Pulsion scopique maximale. Pulvérisation de couleurs et de signes qui courent sur toutes les surfaces. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le voir, oui. Y être allé, oui. Mais n'en être jamais. Jamais.
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Pulsion scopique maximale. Pulvérisation de couleurs et de signes qui courent sur toutes les surfaces. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le voir, oui. Y être allé, oui. Mais n'en être jamais. Jamais.
Il y a quelques jours, France-Soir titrait pleine page, photo à l'appui : "Domenech devra-t-il se passer de Ribéry ?". La question est essentielle, en effet. Elle montre en tout cas que nous sommes entrés dans une phase où l'univers va devoir remiser au placard ses misères et ses inquiétudes. Il faut donc bien se préparer à la Coupe du Monde, à un mois de juin de folie, dans l'incertitude hexagonale née d'une équipe qui part à vau l'eau. En clair : élimination piteuse au premier tour ou finale avec coup de tête en prime ? Devant la médiocrité du jeu national, les démêlées judiciaires de certains de nos héros, la philosophie à trois francs six sous du sélectionneur, prenons un bol d'oxygène. Lecteurs, lectrices, enfilez votre maillot, votre short, vos chaussettes, vissez vos crampons. La chronique qui suit est pour vous. Pierre Desproges la prononça au printemps 1986, sur France-Inter, pendant la campagne mexicaine.
« A mort le foot »
Voici bientôt quatre longues semaines que les gens normaux, j'entends les gens issus de la norme, avec deux bras et deux jambes pour signifier qu'ils existent, subissent à longueur d'antenne les dégradantes contorsions manchotes des hordes encaleçonnées sudoripares qui se disputent sur gazon l'honneur minuscule d'être champions de la balle au pied.
Voilà bien la différence entre le singe et le footballeur. Le premier a trop de mains ou pas assez de pieds pour s'abaisser à jouer au football.
Le football. Quel sport est plus laid, plus balourd et moins gracieux que le football ? Quelle harmonie, quelle élégance l'esthète de base pourrait-il bien découvrir dans les trottinements patauds de vingt-deux handicapés velus qui poussent des balles comme on pousse un étron en ahanant des râles vulgaires de bœufs éteints.
Quel bâtard en rut de quel corniaud branlé oserait manifester publiquement sa libido en s'enlaçant frénétiquement comme ils le font par paquets de huit, à grands coups de pattes grasses et mouillées, en ululant des gutturalités simiesques à choquer un rocker d'usine ? Quelle brute glacée, quel monstre décérébré de quel ordre noir oserait rire sur des cadavres comme nous le vîmes en vérité, certain soir au Heysel où vos idoles, calamiteux goalistes extatiques, ont exulté de joie folle au milieu de quarante morts piétinés, tout ça parce que la baballe était dans les bois ?
Je vous hais, footballeurs. Vous ne m'avez fait vibrer qu'une fois : le jour où j'ai appris que vous aviez attrapé la chiasse mexicaine en suçant des frites aztèques.
P. Desproges, Chroniques de la haine ordinaire, Seuil, 1987
Leur corps. Leur biographie. Sur eux, elle est ce visage usé par la fatigue, la longue nuit dans laquelle ils luttent contre la roche fossile. En eux, elle est ce poumon qui s'amenuise doucement et se transforme en un souffle rauque.
Lui, Delon, est Tancrède, neveu du Prince Salinas ; elle, la Cardinale, est Angelica, la fille du maire. Concession paradoxale, croit-on, de l'aristocratie à la roture dans l'époque de la poussée garibaldienne. Que Visconti en ait fait l'un des couples magiques du cinéma, peut-être même le plus beau, est essentiel. Ce n'est pas qu'un effet esthétique, un trompe l'œil gratuit mais un révélateur du caractère souvent factice des "révolutions". Il nous enchante, et la scène du bal est un moment ultime par lequel le spectateur plonge dans l'illusion même de la passion amoureuse. Celui-ci est emporté dans le tourbillon de la danse. Ainsi le cinéaste nous aveugle-t-il magistralement sur ce qui est le fond même des transformations sociales dont les masses sont d'abord les victimes. C'est la phrase emblématique du discours aristocratique dans le roman de Lampedusa, que le film reprend textuellement : «Si nous voulons que tout reste tel que c'est, il faut que tout change». Terrible leçon de l'Histoire.
Equinox est une grande entreprise de fitness américaine, très en vogue à Manhattan, dont les publicitaires méritent qu'on les considère pour ce qu'ils sont parfois, ces publicitaires : non pas tant des poètes de la formule que des concentrés de l'air du temps. S'ils manipulent l'opinion (sans doute), il leur arrive aussi d'en exprimer les aspirations profondes.
L'idée générale d'Equinox est celle-ci : it's not fitness. It's life. Mais il y a mieux encore, un slogan beau dans la netteté du devenir de notre (post)modernité : My body. My biography. On y trouve formellement tout ce qui peut séduire. La brieveté averbale, la progression rythmique, la lisibilité graphique par laquelle les b et les y s'entremêlent, comme si le second substantif était le prolongement inévitable du premier, alors même qu'au niveau du sens le second terme entraîne la relecture du premier. Mon corps parle donc pour moi. Il est mon histoire, cette bios organisée que les Grecs distinguaient de la zoé organique. Je m'inscris dans le paysage, dans la sphère sociale par les signes de ma réalité corporelle. Cela n'est pas faux dans une certaine mesure. La statuaire s'en est chargée il y a longtemps certes, mais il fallait alors considérer des éléments esthétiques et d'une certaines façon moraux/éthiques. Nous en sommes loin avec Equinox. Le corps est ici l'exaltation discrètement masquée d'une conformité physique, d'un calibrage taille mannequin qui obnubile aujourd'hui nombre d'individus des pays riches.
