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off-shore - Page 82

  • La République en vente

    Nous avons eu, et d'autres mieux que nous, l'occasion de nous inquiéter de la manière dont la classe dirigeante avait commencé à vendre les bijoux de la nation, considérant qu'il est temps de faire des économies et d'offrir des gages de libéralisme à ceux qui sauront faire d'un monument historique un complexe grand luxe.

    Ce mercantilisme suspect, à la fois moralement (puisque c'est le bien commun qui s'envole) et financièrement (la complaisance politique ne garantissant nullement son intégrité : sur ce point, le passé n'est pas flatteur pour l'engeance élue) n'est pas, loin s'en faut, le seul signe de cet abandon républicain, alors même que les envolées des uns et des autres ne cessent d'affirmer leur attachement à notre histoire. Vaste blague...

    Ce week end, au congrès de l'UOIF, le très sulfureux Tariq Ramadan n'a pas manqué d'air dans la provocation puisqu'il a invité les musulmans à la résistance. J'ai donc attendu, comme tout citoyen français à peu près cérébré, que la classe politique remette cet individu à sa place, l'invite à retourner en Suisse, s'élève contre un propos qui contient les germes d'une guerre civile larvée, et conteste qu'il ait dans ce pays une quelconque chasse aux sorcières touchant les musulmans.

    La droite avait joué les gros bras légitimistes en interdisant, parce qu'elle le pouvait, quatre acharnés de la charia, de l'antisémitisme et du sexisme. Elle avait voulu faire une démonstration électoraliste au profit de son candidat bling-bling qui désirait occuper le champ de la légalité nationale (faut-il écrire nationaliste ?). Mais pour aller plus loin et demander des comptes au sieur Ramadan, plus personne. Que celui-ci place la question sociale à l'aune de son engagement religieux, et qu'il fasse de la République une sorte d'espace crypto-fasciste, qu'il en insulte chacun des membres, visiblement, cela ne dérange personne. Pas en tout cas ceux qui, à l'UMP, chassent sur les terres du FN. Il aurait été pourtant bien venu d'interpeller le sieur Ramadan sur les massacres perpétrés au nom de l'islam devant des églises au Nigéria, sur les brimades et les violences infligées en Égypte aux coptes (lui qui est le petit-fils du fondateur des Frères Musulmans), sur la place de plus en plus réduite des chrétiens et des juifs dans le Maghreb. Il aurait été bon que toute cette bonne conscience national-libéral (Lionnel Lucca, Christian Estrosi et autres bonnimenteurs sans dialectique, hélas) aillent batailler contre celui qui a choisi le camp du communautarisme et de la haine occidentale pour que son message soit ainsi relayé au cœur de la République.

    Mais, pour mener ce combat, il faudrait que les pitoyables rhéteurs de l'UMP aient une vision un peu complexe de ce que sont, entre autres, l'arabe et/ou le musulman. Or, leur posture reste celle du mépris larvé, de l'analyse curieuse d'un phénomène devant lequel ils ne comprennent en fait rien. Ils invitent certes les jeunes gens issus de l'immigration à les rejoindre, à partager avec eux les valeurs qu'ils défendent alors même que toute leur politique consiste à mettre tout le monde dans le même paquet, c'est-à-dire à ne pas soutenir ceux qui, dans les quartiers ou ailleurs, veulent résister au salafisme, au repli identitaire, au communautarisme. On comprend fort bien qu'ils ne puissent pas répondre à Ramadan, parce que le combat des minorités réclamant non pas simplement le droit d'exister mais s'affirmant dans la tradition républicaine ne les intéresse pas. Ils n'y croient pas. Qu'un ministre de la République, à la suite d'une plaisanterie indigne, puisse être condamné sans avoir à démissionner (mais il est vrai qu'en France...), voilà qui nous épargne de longs discours sur le sujet.

