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télévision - Page 2

  • L'inconscient collectif...

     

    Au lendemain des explications de DSK, sur Liberation.fr, cette photo. Où l'on voit le corps de Claire Chazal, l'amicale journaliste qui a repoussé le roi du FMI dans ses derniers retranchements (1), découper l'écran derrière elle et donner à sa lecture une orientation assez cocasse : S ex - (p)lications. Et c'est bien de cela qu'il s'agit, que le peuple attend (puisque j'apprends que le couple politico-médiatique réalise le meilleur score pour le journal de TF1 depuis 2005) : des sexplications...

    Après ce succès (d'estime), que la France arrête de crier à la pourriture politique...

     

    (1)C'est pure mauvaise foi de ma part puisque je n'ai pas regardé, ni écouté...

  • Écran plat

     

     

    À regarder de loin en loin les journalistes de télévision, leur effacement singulier : momies diaphanes assorties à l'esthétique grotesque des lieux où ils officient ; à entendre leur fausse impertinence et leur servilité commerciale, on en déduit que le pouvoir n'a même plus besoin d'eux, qu'ils ne sont même plus, pour reprendre l'image forte de Sighele, cette main qui mettait jadis son empreinte sur le "plâtre mouillé" de la masse.  C'est une certitude sans visage. Parce qu'elles sont paradoxalement anonymes, ces icônes médiatiques. Des hommes déguisés en gendre idéal ; des femmes éduquées au couvent des oiseaux. Le propre, le lisse, le glacé : telles sont les vertus cathodiques de l'information. Il n'est pas nécessaire d'y croire. Tout est dit, tout est ailleurs...

  • Requiem pour un non-anniversaire

    Que reste-t-il de ce moment, quand, à 20 heures, eut lieu l'épiphanie socialiste dont nous étions si émus ? Qu'en reste-t-il trente ans après ?  Rien ou presque. Sinon un détail amusant, que l'on trouve dans la vidéo qui suit. Cela arrive entre 0: 47 et 0: 50...


     

     

    L'annonce du résultat puis ces deux secondes de blanc à l'antenne, ce silence des thuriféraires du giscardisme désormais sur le départ (1), ce dont je me réjouissais, ce blanc qui était leur, je sens qu'il est désormais le mien.  Ce  blanc contemporain (si j'ose dire), c'est celui qui s'impose quand on entend discourir les rejetons de la Mitterrandie, élevés qu'ils ont été, dans l'arrogance et le mépris des classes laborieuses, en réalistes  et convertis zélés du nouvel ordre mondial. Ce blanc devenu mien est, plus généralement, cette trace mi-mélancolique, mi-cynique par laquelle on sait que l'on a abandonné sa part d'illusion politique. Ce blanc, c'est 2012,  la vraisemblable victoire de DSK (2), et il ne durera pas que deux secondes...

     

    (1)Ce qui était bien naïf, quand on sait ce que sont devenus sous tous les gouvernements depuis trente ans, et Elkabbach, et Mougeotte...

    (2)À moins que, comme savait le clamer Léon Zitrone, dans la dernière ligne droite, Sarkzy ne revienne du diable vauvert ! Mais c'est de peu d'importance...