Il y a certainement le mythe de l'exercice comme accomplissement de soi. Néanmoins cette publicité américaine à destination des Américains est aussi à analyser au travers du prisme éthico-économique d'un libéralisme prônant la prise en charge de soi dans la totalité de son existence. Si mon corps est ma biographie, modélisé par les vertus d'un hygiénisme faisant aisément abstraction des conditions économiques et sociales de chacun (et Equinox n'est pas fait pour les pauvres), cela revient à incriminer tout écart par rapport à la norme, tout recul dans la tenue de soi comme une marque de faiblesse morale. Le filigrane de ce slogan est encore une fois la tarte à la crème du «quand tu veux, tu peux», le jeu du volontarisme individuel négligeant les questions du quotidien. C'est le chant de la responsabilité sans nuance dans la même lignée que les apories du Just do it. Il n'est pas paradoxal que cette affirmation voie le jour dans le pays des obèses et de la malbouffe. Elle est une pierre de plus dans la logique de culpabilisation qui traverse de part en part notre espace contemporain.
En même temps, cette équation du corps et de l'histoire de soi en dit long sur la transformation de notre époque et notamment des rêves générés dans les classes moyennes et supérieures. La minceur du corps devient le symptôme d'une autre minceur : celle de la pensée réduite à son efficience économique. My body. My biography. suppose une construction de soi qui ne soit qu'une vénération des apparences et, alors, le souci de soi, par la futilité avec laquelle il se remplit, est une course à l'abyme.
Le corps ne peut être une finalité discursive. Mon corps ne parle pas pour moi (même s'il parle de moi, et je dirai : parfois à mon corps défendant). Cela ne signifie pas que je m'en désintéresse et il faut sourire à l'argument de la seule beauté intérieure. Nous ne sommes pas de purs esprits. Néanmoins, il n'est pas le signifié absolu auquel on veut le raccrocher de nos jours. Car, n'en déplaise à certains, la multiplication des langages (qui a pour corrélat un désinvestissement symbolique du seul qui compte : la parole, l'écrit, le langage articulé) est une escroquerie intellectuelle.
Les professionnels de l'Aviation Civile ont vite fait de rappeler qu'avec les agitations volcaniques de la semaine passée ils avaient perdu de l'argent, et beaucoup. Leur seul point de référence était le 11 septembre 2001. Ils n'ont pas hésité à faire la comparaison (et les journaux idem). Lire çà et là que même les attentats de l'époque n'avaient pas provoqué de tels dégâts dans leur secteur d'activité relèvent d'une pure notion comptable. C'est faire abstraction de ce qui ne l'est pas : les morts, les peurs, la redéfinition des rapports politiques. Toutes les pertes ne s'équivalent pas. En s'armant du cynisme le plus radical, on en déduira qu'aux cendres islandaises en vadrouille mieux vaut les cendres fixes et définitives de Ground Zero. Mais le cynisme est une vieille lune. Tout le monde le sait bien.
Le bourg avait alors quatorze exploitations, de taille modeste, entre quinze et vingt hectares. Il n'en reste plus que trois aujourd'hui, bien plus conséquente évidemment. Les plus pauvres eurent longtemps des bœufs ou des chevaux pour tirer les charettes ou mener le sillon de la charrue. Les Massey-Ferguson sont venus peu à peu.
Tout avait une lenteur travailleuse. Ils se levaient tôt et finissaient tard, gagnaient modestement. Ils n'étaient pas encore encerclés par les contraintes de la PAC. Les champs ne s'étaient pas encore convertis au maïs. Ils se connaissaient tous et pour les moissons, les battages, le veau ou le cochon tués, ils faisaient de grandes tablées qui tiraient l'après-midi entière du dimanche. Ce n'était pas idyllique : les souffrances, les fatigues, les bisbilles, les aigreurs, les envies et les mesquineries avaient leur place. L'épisode du remembrement fut l'occasion belle de certains règlements de compte.
Le presbytère avait encore son curé, lequel passait parmi eux sans faire le tri entre ses ouailles les plus fidèles et les mécréants. Ces derniers étaient rares, d'ailleurs. La messe dominicale, dans l'église en haut de la côte (avec son cimetière autour si bien que les noces passaient au milieu des morts avant d'aller faire bombance), était un moment de retrouvailles. Ils descendaient ensuite en cortège au café (qui était la propriété du boucher. Le dépôt de pain vendait aussi des bottes) et à l'épicerie, ayant laissé de côté les questions de la résurrection et du péché, pour des problèmes plus étroits : la prochaine foire, le prix du lait, sans parler des affaires plus privées. Temps du ragot et du repos.
Certes on pouvait ironiser sur la rigueur de leur foi, si l'on considérait l'art du juron qu'ils avaient développé. Pour le moindre problème, ils sonnaient des bon Dieu de mille bon Dieu comme cloches à Pâques. Ce n'était pas pourtant pas du folklore mais une part d'eux-mêmes, un élément de leur décor intérieur, comme l'étaient les paroles superstitieuses.
Bientôt, presque conjointement, le curé trop vieux ne trouva pas de remplaçant et les fils reluquèrent vers la petite ville d'à côté, pour des emplois plus propres, moins contraignants. Le presbytère fut vendu à un militaire ; les granges et les étables perdirent leur utilité. Ils virent arriver des urbains en retraite, des familles en quête de résidence secondaire. Les bruits s'estompèrent, ceux du travail ; le verbe se fit moins haut, le patois reflua. Les ravalements et les jardins proprets se multiplièrent. Les volets clos furent le lot de la semaine. Le parking devant l'église resta vide ou presque, même pour la messe devenue mensuelle. Les derniers agriculteurs furent de plus en plus soumis à des règles lointaines, catégorie socio-professionnelle (comme on dit techniquement) où les suicides sont les plus nombreux.
Perec est un grand écrivain et Les Choses. Une histoire des années soixante, son premier ouvrage paru en 1965, une exploration magistrale des mutations du monde moderne, une autopsie (il n'y a pas d'autre mot) de l'aliénation progressive de l'individu à une extériorité par laquelle il se compose une vie à défaut de pouvoir construire une existence. Il s'en explique avec Pierre Desgraupes dans une interview.