    Et la gauche ? La gauche, sur ce plan, est plus encore coupable. Elle manie à la fois la bienveillance stérile et la condescendance habillée des meilleures intentions. Il ne fallait pas s'attendre à ce qu'elle s'opposât à Tariq Ramadan et qu'elle lui demandât des comptes. Eût-il été une langue bien pendue d'un parti fasciste qu'elle aurait envoyé sa plus garde pour jouer les justiciers... Mais un arabe. Car, pour elle, le délit de faciès fonctionne à l'envers. La couleur de la peau, le nom, l'origine fonctionnent comme des passe-droit. Elle n'est pas capable de penser le sujet arabe. Elle ne le cerne que comme un groupe, un attroupement, une foule. Il a un seul visage. Dès lors, sa parole est sacrée, parce qu'à l'aune de l'anti-racisme, du différentialisme, et de la lutte pour la liberté des peuples (laquelle lutte se réduit peu ou prou à la position choisie en fonction du conflit israélo-palestinien), il ne peut qu'être bon et entrer en conflit avec lui serait verser de l'huile sur le feu, le stigmatiser, se lepeniser... Sait-elle qu'il y en a qui se battent pour que l'on sorte de la caricature ? Connaît-elle Abdennour Bidar, Abdelwahad Meddeb ou même Malek Chebel ? De nom, sans doute, mais ils sont trop à l'écart, trop européens...

    À partir de là, plus rien n'est possible, sinon le mutisme. Lorsque les meurtres dans l'école juive de Toulouse se sont déroulés, tout le lundi a servi à une certaine gauche (SOS racisme en tête, royale bouffonnerie sans autre légitimité qu'elle-même) pour monter au créneau et nous annoncer que nous avions sous les yeux la traduction horrible d'une campagne fascisante. Le lendemain, on apprenait qu'il s'appelait Mohamed Merah : ondes coupées et tentatives pitoyables pour rattraper l'affaire. En l'espèce : ne pas faire d'amalgame. Qui avait commencé le premier ? N'empêche : il fallait absolument retourner la situation. C'est le ridicule Manuel Valls (et ses dents qui raient le parquet) qui s'est fendu de la plus belle des sorties : l'assassin est un « enfant perdu de la république ». Comprenons : les assassins, c'est vous, c'est moi, c'est nous. Responsable de ne l'avoir pas compris, de ne pas l'avoir assez aidé, de l'avoir fustigé, stigmatisé, vilipendé, battu peut-être. Je ne suis plus, pour ma part, à une accusation près. Je prends tout, comme on dit. Faudrait-il considérer Goebbels et ses amis pour des « enfants perdus de la République de Weimar » ? Quand on développe ce genre de dialectique rédemptrice, établissant une stricte égalité entre les victimes et le bourreau, on est dans l'ignominie, et ce, de deux manières. Ignominie vis-à-vis des morts, parce qu'ils ne sont plus q'un élément de comptabilité et vous donnez raison à l'assassin. Sur ce plan, Valls se sera lancé dans une entreprise compassionnelle à l'envers tout à fait intéressante. Qu'il soit pressenti comme ministre de l'Intérieur me donne envie de vomir. Ignominie vis-à-vis des jeunes arabes qui ne se reconnaissent pas dans le geste de Merah et à qui on fait l'aumône d'une compréhension paternaliste écœurante. Il s'agit bien de les maintenir dans leur livrée d'indigène, ainsi que le regrettait il y a près de trente ans Alain Finkielkraut.

    Il faut dire que les réticences de la gauche, à l'époque de l'affaire dite du voile, étaient déjà si belles qu'elles nous préparaient à des renoncements autrement plus terribles. Que l'éventuelle premier ministre Aubry ait appliqué durant huit ans des horaires différenciés dans les piscines lilloises pour complaire aux désiderata islamistes, voilà encore de quoi nous réjouir... C'était, dit-on, pour la bonne cause. Laquelle ?

