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  • L'Embâcle

     

    La digue est entaillée. À la prochaine grande marée, si les cieux, le vent et la mer se conjuguent au même temps, brutal, sec, à l'impératif de la Nature, elle cèdera.

    Le parapet est tombé. De la hauteur du chemin cimenté, à nu, on peut regarder la mer en face, de tout son corps, à soi, à elle. Nul appui, désormais, que sa propre constance ; le petit écart des jambes pour ne pas être un piquet rompu par une rafale.

    La dune a reculé, s'est affaissée. Elle n'est plus ce sein duquel glisser vers les cris amicaux et le tambour des vagues. Reste une baïne presque terreuse, fruit des heures hersées de l'hiver contre quoi elle n'avait aucun recours.

    Et les marais salants, à l'arrière, attendent le jour des retrouvailles avec l'Océan.

    Il faut replier son escadre de rêves jusqu'à la maison et fermer le volet de la grève dorée.

     

  • Arvo Pärt, sans cesse

    Arvo Pärt compose cet hommage un an après la mort de Benjamin Britten, survenue en 1976,  compositeur qu'il ne connaissait pas mais dont il venait de découvrir la musique. C'est peut-être cette distance personnelle qui rend sa musique si poignante. Rien ne nécessite une déprise de l'existence disparue. Pas de chagrin, surtout pas. Reste (mais ce n'est pas un reste, une sublimation plutôt) la prise à soi d'un héritage, d'une oreille, d'une mélodie (parce qu'on pense alors au War Requiem de Britten justement). Ce n'est pas copier, ou plagier, mais prolonger. L'hommage est là : dans la poursuite d'une phrase qui viendrait de loin et n'aurait pas de fin. Il n'est pas un reliquat concédé par la mort mais la pleine possession du vivant.

    (la vidéo qui accompagne ce Cantus in memoriam of Benjamin Britten est consternante mais on y trouve la version gravée sur l'album Tabula Rasa. Il suffit de fermer les yeux)




  • D'un usage terrorisant du voisinage

    Une rue de Prague

     

    Peut-être cela a-t-il changé, maintenant que Prague est tendance, mais en 2002, on trouvait encore dans des cafés de cette ville de grandes tables dont les clients sans forcément se connaître devaient partager l'occupation. L'amie tchèque expliquait que c'était là une survivance des temps communistes, lorsque le contrôle des individus devaient s'exercer dans tous les endroits et tous les moments de l'existence, ce qu'Hannah Arendt a défini sous le terme d'Etat totalitaire. Ainsi chacun était-il contraint à partager un espace semi-privé avec des étrangers dont il ne savait pas ce qu'ils pensaient. Potentiels séides du pouvoir. La puissance de neutralisation des personnes passait donc par l'imposition d'une auto-censure et d'une paranoïa de chaque instant, meilleur garant pour étouffer dans l'œuf les idées subversives (et la subversion commençait tôt en ces territoires).

    Regarder quelques épisodes de Desperate Housewives ne manque pas d'intérêt, une fois que l'on a fait abstraction de toutes les considérations esthétiques. Quoique d'une grande médiocrité, cette série américaine offre le panorama d'une autre société de contrôle. Ces femmes, caricaturales de sottise, campent dans le fond, et du mieux qu'il puisse être fait, puisque l'idiotie file aisément vers l'infini et n'est jamais si innocente qu'on le prétend (1), elles campent, disons-le, la forme totalitaire en espace libéral. La rue de ce petit lotissement propret est un microcosme. Les fenêtres derrière lesquelles chacun observe ses voisins sont les miradors civils d'un droit inaliénable d'autrui à l'intrusion. Plus qu'un droit même, un devoir. Nous sommes bien loin de la vieille madame Michu qui veille : la jeunesse de ces femmes est en soi la marque d'une éducation. Ce n'est pas l'aigreur d'une fin de vie ennuyeuse qui les met en mouvement mais un fond de structuration sociale. Que cela soit présenté sous la forme d'une comédie ne change rien. On pense plutôt à l'univers des gated communities, des common-interest developments (CID) dont Jeremy Rifkin, dans L'Âge de l'accès, a décrypté les logiques terrifiantes. Être entre soi n'est qu'une liberté en trompe l'œil et les quelques lignes qui suivent, tirées de son ouvrage, ne sont pas des caricatures, mais la maximalisation du système.

