Au soir de la vague de froid survenue comme un éclair (sic), nous eûmes droit à l'intégrale. Il faisait -8° et cela dura douze minutes : le Monsieur Météo de la chaîne, un ingénieur idoine, des petits vieux dans une caravane, une route paralysée dans le Massif Central, et des mines réjouies à Megève. Le lendemain, thermomètre à -11°, ils en firent à peine moins -dix minutes- et nous offrirent un logement insalubre sans chauffage, Les Sables d'Olonnes sous fine pellicule blanche et une petite incursion chez nos voisins belges pour bien montrer que le gouvernement n'y était pour rien. Les deux jours suivants, alors que la température continuait de baisser (-12, puis -14°) on passa plus rapidement. racontant en deuxième, voire troisième rideau, ce qui n'était plus que petites misères verglacées. Tout juste eûmes-nous le loisir de découvrir les accents limousin et texan : l'autochtone et le touriste, entre deux tôles froissées et les conseils d'un médecin (couvrez-vous bien et buvez chaud...). Au cinquième jour, on rallongea la sauce, avec un relais pathétique : ils avaient leur premier SDF mort, à Beaugency (ce qui fut l'occasion pour la France de parfaire sa géographie...). Un ministre apparut, qui nous garantit que tout le monde se mobilisait pour faire face. Pour détendre l'atmosphère, deux journalistes d'investigation avaient parcouru les Jardins du Luxembourg, avec filtres et polarisant : c'était très beau. On se serait cru à Noël... Le sixième jour fut tragique. Trois morts (Toulouse, Baisieux et Besançon), malgré des centres ouverts (mais ils ne veulent pas se plier aux règles, nous expliqua un gars en cravate, ils préfèrent être seuls), des routiers bloqués qui n'en pouvaient plus et des coupures de courant en raison d'une demande trop forte : on atteignait les -17°. Près de douze minutes. Les candidats à la présidentielle rageaient in petto d'être ainsi relégués au profit de miséreux qui, vu leur précarité sociale, n'étaient même plus un électorat à conquérir. ISans doute durent-ils brûler des cierges, invoquer les puissances infernales, promettre je ne sais quoi. Toujours est-il qu'au septième jour, Dieu, dans sa grande miséricorde, annonça le dégel au 20 Heures, et l'on put renouer avec des banalités moins climatiques...
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Par ailleurs dans l'actualité (V)
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Caravage, le Diable au corps
Caravage, Bacchus malade, Palais Borghese, Rome (1593)
Le mythe est un besoin de recomposition, comme Isis eut besoin de rassembler les membres dispersés du corps d'Osiris. C'est la mort et sa sublimation, une sorte de défaite retournée par l'orgueil, et lorsque des éléments du passé nous attachent à eux dans un degré tel qu'ils vous semblent partie de vous-même, nul doute qu'ils ont la force -parfois inconnue de vous- de sauver d'un présent impossible, une beauté (à moins que ce ne soit une frayeur mais la beauté, comme la passion, est une frayeur qu'il ne faut pas fuir) qui dure.
Nous nous racontons des histoires, souvent, qui seront toujours moins magnifiques que celles offertes par l'homme ou la femme réduits à n'être plus qu'un nom dans le catalogue du temps. C'est à ce titre que tout mouvement biographique est une fiction, l'entrée de la personne concernée dans l'espace concentrique et fléchée de la narration, par lequel nous essayons de trouver un sens, une unité à ce qui n'en a pas, tant nos vies sont avant tout des efforts du jour le jour. Ce n'est pas seulement la peur qui pousse à une telle recherche d'unité ; on ne peut pas tout jouer sur ce seul sentiment, ce serait lui donner la part trop belle et ne pas comprendre ce que nous trouvons de plaisir à jouer ainsi. Plutôt l'inverse de la peur, stérile et stéréotypée, la beauté fragile du destin...
Ainsi, mettant hors jeu une première œuvre à la signature incertaine, ce Bacchus malade est le point originel du monde caravagesque. C'est un autoportrait. De quoi est-il atteint qu'il faille voir en lui, malgré la musculature encore bien dessinée, une lassitude du corps, son délitement subreptice ? Une maladie que révèle le teint cireux du visage et de la peau : la verdeur est comme le premier acte d'une décomposition promise. Puis il y a le regard, la tentative qu'on lui devine de vouloir parer à la catastrophe. Mais il n'est pire aveu qu'une ironie que la douleur saccage. Ce qui, dans un autre contexte, eût semblé sardonique, se révèle d'une ironie un peu macabre. La fête est finie, elle a épuisé son propre dieu. L'illusion dure encore un peu : la grappe de raisin évoque l'ivresse. Il l'a dans la main, presque contre son cœur : c'est un reste, une relique, qu'il n'envisage même pas. Elle est translucide, dans les tons de son corps. Sur la table, une autre grappe : vive, noire, sanguine. Celle-ci offre tous les signes de la vitalité, mais elle semble bien loin, sur le bord de la table, prête à tomber. En fait, Bacchus ne voit rien. Son œil est ailleurs, dans l'insondable de ce qui est amené à disparaître. Bacchus est jeune et pourtant si vieux. Vieux d'avoir vécu, de n'avoir pas reculé devant la jouissance (les deux abricots vénériens le rappellent). Ce n'est pas la sénescence sage et résignée mais le raccourci de la vie qui mène, sans regrets ?, à la disparition.
