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musique - Page 10

  • Sibelius en Amérique

     

    Valse triste est composé à l'origine par Sibelius pour une œuvre dramatique de son beau-frère, Kuolema (La Mort). Elle était jouée pendant une scène où une vieille femme rêvait qu'elle était à un bal, dansant avec la mort.

    Si l'on s'en tient à cette rapide présentation, on pourrait s'attendre à un opus d'une noirceur assez prononcée. Or, il n'en est rien. Valse triste semble un titre un peu excessif (d'ailleurs, initialement Sibelius avait choisi Valse lente). Peut-être faudrait-il parler d'une certaine mélancolie. Nous sommes dans une rêverie un peu XIXe. On imagine un cheminement forestier et automnal qui déboucherait sur un vaste parc, puis une maison massive, à la pierre imposante, et sur le perron une silhouette (un homme ? une femme ? mais sûrement pas la mort) qui attend. Poésie crépusculaire qui échappe à la mièvrerie des bons sentiments, l'œuvre de Sibelius est nordique. Son développement retient en elle toutes les tentations d'un excès pathétique d'expressivité. Ce n'est pas une viennoiserie, en somme, quoique le Finlandais admirât Strauss. La valse est tellement facile dans son principe qu'il faut beaucoup d'autorité pour ne pas en faire une pièce montée consternante. Sibelius évite le vagabondage. Il donne une linéarité gracile à la répétition et cette douceur laisse fructifier dans l'âme une paix qui sait où elle va. À écouter ainsi la Valse triste on gagne sensiblement un havre généreux ; on est presque souriant.

     


     

    Mais cette impression douce, cette promenade délibérée vers un ailleurs délicat (c'est-à-dire à mille lieues du programme initial de la valse), il arrive un jour qu'elles soient comme bouleversées et que d'autres images, fulgurantes, se superposent. L'opus de Sibelius a en effet servi de canevas pour une séquence majeure d'une œuvre non moins majeure : La Nuit du chasseur. Il s'agit de l'unique film de Charles Laughton (vous savez, l'affreux capitaine Bligh des Révoltés du Bounty de 1933, avec Clark Gable) dans lequel un prédicateur fou (Robert Mitchum), à la recherche d'un butin, épouse la femme du voleur défunt (Shelley Winters), et terrorise les deux enfants de celle-ci. Habité par une haine indicible des femmes (le Mal, etc, etc, etc.) il tue sa nouvelle compagne, dans une scène où la chambre du couple prend des allures de cathédrale (voir ci-dessous).

     

    http://3.bp.blogspot.com/_bl5ZnczG4Bs/S_Mn0UqIwyI/AAAAAAAABYQ/dcW8h9XdHb4/s1600/Nuit+du+Chasseur5.png

     

    On la retrouvera au fond d'un lac, les cheveux flottants. C'est dans ce cadre que surgit le souvenir de la Valse triste. Elle sert en effet de thématique au compositeur du film, Walter Schuman. Dès lors, en la réécoutant, la musique de Sibelius prend une autre dimension. Ce qui accompagnait l'esprit vers une certaine légèreté prend les teintes sanglantes du meurtre. Au balancement paisible d'un songe musical succède l'hystérie d'une narration troublante. Il peut sembler curieux que Sibelius serve de référence pour un univers aussi éloigné de lui ; plus curieux encore que ce rapprochement soit venu de l'extraordinaire directeur de la photographie Stanley Cortez (à qui le film doit beaucoup). Il faut supposer que celui-ci voyait (au sens fort) dans la parition initiale serpenter la violence et le crime. À moins que ce ne soit un des nombreux moyens de poétisation de la monstruosité qui structurent le film.

    Certes, dira-t-on, il ne s'agit pas de la même œuvre. Détail secondaire : l'essentiel est ailleurs : dans l'illustration claire de la circulation des œuvres, de ce qu'elles s'mprègnent des autres et imprègnent les autres, jusqu'à prendre des reflets inattendus. Que Sibelius et sa Valse finlandaise soient désormais indissociables (tout en étant distincts, voilà la magie) d'une aventure criminelle, quasi satanique, dans le fin fond des États-Unis est une surprise dont on rend grâce à la sensibilité imprévisible de certains hommes.