    À Ashland, dans le Massachussetts, un vétéran de la guerre du Vietnam s'est vu interdire de déployer la bannière étoilée le jour de la fête nationale du drapeau. À Monroe, dans le New Jersey, un homme a été poursuivi en justice par l'administration du CID parce que sa femme, âgée de quarante-trois cinq ans à l'époque des faits, avait trois ans de moins que le minimum exigé par les statuts de l'association des résidents. Les tribunaux ont donné raison aux plaignants et ont ordonné à la personne en question de choisir entre vendre ou louer sa propriété et cesser de cohabiter avec son épouse. À Fort Lauderdale, en Floride, l'administrateur d'une co-propriété a ordonné à un couple de cesser d'utiliser leur porte de derrière pour entrer et sortir de leur domicile, car leur va-et-vient laissaient des traces sur la pelouse. (2)

    Pourquoi rapprocher ainsi la Tchécoslovaquie des temps post-staliniens et les États-Unis, libéral. Parce qu'ils ne sont que deux modalités d'une même logique politique. Le degré de cœrcition, l'une semblant plus douce, plus invisible que l'autre, n'est pas, me semble-t-il, un critère suffisant pour remettre en cause, sur le fond, les impératifs qui sous-tendent l'objectif qu'on leur assigne. Il s'agit bien de conformer au maximum des individus, de leur rendre le plus difficile possible tout acte d'insoumission et de poser comme rationnel l'effacement de la limite privé/public, alors même que, aux États-Unis, le respect de la liberté individuelle est prétendument une vertu cardinale de cette nation. Mais il faut comprendre que l'essentiel est de pousser les citoyens à faire eux-mêmes le chemin vers le silence et l'ordre. Le développement des CID (près de 48 millions de personnes, selon Rifkin) va ainsi de pair avec la pression aliénante d'une société de plus en plus moralisante, car il est évident que les participants à ce système proprement fascisant sont socialement et politiquement ceux qui profitent (ou croient profiter) des bienfaits de ce nouvel ordre. Croient profiter : parce qu'il n'est pas sûr qu'un jour ils n'en paient pas, pour les moins forts d'entre eux, la facture et que le prix n'en soit pas exorbitant. Comme nul état ne peut engager des moyens infinis pour que chacun reste à sa place, il faut déléguer à la base un semblant de pouvoir dont, avec innocence le plus souvent, celle-ci se délecte. Le modèle communiste s'en tenait à une version dure, trop visible, trop coûteuse pour ne pas aller, sur le long terme, à la faillite. Le modèle libéral a, lui, compris qu'en introduisant dans le jeu une part de jouissance (3) et la perspective d'un profit symbolique immédiat, on pouvait obtenir des résultats beaucoup plus durables et efficaces.

    Ce choix commence à prendre dans l'espace européen, plus ouvert, historiquement, à la formalisation social-démocrate. Il ne faut pas se méprendre : l'inquiétude autour de la surveillance vidéo est une sorte un leurre. Derrière toute technique, il y a l'homme et pour se charger des basses besognes, il demeure le meilleur agent qui soit.


    (1)Quoiqu'en la matière il faille là aussi être dans la nuance, car Dostoïevski dévoile avec le Prince Mychkine il y a des personnes dont l'idiotie est une forme supérieure d'humanité. Mais la comparaison a-t-elle un sens ? L'une de ces malheureuses femmes au foyer face à l'aristocrate russe... Que les amoureux de l'écrivain russe me pardonnent.

    (2) Jeremy Rifkin, L'Âge de l'accès, Pocket, 2002 (2000), pp.198-199.

    (3)Cette jouissance se trouve dans le potentiel de paroles offert à chacun, potentiel qui gagne sa légitimité dans une structure éthico-linguistique ne relevant pas de la seule humeur du sujet. Soit : la médisance se transforme en une évaluation objectivée. On passe du reproche au procès, comme le montre très bien Rifkin.