Caravage commence ainsi par une fête achevée et l'effroi à peine dicible d'une soudaine solitude qui avait plongé dans le monde et la vie. L'épuisement est la porte par laquelle il entre en peinture, d'un corps abîmé par la maladie, comme il en sera du sien, en 1610, touché par la malaria ou la diphtérie. Il y a donc, dans notre regard sur ce tableau, l'étrange sensation d'une préfiguration, comme si peindre, pour lui, en venait à se peindre, et à courir au devant de son histoire. Magique travail du mythe par quoi Caravage nous raconte ce qui l'attend : la fatigue et la maladie. C'est écrit, ici peint, peu importe. Mais il faut plus encore pour que l'on puisse accroître notre rêverie. Premier tableau, en forme d'autoportrait, disions-nous, et en écho, nous allons chercher le dernier tableau en forme d'autoportrait : le fameux David et Goliath, peint en 1609, un an avant sa mort, où l'amant décapite son maître, Caravage lui-même, à l'arme blanche, de cette arme blanche dont le peintre usa pour tuer un homme en 1606.
Tel semble être le destin pictural de l'artiste inscrit dans ses propres tableaux, et aujourd'hui visible dans ce lieu unique (et doublement, si l'on peut dire) de la villa Borghese. La maladie et le meurtre, tous deux mis en scène : l'alpha et l'omega d'une trajectoire qui ne mettra pas longtemps à s'arrêter, et qui n'aura œuvré que dix-sept ans, sans rien rater, ou presque...
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En fermant les yeux, Bruckner
C'est peut-être là qu'est l'injustice faite à Bruckner, de n'être pas Wagner, et d'en être imprégné, de n'être pas encore Mahler, qui épuise, à sa manière le genre symphonique. Il paraît que le maître de Saint-Florian était un curieux mélange : entre le génie et le crétin, si l'on en croit certains témoignages. il serait, dans son genre, une exemple admirable de ce que l'art réserve de surprises qui défient l'entendement.
Le souci symphonique de Bruckner semble de peindre une sentiment. Ce sont de grandes coulées chromatiques, des surgissements toujours contenus, des apaisements qui n'atteignent jamais le silence. On a envie de fermer les yeux. Non pas comme ces adeptes new age d'une musique passive, relaxante, laxative, décérébrée. Bruckner est sans mièvrerie, sans tendresse ridicule. Il libère une énergie condensée dans un continuum dont il est difficile de sortir, parce qu'on y trouve un bonheur presque sans faille. Un moment d'apesanteur gracieuse. C'est bien ainsi que l'immense Furtwangler le donne à entendre, dans ce début d'adagio, pour la 7ème symphonie.
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Avant, pendant, ailleurs...
Andy Warhol, Big Electric Chair (série : Disaster), décembre 1967-janvier 1968, Centre Pompidou
On t'a dit, depuis les Grecs c'est ainsi : la vie ne tient qu'à un fil. Les Parques, Atropos, toute l'histoire. Mais il est là, le fil, coupé, justement, qui traîne et, relié, câblé, ajusté, signe ton arrêt de mort.
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Les premiers et les derniers
Tu ne sais pas quels ont été les premiers mots que tu as dits à ton père. Ce n'était pas des mots, d'ailleurs, mais un baragouin où tu exerçais ta bouche, ta langue, ta voix, ton cœur et tes viscères. Tu ne sais pas quand tu lui as dit papa pour la première fois, et lui-même, peut-être, ne s'en souvenait pas : il n'en a jamais rien dit. Ce sont des instants morts et enterrés. Pourrait-il en être autrement, quand, plus tard, adulte, et conscient, tu n'as pas su retenir ce qui allait être ses derniers mots. Je n'ai pas compris. Je n'ai peut-être pas écouté. Je m'aperçois seulement que c'est ma bouche qui mange ma réalité en la parlant. Pas compris, ou pas voulu comprendre. Il faut parfois rejeter l'idée même du souvenir, de la fonctionnalité de la mémoire, pour conjurer le sort, pourtant scellé, de celui qui va mourir.
Vous taire l'un et l'autre allait de mise. Vous n'avez pas changé les mots, banals, de la vie, et c'est essentiel, puisque les derniers mots ne peuvent, être, s'ils sont ainsi figés, sacrés et lapidaires, que des reliques et qu'il vaut mieux, te dis-tu, qu'il ne reste rien, absolument rien, sinon ce qui fut vivant, maladroit, incertain, humain, entre vos premiers et derniers mots, ensemble, et à toi seul, désormais.
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La Madonna dell'Orto
Avait-elle déjà remarqué la lenteur de mon pas ? Peu importe. Je n’aurai plus l’occasion de lui demander…
-Si vous venez pour l’église, il ne faut en effet pas la manquer, jeune homme, parce qu’il y a des trésors à l’intérieur. Vous êtes sur le bon chemin.