  • Wagner, magique

     

    Tout est beau, certes, dans Wagner, même les longueurs. Mais, justement, lorsque celles-ci disparaissent et qu'il ajoute à son sens mélodique la rareté de l'effet, une quasi frustration affleure, telle que nous nous repassons cette minute de pure magie, infiniment, avec, paradoxe ultime, le sentiment que ce moment nous aurait été moins cher de s'être galvaudé dans la répétition. Cela se passe entre les 7e et 8e minutes. En plus Klemperer est à la baguette...

  • Le Silence de soi

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    En revenant, avec douceur et tranquillité, à la course à pied, tu as retrouvé les figures d'il y a quinze ans : les couples qui vont à la même allure, en se souriant, les familles, les groupes de copains en discussion, les bonjour mademoiselle qui se croient en sortie de boîte, les petit(e)s gros(ses) en quête de rédemption magazine, les secs qui vous enrhument avec leur vitesse, les apprêtées en collants et string, les souffreteux, les vaillants, les rougeauds et les impassibles... Rien n'aurait donc changé. Pas tout à fait.

    Sur le circuit des endurants du dimanche matin (et des autres jours aussi) est apparu le coureur (mais les femmes sont aussi concernées) à oreillettes, le sujet courant MP3. Celui-là n'existait pas avant l'an 2000. Ce n'est pas un être très étrange, mais un pur produit du présent. Entendons : nous sommes tous produits du cadre socio-historique dans lequel nous baignons. Il n'y a pas d'état de nature, seulement de la socialité intégrant la nature (ou ce que nous lui devons). Si le joggeur MP3 est pur produit du présent, il faut entendre qu'il a été possible, dans un temps record, de voir son apparition, son éclosion dans le décor de l'entertainment généralisé. Et son existence (quoique le mot soit inadéquat, tant le mouvement vers l'extérieur te semble justement absent en lui) n'est pas anodine.

    Tu en as déjà rencontré, et dans des proportions frôlant l'effroi, dans les bus, le métro, la rue, sur les bancs, allongés sur les pelouses, de ces autistes new age engagés dans le crépuscule de la parole, ces muets enkystées de leur supplétif technologique. Tu les as observés un temps, avec circonspection, et désormais avec dégoût et dédain. Sans doute n'ont-ils rien à dire, et rien à penser, qu'ils se retranchent ainsi du monde... Tu as cru parfois que c'était de la peur, devant la terreur d'une contemporanéité fracassante, mais tu n'adhères plus à cette option : ils ont en eux la présomption d'avoir raison avec le monde. Ils l'appellent de leurs vœux, mortifères et bêlants, sans vraiment se rendre compte du désarroi où ils s'enfoncent...

    Certes, les âmes positives diront que c'est une manière de protester contre la vie qu'on leur fait mener, qu'il faut savoir se préserver et que Lady Gaga dans le métro aide à supporter le métro. Dans cette perspective, la soupe binaire dont tu entends parfois les basses (tant ils mettent du volume : il faut que cela gonfle, à force de n'être rien que du vent...) prendrait des allures de procédé thérapeutique ! Tout est possible, mais, alors, il n'y a pas grand chose à soigner.

    Revenons au joggeur MP3. Il n'est pas dans le compagnonnage, même bref, de l'effort, dans la présence, même furtive, de l'autre, dans le clin d'œil compatissant devant la difficulté. Il est à lui, à lui seul. Dans ce qui est apparemment un moment de détente, un retour vers le corps, il continue de rechercher le bruit, la dissidence par le paravent technologique. Il transpose l'ordre (car la pratique ad libitum du MP3 est un acte de soumission, par le retrait : bien loin d'une ascèse chez les Trappistes) dans ce qui pourrait sembler sa suspension. Il prolonge la neutralisation de l'écoute par le bruit. Quand tu en croises un, que tu en doubles un (1), c'est un zombie que tu rencontres, qui ne te voit pas arriver, qui ne te sent pas venir. Il faut qu'il soit ailleurs, toujours ailleurs, parce que le premier étranger du monde, c'est lui-même. Il est de son temps, paradoxal : solitaire et dans la disparition, narcissique et dématérialisé. Un spectre R'n'B, rasta, rap, pop, selon les cas.