     

  • Passages

    Cela commençait par la trouée des phares dans la nuit, puis la presque nuit du début juillet. Toujours le même trajet annuel qui sembla peu à peu moins long, moins aventureux, mais l'important n'était pas là. Il en reste la fraîcheur passant par la glace à peine baissée, fissure du monde entrant dans l'habitacle contre laquelle il posait à intervalles réguliers sa main d'enfant. Cela commençait par le silence de chacun, comme une concentration matinale où l'on aurait posé les étais du bonheur à venir. Chacun dans ses songes. Peut-être même le conducteur rêvait-il.

    Puis arrivait l'attente au port, ritournelle interminable du voyage. Le soleil de huit heures baignait leur visage. Il était le messager de la fin d'après-midi, lorsqu'une fois installés, ils traverseraient la route, graviraient la dune pour admirer la plage, et la mer, vers laquelle, serviette et vêtements jetés comme des débris d'avant, ils courraient, sans même se demander si elle était chaude. Ils courraient et percutés par les vagues ils s'écrouleraient, ne verraient plus rien, pendant quelques secondes, du rivage et du ciel, avant de ressortir plus vivants que jamais, les lèvres ensalées.

    Alors l'attente pouvait durer des heures, trois ou quatre, avant que d'entrer dans la gueule du bateau, véhicules à touche-touche, sous les ordres d'un homme qui avait le teint bruni par la côte. Il y avait le ronflement des moteurs, l'escalier raide, métallique et sa rampe froide, une odeur mêlée de gasoil et de poissons (du moins s'en souvient-il ainsi et c'est très improbable car jamais ces navires n'avaient été conçus pour la pêche. L'idée qu'il se faisait d'un port, sans doute). Lorsqu'il arrivait qu'ils fussent dans les premiers, se greffait à la tension du départ l'impatience de devoir concéder à d'autres le droit de faire partie du voyage (et il est vrai que le plus grand bonheur était sans doute de monter les derniers, d'être les ultimes hôtes de cette odyssée, et de voir la structure qui servait de porte s'abaisser derrière soi, comme s'ils avaient été les derniers accueillis sur un radeau de fortune -jeu des premières années par excellence : être le dernier sauvé et feindre la frayeur).

    Mais l'étrange était aussi que ce ne fût pas un bateau de l'enfance, n'ayant rien en commun avec les goélettes de Jules Verne, les trois-mats des récits d'aventure. Il n'avait rien à voir non plus avec les vedettes qu'il avait empruntées, plus jeune encore, pour Bréhat ou Belle-Île. Jetant un œil au-dessous de lui, il voyait un parking, comme un morceau de route que l'on couperait bientôt de ses attaches (il ne connut la motilité larvée des ferries britanniques que plus tard et cela lui déplut).

    Sur le pont, aussi puissant fût le soleil, c'était le vent d'abord, un peu lourd, une extraction volatile de la mer sur laquelle les mouettes, criantes et folles, pouvaient se laisser porter. Il restait silencieux, près à entendre l'écho des hommes qui disaient que tout était bon et à sentir la petite secousse du navire qui abandonne la terre.

    Le trajet était bref. Le port écartait ses bras, deux jetées terminées par de petits phares, et il guettait le sillon ondulant et mousseux de sa propre échappée. En tournant la tête il pouvait déjà apercevoir le point d'amarrage, la butée du périple. Il n'en avait cure. Il y avait le temps de suspension de cette avancée qui le séparait du monde, cet entre-deux dans les humeurs de l'Océan, et, lui s'approchant d'elle, l'île était dans ses yeux une image mouvante, une imprécision délicieuse de roulis ou de tangage. La mer tapait amicalement contre la coque.

    L'île continuait de bouger, comme une incertitude posée sur l'eau quand la terre ferme, le continent, filait de chaque côté de l'autre horizon. Le bateau, le bac comme il fallait dire, ralentissait et c'était la même petite secousse, mais cette fois, pour toucher à autre chose, être touché par un autre monde. Il arrivait ailleurs.