    Dernier exemple : l'empressement du Sénat passé à gauche à faire passer le droit de vote pour les étrangers aux élections locales. Pourquoi aller si vite ? Était-ce l'élément d'urgence en matière de politique ? Que l'on soit ou non favorable à ce choix (1), ce qui surprend, c'est le timing. Mais il s'éclaire lorsqu'on analyse le glissement progressif du discours de gauche, et notamment socialiste, dans le domaine social. Considérant comme perdu, sur le plan démographique, et donc électoral, la classe ouvrière de la vieille Europe, la gauche rose cherche à fidéliser un électorat jeune et porteur. Elle joue l'esprit démocrate quand ses intentions réelles sont de substituer à l'ouvrier retraité (et bientôt mort) le jeune maghrébin dans sa comptabilité des soirs d'élection.

    Le sieur Ramadan a donc de beaux jours devant lui, parce qu'il est clair que les représentants de la République ont pour ceux qui la composent, dans toute leur diversité, pour ceux qui y sont attachés, dans toutes leurs origines, un mépris souverain. L'horreur à venir est évidemment que cela ne finisse selon des règles de violence assez rudes. Il suffit d'apprendre que Marion Le Pen est aujourd'hui en tête des intentions de vote des 18-24 ans, pour voir se dessiner des heures sombres. Peu importe, je crois, aux dirigeants de la droite classique et de la gauche libérale : ils n'attendent qu'une chose. Que se réalise le rêve de la Trilatérale, des Bilderbergers et de Davos, avec un monde en ébullition constante à la base, et qui n'empêche nullement que l'on fasse des affaires, en haut.


    (1)Je suis contre. Je ne dissocie pas droit de vote et nationalité.

  • XTC, pour Pâques...

    XTC est un groupe de pop assez méconnu. À cela une raison majeure. Dans un monde où il faut absolument être visible, et dans celui de la musique en particulier, ils sont invisibles : ils ne sont pas remontés sur scène depuis trente ans. Andy Partridge, le leader, ne supporte pas la foule. Dès lors, XTC est resté un quatuor de studio, ce qui n'est pas sans conséquences tant leurs compositions (notamment leur collaboration avec Todd Rundgren pour Skylarking) sont étudiées. À les écouter, on pense à Mac Cartney, à ce sens de la mélodie qu'avait le bassiste des Beatles. Un Mac Cartney qui ne serait pas fourvoyé, depuis que Lennon n'est plus là pour le provoquer.

    Pour la légèreté des œufs, des lapins et autres poules de Pâques, Easter Theatre, extrait de l'album Apple Venus (1999)



    Pour le droit à la mécréance, Dear God, du sus-intitulé Skylarking de 1986.




  • Surface.

    Tu surfes sur le net. Surface lissée de tout ce qui passe. Un peu comme ce tapis roulant sur lequel tu as posé tes courses au magasin d'à côté. Les toiles cirées, les peintures acryliques et laquées. N'est-ce pas amusant ? Rien de la vague, du rouleau contre lequel se bat l'homme ridicule contre la mer. Nous n'en sommes plus là.

    Monde plastifié. Des cartes que tu glisses pour payer ou t'identifier. Film numérique...

    Carrelage plutôt que parquet...

    Tu surfes sur le net et rien d'une profondeur cicatricielle, comme l'ont suspendue ces photos papier glacé, ne t'attend. Ce n'est qu'un détail

     

    biometrie_01.jpg


    mais quelque chose te dérange dans ce nouveau passeport biométrique que l'officier d'état civil vient de te remettre...

  • T...

    Tu n'es pas inlassable, comme tout un chacun, et le renoncement a fini par combler une part de ce que tu ne comprenais pas...

  • Visiteur (substantif)

    blog,visiteur,internet,écriture,communication,hyper-modernité

    Khalil Gibran, le Sable et l'Ecume, 1926 

    S'il est bon d'avoir l'esprit acerbe sur les travers des autres, et je ne m'en prive pas, il est nécessaire de ne pas être en reste quant à ses propres contradictions. J'ai moqué suffisamment les adeptes de Face-de-Bouc et leurs théories amicales censées justifier leur raison d'exister. Je continue de penser que l'escroquerie misérable d'une société répertoriant à satiété ses liens, tous ses liens, y compris les plus illusoires n'est rien à côté des moyens de contrôle sous-jacents qu'offre un tel montage. L'amitié de la Toile Zuckerberg est le tombeau de la vie et la terreau insidieuse de ce que Dominique Wolton nomme avec subtilité les solitudes interactives.