Elle s’était lancée de cette manière, sans chercher par toutes ces zones d’hésitations qui nous font passer du silence à la discussion. A croire qu’elle se surprenait elle-même car, après un temps d’arrêt, devant mon visage interdit, elle ajouta :
-Enfin, vous venez pour la Madonna dell’Orto, non ?
J’acquiesçai. Depuis trois jours, je n’avais parlé à personne, sinon pour quelques mots au personnel de mon hôtel, et c’était peu.
-C’est bien, mais il est encore trop tôt, remarquez. Oui, vraiment regrettable d’ouvrir si tard mais les gens ne sont pas toujours disponibles. Sans quoi il arrive des malheurs. De vrais malheurs. Certains pensent que nous restreignons les heures de visite pour un profit quelconque, ou par mauvaise grâce. Pas du tout. Il faut que l’on puisse surveiller et les gens de la paroisse doivent vivre aussi. Nous assurons des relais en quelque sorte. Ce n’est pas toujours facile. On nous a volé la Madone de Bellini, vous savez.
Elle enfonça ses mains dans les poches de son imperméable. Pourtant il y avait soleil et l’air était doux. Cela devait être une habitude, ou le froid de la vieillesse. Elle ne souciait guère de son apparence et ses cheveux gris étaient un peu trop longs.
-Comment savez-vous que je suis Français ? Vous n’avez pas hésité une seconde.
-Je suis passé près de vous tout de suite. Vous contempliez le rio et fredonniez une chanson, en français, et sans accent. Alors…
Elle-même le parlait remarquablement. Elle m’apprit qu’elle l’avait étudié à l’université. Son premier mari était d’Aurillac. Il était venu travailler sur Padoue, dans le commerce. Ils s’étaient rencontrés ici, à Venise, près de la gare. Un hasard. Ils s’étaient mariés aussitôt. C’était un homme remarquable, comme on en rencontre peu dans sa vie.
-Puis, au moment de la guerre, il a décidé de rentrer en France pour se battre. Il n’a pas voulu que je vienne. Il avait peur pour moi. C’était difficile pour lui, de se sentir à la fois Français et Italien. Il est mort au combat, dans le Massif Central, peut-être pas très loin d’où il était né. Je n’ai jamais cherché à vérifier l’endroit. Cela faisait un certain temps que les nouvelles n’arrivaient plus. Il s’était toujours arrangé pour m’en donner. J’étais inquiète et j’avais raison. Dans les derniers temps de la guerre, j’ai reçu un jour une lettre d’un homme qui avait partagé sa vie dans le maquis. Ils sont tombés dans une embuscade et la dernière fois qu’il l’avait vu, il n’y avait pas d’espoir de le sauver. Il avait juste eu le temps de lui donner notre adresse.
Elle n’avait guère quitté Venise, sinon pour quelques séjours à Paris et dans la région de Perpignan, chez des amis, quand elle était étudiante. Mais plus jamais depuis la guerre, elle n’avait franchi la frontière. C’était impossible, trop émouvant. Le français, elle continuait de le lire et pour le parler, elle fréquentait un cercle de discussion deux fois par semaine. Elle vieillissait. Soixante-seize ans.
-Mon second mari n’était pas très francophile. Je suis restée fidèle à Cannareggio, ma vie durant. Un déménagement dans un autre quartier m’aurait dérangée. Je n’ai pas l’esprit clanique des siennois mais enfin… J’aurais mieux supporté d’aller loin, dans une autre ville.
Elle ne connaissait pas celle d’où je venais, incapable même de la situer.
-Elle n’a pas beaucoup d’intérêt, en fait. Pas laide mais rien qui puisse attirer.
-Je suis sûre qu’elle a son charme. Il ne faut pas imaginer que Venise, vivre à Venise, soit si drôle.
Elle avait des yeux verts et pénétrants.
-Je vous emmène. Cela ne vous dérange pas ?
Je souriai. Elle fit quelques pas, s’arrêta et rebroussa chemin en m’invitant de la main à la suivre.
-Nous avons le temps. Il n’est pas encore l’heure de l’ouverture. J’ai bien une clé mais ce ne serait pas courtois de faire une visite privée.
Nous prîmes à droite et en avançant sur le petit pont elle me montra une maison précédée d’une cour qui descendait doucement dans l’eau. Un endroit singulier, comme laissé à l’abandon.
-C’est le dernier…(un mot vénitien que je ne compris pas vraiment et que je n’osai lui faire répéter pour désigner les ateliers où l’on réparait les barques.). Il y a eu une époque avec des centaines d’endroits semblables. Ce serait le dernier.
-Maintenant…
-Maintenant, les embarcations sont en plastiques. Alors…
Elle salua une voisine, puis un gamin qui passait, se retourna vers moi en haussant les épaules.
-Ce sont des choses normales, la modernité. Mais vous n’oublierez pas l’endroit, j’espère.
Elle répéta le mot. Le régionalisme m’échappa à nouveau. Ce fut une trace qui passe, le sillon d’un esquif qui se referme. J’ai depuis, dans ma tête, un mot que je transcrirais ainsi : squore (ou scuore) sans savoir s’il correspond à une réalité tangible. Et pour rien au monde je ne voudrais entreprendre de recherches pour vérifier son exactitude. Il est. Je vis avec lui et dans mon monde il est le sésame de cet après-midi ensoleillé et de ce visage ridé au sourire quelque peu édenté qui se proposa de m’accompagner vers la Madonna dell’Orto. Je voulais l’inviter à prendre un café mais elle déclina l’offre, comme s’il avait fallu faire vite.