    Très longtemps après cette époque il revint, seul. L'aventure tomba en lambeaux à la guérite du péage et c'était comme s'il se retrouvait à un poste-frontière, à devoir justifier de sa venue, en ce lieu qui fut sien. On y gagnait sans doute, mais quoi ? Il ne se souvenait pas que l'on payât pour prendre le bateau ; rien de cette soumission à l'ordre matériel du monde n'avait survécu et il en était heureux. Oui, maintenant, on y gagnait du temps, quitte à perdre la frissonnante parole de l'aventure. Nul ne parlerait plus de cette lenteur qui s'agrégeait au lancinant des flots, de l'odeur traversante et salée de ce paysage transitoire. À la place, ils diraient que le pont était une réussite technique, une tour de force magistral.

    Roulant sur le bitume de l'ouvrage d'art qui en avait fait, désormais, une presqu'île, il comprit que face à la mélancolie du temps révolu, dont il avait pris son parti, s'alliaient la dérisoire victoire de la vitesse, que l'époque lui imposait, contre laquelle il était impuissant, et la nécessaire, parce qu'utile, continuité territoriale dont il n'avait que faire. Que rien ne fut séparé, ne fut inaccessible : tel était leur credo. Au moment de franchir aussi aisément l'espace ancien, précieux et lent, il sentit la bascule : le présent faisait s'échouer l'île dans le seul univers du souvenir, radicalement. Il n'eut même pas le goût de se baigner. Il lui restait les mots, qu'il glissa dans sa poche, face à la mer, pour plus tard.


  • Valery Larbaud, de toutes les littératures

     

    À la Pentecôte, l'Esprit saint descendit sur les Apôtres qui reçurent le don des langues afin de diffuser le message christique. Profitons-en pour rendre hommage, de notre côté, à un écrivain polyglotte auquel la littérature française doit beaucoup, quoiqu'il soit plutôt relégué dans les minores de nos jours. Outre qu'il fut un grand écrivain, Valery Larbaud devint un passeur inlassable, introducteur-traducteur des auteurs étrangers, à commencer par Joyce. Un exemple de cosmopolitisme brillant.

    La Neige

    Un año mas und iam eccoti mit uns again
    Pauvre et petit on the graves dos nossos amados édredon
    E pure piously tapandolos in their sleep
    Dal pallio glorios das virgens und infants.
    With the mind's eye ti seguo sobre levropa estesa,
    On the vast Northern pianure dormida, nitida nix,
    Oder on lone Karpathian slopes donde, zapada,
    Nigrorum brazilor albo di sposa velo bist du.
    Doch in loco nullo more te colunt els meus pensaments
    Quam un Esquilino Monte, ave della nostra Roma
    Corona de plata eres,
    Dum alta iaces on the fields so dass kein Weg se ve,
    Y el alma, d'ici détachée, su camin finds no cêo.

    Bergen-op-Zoom, 29.XII.1934

     

    De ce poème, il existe aussi une "réduction en français", pour reprendre les termes de l'auteur,  mais nous nous en passerons, Pentecôte oblige...

     

  • Jarry, écrivain cycliste

    http://perso.univ-lemans.fr/~hainry/probleme/jarry.jpg

    En ce jour de repos dominical, où il nous faut concilier le devoir sacré et matinal de la messe et l'excitation d'une étape du Giro s'achevant au Monte Zoncolan (aux pourcentages affolants), Jarry s'impose. Il est la parfaite illustration d'un esprit littéraire divinement sportif. Il nous reste d'ailleurs de lui la célèbre photographie que nous reproduisons (où on voit qu'élégance et activité sportive ne sont nullement incompatibles : le chapeau melon, s'il vous plaît, nous change des casques contemporains, ridicules, il faut le dire). Outre qu'il écrivit romans, poèmes et pièces de théâtre, Jarry eut une activité de journaliste dont on a gardé souvenir dans le volumineux recueil intitulé La Chandelle verte. Le texte qui suit fut écrit pour Le Canard sauvage, n° 4, du 11-17 avril 1903, soit trois mois avant que Maurice Garin ne gagnât, à la moyenne de 25,679 km/h, le premier Tour de France.