    Et c'est bien là le pire de cette situation : la machine à produire un continuum d'altérité articifielle, ce qui rend à notre MP3 son souffle intolérable, la mesure de son pas intempestive, l'écoute de ses fibres sans intérêt. Il ne s'aime que comme supplément de ce qui, logiquement, serait une prothèse. Plus que dans le métro, ou dans la rue, quand il marche, le contemporain technologisé (voire technologique) apparaît dans sa pleine misère alors qu'il essaie d'annuler l'effort auquel il s'est plié (pour d'autres impératifs tout aussi assassins diront certains : l'hygiène et la minceur). Il veut s'oublier. Aime-t-il sa sueur ? Sa respiration ? La petite douleur au mollet ? L'étrange tiraillement intestinal ? Veut-il vivre avec ses nécroses ? Tu n'en es vraiment pas sûr...

    Il court, la musique tourne, il tourne, et la musique court dans sa tête, en flux ininterrompu. Il regarde sa montre et l'heure tourne aussi. Tout est bien ainsi, qui tourne. Encore deux morceaux et il arrête. Aujourd'hui, il se sera fait le dernier Coldplay.

     

    (1)Tu as remarqué que les rapides, les secs furieux ne sont pas munis de ces engins. Ils ont besoin d'être dedans, d'être à l'écoute de leur corps.

     

  • Musique sportive

    Avant que de voir les All Blacks réduire à néant les espoirs français d'être enfin champions de l'Ovalie, vivifions notre esprit du Rugby d'Arthur Honegger, composé en 1928. Œuvre enthousiaste et légère, pleine de détours, comme un trois-quarts aile qui slalomerait avant de plonger derrière la ligne d'essai. Le compositeur suisse virevolte et s'amuse. Ce n'est pas le plus mémorable : il y a un côté cirque, un côté parfois  grotesque. Une œuvre de circonstance : cela suffit parfois.


  • Nils Petter Molvaer, langueur sereine

     

    À la fin de l'année dernière, j'avais mis sur le blog un extrait de ce jazzman mais le lien  "youtube" avait été rompu pour des questionds de droit. Je l'ai retrouvé hier. On dira qu'en six mois rien ne s'est passé...

    Le très bel album Khmer date de 1997 (et non 1998 comme il est indiqué sur la vidéo). Encore une perle d'ECM. Le morceau On Stream est d'une légèreté avec laquelle on a envie de s'éveiller sans avoir rien à dire (ou de regarder le soir s'installer, dans le même goût du silence). Le guitariste soliste s'appelle  Morten Mølster.






     



     

  • Nature à Rome : Respighi

    Off-shore prend ses quartiers d'été et pour agrémenter la suspension de ses billets il finit sur une évocation romaine, celle des pins du Gianicolo, panorama immémorial sur l'Éternité. Ceux-ci gardent-ils le souvenir de l'esprit qui pouvait y régner un siècle plus tôt ? Pas sûr. Nous ne pouvons comprendre pleinement Respighi. Néanmoins, on trouve encore, sur ces hauteurs, aux heures les plus chaudes, quand tout le monde se terre derrière ses volets, que les touristes attendent des moments plus propices pour s'engager dans les venelles de la Ville, une quiétude, une torpeur, un hallucinante désengagement de l'Urbs, qui réjouissent celui (ou celle) dont le temps n'est pas compté. On y est alors le moins romain possible. La promenade pourrait se passer ailleurs, peut-être, mais, en même temps, une intime conviction, une élégance indicible, vous rappellent où vous êtes, dans ce mystère de siècles en concrétion auxquels vous êtes si attaché. Dans la nature, en pleine culture, parce qu'un petit regard de côté vous accroche à San Andrea delle Valle, au monument Vittorio Emmanuelle, au Palais de justice (pourtant immonde), aux souvenirs de ruelles dans lesquelles vous aimez tant vous perdre...