La gardienne était si ponctuelle qu’à peine nos premiers pas engagés sur la place, nous vîmes la porte s’ouvrir et le visage de l’hôtesse se froisser dans le soleil qu'elle prenait de face alors qu'il tombait sur nos nuques. Mon accompagnatrice et elle se saluèrent, échangèrent quelques mots. Elles se connaissaient bien et parfois les rôles s’inversaient. C’était elle qui ouvrait l’église. Les gens du quartier s’étaient ainsi organisés pour que l’édifice soit à la fois ouvert et surveillé. Dans l’obscurité neuve et profonde, mon guide de hasard m’indiqua de la main l’aile gauche du bâtiment.
-La Madonna. La Madonna.
Sur un autel sans éclat, on avait disposé la photographie, à la dimension –du moins pouvait-on faire une telle conjecture – du Bellini dérobé.
La vieille vénitienne, très légèrement en retrait, à mes côtés, avait un regard intense, tendu vers l’illusion de la grâce absente, absente à jamais peut-être. Son âge devait l’empêcher de pleurer, surtout devant un inconnu bien plus jeune, admiratif, sans doute, mais placide, extérieur au drame. Cette retenue m’étreignait. Plus que de la résignation ou de l’orgueil, elle était un voile de noblesse. Pour moi, cette image disparue était de l’histoire, une discussion d’esthétique ; pour elle, l’écho de toute une vie, les méandres de l’eau et les venelles de sa mémoire.
-La plus belle du monde…, murmura-t-elle.
Et si j’avais pu la voir vraiment, j’espère que j’aurais eu envie d’en dire autant. Mais elle n’était pas là… J’essayais d’imaginer.
C’était déjà ainsi qu’elle l’avait évoquée quand au fil de notre marche, le long d’un rio, elle en était venue à la représentation de la Madone. Sans l’avoir vue encore et, de toute façon, l’espoir perdu d’avance, puisque ce ne serait plus que son image, j’en connaissais la douceur, la bienveillance sage, qui n’était pas simplement une émanation des yeux mais la densité de la posture humaine, débarrassée de tout son hiératisme byzantin.
-Vous comprenez ?
Elle plaçait cette image doublement irréelle dans une éternité imparable. Je compris dès le début qu’il eût été inconvenant de juger de la grandeur de la toile, de sa valeur, et, quoi qu’il en soit, mes mots seraient tombés en grêle comme dans un puits. Je me taisais. Je fis quelques signes de tête.
Elle me montra donc le souvenir de la beauté de Bellini. Et là encore, je me tus, pour que ce silence ne puisse être interprété que comme un mélange d’émerveillement, de respect et de compassion. Elle me laissa seul avec le tableau, avec cette double absente : absence de la chair, absence de l’œuvre, et pourtant si captivante de sa disparition même. Elle revint auprès de moi. Dans la crainte sans doute d’une déception de touriste trompé, à qui on vend une copie pour l’original, elle me glissa qu’il y avait d’autres merveilles dans cette église. Tintoretto y avait peint le Jugement universel (ainsi qu’elle l’intitulait et il me fallut un peu de temps pour comprendre qu’il s’agissait du jugement dernier) pour lequel il avait écouté les conseils de Titien. Elle me raconta la rencontre entre Titien et Tintoretto, avec une douceur toute théâtrale.
-Dis, Tintoretto, tu peins le Jugement universel.
-Oui.
-C’est bien, Tintoretto. Mais ce sont tous les hommes, alors ?
-Oui, tous les hommes.
-Et les noirs, Tintoretto. Où sont les noirs ? Si tu peins tous les hommes, il faut des noirs !
Alors, avant d’entamer un long monologue sur les éclairages défectueux, possibles, appropriés avec les surveillants (qui étaient ses amis), elle me déposa à un endroit précis devant le chœur, pour me montrer les deux nègres que le peintre s’était empressé d’ajouter.
Elle connaissait cette histoire parce qu’elle était de la paroisse et que ces choses finissent par se savoir quand on s’y intéresse un peu. Elle avait travaillé dans une compagnie d’assurances, après son droit. Mais la ville était si riche, si merveilleuse que l’on vivait sans cesse au contact des œuvres. Alors elle avait appris au fil des années. D’ailleurs, maintenant qu’elle était en retraite, il lui arrivait de passer en début d’après-midi voir si des touristes français désiraient son concours. Le temps est lent quand il n’est plus qu’à soi, disait-elle.
-On pourrait croire que je chasse le touriste, que je le guette, comme une voleuse. C’est ma façon à moi de continuer à vivre, d’être là. Venise est une ville morte, une ville qui meurt. Si, si. Tout finira un jour.
Je hochai la tête pour signifier qu’il ne fallait jamais prononcer ce genre de phrases.