Deux jours : voilà le temps ultime que je pouvais concéder à mon propre tourment et je me précipitai sur la place. Hélas ! La cruauté avait encore une fois fourbi ses plus belles armes. Elle était là, certes, mais il était impossible qu'elle vînt vers moi. Elle était en effet installée vers l'entrée du bar, à une table, en habits civils pourrais-je dire, et semblait absorbée par les propos discrets d'une autre jeune femme, fort séduisante sans doute, mais banale. J'étais déjà installé lorsque cette vision me frappa au cœur. Le serveur me regardait et je ne me sentis pas la force de partir. Je commandai un Corvo, que je bus distraitement, pas même perdu dans mes pensées, parce qu'une telle douleur ne pouvait avoir d'objet propre, l'esprit ne pouvait fuir : j'étais pétrifié. Les gens traversaient la place, en grand nombre. La chaleur était clémente, la déambulation m'eût paru, en temps ordinaire, plaisante. Mais je n'étais plus en humeur et dans un grand effort je décidai de partir. Je voulais me saouler de monde et la Navona me semblait, avec son animation touristique, ses peintres médiocres, ses statues vivantes, ses cafés surfaits comme un dépaysement au désastre romain des Fiori, mais en route je m'arrêtai pour acheter une de ces petites parts de pizza à la découpe, afin de freiner, je le sentais venir, l'étourdissement de l'alcool. Je m'assis sur la marche d'une porte pour manger et c'est de cet endroit un peu en retrait que je l'aperçus qui venait, seule. Je ne me mis pas en délibéré trop longtemps et saisis ce hasard comme l'opportunité tant attendue d'échanger, enfin, avec ma belle inconnue (encore que le terme fût d'une certaine manière inadéquat). Elle traversa le Corso, la piazza Navona avant de prendre une petite rue, ce qui m'obligea à ralentir le pas pour ne pas me faire repérer. Lorsque je me décidai à m'engager ce fut pour la voir chevaucher une Vespa, garée sur la place. Je me collai contre un mur, je la vis filer à toute allure, l'affaire était perdue.
Je pris cet échec comme le signe définitif d'une disgrâce que m'infligeait le destin. Elle n'y était pour rien. Les cieux m'étaient contraires. Je retournai au Campo, bus plus que de raison et le lendemain, je prétextai une crise migraineuse pour me soustraire à mes obligations, allongé sur mon lit, à contempler le plafond aux moulures XVIIIe raffinées. Jamais je ne trouverai, me dis-je, le bonheur avec les femmes. Mon histoire était écrite ; il fallait que j'en convinsse, et tout être sensé aurait même depuis longtemps fait son deuil du bonheur, peut-être même de la vie. Marié, pour une folie, à dix-neuf ans, divorcé à vingt, j'avais ensuite été deux fois remarié et chacune de mes deux épouses étaient mortes sans que l'on pût me soupçonner d'une quelconque intention criminelle. J'étais donc à trente-six ans divorcé et deux fois veufs, ce qui, pour un homme banal, au seul talent de restaurer les œuvres d'art, n'était pas un mince exploit. Durant cette journée de méditations moroses, j'envisageai de renoncer à mon contrat avec le comte Mazotto, quitte à me casser un doigt, pour prétendre ne pouvoir mener à bien une tâche aussi délicate. Je balançai mainte et mainte fois, avant de convenir que je n'avais pas envie de fuir Rome. Je préférais y souffrir. Alors, pensai-je, il fallait que le travail fût achevé. Je pris de bonnes résolutions. J'attaquais désormais une partie plus délicate. Au niveau du nombril, l'artisan (on ne pouvait décemment lui donner le titre d'artiste) avait voulu faire bouffer le vêtement, en le resserrant d'abord puis en lui donner une amplitude qui laissait supposer la multiplication des draperies sous le velours vert. La pâte était plus épaisse et le risque d'abîmer l'œuvre originale en était accru d'autant. J'y mis tout mon sérieux, mangeant à peine, venant dans le jardin pour échanger quelques mots avec mon hôte, par souci de paraître courtois et ne pas l'inquiéter de ce que je faisais passer pour quelque souci de santé.
Deux jours passèrent, puis, comme ces joueurs que nul raisonnement ne peut éloigner de leur vice, je retournai au Campo. Elle y servait et, par instinct puéril de défi contre je ne sais qui, je choisis le carré qui, de toute évidence, était le domaine du garçon (il était lAustralien) que j'aurais voulu, jusqu'alors fuir comme la peste. Je voulais que tous les signes fussent contraires et commandai un verre de Donnafugata. Je faisais face à la place et me promis que cette escapade serait l'ultime concession à ma folie amoureuse. Je lus, pris quelques notes pour un futur travail. Il ne se passa rien et la nuit commençant à ramener la fraîcheur je me décidai à rentrer. A peine avais-je fait quelques pas que j'entendis une voix se précipiter derrière moi mais je n'eus pas le réflexe de croire que cela me concernait en aucune manière. Il fallut que la voix vînt presque se lover contre mon épaule pour que mon corps consentît à légèrement pivoter sur lui-même. Monsieur, vous oubliez votre carnet. Ainsi disait la voix, et cette voix, qui n'avait pas choisi l'italien, mais ma langue maternelle, semblant l'avoir toujours connue, cette voix était celle de la cameriera de' Fiori. Elle avait des yeux violets (comment n'avais-je pas pu en discerner la couleur auparavant, sinon que leur nuance était si semblable à celle de la beauté du tableau, car désormais elle aussi je la trouvais belle ?). Elle me tendit l'objet et l'obscurité naissante fut la complice d'un geste que la pleine journée aurait rendu impossible : je touchai sa main et fixai longuement son visage. Je vis qu'elle se mordait la lèvre. Je la remerciai et cet événement rendit mon sommeil impossible.