    Mais laissons cela. Nous avons aussi nos chats noirs, et lorsqu'on ouvre un blog, qu'on le développe (je n'aime guère ce terme mais c'est un signe de la prison sémantique à laquelle il est difficile d'échapper. Nous ne choisissons nos mots que dans une certaine mesure...), que le temps passe, on devient aussi le gestionnaire d'une structure invisible : on devient administrateur. Quel bonheur ! Administrateur... Cela fait rêver. On sent la grande entreprise, la prise de décision, les jetons de présence, etc. Pas du tout. Tout ce que l'on sait de plus, au fond, tient au nombre de pages lues et à celui des visiteurs.

    Car en ce monde où nous échangeons (autre épine sémantique, mais j'arrête là...), où nous écrivons, peu ou prou, nous ne trouvons plus de lecteurs mais des visiteurs. L'effacement du premier devant le second ne pose pas tant un problème d'orgueil, lequel supposerait que le lecteur du net ou de la presse est en soi un écho de celui de la littérature. On sait que c'est faux : les journaux ont des lecteurs et la médiocrité galopante de la gente journalistique (adieu Lacouture, Blondin, Mauriac et son bloc-notes... Ne soyons pas pleureuse). Non, l'orgueil n'a rien à voir avec la question présente. C'est un problème de représentation de l'écriture. Le passage par Internet induit un saut qualitatif (encore que l'adjectif soit plutôt à prendre avec ironie). Là où l'on imaginait la pause, le temps d'arrêt, les minutes arrachées à l'air du temps, aux nécessités premières, aux aléas, le lecteur se retranchant du monde, on doit désormais envisager un homme du transport en commun, un inconnu de la correspondance quasi ferroviaire, parfois même un perdu qui arrive chez vous en se demandant vraiment ce qu'il pourrait y trouver (mais ai-je quelque chose à lui offrir ? Ai-je d'ailleurs envie d'offrir ?).

    Si le blog ne détermine sa réalité, et certains diront sa notoriété, qu'à travers l'image du visiteur, à son dénombrement le plus grand possible, cela signifie qu'il est un leurre sui generis. Il n'a de place que dans le tournoiement incessant des adresses IP. Soit : il n'a pas de place. Il n'est nulle part. Il est donc d'une grande bêtise de poursuivre une histoire dont on se dit qu'elle n'est faite que d'une façade (comme le fameux mur de Face-de-Bouc), une sorte de pallissade sur laquelle on colle des mots, des textes, des images. Puis il y a les passants, qui jettent un œil, distraits, goguenards, lassés...

    On me rétorquera que celui qui vient sur mon blog a peut-être des raisons (qui lui appartiennent) de le faire, qu'il ne s'agit pas une simple erreur d'aiguillage durant à peine une seconde avant de rejoindre la rassurante page Google générale. Se vit-il d'ailleurs comme visiteur ? Suis-je moi-même un visiteur quand je vais chez autrui ? Parfois oui, j'en conviens. Pour d'autres, non : j'ai l'impression parfois de faire chemin avec eux, un chemin certes singulier puisque je ne les connais, ne les ai jamais vus. Dès lors les doutes qui me traversent à cause de ce désagrément sémantique sont peut-être superflus...