  • Dis, raconte-moi une histoire

    Les journaux télévisés sont des pertes de temps. Mais il faut, de loin en loin, savoir perdre son temps, pour être convaincu d'avoir fait le choix le plus juste. Il n'est d'ailleurs pas nécessaire de s'y attarder pour constater que le vide qui structure ces émissions  (images insignifiantes, ou sur-signifiées, hiérarchisation grotesque de l'information, compromissions commerciales en fin d'édition...) est abyssal et on a déjà vu cela cent fois. Pourtant, on trouve des perles, un petit changement, une inflexion supplémentaire dans le sordide. Ainsi, sur France 2, en conclusion d'un reportage sur le tsunami (une séquence où une journaliste très professionnelle double les images d'un commentaire inutile : "il y a un bateau qui dérive en pleine ville", comme si elle s'adressait à des aveugles.) ai-je découvert que je n'avais pas regardé un reportage justement mais un récit. Oui, un récit. On venait de me raconter une histoire ; on m'avait vaguement (si j'ose cet humour noir) scénarisé la misère très réelle de Japonais désemparés. C'est à ces petites audaces que l'on mesure l'effondrement d'une déontologie, que  cette profession signale subrepticement qu'elle a renoncé à penser, à analyser. Peut-être n'est-ce qu'un mot pris pour un autre, une approximation sémantique à laquelle je donne une importance excessive. Considérons les choses autrement. Le journal raconte des histoires, et pas seulement celles des bons ruraux de la France rêvée par Jean-Pierre Pernaut. Il faut que tout soit récit, ce qui dispense de toute réflexion. Le fait divers est suffisamment modelable pour se plier à un formatage où se mélangent action, émotion et suspense. Comme au cinéma. Et le téléspectateur, enfant prolongé" qui se croit adulte, regarde les images, la conscience sur le mode veille. Le tsunami n'est pas plus vrai que le film-catastrophe qui sera diffusé après le 20 heures, mais un avatar du divertissement mécanique grâce à quoi on apaise les tensions. Un récit. Du copié-collé, des ressorts grosses ficelles, une bande-son minable. Cela se regarde, dira-t-on. Oui, cela se regarde, et, en conséquence, cela s'oublie aussi vite. Les Japonais sont des figurants. Ils sont morts, désemparés, apeurés. Peu importe. L'essentiel est qu'ils aient vraiment bien joué leur rôle.

  • Ça (par ailleurs dans l'actualité II)

    "Neige" (capture d'écran), œuvre de Nicolas Aiello

    Des images de déluge, des maisons dévastées, des corps entraperçus, une région du Laos.

    -Bon, ben, moi, c'est pas tout ça, je vais aux toilettes. Tu voudras un dessert ?

    -Un fruit.

    (...)

    -Ça ou ça ?

    -Je prends l'orange.

    -Alors, ça donne quoi, le Laos ?

    -Déjà trois cents morts.

    -Ah, ouais. Pas mal... Et c'est quoi, ça ?

    -Ça ? Des Japonais qui ont mis au point des machines capables de jouer aux billes, des petits ordinateurs. Et ils gagnent à tous les coups.

    -Ça, je voudrais voir, ça ! Me faire taper la partie aux billes par des Japonais ! Faut pas rigoler !

    -Pourquoi ? Tu étais bon à ça, les billes ?

    -Gamin ? Une tuerie. À toutes les récrés... Le roi de la cour.

    -Raconte-moi ça !

    Et il lui raconte ça. En long en large et en travers. Sur l'écran, ça défile : les robots nippons, la FIAC, le foot, le prochain spectacle d'une "humoriste drôle". Ils s'en moquent. Lui raconte. Il efface tout ça. Tout s'efface, un temps. Mais c'est pas tout ça. La vaisselle à faire, et vite : c'est l'heure de Pékin-Express. Ça commence dans cinq minutes.

  • La mire

     

    La mire. Marquetterie télévisuelle qui signifiait le vide de l'antenne. C'est un souvenir fameux du temps où le petit écran ne s'était pas assigné le devoir d'une omniprésence, d'un 24 heures sur 24 censé assouvir les instincts du citoyen devenu téléphage. La mire, emblème d'une époque gaullo-pompidolienne, qui apparaîtra pour la jeunesse contemporaine comme une ère préhistorique, antédiluvienne et un exemple de la liberté contrôlée : avatar brejnevien. Cela ne serait guère étonnant tant le flux d'images est devenu de nos jours le mètre-étalon de la vie véritable, d'une prise sur le réel (et sur sa fiction. Pensons à ce qu'ont écrit Baudrillard et Virilio).