Le lendemain soir, je changeai de stratégie. Ayant vérifié qu'elle travaillait, je louai une Vespa et j'attendis la fermeture du café pour la suivre. Je voulais simplement savoir dans quel quartier romain elle vivait. Je m'étais fixé la règle de ne pas aller au-delà : simplement la voir. Au cœur de la nuit, elle sortit de la place apaisée. Quelques touristes passaient, lents et incertains. Dans un coin, des Italiens faisaient le siège d'un groupe de jeunes femmes blondes, mais avec une discrétion qu'on imagine guère sous ces latitudes. A son apparition, je craignis que quelqu'un ne l'accompagnât, qu'un admirateur l'attendît, pire : qu'un amant me l'enlevât. Il n'en fut rien. Elle alluma une cigarette, échangea deux ou trois mots avec un autre employé et partit vers le sud de la place. Elle y avait garé sa Vespa. Je la suivais à distance. Elle passait vers la Piazza Venezia, se faufilait entre les voitures et prenait les Fori Imperiali avant de remonter la Via Cavour. Je ne me sentais pas très assuré et ce que je craignais arriva : à la hauteur du métro de la grande artère, je n'eus pas l'audace de griller le feu et je la vis disparaître. Le soir suivant, je repris ma surveillance. Achevant son travail tout aussi tardivement, la longue attente qu'elle m'imposait me rendait maussade. Je pestais contre moi-même et ma puérilité maladive. Mais ce dépit lancinant n'était rien à côté de ce qui m'attendait. Cette fois-ci, elle se dirigeait vers le nord, empruntant la Via del Pelligrino, bifurquant, toujours à pied vers le Corso, qu'elle traversa pour des venelles qui nous emmenèrent à l'arrière de la Piazza Navona, dans le coin de Tor Milina : elle y avait garé son engin. Alors commença, à une vitesse qui me permettait de suivre sans difficulté l'amazone, une promenade dans Rome, aussi incompréhensible dans son objet qu'une séquence fellinienne. Il était clair qu'elle m'avait repéré et qu'il lui était plaisant de me le faire savoir, sans rien dire, en faisant simplement de moi le pantin ridicule d'une déambulation nocturne où l'on ne m'épargnait nul lieu commun de la Ville, et bientôt elle revint à l'endroit où je l'avais perdue la veille, remonta la deuxième partie de la Via Cavour, contourna Termini pour se diriger vers le sud et s'arrêter devant chez Fassi.
Je n'avais plus qu'à attendre qu'elle mangeât sa glace, en espérant que ce ne fût pas l'occasion pour elle de retrouver des amis. Mais, me dis-je, quoi qu'il en soit, que ferai-je si seule elle ressurgissait ? Je n'eus pourtant à m'interroger longtemps car elle réapparut, un cornet dans chaque main, et elle s'avançait vers moi qui croyais avoir gardé suffisamment de distance pour ne pas éveiller l'attention. Elle allait parachever le jeu du chat et de la souris qu'elle avait depuis le Campo entamé avec moi. Elle ne savait pas, dit-elle, si je préférais les sorbets ou les crèmes glacées, vu que je ne buvais que du vin, au Campo. Ainsi me laissait-elle le choix et sa manière de le dire interdisait les simagrées de l'éducation et de la politesse. J'avais un faible pour les sorbets, et nous mangeâmes en silence, alors que petit à petit les clients de Fassi s'en allaient. Elle constata que j'étais arrivé à temps. A peine avions-nous fini que l'on entendit les portes se fermer. Il faisait chaud encore mais la rue était quasiment déserte. L'endroit n'était pas très accueillant. La Piazza Vittorio-Emmanuelle, un peu au-dessus, n'avait pas bonne réputation.
Elle trouva que mon attitude n'était guère raisonnable. Puérile, peut-être ? Non. Simplement déraisonnable. Il serait bon que le jeu cessât, parce que je n'y gagnerais rien, rien d'autre qu'une profonde désillusion. J'allais répondre mais elle mit sa main sur ma bouche, la main que j'avais effleurée. Nous n'avions jamais été aussi proche. Son regard violet me fixa et sa bouche prononçait des paroles qui semblaient entrer en moi comme à retardement, comme si cette proximité avait été le moment d'un lointain insondable. Elle allait rentrer et nous en resterions là. Je devais promettre de m'en tenir à cet unique entretien. Je devais promettre et fis un signe de tête marquant mon allégeance à la torture du vainqueur. Elle retira sa main, s'approcha plus encore et posa ses lèvres sur les miennes en un baiser chaste de l'omerta proprement compassionnelle. Il valait mieux que la souffrance se concentrât en un point de notre mémoire plutôt que d'essaimer en chaque partie de notre corps, que tout ce que nous sommes fût brûlé du souvenir.
Je m'enfermai dans mon atelier et, ainsi décidai-je, n'en sortirais qu'à la fin de l'œuvre commandée, lorsque la ragazza in fuga aurait dévoilé tous ses secrets. Il était désormais difficile pour moi de ne pas m'échapper vers son visage et son regard, tant je lui trouvais de ressemblances avec l'inconnue qui m'avait définitivement congédié, à qui je n'avais pu expliquer que l'embrasement en moi combinait jour après jour sa naturelle beauté à l'embarrassante présente d'un être n'ayant jamais vécu et pourtant si présent, comme un texte que notre inconscient récite, comme une musique avec laquelle notre âme joue dans la nuit et nous réveille dans un état désespéré et incompréhensible. Celle-ci, la douce rêverie de Tovagliani, je la déshabillais avec lenteur, ayant, je m'en rendais compte, pris toutes les précautions pour ne pas être déçu. Ses épaules, ses seins, son nombril, sa peau mate, son origine incertaine (quel en avait pu être le modèle ?), j'en apprenais le plaisir progressif et son regard tendu, sa bouche ouverte restaient malgré tout un mystère. J'allais désormais descendre le long de ses cuisses, en retirer le velours vert, plus foncé que jamais. L'usurpation du mystère allait tomber, la vérité poindre. Et elle apparut.