    Je n'y crois pas pourtant. Je suis certain que le choix initial de ce mot n'est pas motivé par sa valeur plus générique que celle de lecteur (selon le principe qu'il existe des blogs de photos ou de vidéos). Il signe la vitesse prenant le pas sur la lenteur, l'écoulement sur la fixation, la consommation sur la méditation, la curiosité sur l'étonnement. Et le paradoxe d'un tel pessimisme tient justement qu'il (le pessimisme) est le plus souvent la pensée fondatrice du désir de poursuivre. Rien qui ressemblerait à un acharnement ou à un désœuvrement mais en se disant que n'y eût-il qu'un seul lecteur du texte mis ce moment-là en ligne, parmi tous les visiteurs, un seul, qui s'en chargeât pour l'emmener hors de la machine, avec lui (ou elle), dans un endroit que je ne connais pas, que je ne connaîtrais jamais, n'y en eût-il qu'un seul, que ce serait battre en brèche le dictionnaire terrible de l'hyper-modernité... Vanité... Vanité, d'accord, une simple vanité (mais on sait que ce mot contient sa propre négation)...

     

  • Du progrès (et de ses masques morbides)

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    Dans un texte publié en 1942, mais écrit dans les premiers mois de 1940, soit peu de temps avant son suicide à Port Bou, Walter Benjamin écrit les lignes qui suivent (il s'agit du fragment VIII) :

    "La tradition des opprimés nous enseigne que l'"état d'exception" dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l'histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons alors que notre tâche consite à instaurer le véritable état d'exception et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. Celui-ci garde au contraire toutes ses chances, face à des adversaires qui s'opposent à lui au nom du progrès, compris comme une norme historique. -S'effarer que les événements que nous vivons soient "encore" possibles au XXe siècle, c'est marquer un étonnement qui n'a rien de philosophique. Un tel étonnement ne même à aucune connaissance, si ce n'est à comprendre que la conception de l'histoire d'où il découle n'est pas tenable".

    Ce court texte procède d'une analyse d'un état de crise comme il y en aura peu durant le siècle passé. La question de l'"état d'exception" dont il est question, et que Benjamin attaque, est celle soulevée par les analyses de Carl Schmitt. Elle renvoie à la construction juridique qui attribue des pouvoirs exorbitants au souverain, lequel peut ainsi agir en décrétant par son seul jugement ce qui relève justement (ou plutôt injustement) de l'exception. Cette problématique, dans le temps même où Benjamin écrit, est centrale : elle fonde en grande partie l'expérience politique fasciste et nazi. Sur ce plan, le texte fait écho à un contexte dont il faut savoir se détacher pour mieux dégager l'actualité de l'alerte philosophique que produit la pensée benjaminienne.

    Pour ce faire, il faut s'intéresser à la critique de ce qui constitue la réponse au péril fasciste, et plus généralement liberticide, de la part de ceux se réclamant d'une pensée démocratique. Le point nodal est celui de "progrès". Veille lune d'une analyse linéaire de l'histoire et d'une confiance quasi mystique en la structure scientifico-politique d'un monde semblant aller de découvertes en découvertes pour le bien commun de l'humanité, le progrès est clairement considéré par Benjamin comme un cache-misère philosophique incapable de répondre de manière satisfaisante à la violence, au désarroi et aux déchirements du monde qui l'environne. Il invite donc à envisager une autre parade, parce qu'il lui semble certain que le progrès, et sa course vers l'infini d'une amélioration technique de la société, n'est pas le garant imparable assurant aux individus le bonheur et la sécurité. Il faut même penser le progrès comme un facteur aggravant de la misère du monde. Il n'est pas nécessaire de rêver d'une rétrogradation, d'un âge perdu dans le passé, passé imaginaire et fantasmé. Mais le progrès n'est pas une philosophie en soi ; plutôt une soumission systématique de l'humanité à ses "inventions".

    Cette limite du progrès, chez Benjamin, l'insuffisance de cette réalité à pouvoir contrecarrer l'horreur, la barbarie, signifient clairement que l'avenir des hommes ne peut passer par une course en avant vers un "toujours plus" dont on découvre peu à peu qu'il ne sera pas tenable politiquement économiquent, écologiquement. Or, c'est avec un certain effroi que l'on constate combien les idéologies politiques contemporaines (mais le pluriel a-t-il encore un sens tant l'uniformisation des discours est un constat qui tourne au lieu commun ?) n'ont nullement tenu compte d'une telle analyse.