    Mais, notre enfance, et une partie de notre adolescence se nourrirent du règne de la mire. Et celle-ci était toute puissante les jours de grève ou ceux qui étaient fériés (l'étant vraiment, au contraire de l'actuelle tendance à les effacer, au nom de la liberté de travailler (1)). Tout à coup, le monde se retirait de l'écran. Nous étions comme absentés de l'univers et il ne nous restait plus que le secours des radios, les dites périphériques, entre autres : à commencer par RTL ou Europe 1.

    Les jours fériés. Laissons de côté les estivaux, 14 juillet ou 15 août. Il y avait le soleil, la fête, le plein air, le bord de mer aussi. Pensons à ceux, plus sombres, de novembre, ou de Pâques, quand celui-ci était tôt dans l'année. Les journées étaient de cieux maussades, pluvieux, frais. Il n'y avait dans les rues âme qui vive ; les devantures résolument éteintes. Et la télévision ne prenait l'antenne qu'à vingt-heures, sous les auspices magiques de Catherine Langeais ou de Jacqueline Huet. Viendraient les informations, puis le film de la soirée. Auparavant, étoile fixe d'un silence concerté : la mire.

    Ce n'est certainement pas d'elle seule que me vint le goût de la lecture, mais elle participait d'une époque qui allait bientôt mourir, époque pour laquelle le silence avait encore un sens commun, n'étant pas retranchement nécessaire devant l'agitation des images déversées sans interruption, mais composant d'une temporalité qui n'avait pas besoin de toujours solliciter l'ailleurs, comme un dérivatif à sa propre misère. La mire est bien plus, dans mon esprit, qu'une suspension plus ou moins longue de la télévision. Elle renvoie à une structuration du monde où nous étions parfois remis à nous-mêmes. L'État, non qu'il fût angélique, n'avait pas encore compris que le medium audio-visuel, en flux incessant, pouvait être une magnifique arme d'asservissement. Il pensait encore, animé qu'il était par des hommes à peine sorti du XIXe que la limitation (et la censure officielle) des ondes était primordiale, l'essence même du pouvoir. Dans leur ingénuité ils nous imposaient la mire.

    Faire avec elle supposait que nous fassions autrement et c'est ainsi que nous avons expérimenté l'ennui. Oui, l'ennui. Pas le spleen, pas l'ennemi baudelairien d'une existence creusant son angoisse métaphysique. Non : celui qui nous poussait à dire à nos parents : je ne sais pas quoi faire ! Qui les faisait répondre : Cherche ! Occupe-toi ! Ils n'avaient pas le secours des 3225 chaînes en continu, ni celle du magnétoscope, ni du DVD. Ils étaient fatigués et avaient droit, eux aussi, à souffler. Il fallait donc que nous cherchions autre chose. Et, parfois, ce n'était rien moins que cette solitude qui nous ferait grandir, ce désœuvrement muet à partir duquel glissait notre imagination et grâce à quoi nous trouvions en nous des ressources insoupçonnées. Ce désœuvrement nous rendait capable d'une défiance salvatrice face aux autres et à nous-même. Il y avait alors des après-midi de rêverie que nul coup de téléphone, nul SMS, nul MSN ne viendraient interrompre, des heures vides et pourtant pleines, ou qui nous remplissaient, au fur et à mesure que ces moments se répétaient.

    Deux chaînes, la mire, naguère (n'écrivons pas jadis, nous ne sommes pas si vieux) ; aujourd'hui, une myriade de fenêtres, chaînes à l'infini, pour nous accompagner, que l'on peut passer en revue dans ce qu'on appelle une mosaïque.

     

    (1)Liberté de travailler qui n'est pas assimilable au droit du travail : parlez-en aux modestes à qui on force la main, parlez-en aux chômeurs.

     

     

  • Un(e) grand(e) professionnel(le) (groupe nominal)

    Voilà bien une expression propre au monde médiatique. Nous, qui vivons dans le commun, connaissons des gens qui travaillent bien, qui font bien leur boulot, des pros, mais jamais il ne nous viendrait à l'idée d'appeler notre boucher (fût-il M.O.F.), notre boulanger, notre plombier ou notre médecin ainsi.