Ce que mon acharnement solitaire de restaurateur (soit, disaient certains, le destin d'un artiste raté) vit petit à petit était impensable, tellement impensable que j'abandonnai cette partie du corps pour reporter mon attention sur le bas de la robe, désquamer les jambes de la belle. Mais pouvais-je dire encore qu'elle fût belle. Car, revenant à ce que j'avais temporairement repoussé, il s'avéra que la lourde étoffe, dans le plus profond de son obscurité (et je comprenais bien pourquoi l'homme qu'on avait payé pour retoucher Tovagliani n'avait pas essayé de jouer avec l'artifice), ne dissimulait pas la couture discrète et peut-être trop réaliste (voilà à quoi j'avais un temps pensé : à un excès de réalisme, une sorte de Courbet avant l'heure, ce qu'aurait permis la position des jambes de la ragazza in fuga, que je puis ainsi nommer pour la dernière fois.) d'une femme, mais la plénitude sérieuse d'un membre masculin. Non la représentation exacerbée et quasi ironique d'un quelconque Priape, pour faire passer l'œuvre du côté du désordre carnavalesque ; rien de tout cela, mais un pénis certain et flacide, qui rendait l'impression d'un d'après nature imparable. Alors, prenant le recul que j'avais jusqu'alors refusé, je contemplai le tableau et, aussitôt, comme un monde qui serait cartographié selon un angle impensé de son observateur, le visage du modèle prit, dans son expression, une autre inflexion, une autre lecture possible, et dernier rebond de la cascade que faisait mon esprit, une autre identité. Ce n'était plus un être que je pouvais considérer dans sa totalité. Il se métamorphosait selon l'occultation que je pratiquais avec ma main. Ne contemplant que le haut du corps, j'y voyais une jeune femme saisie dans sa pudeur et cherchant du regard une fuite possible à l'horreur de la situation. Cachant le milieu du corps, ne gardant que le visage et le sexe, je pouvais considérer un homme étirant sa nudité, dans un silence peut-être guerrier. L'ambiguïté de la chevelure alors me frappa, mi-longue, sans détermination claire. C'était donc la cosa fuori la natura.
Je fermai la porte de l'atelier et, croisant le comte, je lui promis, tant il insistait, que dans trois jours, tout au plus, il aurait gain de cause : il pourrait voir le tableau comme nul ne l'avait contemplé depuis son origine, ou presque. Il était aussi enthousiaste que j'étais décomposé mais il ne me posa pas de question. Je retournai, malgré ma promesse et mes résolutions, au Campo mais elle n'y travaillait pas, ni le jour suivant d'ailleurs, que j'avais tué en traînant de place en place, essayant de ne pas trop boire : je demeurai trois heures durant à guetter son apparition et d'inquiétude j'osai interpeller l'habituel Australien pour lui demander si sa consœur était en congé. Il me regarda avec un air mystérieux, et pour ne pas paraître aussi indélicat qu'un quelconque client, je trafiquai le récit de ma rencontre de l'autre nuit pour en faire une discussion très intéressante sur les marches de la Piazza di Spagna. Mais, comme devant tout menteur médiocre qui ne sait pas s'arrêter là où le professionnel a appris que le flou est un des paradoxes de la vérité, il m'écouta m'enliser si bien que je me sentis rougir, incapable de savoir comment cet entretien pourrait finir et soudain je me tus. Il restait droit devant moi, répondit qu'elle n'était pas là et demanda si je voulais un autre verre. Un Barolo, puisqu'il me fallait une tristesse un peu pompeuse.
Il revint et en même temps qu'il me rendait la monnaie il m'expliqua alors que Nena était partie deux jours auparavant, qu'elle avait fini son contrat et qu'elle filait à Barcelone, avant d'aller ailleurs sans doute. Il ne voulait rien savoir mais imaginait bien que, selon son expression, elle m'avait fait tourner en bourrique. Il m'avait vu, lui l'Australien, m'enferrer. Je le fixai sans rien lui demander de plus. Nena (il m'apprit aussi qu'elle était Croate par son père, Italienne par sa mère) était partie, en me laissant à ma seule tristesse amoureuse qui aurait dû passer sans doute, plutôt que de verser en moi, désormais, le souvenir blessant d'un être pervers.
De retour à l'atelier, je m'assis face au tableau. Par quelle déraison Tovagliani avait-il pu œuvrer de la sorte ? Etait-ce un jeu, le reste d'un dépit qu'il voulait lui aussi cacher en bafouant ainsi la nature (et dans quel sens d'ailleurs ? S'agissait-il de descendre la beauté féminine de son piédestal ou d'affaiblir la virilité ?), un pari, une audace, une folie, ou rien, rien, rien qu'un tableau impossible ? Je m'approchai. Ce visage auquel j'avais trouvé une parenté contemporaine, qui avait relayé mon désir, dont le cri silencieux avait dû (mais je ne savais plus rien de moi) éveiller en moi une jouissance à venir, croyant que les fantasmes finissent par prendre matière, ce visage ne me disait rien, plus rien. Il n'était plus que le témoin angoissant d'un hasard où la futilité d'une séduction sur le Campo avait pu s'accointer avec le pas rapide d'une œuvre renaissante. Je voulais oublier tout cela : ma méprise, mon emportement, la souffrance qui durerait, je le savais. Il fallait que l'oubli fît son chemin, et pour ce faire que le tableau de Tovagliani disparût, qu'il n'existât plus rien, plus une trace où je pusse la retrouver, car je savais que jamais mon commanditaire ne m'interdirait de revenir devant l'œuvre, et que j'y reviendrais. Dans le silence de l'atelier, alors que le comte Mazotto était à une soirée que j'avais déclinée, je lacérai, découpai et empaquetai le tout pour le jeter aux ordures. Mais cette violence ne m'apaisa pas.
Croisant le comte au petit matin, je lui affirmai que le lendemain soir il aurait pleine satisfaction. Je passai la journée dans les jardins Borghese, à regarder les joggers, le cortège des touristes se dirigeant vers le musée de la Villa, l'étendue de Rome du côté du Pincio. J'avais sur moi un couteau et je ne donnai pas cher de l'Australien dont la perversité méritait, ainsi en avais-je décidé, une décisive leçon : c'était lui que je devais lacérer de toute ma colère. J'arrivai au Campo à l'heure où j'étais sûr de le trouver. Il n'était pas là et plutôt que d'attendre, parce que ma nervosité me faisait trembler, sans être capable de savoir où elle pourrait m'entraîner, je voulus parler au tenancier et lui demandai si l'Australien était de service. Il ne comprit pas tout de suite, avant de balancer un grand signe de tête et me dire que Murray avait fini la veille, et il ne reviendrait pas. Nena aussi est partie, dis-je presque mécaniquement. Il fronça les sourcils. Bien sûr, dit-il, ils sont ensemble. Il dut comprendre et refusa de m'indiquer où ils logeaient.