    LA PASSION CONSIDÉRÉE COMME UNE COURSE DE CÔTE


    Barabbas, engagé, déclara forfait.

    Le starter Pilate, tirant son chronomètre à eau ou clepsydre, ce qui lui mouilla les mains, à moins qu'il n'eût simplement craché dedans - donna le départ.

    Jésus démarra à toute allure.

    En ce temps-là, l'usage était, selon le bon rédacteur sportif saint Mathieu, de flageller au départ les sprinters cyclistes, comme font nos cochers à leurs hippomoteurs. Le fouet est à la fois un stimulant et un massage hygiénique. Donc, Jésus, très en forme, démarra, mais l'accident de pneu arriva tout de suite. Un semis d'épines cribla tout le pourtour de sa roue avant.

    On voit, de nos jours, la ressemblance exacte de cette véritable couronne d'épines aux devantures de fabricants de cycles, comme réclame à des pneus increvables. Celui de Jésus, un single-tube de piste ordinaire, ne l'était pas.

    Les deux larrons, qui s'entendaient comme en foire, prirent de l'avance.

    Il est faux qu'il y ait eu des clous. Les trois figurés dans des images sont le démonte-pneu dit une minute.

    Mais il convient que nous relations préalablement les pelles. Et d'abord décrivons en quelques mots la machine.

    Le cadre est d'invention relativement récente. C'est en 1890 que l'on vit les premières bicyclettes à cadre. Auparavant, le corps de la machine se composait de deux tubes brasés perpendiculairement l'un sur l'autre. C'est ce qu'on appelait la bicyclette à corps droit ou à croix. Donc Jésus, après l'accident de pneumatiques, monta la côte à pied, prenant sur son épaule son cadre ou si l'on veut sa croix.

    Des gravures du temps reproduisent cette scène, d'après des photographies. Mais il semble que le sport du cycle, à la suite de l'accident bien connu qui termina si fâcheusement la course de la Passion et que rend d'actualité, presque à son anniversaire, l'accident similaire du comte Zborowski à la côte de la Turbie, il semble que ce sport fut interdit un certain temps, par arrêté préfectoral. Ce qui explique que les journaux illustrés, reproduisant la scène célèbre, figurèrent des bicyclettes plutôt fantaisistes. Ils confondirent la croix du corps de la machine avec cette autre croix, le guidon droit. Ils représentèrent Jésus les deux mains écartées sur son guidon, et notons à ce propos que Jésus cyclait couché sur le dos, ce qui avait pour but de diminuer la résistance de l'air.

    Notons aussi que le cadre ou la croix de la machine, comme certaines jantes actuelles, était en bois.

    D'aucuns ont insinué, à tort, que la machine de Jésus était une draisienne, instrument bien invraisemblable dans une course de côte, à la montée. D'après les vieux hagiographes cyclophiles sainte Brigitte, Grégoire de Tours et Irénée, la croix était munie d'un dispositif qu'ils appellent suppedaneum. Il n'est point nécessaire d'être grand clerc pour traduire : pédale.

    Juste Lipse, Justin, Bosius et Erycius Puteanus décrivent un autre accessoire que l'on retrouve encore, rapporte, en 1634, Cornelius Curtius, dans des croix du Japon : une saillie de la croix ou du cadre, en bois ou en cuir, sur quoi le cycliste se met à cheval : manifestement sa selle.

    Ces descriptions, d'ailleurs, ne sont pas plus infidèles que la définition que donnent aujourd'hui les Chinois de la bicyclette : "Petit mulet que l'on conduit par les oreilles et que l'on fait avancer en le bourrant de coups de pied."

    Nous abrégerons le récit de la course elle-même, racontée tout au long dans des ouvrages spéciaux, et exposée par la sculpture et la peinture dans des monuments ad hoc :

    Dans la côte assez dure du Golgotha, il y a quatorze virages. C'est au troisième que Jésus ramassa la première pelle. Sa mère, aux tribunes, s'alarma.

    Le bon entraîneur Simon de Cyrène, de qui la fonction eût été, sans l'accident des épines, de le tirer et lui couper le vent, porta sa machine.