-Si, si. Je sais bien que mes propos sont banals et qu’ils sont en même temps très vrais. Vous serez mort et moi aussi. Venise s’enlise. La vase, jusqu’à un mètre vingt dans les rios. Des Hollandais ont bien essayé de pomper mais à coup sûr des maisons entières s’écrouleraient. C’est l’enlisement qui fait que tout se tient. Imaginez que le champignon qui vous ronge soit aussi celui qui permette encore de résister à un mal encore plus profond. Alors Venise se fait belle, propre autant qu’elle le peut. Bien plus que dans ma jeunesse. Un peu comme on habille un mort avant la cérémonie. Mais vivre ici l’hiver, c’est aussi être transi d’humidité, transformer la moindre sortie en une lutte contre le froid et l’engourdissement.
Elle fit quelques pas et devant nous se dressa la tombe de Tintoret, à droite du choeur.
-La vie est un mélange. Un balancement. Tout vit par le mouvement. Tout finit par le mouvement. On vient ici regarder un tableau de Tintoretto. On vient y voir la dépouille de Tintoretto.
-Je ne savais qu’il était enterré ici.
Elle s’arrêta, posa sa main sur mon avant-bras. Les yeux mi-clos.
-Jacopo Robusti. Jacopo Robusti. Il Tintoretto.
Elle ajouta quelques mots que je ne compris pas, après quoi elle esquissa un sourire. Peut-être parlait-elle au Tintoret dans une familiarité qui m’échappait complètement. Dans le silence vénéré de cette église, il était plus qu’un peintre : le compagnon de toute une vie. Celui qui, dès sont plus jeune âge, dans la grandeur retenue de ses couleurs, lui avait fait lever la tête vers un autre monde. Celui qui, plus tard, avait été le point de départ vers les lumières ferventes de l’art, comme en gardaient tant les églises et les musées de Venise. Celui vers qui elle revenait, pour le garder avant d’aller à San Michele, sur l’île qui servait de cimetière, où elle serait à jamais éloignée de lui, mais près des siens. Dans le désespoir né de la disparition de la Madone de Bellini, je me suis demandé s’il n’y avait pas la terreur inavouée de cette mort touchée de son vivant. Il en était peut-être de la peinture volée comme des enfants partis avant leurs parents. Le tableau vieux de plusieurs siècles que cette dame se lamentait d’avoir perdu était un être qui devait demeurer après elle. Son souci de le voir briller dans l’église avait été une contribution à l’avenir, à la perpétuation d’un esprit, d’une parole.
-Vous comprenez, la disparition du tableau est une catastrophe, me dit-elle en sortant de l’église. Il faisait partie de notre monde. En plus, maintenant, l’église paraît plus vide. Les gens viennent moins. Ils savent que le chef-d’œuvre n’y est plus, alors ils passent leur chemin. Vous avez bien voulu m’écouter mais ce n’est qu’un grain de sable. Il arrive que pendant des journées entières nous ne voyions personne. L’église est aussi vide que nos maisons. Parce qu’une photo ne remplace rien ni personne. Le plus insupportable, c’est d’imaginer que ceux qui l’ont volé, les exécutants, ne l’ont même pas regardée. Ils l’ont vue bien sûr, mais ils ne l’ont pas regardée. Alors que toute une vie ne suffirait pas pour en épuiser toute la beauté, la profondeur, la sensibilité.
Elle posa sa main sur mon avant-bras, ébranlée par sa propre indignation. Nous étions dehors maintenant et elle s’arrêta sur la petite place pour contempler une dernière fois avec moi le monument, sa façade.
-Les choses n’ont pas toujours le nom qu’on leur prête, me glissa-t-elle. Je vous ai dit tout à l’heure que Tintoretto s’appelait Jacopo Robusti. Pour l'église aussi, il y a deux noms. Madonna dell’Orto, à l’origine, c’est San Cristoforo.
Et elle me montra la statue qui ornait la façade, avec l’enfant sur les épaules d’un homme qui plie un peu sous la charge. Elle m’expliqua l’affaire. Dans un jardin adjacent à l’édifice, on avait trouvé, enfouie, la statue d’une femme. Et du coup, le nom de la Madone avait pris le pas sur celui du porteur du Christ.
-C’est comme cela ! Alors, il y a malgré tout une Vierge qui veille sur nous.
Parce qu’on avait volé celle de Bellini. Elle y revenait toujours. Elle semblait encore plus émue encore qu’à l’heure de notre contemplation.
-Je ne crois pas que ce soit une œuvre très facile à mettre sur le marché. Je ne suis pas experte en art, mais je doute fort que Bellini… Alors il faut se résoudre à admettre qu’il s’agit d’une commande, d’un vol sur ordre. Elle est quelque part à l’abri des regards, pour le loisir d’un homme riche qui avait les moyens de nous en priver. Je ne me fais aucune illusion. Je ne la reverrai jamais. Un jour, elle reviendra, quand celui qui nous a volés sera mort lui aussi et qu’un héritier ignorant ou intelligent, c’est l’ironie du sort, nous la rendra.
Elle eut un geste de dépit et me demanda si je restais encore longtemps à Venise.Je partais dans deux jours. Elle me sourit, m’indiqua la fenêtre de son appartement, mais ne voulut pas me dévoiler ni le numéro de la sonnette, ni son nom. Cela n’avait aucune importance. Aucune importance. Nous nous serrâmes la main avec je crois une certaine maladresse.