     




  • Promenade dans un autre temps

    Une mienne connaissance joue du clavecin. Elle parle avec délectation de ses heures en compagnie de cet instrument si anachronique dans un monde qui pianote et s'électrise.

    Le clavecin est une délicatesse surannée, une vraie féminité dans les pas, quels ils soient, lents ou rapides

    Scott Ross, autodidacte génial, a enregistré les 555 concertos pour clavecin de Domenico Scarlatti. La prouesse technique rejoint le défi physique et la réflexion sur ce qu'est la totalité d'une œuvre. Cela ne date pas d'un siècle mais c'est pourtant une épreuve dont on sent qu'elle n'est plus vraiment de notre contemporanéité.




  • Gravité et intervalle


     

    L'ouverture mozartienne de Don Giovanni  dissuade d'emblée qu'il puisse y avoir en matière de libertinage autre chose qu'un affrontement perdu d'avance avec l'ordre. L'histoire commence en mineur et surprend. On attendait la frivolité ; le compositeur développe une noirceur terrifiante. Mais on croit pourtant que tout peut aller au mieux quand arrive la deuxième partie, en majeur, enjouée, un peu mondaine, pleine de grâce. Erreur fatale s'il en est, que tout l'opéra essaie de contourner, en vain, puisque ce fracas initial reviendra à la fin, quand Don Giovanni cèdera devant la force du Commandeur. C'est beau, terriblement beau, et dirigé par Furtwängler, la musique est d'une rigueur en correspondance avec la finalité éthique du propos.

  • Addendum à "Barrès à Venise"

    Voici le tableau de Bœcklin, dont parle Barrès dans l'extrait d'Amori et Dolori Sacrum, peint en 1880 et exposé au Kunstmuseum de Bâle. L'écrivain est imprécis quant à son titre puisque cette œuvre s'intitule L'Île des Morts. 


     

     

    C'est d'ailleurs ce titre que retient Rachmaninov lorsqu'il compose en 1909 un poème symphonique inspiré du tableau de l'artiste allemand. Faute de ne pouvoir en programmer l'intégralité, voici les neuf premières minutes, par le Philadelphia Orchestra, sous la baguette du compositeur lui-même.


     

     

  • Codicille (à la quadrature de Porto)

     

    Une belle ville doit sublimer la pluie. Porto est très belle, plus encore  que ce que tu en gardais en ta mémoire. Il faisait, depuis le début de l'après-midi, toile grise, puis vers seize heures, le crachin a fait son fil, une laine peignée d'humeurs trempées sur le Douro, quelque chose qu'on trouve en Bretagne (les mouettes en plus flottaient en harpies au-dessus des têtes), comme ce souvenir des quais de Douarnenez, en un février très lointain, voyant mourir la mer jusqu'à limiter le monde au rebord asphalté de l'autre côté de la rue. Cette liquéfaction, grisante, compose, plus qu'elle ne l'éteint, avec le puzzle coloré des façades. Elle est l'ombreuse requête de l'éclaircie.

    *

    Au Majestic, ta table, cette fois, est la plus proche du piano demi-queue (Carl Reutner). Il s'installe et commence par un rag-time un peu mièvre. Pas grave : tu commandes un autre Churchill Estates. Tu penses à la chanson de Charlélie Couture. Personne ne l'écoute vraiment. C'est bien là le charme. Deux jeunes femmes viennent se faire photographier près de lui. Puis elles s'en vont. Elles diront sans doute que c'était formidable.  Tu aurais trouvé amusant que la plus blonde des deux se penchât vers le pianiste et lui murmurât Play it again Sam, que tu fusses dans un souvenir de film jusqu'au bout. Les notes annulent les conversations voisines, merveilleusement.

    *

    Un dernier porto blanc, le mal nommé pour celui-ci, quand la perle au creux de la main est d'hyacinte et d'or.

    *

    Il fait nuit maintenant. La pluie a fait retraite. Tu es comme la pluie. Tu as vu le pont de loin, de la distance d'un an qui a passé. Il faut savoir revenir. S'alourdir du vivant. Mettre ses pas dans ses propres pas et découvrir que ce n'est pas l'ornière.