    Cette dénomination, on l'entend particulièrement pour encenser les journalistes, et cela depuis une vingtaine d'années. C'est-à-dire à partir du moment où, au-delà des figures inféodées au pouvoir (sous de Gaulle ou Giscard) est apparu ce curieux mariage des médias avec le politique. Et quand je parle de mariage, il faut prendre ce mot stricto sensu. Je me souviens d'une interview stupéfiante de François Mitterrand répondant aux questions d'Anne Sinclair (compagne de Dominique Strauss-Khan) et de Christine Ockrent (compagne de Bernard Kouchner). Certains s'en étaient offusqués et l'on avait alors entendu la justification suprême : ce sont de grandes professionnelles. Depuis, nous en avons eu d'autres : Béatrice Schoenberg (avec Borloo), Marie Drucker (avec Baroin), Audrey Pulvar (avec Montebourg). Il ne s'agit pas de mettre en doute les capacités de ce beau monde mais de sourire devant la faille de l'expression même.

    Proust (encore et toujours) nous a appris que pour mentir juste il ne faut jamais chercher à parer toutes les éventualités (C'est dans Un Amour de Swann : Odette fait cette erreur et son amant s'en rend compte). Dans le cas qui nous occupe, on retiendra la bizarrerie de l'adjectif. Pourquoi grand(e) ? Le professionnalisme a-t-il des degrés ? Si l'on veut valoriser, sans arrière-pensée, la sobriété, paradoxalement, s'impose. L'adjectivation est un surplus, une volonté de preuve, un aveu : la présence acharnée de celui qui parle, comme l'adverbe dont parle U. Eco, et qui veut se convaincre lui-même de son affirmation. Elle est le «je te jure» des enfants pris en faute : je te jure, c'est vrai de vrai. L'adjectif est, sinon l'inconscient de la collusion, du moins la reconnaissance d'une légitime suspicion.

    Or, en la matière, les journalistes, plus que les politiques, bénéficient d'une mansuétude dont ils sont les premiers pourvoyeurs lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes. Mutadis mutandis, peu d'élus auraient joui d'une telle impunité qu'en ont été gratifiés Poivre d'Arvor bidonnant une interview de Castro, ou David Pujadas anticipant à tort la décision d'Alain Juppé alors sur la chaîne concurrente. Ces petits écarts ne les empêchent d'être dans le métier reconnus comme de grands professionnels.

    En fait, nous touchons là, dans le domaine de l'information, à l'hypocrisie de ce qu'il est commun d'appeler la déontologie. Se retrancher derrière le grand professionnalisme de tel(le) ou tel(le) est une manière d'éluder le trouble né de la confusion des sphères de pouvoir. Plus encore, c'est déporter sur le plan de l'éthique individuelle ce qui relève d'abord de la morale collective. Sainclair ou Ockrent sont anecdotiques. En revanche, le problème que leur situation met en lumière est l'écart grandissant qui existe entre les élites, auxquelles on prête une justesse d'appréciation, une rigueur dans le travail, une honnêteté intellectuelle sans failles, et le quidam qui a tout à prouver. Cette manière de faire est une forme assez remarquable d'outrecuidance, le signe d'un mépris pour le peuple qui, par essence, est bête et devant lequel on ne prend même plus le soin de cacher ses éventuelles turpitudes. S'en remettre à la seule intelligence d'un grand professionnel n'est pas le gage d'une indépendance structurelle des médias.

    Cette catastrophique évolution est remarquable dans notre pays parce que les gens ont à ce point personnifié l'information que l'intercesseur du monde qu'est devenu le présentateur du journal a fini par gagner une sorte d'immunité diplomatique. Dès lors, on lui pardonne tout, et cette reconnaissance du grand professionnalisme de Sainclair, Pujadas, ou Poivre d'Arvor, elle est aussi défendue par ceux que l'on piège. Sans quoi il ne serait guère concevable qu'un pays se régalât d'avoir au 20 heures chaque soir le même homme pendant vingt-cinq ans.