Ils avaient dû bien rire.
Je bus plus que de raison. En me voyant dans une telle ivresse, le comte Mazotto s'inquiéta pour son chef-d'œuvre, découvrit la catastrophe. Il ne me fit pas trop d'ennui ; il n'en eut pas le temps, mourant au début de septembre. Me tenant pour responsable indirect de cette soudaine disparition, sa fille, elle, engagea des poursuites qui m'ont valu cette condamnation dérisoire. Il me faudrait travailler tant et tant pour entamer la dette que constituent les dommages à verser au nom des préjudices économique et moral, sans parler de la perte d'une œuvre que nul n'avait jamais vraiment regardée avant le comte... Tout le monde, dans le cercle étroit où je vivais, a discouru sur mon aventure, sans en connaître le vrai ressort. On me prend pour un fou. On m'a fait passer devant des experts. Je suis sain de corps et d'esprit. Je garde en moi le baiser de Nena. J'espère seulement que j'aurai le temps de retrouver Murray (dont j'ai fini par connaître le patronyme. Et le monde est petit.) pour lui offrir le goût de l'artifice : l'imaginaire, et lui crever les yeux.
Le comte Mazzoto, que j'avais eu l'occasion de rencontrer quelques années auparavant pour une donation au musée de Nantes (sa femme était française, d'une vieille famille ayant dans son arbre généalogique des membres éminents du duché de Bretagne) me sollicita pour que je vinsse tout un mois de juillet dans sa demeure, à quelques pas du Panthéon romain, et que je m'occupasse de la restauration d'un tableau d'un peintre certes mineur, Tovagliani (Arrigho Tovagliani. Como, 1504 - Rimini, 1532), mais dont il appréciait l'art délicat et précieux. C'était, il en convenait, un élève modeste du Corrège (bien moins puissant que le Parmesan, par exemple), dont il ne sut saisir l'audace vaporeuse et la sensualité raffinée. Cette médiocrité, toute relative eu égard au délitement des arts de notre siècle, expliquait que peut-être il était fort ignoré des historiens (sans parler de la brièveté de sa production puisqu'il mourut assez jeune, pour autant que soient fiables nos sources, de complications épathiques).
Le comte Mazzoto n'avait pas hérité de ce tableau. Il s'en était porté acquéreur en 1967, lors d'une vente chez Sotheby's, pour une somme modique, et l'avait accroché dans son studiolo, à l'abri des regards indiscrets. Non que le tableau représentât une quelconque licence ou un désordre mystérieux qui aurait pu faire sourire un regard avisé. Il l'avait placé là parce que la femme représentée avait pour lui une puissance évocatrice, une intimité indicible dont il ne voulait partager le bonheur avec personne. Il m'avoua passer de longues heures à contempler ce visage qu'il imaginait toscan (Le tableau aurait été peint pendant un séjour de l'artiste à Florence) mais dont je dois dire qu'il devait avoir des sources d'inspiration moins immédiates : par-delà les relents stylistiques de byzantinisme (mais il ne s'agit pas de juger la forme), le modèle avait un élan oriental prononcé qui, s'il avait fallu à tout prix la situer sur l'échiquier de l'actuelle Italie, aurait incliné notre boussole vers la ténébreuse Sicile. Encore n'était-ce qu'une approximation : je le sentis immédiatement. Peu importe : le comte Mazzoto rêvait d'un port altier déambulant à l'abri du Bargello pour se rendre vers l'Arno fougueux.
Qu'était-ce d'ailleurs que ce tableau ? Pour pouvoir le décrire, chacun pourra se reporter à la photographie du catalogue Sotheby's de 1967. C'est là, à ma connaissance, la seule trace que l'on ait, puisque jamais son nouvel acquéreur ne se serait abaissé, pour le principe et pour l'idée qu'il se faisait de l'art, à la reproduction technique (Le comte était un lecteur assidu de Walter Benjamin, qu'il prétendait avoir croisé, très jeune homme, dans des cafés parisiens). Ainsi n'est-ce qu'une vague idée de ce qu'était la peinture, de ce qu'elle était vraiment, avec son secret et son indicible. Son propriétaire seul, mais il est mort, et moi-même avons pu en connaître l'imparable scandale. Qu'était-ce donc, dis-je ? Que verriez-vous sur la photographie ? Vous y verriez en arrière-plan une pièce à peine meublée : un coffre sculpté de scènes bibliques et un siège cathédrale, pièce percée d'une ouverture à moitié cachée par un dais de velours rouge dont les plis rappellent étrangement ceux du vêtement porté par la Madonna del Parto de Paolo della Francesca. Le paysage inscrit dans la fenêtre est champêtre et boisé ; on n'y distingue qu'avec peine la flèche d'une église gothique qui laisserait supposer une influence flamande (à moins que ce ne soit le souvenir d'un voyage en Flandre dont nous n'avons nulle trace). Au premier plan, la jeune femme brune qui plaisait tant au comte, de trois-quarts face, la jambe gauche engageant une marche supposée, alors que le bras droit contrebalance le mouvement, a une attitude de fuite que complète un visage inquiet : des yeux sombres flambent au milieu d'un visage mat et d'une chevelure mi-longue en désordre. Elle aurait, dans un autre contexte, quelque chose de pétrifiée, comme une criminelle venant de se rendre compte de son geste (la très belle Lucrère du Caravage, par exemple, sinon que celle-ci a la blancheur de la violence légitime). On ne sait pas ce qu'elle fuit. Elle est seule sur le tableau et l'éclairage venant vers elle ne nous donne pas d'indication symbolique fiable. Ce qu'elle fuit est la partie la plus obscure du tableau. Elle est habillée d'une sorte de tunique de velours vert (un peu dans le ton de l'épouse Arnolfini de Van Eyck), assez maladroitement peinte : on n'y retrouve en aucune façon la manière flamande qui sait donner à la moindre étoffe sa qualité visible, sensible, réelle. Cette tunique, que nulle agrafe ne retient, couvre à peine la gorge de la jeune femme, et le spectateur, comme pris par l'illusion du mouvement et de la vérité peinte, s'attend à ce que le vêtement tombe et que dans l'instant se révèle la plastique avantageuse du modèle.