    Jésus, quoique ne portant rien, transpira. Il n'est pas certain qu'une spectatrice lui essuya le visage, mais il est exact que la reporteresse Véronique, de son kodak, prit un instantané.

    La seconde pelle eut lieu au septième virage, sur du pavé gras. Jésus dérapa pour la troisième fois, sur un rail, au onzième.

    Les demi-mondaines d'Israël agitaient leurs mouchoirs au huitième.

    Le déplorable accident que l'on sait se place au douzième virage. Jésus était à ce moment dead-head avec les deux larrons. On sait aussi qu'il continua la course en aviateur... mais ceci sort de notre sujet.





     

  • 22 mai 1968, trois heures de l'après-midi

    En 1978, Le Monde revient à sa manière sur cette belle aventure que fut mai 68, cette épopée politique qu'on a vendu comme une révolution qui aurait pu réussir. C'est l'occasion d'aller s'enquérir du devenir des trois fers de lance de la contestation étudiante.

    Michel Sidhom s'en va ainsi interroger Jacques Sauvageot qui enseigne à l'École des Beaux-Arts de Nantes (où il restera jusqu'en 2009). On sent chez lui une forme de désillusion. «Le problème est de savoir comment, en dehors des réformistes ou des tentatives pour " changer la vie " chacun dans son coin, créer une alternative politique révolutionnaire qui réalise la conjonction des différentes forces de contestation, mouvement des femmes, écologique, anti-nucléaire, etc, avec la radicalisation apparue dans de larges couches du mouvement ouvrier populaire. Ce n'est pas facile, mais il ne faut pas oublier qu'en 1968 le mouvement révolutionnaire était inexistant.» Il n'y a pas de reniement, mais la prise en compte d'une situation bloquée que les événements auxquels il a participé n'ont pas résolue. Plutôt mis en lumière. Sa position, qu'on soit pour ou contre, mérite le respect et s'éclaire sans doute sur le commentaire qu'il fait de ses relations avec les deux autres figures majeures : il ne les a pas revus. «La photo où on nous voit tous les trois lever le poing était de circonstance, nous n'avions pas d'affinités particulières et nous n'avons pas de réunions d'anciens combattants.» il n'est pas d'ailleurs, des trois, celui dont le nom est passé à la postérité (ceci dit avec un peu d'ironie).

    Bertrand Le Gendre est lui allé rendre visite à Alain Geismar qui reconnaît l'échec du mouvement, avec un aveu qui fait un peu sourire : «C'est vrai que, dix ans après, le mouvement de Mai n'a pas eu de débouchés politiques Mais avec ce qu'on avait dans la tête à l'époque, cela vaut peut-être mieux. On voit ce que donne la pureté révolutionnaire des Khmers rouges. La richesse de Mai, c'est qu'il n'y a pas eu de solutions immédiates, mais que le mouvement s'est diffusé dans la société.» Y aurait-il eu de l'apprenti dictateur chez le garçon ? La comparaison avec les Khmers rouges de Pol Pot est assez sublime. Et de continuer pour expliquer l'échec du mouvement : «Il nous manquait l'idée de ce que pouvait être une autre société. On chantait l'Internationale, on défilait, drapeaux rouges et noirs en tête. Mais, même les "anar" continuaient à tenir le vieux discours léniniste ; ce ne sont pas les étudiants qui feront la révolution, mais la classe ouvrière et paysanne. Malgré notre pratique, notre discours était vieux.» On sent qu'il ne veut pas décrocher (la fidélité à la jeunesse sans doute) mais le procès fait aux anars sent le retournement à cent mètres. Il va encore mettre quelques années pour aller au bout de cette logique. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il ne fait pas alors les choses à moitié. En 1986, le voici inspecteur général de l'Éducation nationale (oui, oui...) et en 1991 il entre au cabinet d'un ministre de cette même Éducation nationale, et qui a nom Lionel Jospin (nous n'irons pas jusqu'à y voir des retrouvailles de trotskystes recyclés, nous n'avons pas cette méchanceté). Pour le moins, c'est ce qui s'appelle rentrer dans le droit chemin, une sorte de retour du fils prodigue.