  • Écran total

     

     

     

    C'est un bar dans Greenwich, vers six heures du soir. Bar-pub sans prétention (rien des lounges élégants où, comme dans les films, des cadres sérieux sirotent un whisky). Vous vous installez et commandez une pinte de Brooklyn Lager. Le roulement inégal des discussions (quelques éclats de rire tracent leur sillon) recouvre votre fatigue d'arpenteurs urbains et vous restez silencieux. Ainsi avez-vous le temps de regarder alentour : les gens, le décor, le comptoir... Tout cela s'efface, se dissout devant un autre spectacle. Face à vous, à votre gauche, à votre droite, trois beaux écrans plats bousculent, suspendent comme une ronde de couleurs saisissantes, l'attendue souveraineté de votre repos. Vous avez fui la basse continue de la ville, l'intermezzo régulier des sirènes et vous saviez ce que serait la cascade des voix du pub ; mais vous aviez aussi envie de laisser dehors le clinquant des publicités et l'appel outré des devantures.

    Désormais trois grands panneaux d'images éclatantes et continues. Fruits liquides d'un ailleur immiscé dans la lumière amoindrie de votre présent. Face à vous : la NHL, des hockeyeurs, des blancs, des rouges, dont vous vous rappellerez que les uns sont Américains, les autres Canadiens (Ottawa ? Toronto ? Montréal ?). À droite : la NBA, des basketteurs. C'est déjà l'époque des play-off, et là, vous êtes certains d'avoir identifié le jaune des Lakers. À gauche, un match de base-ball, dont la lenteur, paradoxalement, vous étonne (et auquel vous ne comprendrez jamais rien). Facilement vous êtes saisis. Gestes vifs des passeurs, dribbles, balles lancées, percussions contre la balustrade, ralentis sur un contact, visages en plan serré, regards rageurs, bras qui montent au ciel, buts, temps morts, pubs, rebonds, altercations, entraineurs en furie, parquet qu'on essuie après une glissade, seconde ligne avant qui prend la place de la première, gerbe de glace (au ralenti), plans sur les spectateurs, balle frappée, un gars qui court vers un point que vous ne définissez pas (décidément vous ne comprenez rien), interviews de joueurs, d'entraîneurs, lèvres qui bougent comme des mécaniques vides.

    Car toutes ces images défilent sans le son (le son vient d'une autre source. C'est l'accompagnement musical rock, un peu passéiste : Bruce Springsteen, Bob Seger, Jon Spencer Blues Explosion,...) : elles composent soudain les films muets de notre époque. Vous regardez autour de vous, épiez les attitudes. Personne (si : un ou deux) ne suit un match mais, sans qu'il y paraisse, entre deux gorgées pour apaiser un débat animé ou feutré, l'œil se projette, sort d'ici pour le monde étouffé des écrans plats (parfois un client fait un signe de tête et son compagnon pivote pour suivre une action en replay). Trois écrans, comme les nécessités impérieuses d'un branchement silencieux et vain sur le temps réel (en admettant que ces retransmissions soient en direct, ce que vous n'aurez pas vérifié), dont vous ne savez pas à quel besoin ils répondent : occupation dilettante, peur du vide, habitude, conditionnement. Étrange sensation devant ces gens auxquels on offre le spectacle simultané (choix concurrentiel qui, d'une certaine manière, annule chaque univers, en vérifie l'inanité) d'autres gens gesticulent jusqu'au ridicule, s'expliquant sans qu'on sache ce qu'ils disent (à moins de lire sur les lèvres). Étrange moment que la contemplation de ce monde de sourds, de ce monde aveugle, emporté qu'il est, emportés qu'ils sont, par la peur du silence et de l'écran éteint. Que ce soit du sport n'a ici aucune importance (du moins n'est-ce pas l'essentiel du moment)

    Vous buvez votre bière et ces trois fenêtres, progressivement, rétrécissent votre espace. Lancer-franc, petite friction dans la patinoire, arbitres rayés blanc et noir qui interviennent, balle qui s'élève et course vaine de l'adversaire. Vous fermez juste les yeux en franchissant le seuil et les rouvrez dans la nuit maintenant installée ; vous retrouvez avec plaisir le fracas new yorkais, la simultanéité du son et de l'image, la concordance indispensable de votre corps avec le monde environnant.