    C'est ainsi que la gauche, magnanime et forcément sociale, a recyclé le discours libéral, a lentement (mais sûrement) glissé à droite (communistes compris), en remplaçant un mot par un autre. Le progrès a changé de visage et d'identité. il s'appelle désormais la croissance. Il est pitoyable de voir combien cette nouvelle étoile brille de mille feux dans les harangues contemporaines, jusque dans les postures les plus (pseudo) révolutionnaires. De fait, la croissance est devenue la parade à toutes les misères : sociales, culturelles, économiques ; à toutes les dérives : extrémismes, replis identitaires, communautarisme. Produisons du PIB et tout sera résolu. La sécurité contre l'horreur et la fin des malheurs tiennent dans l'augmentation de la masse produite, des délires inventifs mais vains de la technologie. Il faut entendre les uns et les autres, Hollande et Sarkozy (mais ce ne sont que des exemples sans plus d'intérêt : simplement la ventriloquie du moment), nous promettre la prospérité en variable à 0,2 ou 0,3% de plus pour se résoudre à l'inéluctable.

    Il est clair que les concessions libérales de la social-démocratie, du réformisme réaliste de gauche ne pouvaient déboucher que sur un consensus portant sur le nœud même du développement de la société : sa réussite (?) avérée par la mesure évidemment imparable des richesses produites.

    Pour l'heure, et si l'on jette un regard lucide sur la campagne présidentielle, on constatera que bien au-delà du camp Hollande, le révolutionnaire de salon nommé Mélenchon ne remet rien en cause sur l'essentiel. La preuve ? Qu'il se sente triomphant de devancer Marion Le Pen est assez risible (parce qu' à ce jeu-là, certains font mieux que lui) passe encore (comme sa prise de la Bastille du dimanche après-midi). Mais qu'il nous gratifie d'un idéal de VIe République, récupérant au passage une inspiration de Montebourg le socialiste, voilà bien ce qui est hilarant, sinistrement hilarant. Ne remettant pas en cause les fondements libéraux de la constitution européenne, il jette de la poudre aux yeux. Il a d'ailleurs déjà indiqué qu'au second tour de la présidentielle, il s'en remettra à la discipline républicaine, en clair : il se ralliera au common man socialiste. Il ne suffit pas d'un coup d'esbrouffe, de vouloir faire peuple. Encore faut-il poser les bonnes questions. Restant prisonnier d'un modèle productiviste, il donne encore raison à l'analyse de Benjamin.

    Qu'en déduire ? Qu'ils n'ont rien compris à l'Histoire. Les morts n'ont servi à rien. Et nous sommes dans le perpétuel recommencement. Or, on aimerait tant que ce grand écrivain ait désormais tort...



  • La première phrase

    "Un jour, j'ai fait les courses pour quelqu'un qui n'avait même pas faim".

    Cette phrase est l'initiale qu'une mienne connaissance envisageait pour une nouvelle (un roman ?) qu'elle n'a pour l'heure jamais écrite. Quand elle l'avait évoquée, je l'avais trouvée fulgurante, et hier, elle (la phrase) m'a traversé l'esprit, sans que je sache ce qu'elle venait faire là, ce qu'elle venait bousculer, en plein après-midi, bien loin des heures de la digestion. Je ne sais pourquoi elle me plaît, pourquoi je n'essaie pas de m'en servir désormais. 

    En fait, il y a bien des choses, des rencontres, des disparitions, des absences et des retours, des silences et de longs monologues, des lambeaux et des boîtes enrubannées, dont nous ne savons que faire, sans jamais vouloir nous en débarrasser...

  • Si la photo est bonne...

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    La spectacularisation du monde dont Guy Debord avait annoncé l'avènement continue son déploiement. Elle induit que nous remisions dans les armoires de la vieille morale des attitudes qui correspondaient à la common decency chère à Orwell. Que la politique soit une mise en scène n'est pas nouveau. Le XXe siècle et son cortège technologique ont  cependant donné une autre mesure au phénomène et le pouvoir a joué d'ingéniosité pour se mettre en valeur. Il y eut les causeries au coin du feu de Roosevelt mais tout cela est loin. Désormais la scénographie est permanente.

