincenzo. Et d'imaginer ce qui aurait pu être écrit sur le catalogue, de subtil, pour éclairer ce rapprochement...

     

    (1)Encore les Italiens sont-ils sans aucun doute moins enclins au saisissement devant le chef d'œuvre tant leur quotidien de paroissiens les habitua à côtoyer les maîtres. En Italie, chaque église est un musée. Deux, trois tableaux : rien de plus, peut-être, mais quelle rencontre, quel ravissement... Pour se faire une idée, ne serait-ce que littéraire, de l'intimidation des musées on relira à la très fameuse visite du Louvre dans L'Assommoir de Zola

     

     

     

  • Ce que te dit ton cœur...

     

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    Devant ce cliché de Walker Evans, pris en 1931, penses-tu d'abord à la courbe de l'avenue ou à la raideur des arbres ? à l'alignement névrotique des automobiles ou à l'absence de l'homme dans la rue ? à la grisaille plombée du ciel ou à l'éclat presque surexposé du macadam mouillé ?
































    Et maintenant que tu n'as plus que l'écran blanc et vide devant toi, de quoi t'inquiètes-tu ? de l'absence, de l'incertitude de ta mémoire, de ce que tu as oublié (ou cru oublier), de ce qui te reste, ou de ce que tu as peur de perdre...

     

  • Parasols...

     

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    Il y avait le parasol du jardin, qu'activaient les premiers beaux jours, puis le bel été, dans l'odeur des viandes grillées, et les lectures de tout l'après-midi, comme des écuelles de voyage.

    Il y avait les parasols des terrasses, et leur partition triangulaire, de couleurs vives, nettes. Jadis Cinzano, Ricard, Byrrh, et plus tard Perrier, Orangina, Coca-Cola. Sous lesquels se réfugiaient les apéros interminables, les discussions d'avant-match, les indécisions d'une coupe à cœur ou celle d'une garde-contre, les parlotes et les engueulades, l'œil allumé par les jambes douces des passantes.

    Il y avait les parasols des Flandres, pour conjurer l'illusion du soleil pâle, posés comme des marguerites littorales, à La Panne, agités d'un vent qui vous faisait en juin garder manteau. Parasols d'Ostende, frondaison morte.

    Il y avait surtout le parasol de la plage, celui dont votre mère vous confiait le piquet au départ du camping, à un âge où vous n'aviez plus cette passion idiote des mômes à vouloir se charger comme des mules. Mais le parasol, trop petit que vous étiez alors, c'était impossible, de peur que vous vous blessiez. Désormais, oui, vous en aviez la charge. Ce parasol de la famille vous servait de repère. Il abritait le sac fourre-tout, celui qui mélangeait les petits Lu, la bouteille d'eau, le policier écorné, les clés de la caravane et la crème solaire, qui devait vous protéger des douleurs et vous faisait puer. C'était le parasol du bord de l'eau, quand vous ne saviez pas encore nager, ou si mal, ces couleurs Argus qui vous surveillaient et que vous deviez tenir comme votre maison transitoire.

    Et, justement, il y eut un jour le monde sans lui, quand la plage fut un territoire autre, celui de la bande et que vous vous étiez émancipé du giron parasolaire, que vous ne l'aperceviez plus qu'en ennemi agaçant. Vous étiez comme les autres, ces autres auxquels vous vouliez tant ressembler (ou du moins appartenir, tant le mal est là : appartenir à autrui), grillant dans le sel et le sable, mais si heureux que vous sentiez déjà en vous cette phrase qui ne vous a jamais quitté : je n'aurai aucune nostalgie de mon enfance.

     

    Photo : Sabrina Biancuzzi, Entre deux