     

     

     

     

  • Historique (adjectif)

     

    Le problèmes de l'Histoire tient à ce que, par définition, elle considère le passé au détriment du présent. Cela revient à instituer une instance complémentaire à ce présent. La société bourgeoise, dès le XVIIe siècle, par les prémices de l'archéologie et de la logique muséale a beaucoup œuvré pour cette inscription des temps anciens dans la mémoire collective. Ce n'était pas seulement, d'aileurs, à des seules fins de délectation esthétique ; il y avait aussi, par ce biais, l'établissement définitif de la nouvelle classe dominante et une démarche de différenciation (la fameuse distinction bourdieusienne et les futurs effets du capital culturel).

    Ce rapport au passé a perduré tant que demeuraient dans le capitalisme relativement ordonné et contraint la nécessité des cadres nationaux et le besoin, notamment face au danger communiste, d'un ancrage culturel relativement stable. Mais ce temps est révolu. Il faut désormais faire autrement, s'affranchir des contraintes territoriales. Tel est l'enjeu secret auquel s'attaquent les think tanks de toute espèces : de la Trilatérale aux Bilderbergers. Abolir les nations, les frontières.

    Or, l'évolution des questions territoriales a une incidence sur la représentation du temps. Les principes du libéralisme (néo ou pas) ne sont nullement en contradiction avec les transformations mentales nées de ce qu'on appelle le postmodernisme, et notamment sa composante narcissique, ainsi que l'ont analysée des auteurs comme Christopher Lasch (La Culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances, ou Le moi assiégé) et Fredric Jameson (Le postmodernisme ou la loigique du capitalisme tardif). Et celle-ci est indéniablement réfractaire à l'Histoire.

    Il suffit pour s'en convaincre d'observer la manière dont on a attaqué l'enseignement de cette matière, les découpages hasardeux et incohérents permettant de rendre incompréhensibles toute vision globale du passé. Les résultats sont assez magnifiques si l'on considère l'inculture abyssale de la jeunesse française. Celle-ci a mise en pratique une logique de la tabula rasa assez magistrale (façon de parler). Le vieux, l'ancien commence à ce qui dépasse sa petite existence. Ce n'est là qu'un des effets d'une volonté politique et d'une évolution culturelle qui ont été mainte fois et brillamment analysées. On relira des auteurs aussi différents que les membres de l'École de Francfort, Hannah Arendt, les situationnistes ou Marc Fumaroli (ce qui, au passage, recouvre un éventail politique assez éclectique, pour le moins).

    Je m'en tiendrai très humblement à commenter l'adjectif historique. Dans une première acception : ce qui relève de l'Histoire. Mais, dans un sens amoindri : ce qui est marquant, ce qui fait date. Et nul ne peut ignorer que nous vivons dans une époque où cette seconde lecture a pris une place phénoménale. Tout moment, tout événement devient historique. Ainsi entend-on que le dollar atteint son plancher historique de l'année, que la gauche, pour telle élection, fait un gain historique (qui sera balayé dans les quatre, cinq ou six ans qui suivent). Le postmodernisme invente donc l'immédiateté historique (bel oxymore) à l'aune d'une société de l'information privilégiant l'instantané, le direct, le vécu. Car derrière cette dérive se cache la volonté d'animer nos existences figées par des décisions de plus en plus obscures d'un semblant d'agitation. Une sorte de théâtralisation du monde pour combler l'ennui et la fatigue de soi (pour citer le remarquable livre d'Alain Erhenberg) qui nous habitent. Il faut nous distraire et créer l'événement, nous faire croire que l'aventure est à chaque coin de l'écran, car l'historique est essentiellement une catégorie médiatique. Il est la mise en scène d'une Histoire où, spectateurs, on transforme pour nous le moindre fait en émotion. Parce que, évidemment, l'historique ne recouvre plus une catégorisation intellectuelle : il est instantané et live. Il est avant tout une notion compensatoire, l'effet placebo d'une déréliction insondable.