Je ne suis pas encore retourné à Venise et la Madone reste introuvable.
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bruits et spots
Repensant (pourquoi ? Jeu claudiquant de la mémoire...) à la dérive festive qui aura en fort peu de temps amener la fête de Marie de la capitale des Gaules (laquelle offre, de capitale, à son archevêque d'être, catholiquement parlant, primus inter pares) à n'être plus qu'une énergique et intempestive Fête des Lumières lyonnaise, l'adjectif lyonnaise n'étant plus qu'un élément de localisation secondaire dans le symbole, essentiel dans le marketing, repensant à ceux qui se désolent de cette situation, tu t'es rappelé qu'il y a près de trente ans tu étais entré dans San Anastasia, à Vérone, sanctuaire plus sombre que jamais tant il pleuvait, sans que tu y pusses admirer tableaux, statues et architecture, car il était précisé en substance, à l'entrée, qu'éclairage il n'y avait pas parce que c'était d'abord un lieu de culte. De toute manière, le gothique devait suffire à pourvoir l'endroit d'une autre lumière...
La désertion avait pourtant déjà bien frappé la catholicité (du moins en Europe) et les églises entamaient leur lente conversion muséale. Entamer n'est sans doute pas le mot adéquat puisque déjà, en 1904, dans La Mort des cathédrales, dans la même inquiétude que Barrès, Proust écrivait :
"[...] les églises pourront être, et seront souvent désaffectées ; le gouvernement non seulement ne subventionnera plus la célébration des cérémonies rituelles dans les églises, mais pourra les transformer en tout ce qui lui plaira : musée, salle de conférence ou casino"
La catastrophe est fort lointaine, mais cette paroisse de Vérone s'y refusait, visiblement. Tu n'en pris nul ombrage. C'était ainsi. Tu y es retourné depuis et les choses ont changé. Il le faut, dira la doxa. Rien ne peut ni ne doit demeurer en l'état. Mais de quel état s'agit-il ? Il est clair que lorsque de croyants il n'y a plus, et avec leur disparition l'abandon intellectuel d'une signification, il ne reste plus que la muséification totale ou partielle des lieux. Et d'en faire des coquilles vides.
Ou de les rendre plus attrayantes, plus chatoyantes, pour que la foi soit plus tendance, avec l'espoir que sur les cohortes de badauds quelques-uns trouvent dans ces lampions son chemin de Damas. Dès lors, on sonorise le silence, on sculpte aux projecteurs le gothique ou le roman, on scénarise pour l'intégrer à l'espace urbain le sacré (ce qui est, étymologiquement, une absurdité), on habille la sévérité. Et tout cela dans une odeur de gras et un brouhaha indicible (parce que désormais où que l'on aille, tout finit dans la friture et les décibels).
Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres (voir Assise et mourir, dans un autre genre...), mais si révélateur de ce brouillage qui, aujourd'hui, transforme le mystère du temps en événement. Le monde contemporain hait le silence et l'ombre. Un siècle et demi de progrès dans les domaines du son et de l'éclairage a débouché sur la perpétuelle présence du bruit et de l'ampoule. Les villes dans lesquelles nous demeurons ne connaissent plus le noir absolu de la campagne et les fantasmagories qu'il nourrit. Tout doit être au grand jour (et à jour, c'est-à-dire remis au goût du jour), parce que c'est ainsi que, valorisé, le passé peut survivre, être acceptable, passé devenant par là même un avatar monstrueux du présent sur lequel on le cale, calage comme on dit d'un reportage que l'on va diffuser, et que l'on oubliera aussitôt.
La transparence et le visible sont devenus les maîtres-mots d'un univers qui hait la mémoire, sinon pour en faire un jeu de cirque. Ils n'ont plus rien à voir avec une certaine aspiration intellectuelle qui fit son œuvre jusqu'au milieu du XXe siècle. Ils ne sont plus les lignes directrices de la connaissance mais les signes les plus détournés qui soient, pour une société entraînée vers l'oubli. Car la fête et la mise en scène patrimoniale en sont des formes monstrueuses. Elles ne sont pas le signe de la vérité comme suppression de l'oubli (selon le sens grec de l'alètheia) mais l'évidement spectaculaire du sens qu'on voudrait chercher, justement, dans cette vérité. Et, à ce titre, l'église -l'édifice- en support luminaire est un des plus beaux exemplaires de la défaite de la pensée...
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De la couleur avant toute chose...
Il paraît que le candidat socialiste et son équipe ont eu besoin d'une boîte de com' pour en arriver là. On admettrait une explication un peu décalée de deux mecs en fin de soirée, vodka-red bull, sur un coin de table, à une heure de l'échéance. Mais pas du tout. DDBA et fils ont planché sérieusement pour si peu...