Ainsi nous en serions-nous tenus à la contemplation d'esthète, si le comte Mazzoto, qui, outre sa généalogie aristocratique, possédait une vocation érudite, n'avait découvert, au cours de ses pérégrinations bibliographiques un volume (Le vingt-deuxième, pas moins) des Discorsi storichi d'un obscur auteur, Palezannotti (Andrea Palezannotti. Erba, 1686 - Firenze, 1748.) mentionnant une œuvre, sans commanditaire précisé, du sus-dit Tovagliani, dont le titre connu alors est ainsi formulé : Il sogno di Aristofano, avec une description du tableau qui, immanquablement, faisait penser au tableau acquis en 1967. L'affaire, à ce qu'il m'en dit, n'avait d'ailleurs pas de liens avec ses préoccupations picturales mais relevait d'une interrogation purement procédurière et généalogique. Néanmoins il tomba sur cette révélation qui le frappa : Palezannotti parlait d'un tableau, détenu par un certain Andrea Falognelli (sans plus de précisions), dont la contemplation scandaleuse (contemplazione scandolosa) interdisait toute exposition, une chose hors de nature (cosa fuori la natura) indigne d'être peinte. Peut-être le comte s'était-il attendu à une description plus fine du scandale, mais il n'en était rien (j'en assure le lecteur puisque le comte m'en fit le récit, à même le texte). Comme rien n'étonnait dans ce tableau, il comprit qu'il n'avait pas sous les yeux l'état originel. Il conclut que ce qu'il avait pris pour la partie faible de l'œuvre, le vêtement, devait cacher un mystère. Il se demandait, quant à lui, s'il ne s'agissait pas d'un signe permettant ou d'identifier, au moins symboliquement, la jeune femme représentée, ou de comprendre une allusion qui pouvait froisser un être d'importance.
Tous comptes faits, mon aristocrate, bien que fort digne et érudit, aspirait, à l'approche de ses soixante-dix ans, à un plaisir qu'il n'avait pas encore connu, et qui s'avérait très singulier : celui du déshabillage (comment le définir autrement ?) d'une femme dont le corps lui resterait, malgré tout, interdit. Ainsi, de ce mystère, je retirerais les écailles, comme s'il en eût été d'une sirène, velours de demi-poisson donc, à la chute duquel la nudité des hanches et des cuisses viendrait récompenser l'œil esthète certes mais aussi le désir ardent d'être le premier (encore devrait-il partager ce loisir avec moi puisqu'à l'inverse d'un musicien dont on pourrait brûler les tympans sans altérer son jeu, mes mains ne pourraient se passer de mes yeux.) à en contempler les délices. C'est d'ailleurs par souci que rien ne fût faussement défloré qu'il avait refusé que l'on examinât l'œuvre par les moyens les plus sophistiqués. D'aucuns diront que cela revenait mutatis mutandis à l'effeuillage d'une strip-teaseuse. Il eût mieux valu, en effet, que nous ne nous acharnassions pas.
Je m'approchai de l'œuvre et constatai que le vêtement était indéniablement un rajout grossier, à peu près semblable à ces horreurs imposées par le bragghetone infâme de la Sixtine. Je ne réfléchis pas très longtemps avant de donner mon accord. Oui, lui dis-je, à la condition que vous ne fassiez découverte de la nouvelle œuvre qu'au temps où je n'aurai plus un geste à faire, et que vous n'aurez plus qu'à savourer l'éternité de la contemplation. Il acquiesça. Ainsi fut-ce...
C'était un bel été, et je n'aimais guère les alentours du Panthéon. La place était bruyante, les touristes stationnaient sous le vaste portique. Plus insupportable encore était la Navona. J'ai toujours préféré le Campo de' Fiori. Vers six heures du soir, au troisième jour de mon entreprise, à moitié rêveur de la ragazza in fuga, je m'installai à la terrasse d'un café auquel je demeurai fort brièvement (je laissai la moitié de mon Nebbiolo) pour saisir l'occasion d'une place vacante à la terrasse voisine, saisi que j'avais été par l'éclat singulier d'une serveuse. J'avais depuis toujours en mémoire l'épisode proustien de cette beauté ferroviaire que le narrateur croise, lui dans un wagon, elle sur le quai, pour l'aimer et la perdre à jamais. Je m'étais juré alors que jamais pareille mésaventure ne m'arriverait. J'avais de toute manière beaucoup à y gagner car la carte des vins était infiniment plus riche et délectable que la précédente. J'espérais sa venue pour me demander ce que je désirais mais il n'en fut rien. Je dus me contenter d'un blond, visiblement anglo-saxon, pour me rapporter un Aglianico del taburno gras et tanique. Je l'observai, elle, passant entre les tables et jonglant dans toutes les langues possibles pour le plus grand plaisir des hommes. Je compris aussitôt que certains avaient les mêmes désirs que moi, le même souci de prolonger l'échange impersonnel du client à la serveuse, sans savoir pourtant, et cela me parut très clair d'emblée, comment faire, comment insinuer dans le sourire et le regard ce supplément d'âme qui aurait voulu l'arrêter dans son geste, suspendre l'agitation mercantile et fuir le bavardage romain et cosmopolite. Mais je remarquai aussi qu'elle avait un art magnifique pour échapper au regard de celui devant qui elle déposait un verre ou une tasse, une manière insaisissable de ne pas être impolie tout en ignorant l'œil tenté par autant de beauté. La nuit vint enfin, et je rentrai.