    C'est pour cette raison que son aire de prédilection est le sport, puisque celui-ci, dont la diffusion occupe un volume horaire de plus en plus important, est une sorte de baromètre de la sociabilité, la borne sans cesse réactualisable d'une jouissance promise. Pas une médaille, pas une victoire qui ne deviennent un instant à vivre, un opium neutralisant les incertitudes et les angoisses. Pas une aventure physique qui ne soit une forme d'accomplissement collectif, reléguant la nouvelle de la veille à sa propre inanité. Les commentateurs sportifs (on ne peut quand même pas leur affubler le masque du journalisme, lui-même déjà bien ridicule) manient l'hyperbole avec une maestria qui tourne à la caricature. Ils veulent nous faire vivre, puisque beaucoup vivent si peu (confinés dans une stratégie de procuration ou écrasés par sa violence). Peut-on alors trouver meilleure illustration de cette confusion des temps, de cet écrasement des mondes vers le rien que cette image projetée, le soir de la victoire française en Coupe du Monde, de Zidane sur l'Arc de Triomphe, comme s'il fallait en effacer la matérialité, la monumentalité... Abolition absolue de notre Histoire devant l'icône dérisoire d'une liesse sans lendemain possible.

     

  • Par ailleurs, dans l'actualité...

    Du drap blanc, on voit dépasser, à peine, la semelle d'un mocassin et, dès lors, on en déduit que la tête est l'autre bout, là où apparaît une grande tache de sang. Les passants regardent, maintenus à distance par quelques policiers. Personne ne sait ce qu'on attend, qui doit venir, un procureur ou un légiste, sans doute les deux.

    Un uniforme précise à des journalistes que le gars a des papiers ukraiiniens au nom d'Alexander Nolinsky, et une carte de presse. Celui qui a tiré, les témoins parlent tous d'un homme seul, était un professionnel. Les deux balles, gros calibre, ont fracassé la boîte crânienne. Imparable. Et le tueur serait parti à pied.

    Très vite, un blond à l'accent germanique dit à ses collègues qu'il le connaissait un peu. Il s'était réfugié en Autriche, avant de venir en Belgique. Ils avaient travaillé sur des sujets communs. Mais il enquêtait aussi sur des affaires troubles, en free-lance. Il a dû toucher du lourd, mettre son nez où il ne fallait pas.

    Vu que cette histoire s'est passée en plein centre ville, à deux heures de l'après-midi, il n'est pas question de faire comme si. Le problème est de savoir jusqu'où on peut aller. Un autre blond, plus gros et rouge, vient dire que l'information est déjà sur le Net, avec quelques précisions sur la victime. On ne peut décidément pas balayer ça en une phrase. Pas la peine non plus d'en faire un titre. À la douzième minute du journal, cela suffira, avec quelques images du corps sous le drap blanc et la voix du présentateur en off.

    Il y a d'abord des inondations en Flandre, triste spectacle, puis la réunion des ministres de l'économie de l'Union Européenne.

    -Font chier. De toute manière... dit Marie, en se levant de table. Je vais chercher les fruits. Tu veux quoi ? Pomme ou poire ?

    -Poire.

    Quand elle revient, elle voit le drap blanc, quelques secondes.

    -C'est qui ?

    -Pas dit. Un gars qui s'est fait buter, visiblement. Encore un mec pas clair, à tous les coups. En fait, j'aurais bien pris une pomme.