    On aura beaucoup glosé sur la neutralisation du tueur, Mohamed Merah  ; certains se seront fendus de quelques considérations sur le respect du droit, les principes nécessaires de la procédure judiciaire, le rôle ambigu de Claude Guéant. Il est certes fort étonnant d'avoir attendu si longtemps pour une opération dont il était prévisible qu'elle se terminât dans le sang. La complainte de ceux qui voient en chaque action politique le signe d'un fascisme rampant n'est pas nouvelle. Pourquoi pas ? Déplorer que le jihadiste n'en soit pas sorti vivant a des motivations douteuses. En ce cas-là, on invoque les nécessités de la justice, le refus de la vengeance qui bafoue l'humanité et les droits. Soit...

    Mais revenons un peu sur le spectaculaire de toute cette séquence meurtrière qui englobe l'assassinat de trois militaires français et celui d'enfants et d'adultes juifs. Les treillis et les cagoules du RAID, les bavardages journalistiques et politiques ne sont pas les seuls éléments qui interpellent. Prenez la cérémonie rendant hommage aux parachutistes abattus. Hommage de la nation, où déboulent, outre le candidat Sarkozy qui a revêtu pour l'heure ses habits d'exercice, quatre des têtes de série qualifiées par le conseil constitutionnel. Ces quatre-là viennent imposer leur componction et leur gravité en tribune officielle, pour signifier cette tarte à la crème de la nation réunie. Ils sont droits, sérieux, conformes à la circonstance. Mais au nom de quoi, au nom de qui sont-ils en tribune officielle ? Qui sont-ils pour pouvoir ainsi s'afficher ? On connaît la chanson : "je suis venu(e) parce que ma place était ici". J'exagère à peine.

    Je regarde cette photo. Que diraient-ils les uns et les autres si on déclarait que, pris dans la logorrhée de la nation recomposée, cela donne un côté photo de famille ? Ils répondraient que non. Sur la même estrade, certes, mais en définissant chacun sa différence, sa trop fameuse différence. Le problème est qu'ils sont venus sans autre légitimité qu'eux-mêmes, et eux-mêmes en candidat, en campagne. Ils sont venus planés sur des sépultures, discrètement, avec l'art des voix alourdies par la compréhension du chagrin profond vécu (vécu, lui, vécu, profondément) par les familles des victimes.

    Il n'est pas besoin de faire sonner cors et trompettes. Le spectaculaire est là, sous nos yeux, avec ces quatre silhouettes en noir, la main sur le cœur, jurant que c'est la compassion et le sens des responsabilités qui les ont fait oublier la bataille électorale. C'est vrai, j'oubliais : la campagne est suspendue. Pure ironie, évidemment : elle est la matière même de ce jeu compassionnel dont il ne faudrait pas être dupe. Ceux qui sont dans les cercueils n'avaient pas besoin de ces quatre-là. Ils ne sont, de droite comme de gauche, en cet instant rien d'autre que des quidams que le jeu médiatique a projetés au devant de la scène et qui essaient de rentabiliser leur position. De droite comme de gauche, je leur dénie tout droit de me représenter, d'être mon pays, d'être ma voix.

    Dans cette histoire, le pire de tous n'est d'ailleurs pas celui qu'on croit. Le pire, c'est le common man, qui, avec la même ignominie, la veille de cette cérémonie, aura imposé sa présence dans une école, pour la minute de silence décidé par Nicolas Sarkozy. Au-delà du ridicule de la copie (ce qu'en football, on appelle un marquage à la culotte),  on retrouve la même impudeur devant la mort. Une telle bassesse spectaculaire ne laisse rien présager de bon, et il faudrait une dose d'anti-sarkozysme primaire pour trouver à ce geste une grandeur politique. Oui, il faudrait être d'une cécité coupable et d'une mauvaise foi morbide pour me répondre qu'à sa place d'autres (entendons : le concurrent) aurait fait de même. Nul ne peut se prévaloir des turpitudes d'autrui pour cacher les siennes.