Parce qu'invoquer le changement pour un parti de gauche relève de la tautologie. C'est leur fonds de commerce depuis toujours. La gauche, c'est par principe (du moins est-ce ainsi qu'elle se vend) la rupture avec l'ordre, la terreur, la tradition, la morale (à compléter selon son humeur). Encore faut-il reconnaître que l'esprit aventureux en a pris un sérieux coup. Le changement (de qui ? de quoi ?) n'est pas la révolution. Et Hollande ne promet donc pas à son électorat (et à la France) des lendemains qui chantent. Petit bouleversement en perspective, inscrit dans le choix typographique d'ailleurs, puisque ce mot est en caractère maigre, dans la taille la plus petite de l'annonce. Le roi de Corrèze est visiblement plus soucieux de nous annoncer le temps de l'événement : maintenant. Au cas où le peuple français aurait oublié que l'élection présidentielle était vendue comme la clé de voûte de notre prétendue démocratie. Un peu comme un gars qui rameuterait ses potes pour leur rappeler que samedi prochain, autant dire maintenant, c'est son anniversaire, qu'ils peuvent venir, sans oublier les cadeaux. D'ailleurs, il n'échappera pas à l'oeil que c'est moins le changement qui est signifié que l'équation entre maintenant (une affaire de timing) et François Hollande. C'est son tour, en quelque sorte.
Il n'y a pas lieu de s'attarder sur la médiocrité poétique (au sens où l'entendait Jakobson) du message. Construit sur une allitération en /ɑ̃/, il révèle chez ses concepteurs un sens du rythme et du mot pour le moins simpliste. S'il s'agissait de marteler une signification, ils ont fini par la noyer dans une prosodie aussi lourde qu'inefficace. Le changement, c'est maintenant François Hollande... Ce slogan est poussif, à l'oreille comme à la vue.
À ce niveau, on pourrait penser que la formule 2012 des socialistes ne nous apprend rien. Sur le plan de la rhétorique classique, c'est certain, et il faut une conviction de militant aveugle pour lui trouver l'écho mitterrandien de la force tranquille. Que nenni !
L'intérêt est ailleurs. Dans un très intéressant article publié par l'UPR, on trouve une observation curieuse sur les couleurs du logo UMP
Le bleu et le rouge choisis par le parti héritier du gaullisme ne renvoient nullement à ceux du drapeau tricolore mais ont leur correspondance dans le domaine américain, ainsi qu'on peut le constater dans les exemples suivants
C'est aussi l'étrange choix du candidat François Hollande. Le rose (et la rose au poing) qui fit la signature du parti dirigé par lui pendant dix ans a disparu pour une conformité chromatique anglo-saxonne. Peut-être une façon subliminale d'indiquer un changement à l'américaine, comme quelqu'un qui voudrait accompagner le mouvement libéral. Une manière d'annoncer la couleur sans le dire vraiment...
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Entre chiens et loups
Mark Rothko, Rust and blue, 1953
"Je peins de très grands tableaux ; j'ai conscience que, historiquement, la fonction de peindre de grands tableaux est grandiloquente et pompeuse. La raison pour laquelle je les peins cependant -je pense que cela s'applique aussi à d'autres peintres que je connais-, c'est précisément parce que je veux être intime et humain. Peindre un petit tableau, c'est se placer soi-même hors de sa propre expérience, c'est considérer une expérience à travers un stéréopticon, ou au moyen d'un verre réducteur. Quelle que soit la manière dont on peint un plus grand tableau, on est dedans. Ce n'est pas quelque chose qu'on décide."(1)
Être dedans. Rothko peut-il mieux définir l'inespéré horizon qu'il ouvre à l'œil quand il sépare, sur une aussi grande étendue, les couleurs tout en les rendant, indépendant de tout classement strictement chromatique, complémentaires. La taille n'est pas chez lui qu'une question de surface, c'est aussi une problématique de la profondeur, d'un au-delà construit sous couver d'une ligne (parfois plusieurs) de partage et le regard plonge dans un volume qui le balade sans cesse de l'un à l'autre des endroits peints. Et chaque endroit, pouvons-nous écrire en français, est l'envers indissociable de l'autre, comme dans les figures d'un jeu de cartes. Par les contrastes dont il se saisit, Rothko nous oriente dans la toile, en détruisant au passage la question du haut et du bas et celle de la primauté du centre. C'est un état d'âme qu'il restitue, dans une alternance parfois douce, parfois violente. Ici, le bleu : en force, comme un grand sourire engoncé dans la tension des deux autres tons. Un bleu-noir où règne une légèreté inexplicable, à la façon d'une fumée qui se dissiperait progressivement. Un rouge obscurci de noir qui ressemble aux lueurs d'un crépuscule d'incendie très lointain. Mais pour ce ton-là, Rothko a choisi un autre mot qu'une couleur. Rust : la rouille. Moins une donnée chromatique que l'introduction d'une durée. Moins un fait, étant-là du monde, qu'une histoire. De là procède cette étrange incertitude de la couleur, sa non-uniformité, parce que justement il n'est rien en nous qui s'imprime comme le ferait une peinture étalée sur un mur, si nous devions regarder ce tableau sous l'angle d'un exercice de pure coloration. La variation et l'incertitude de l'esprit, son humeur (dans tous les sens du terme : à la fois sentiment, liquidité de soi, voire trop plein qui mérite saignée ou lavement...) se matérialisent par des reflets, des prises et des retraits auréolés.