Ce n'est que le lendemain, lorsque je m'attelai à nouveau à ma tâche, que le visage de la cameriera de' fiori (ainsi l'appelais-je...) sembla doucement poser ses traits sur ceux de la ragazza in fuga du tableau qui jusqu'alors m'avait laissé indifférent, parce que je ne lui trouvais pas de beauté particulière (c'est-à-dire rien qui ne soit visible et acceptable dans l'ordre si étrange de la peinture où les traits les plus faux, les équilibres les plus improbables, les proportions les plus fantaisistes peuvent ouvrir sur la séduction la plus imparable, comme en témoigne le succès de la Vénus de Boticelli). Il ne s'agissait pas de confondre l'une et l'autre, d'imaginer qu'elles fussent une seule et même personne, comme dans ces nouvelles à la Poe qui m'ont toujours semblé ridicules. Elles se ressemblaient dans le sens où la seconde, la vivante, aurait été en quelque sorte le prolongement, dans l'ordre du temps, de celle qui ne le fut jamais (sans pour autant être morte, puisqu'un tableau ne vit pas). Elle en était, quoique le mot n'eût pas l'ampleur nécessaire pour ce que j'éprouvais, la transposition, la forme moderne. Cela n'avait rien à voir avec la méprise de Swann avec Odette de Crécy et, d'ailleurs, mon désir pour la serveuse dont j'ignorais tout n'avait pas eu de motifs intellectuels mais était essentiellement charnel. Elle m'avait plu immédiatement. Néanmoins, l'œuvre de Tovagliani, parce que j'avais un loisir plus long à la contempler se remplissait du souvenir proche de cette étrange beauté et je m'endormis, après être passé au Campo et avoir constaté qu'elle n'était visiblement pas de service, en pensant à elle deux, l'une pour le plaisir soudain qu'elle me procurait et que je projetais plus loin encore, l'autre pour les problèmes techniques qu'elles me posait, à savoir : comment la dévêtir sans rien abimer de sa chair et de son éclat.
La ragazza in fuga commençait doucement à se révéler. Je passais deux jours à travailler intensément, devinant les progrès de mes gestes vers sa gorge qui, comme dans toutes les peintures italiennes de l'époque, et bien mieux que les flamanderies à la Memling (où la taille, les épaules et les seins ont l'étroitesse de leur moralisme), promettait des délices d'élégance et de sensualité. Deux jours, dis-je, où le dehors n'exista pas. A peine pris-je le temps de manger et dormir, à peine échangeai-je deux mots avec le comte qui s'inquiéta de ma fébrilité laborieuse, croyant que je lui cachais une quelconque maladresse, à tel point que je dus, devant son insistance, lui permettre de constater qu'il n'en était rien, et je fis jurer que jusqu'à la fin de mon travail, désormais, la porte de mon atelier lui serait définitivement fermée. Je le laissai en admiration devant les formes de l'inconnue pour faire quelques pas dans le jardin et ce soudain retour dans la réalité chaude de l'été me ramena vers celle dont j'avais abandonné l'approche, et je crus un instant que ma passade, bien chaste il faut le dire, avait vécu. Avant que de céder au désir de retourner au Campo, je repris ma place, seul, devant le tableau pour vérifier si je ne m'étais pas trompé en rapprochant les deux femmes autour desquelles tournait mon existence du moment. Je pris une feuille de papier, un crayon et plutôt que d'essayer une esquisse de la ragazza que j'aurais emportée avec moi pour m'assurer que je ne divaguais pas, je commençai à écrire, à décrire ses traits. À la relecture, je convins que ce n'était pas bon. Les phrases avaient malgré tout l'imprégnation des détails échappant au vulgaire qui, à mon regard aguéri, rendaient ce rêve possible, celui d'aimer une femme dont la contemplation serait aussi, sans qu'elle le sût, un retour vers l'imaginaire d'un temps où j'aurais aimé vivre depuis toujours, parce que c'était celui du triomphe de la peinture. Je regardai une dernière fois son visage inquiet et je sortis.
Les deux soirs qui suivirent, je m'installai, avec livres et cahiers, à la terrasse du café où elle officiait. Je travaillais certes mais attendais surtout qu'elle s'adressât à moi pour une commande et qu'ainsi le premier contact avec elle se fît. Je la vis papillonner entre les tables, glisser sa silhouette vers les attentes les plus diverses, découvrant à l'occasion qu'elle maîtrisait toutes les langues de la terre nécessaires. Nul effort ne semblait l'atteindre. Elle surgissait de l'antre du bar et y retournait avec une constante célérité et, comme je m'étais installé face à la place, à une table quasi périphérique, pour avoir un panorama plus avenant et échapper à la bêtise des conversations, devant faire un quart de tour pour surveiller ses mouvements, elle surgissait toujours à un moment où ma vigilance s'était accordée un repos, comme si elle avait voulu m'échapper, pire : me faire languir. Ce n'était donc, le plus souvent, qu'un pas de danseuse que je saisissais, et son corps de trois-quarts ou de profil. Durant ces deux jours, jamais il n'échut le moindre bénéfice à mon obstination, à ma constance, à mon émotion, alors que je voyais, du coin de l'œil, des barbares de toutes les nationalités faire des mimiques et des simagrées dans l'espoir d'emporter un sourire d'elle, et sans doute plus.
Comme pour m'infliger un supplément de douleur, je décidai de m'enfermer deux jours durant dans l'atelier, avec le tableau de la ragazza, dont la gorge éployée apparaissait enfin, à la mesure de la promesse. Je glissai alors mon art du dévoilement vers son ventre et plus j'avançai dans mon travail, plus ce regard, que j'avais pris (et pas moi seulement) pour un effroi indicible placé dans le silence définitif d'une idée hors du tableau lui-même, plus ce regard, plutôt que de gagner en intensité et d'accroître la cohérence liminaire que tout le monde avait sans doute voulu lui donner, devenait sybillin. Maintenant que son corps à moitié nu s'offrait à ma vue, il me semblait que la violence invisible et supposée était une hypothèse qui perdait de son crédit. Je n'étais pas pour autant capable d'orienter mon esprit vers une autre interprétation. Seule sa beauté saisissait davantage et lorsque je sentais venir la fatigue du soin indispensable à ma tâche, alourdissant mon bras et mon âme, âme si préoccupée de cette autre, là-bas, au Campo, dont je n'avais pas encore croisé l'œil fébrile, je rangeais avec soin les instruments de ma technique et je la contemplais, avec sa douce chevelure, son grain de peau suave, sa bouche, son nez, et désormais ses seins. Je trouvais que la postérité avait été bien injuste avec Arrigho Tovagliani.