    Quant à Daniel Cohn-Bendit, il histrionne suffisamment chez les Verts et à l'assemblée européenne pour que nous nous abstenions d'interpréter son parcours.

    À ce niveau, on peut créer toutes les mythologies qu'on veut, bâtir tous les enchantements autour d'un moment de libération (sexuelle peut-être, mais pour le reste ?). Il n'en reste pas moins que Mai 68 prend des allures de grande récréation pour adolescent en mal d'action et de reconnaissance. Et comme la honte devant le ridicule est souvent le moteur d'une correction de soi sans nuance, on ne s'étonnera pas que si Sauvageot a suivi sa voie sans se déjuger (et c'est tout à son honneur), les deux autres auront su tirer profit de leurs années de scoutisme sorbonnard.

    En 1978, la même année donc, Hubert-Félix Thiéfaine sort Tout corps branché sur le secteur... (qui fera je le confesse mes délices adolescentes). Il y commet une chanson au clin d'œil assassin sur ce qui s'était déroulé dix ans plus tôt. Il y en avait qui n'avaient pas attendu pour se moquer de ce jeu de dupes. Autant achever ce billet avec lui, puisque depuis Beaumarchais on sait que tout finit par des chansons.





  • Du pareil au même (mais pas tout à fait). Sur un thème récurrent de Francis Bacon

    Francis Bacon, Self , Musée de Dublin

    Écrire toujours la même chose, écouter toujours les mêmes musiques, peindre toujours les mêmes choses, toujours les mêmes musiques, écrire sur la même chose, les mêmes, choses et musiques, au fond ne chercher dans les tableaux que le même visage, les mêmes visages, envisager les mêmes mots, écrire les mêmes mots, et si la musique est écriture chercher les mêmes leitmotive, et dans la peinture les mêmes motifs, leitmotive qui sont eux-mêmes les mêmes phrases, les mêmes notes, et les notes que l'on prend pour écrire, toujours les mêmes choses, notes sur n'importe quoi, n'importe quel support, n'importe quel sujet, écrire, noter, dénoter, connoter, et toujours les mêmes musiques qui reviennent, les mêmes, strictement, notées, annotées, et faire des dessins en marge, du même visage, des mêmes visages, dévisager et sans notes, mais avec le leitmotiv de sa propre musique, intérieure, chercher à écrire, écrire comme faire le tableau de ces à même de écrits, vus dans des tableaux, entendus dans une phrase, musicale, la phrase, mais au fond similaire, l'air, à ces phrases écrites, raturées, suturées, couturées de ce qu'on a cherché dans les écrits des autres, les tableaux accrochés à notre mémoire, mémoire plus dure que le mur où étaient accrochés ces tableaux, écrits parfois, écrire toujours, les mêmes choses, écouter les mêmes musiques, à distance, pour le souvenir, contempler les mêmes toiles, les mêmes filets, les mêmes rets, mêmes arrêts du regard sur les tableaux, du cœur sur la musique, la partition des mêmes musiques écrites pour composer les tableaux d'un exposition dont nous ferions les textes, pendant qu'un orchestre inconnu, invisible, joue la même musique, toujours la même musique, celle qu'on n'a pas trouvée, comme on n'a pas trouvé la toile qu'il nous faudrait, ni le texte, ni écrit le texte dont nous aurions besoin, dont nous aurons toujours besoin, comme d'un visage perdu

     

  • Plus on est de fous....

     