                                                                             afp.com/Pascal Pavani

  • Traversé...

     

                                    Alighiero e Boetti, Mettere il mondo al mondo, 1972-1973. (collection privée)

     

    Écrire avec, pour, contre, sans, malgré les autres...

    Ce qui, parfois, oriente, comme une boussole dont nous ne savons même pas si elle donne fixe cap, ou si, par l'enchantement d'un fait nouveau, elle nous relance au monde (à moins que, parfois, celui-ci ne nous en retire, avec brutalité), ce n'est pas tant le destinataire, ou le sujet, que l'inclinaison, intellectuelle ou affective (et l'on parlerait alors d'inclination). Avec, pour, contre... : il est absurde de croire que des mots comme les prépositions (ou les adverbes), dont on dit qu'ils sont secondaires, au regard des verbes et des substantifs, ne cristallisent pas en nous des points névralgiques, des décisions imprenables (comme on dit d'un château), absurde de croire que quand nous mettons le monde au monde, comme le fait écrire Alighiero e Boetti, nous soyons nous-même, plutôt qu'une accumulation des autres, une conflagration de  vitesses et d'endroits dont nous ne soupçonnions pas l'existence (et que nous voyons s'éloigner, en débris insondables)... Cet artiste italien déléguait l'exécution d'une partie de ses œuvres à des mains anonymes, soit une manière à la fois dérisoire et provocante de rappeler qu'il ne faut jamais être dupe de soi. Ce n'était pas qu'il se vautrât dans le poncif du "tout le monde est artiste" (à la Beuys) mais il replaçait ainsi l'acte (quelle que soit sa valeur) en élément parmi d'autres.

    Voilà qui, éventuellement, ferait de l'écriture, moins une ligne de conduite, qu'une décharge (à la fois de l'électricité et un lieu où l'on (se) jette aux ordures), une finalité sans fin(s), un passage, un murmure que nous mettons au monde...

     

  • Arrêt sur image

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    Pense la montre, à la course contre la montre. Pense au mouvement brownien. Le Cut up incessant de l'attention (et William Burroughs doit se marrer désormais). Pense au monde UPS ou FedExpress. Garder le rythme du retour sur investissement. Pense aux clips, à la vie façon Brian de Palma. Pense à plus de ving-quatre images par seconde. Pense à une campagne présidentielle, ou autre : tout est campagne. Virale, sanitaire, publicitaire, commerciale, morale. Pense à l'agitation de ton portable. Tes mails. Au joignable immédiat, incessant. Pense à l'obsolescence toujours plus grande des choses. Et des êtres, aussi, l'obsolescence des êtres. Pense au balayage de l'info. À la mode. Aux horaires (qui ont remplacé le temps). Pense au direct. À l'action. Être toujours en action.

     

    Et maintenant, c'est un plan fixe, une caméra fixe et des voix off qui radotent. Un plan fixe qui tourne à la pétrification sordide, comme un Tarkovski décervelé, le plan fixe d'un immeuble où est retranché un homme. Peu importe cet homme : il est mort, déjà mort. Il n'a aucune importance mais il a tout à coup une nécessité. Il n'a pas besoin d'avoir un visage (on s'en occupera après), ni une vie (on la reconstruira ensuite). Il est juste là, à sa place, comme cristallisation du plan fixe, que l'on fait durer des heures. Dix heures. Quinze heures. Vingt heures. Trente heures. Il ne menace plus personne mais il faut un plan fixe, un plan qui nous fixe, sans que nous soyons vraiment fixés, justement, sur la véracité et l'inévitable de ce plan fixe. Et nous fixons notre attention sur ce plan fixe et ces voix qui radotent,

     

    pendant que le monde continue sa course, se fixe, dans d'autres bâtiments, plus chics, plus feutrés, où l'on n'enquête jamais, des objectifs, qui nous ont, nous, en ligne de mire...

     

     

     

                                                                     Photo : Jorge Dan Lopez /Reuters