Rothko peint, il a raison, un intérieur, le circuit interne de l'être qu'il est (de là les bords qui ferment le sujet). Il est dedans et en ce lieu exposé sur la toile cohabitent des extrêmes qui se souviennent l'un de l'autre. Ce n'est pas la bouillie d'un ton intermédiaire, unique, dans lequel on pourrait retrouver telle ou telle nuance. Avec lui l'affaire est plus tranchante : une opposition qui ne se fondra jamais, des contradictions qui ne s'annuleront jamais, parce que ce serait à ce titre le signe le plus clair de la mortalité de l'existence (laquelle est mortelle, certes, mais il faut bien, paradoxe de la vie, mettre cette seule vérité entre parenthèses, ou, sinon, couper court). Parfois l'exploration sent l'horreur ou la tension (chromatisme sombre) parfois l'éclat, la vitalité (chromatisme clair, comme ce qui suit).
Orange and Yellow, 1956
Il y a une grande latitude dans la peinture de Rothko, quelque chose qui, dans la diversité chromatique, marque le balancement des pulsions. Son expressionnisme est à cet endroit, dans cette friction et, à chaque fois, l'immersion est totale. Alors la rouille, puisque rouille ici il y a, est une expérience qui, plutôt que d'anéantir le regard (contemplant une mare de sang séché) dans un univers oxydé, le pousse aussi à courir vers cette bande bleue intense, sans concession, presque brutale. Tout se tient. Nous ne sommes jamais ce que nous croyons être, ou ce que nous voudrions être. Rothko peint à merveille ces alternatives de nous-mêmes que nous avons tant de mal à accepter. La rouille, toujours, ce souvenir de l'inconciliable cru inconciliable, un peu comme la formule définitoire de René Char : "Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir". Et de ces observations, le peintre a raison d'écrire : Ce n'est pas quelque chose qu'on décide.
(1)déclaration au magazine Interiors, en mai 1951, pour l'enquête "Comment combiner l'architecture, la peinture et la sculpture".
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Arriver lentement
Géo Dorival, ca 1920
Cette affiche est un mensonge. Un beau mensonge, cependant, comme la littérature, s'il faut en croire Stendhal, qui en savait long sur la question, voyageur d'Italie impénitent. Il n'y a pas d'endroit où l'on pourrait ainsi considérer le forum en sa beauté démembrée en partie, avec la maison des Vestales et le Colisée en perspective finale. Ce n'est pas une photographie, pas un montage, comme on en ferait aisément aujourd'hui. La réalité, dans sa rigueur abusive, est d'une certaine façon reléguée ailleurs. Une affiche, pas une carte postale. Dorival a donné une ampleur sereine à l'ensemble du panorama. Il ne s'agit pas de tomber dans les poncifs et le défi est redoutable quand on s'attaque à Rome.
Les monuments ont l'élégance du trait, la vigueur de la couleur, et la partition franche entre l'ombre et la lumière évoque à merveille la descente apaisante du soleil, vers les six heures du soir, quand la chaleur devient enfin supportable. La sublimité de l'artiste tient aussi dans cette irruption d'une atmosphère et d'une température si sensibles que le voyageur a déjà dans l'âme la profondeur du choc qu'il trouvera devant l'un des berceaux de la culture européenne. Les ruines... ce ne sont pas des ruines rénovées ; leurs silhouettes ajourées suffisent à illustrer la force du temps. Les vestiges n'ont pas besoin que l'on rende exact l'état de leurs blessures. Tel est l'avantage du dessin (lorsqu'il n'a pas vocation au relevé mortifère de ce qui est -œil du légiste) : il n'efface pas la durée, il n'en garde que l'essence. Le détail viendra pour chacun, quand, par une belle matinée, il arrivera pour jauger son histoire à celle de l'Empire.
En contemplant cette affiche, le voyageur du siècle passé (bientôt cent ans) a tout le temps de rêver, et de penser aussi la longue descente en train vers Rome. Paris-Lyon-Méditerranée, puis au bas de l'affiche : Rome. Ce n'est pas seulement la destination que l'on donne ici, à la manière sèche qui trouve son sommet dans le panneau lumineux d'un aéroport, mais le trajet, ce par quoi il faudra passer pour arriver au bonheur attendu. Il y a dans cette œuvre de Dorival une infinie lenteur suggérée, l'idée aujourd'hui insupportable du temps perdu. Non qu'il le soit vraiment. Plutôt un temps que l'on n'a pas voulu économiser. Et c'est ainsi que plutôt que de voir Rome, désormais moderne, trop moderne, et sa banlieue, dans la lueur du petit matin, par le train de nuit, ou pire, de loin, à n'importe quelle heure, nuage jaune et sale de pollution, du hublot d'un avion qui se posera à Fiumicino ou Ciampino, on arrivait sans doute en milieu de journée, on prenait le temps de se remettre d'un parcours fatiguant (la littérature du XIXe est remplie de ces considérations), puis on s'en allait vers le soir, contempler les ruines, dorées du crépuscule qui n'était pas seulement (mais le savait-on déjà ? oui sans doute...) celui du jour vécu, mais celui aussi d'une civilisation dont Trajan n'aurait pas pu imaginer une minute qu'elle se réduirait un jour à n'être plus qu'une curiosité pour esthète, avant de finir en champ de foire pour touristes de la globalisation.