    Dix mille personnes réunies à Nantes via Facebook pour un apéro géant ! (1) La question qui vient tout de suite à l'esprit est de savoir à quoi peut répondre une telle manifestation, à quel impératif se soumet le participant et ce que vient combler ce transfert d'un acte habituellement privé vers l'espace public. L'éclairage n'est guère aisé mais il faut d'abord constater qu'il y a là sous couvert d'une action désirant mimer la spontanéité et une certaine forme d'autonomie sociale l'établissement d'un ordonnancement du désir qui ne laisse pas d'inquiéter. L'invitation n'est qu'une mise en demeure masquée par le credo du bonheur partagé. Mais partagé par qui ? avec qui ? Faut-il voir dans cette entreprise une sorte de résurgence d'un happening contestataire, une sorte de Fluxus grand format avec une quelconque finalité politique ? Pour en arriver à ce point d'explication, c'est plus que de l'optimisme qu'on nous demande : une forme d'aveuglement et de naïveté frôlant le ridicule. Flatter ainsi l'instinct grégaire, et aussi facilement, sur l'absence même d'événement ne serait-il pas le symptôme d'une incapacité à prendre en charge sa vie, lorsque celle-ci n'est plus dévolue au travail et aux contraintes du quotidien ? Au moins Woodstock avait-il Hendrix et Ten Years After. Au moins l'euphorie d'une finale de Mondial a-t-elle l'enjeu de la victoire... Dès lors le ressort de l'opération (comme on parle d'opération publicitaire) est-il une loi du nombre, un défi participatif où il s'agit de se compter (2) ?

    On se retranchera derrière l'argument de la gratuité, comme si le geste échappait au conditionnement de la société marchande, comme si les réseaux sociaux du type Facebook étaient les moyens les plus appropriés de se soustraire aux impératifs de l'ordre libéral. On dira aussi que des gens qui se réunissent sans mot d'ordre, voilà bien une preuve de liberté. Pas exactement pourtant. La manipulation des foules sous couvert de réjouissances a fait ses preuves. Panem et circenses, déjà. On sait à quel point la réflexion au début du XXe siècle sur ce phénomène de groupes a servi des desseins funestes. Qu'on relise La Psychologie de foules de Gustave Le Bon. Car, mot d'ordre il y avait, quoique déguisé ; et la convivialité sans dessein (c'est-à-dire sans véritable reconnaissance sociale de l'autre) n'est pas la marque de l'affranchissement mais le signe ultime d'une aliénation d'autant plus redoutable qu'elle semble indolore et qu'elle est présentée à votre profit. Paul Watzlawick  a montré depuis longtemps combien sont incongrues, absurdes même, des propositions du type : "soyez spontané". On peut en dire autant d'un "soyez conviviaux", "soyez heureux" que recèle la proposition anonyme du réseau Facebook. Peut-être est-ce d'un pessimisme désolant  que de voir dans ce genre de pratique une expérience sur la réactivité paradoxalement passive de toutes ces unités dispersées que sont les individus. Alors soyons pessimistes, mais cela n'empêche nullement, n'en déplaise à ce que voudrait la doxa du fun à tout prix, d'être gais et heureux... Cela a-t-il besoin de preuve autre qu'à ceux qui nous sont proches, avec qui nous élaborons une vraie (re)connaissance ?

    Relisons Rabelais, Le Quart Livre, chapitre VIII : «Malfaisant, pipeur, buveur !». Tout un programme. Et puisqu'il n'est pas nécessaire que l'on nous intime l'ordre d'être heureux et conviviaux , nous nous en tiendrons à notre désir imprévisible, à celui de nos ami(e)s et au hasard de la discussion qui dure et donne soif : ce sera alors champagne pour tout le monde (et caviar pour les autres...).

    (1)Dix milles personnes et un mort, dont on nous rebat les oreilles. Désolé de ne pas compatir : je suis ce qui se passe  dans les manifestations de Bangkok (25 morts, 200 blessés à l'heure de ce billet). Au moins se rassemblent-ils, eux, pour quelque chose qui a un sens.

    (2)On y pense d'autant plus aisément que c'est très clairement l'usage pervers et consternant de Facebook. Compter/se compter. Compter ses amis, ce qui n'est pas la même chose que compter sur ses amis. Une préposition en moins et nous voici nous glissons dans le performatif. Mais il y a bien pire, dans toute cette affaire : l'affligeante égalisation de tous et toutes (quoiqu'en cette période d'égalitarisme forcené, on comprend qu'il ne faille froisser personne) et la course vers l'abîme d'un je kaléidoscopique. Le paradoxe : un Narcisse survitaminé au bord de son propre gouffre.




     

  • Hank Jones

    Hank Jones est mort hier, à quatre-vingt-onze ans...