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off-shore - Page 83

  • De l'émotion en politique

    Commencer ce billet en disant combien la mort d'enfants dans une école du territoire français constitue une horreur est déjà une concession au glissement de la raison vers la sensibilité, un renoncement de la pensée devant le pur (!) affect. C'est dire à quel point le système est vicié et court-circuite non pas toute capacité mais tout droit à penser le politique. C'est bien là la perversité de la logique médiatique à laquelle s'est soumis l'ordre prétendument démocratique. Il n'est plus possible de dire autre chose que sa compassion, de faire autre chose que de s'apitoyer. Et, de fait, présenter ses condoléances et ses regrets à ceux qui, dans leur chair, ont été effectivement touchés.

    Il aura donc suffi (et je pèse mes mots) de quatre morts pour que tout s'arrête, pour que ceux, de tous bords, prétendant incarner la démocratie, renoncent à leurs convictions pour s'incliner devant la violence. Alors même que nul ne sait les motivations de l'assassin, que nul ne peut affirmer que les intentions sont politiques, ce qui pourrait éventuellement justifier une mobilisation nationale, la classe dirigeante (majorité et opposition comprises, unanimement) choisit de renoncer. Car, au-delà de l'émotion du carnage, c'est bien de cette position (faut-il parler de posture) qu'il s'agit. De toutes les imbécillités que nous aurons entendues depuis quarante-huit heures, de toutes les lamentations compassées, de toutes les pétitions d'union nationale que nous aurons entendues, la plus absurde sera venue de Marion Le Pen. Qui l'eût cru ? "Dans ces moments-là, il n'y a plus de politique. Il n'y a plus de droite, plus de gauche." Stupidité profonde que d'affirmer que ce sur quoi se fonde justement la démocratie (si elle existe) disparaît devant un crime qui pourrait (nul ne le sait) relever du droit commun.

    Et voilà justement le problème. Le droit commun ne peut relever, a priori, du politique. Dès lors, invoquer, quand rien, absolument rien, dans les faits objectivement avérés, n'atteste que nous nous trouvons devant un acte politique, la nécessité de renoncer justement au politique (la fameuse suspension de la campagne présidentielle) signe la négation de la démocratie. Nous sommes là dans une situation dépassant de très loin la formule de Bourdieu : "le fait divers fait diversion". Le fait divers fait ici annulation, annulation de ce qui est, prétendument, le souffle républicain. La logique (car il serait, jusqu'à preuve du contraire, faux de parler de folie) meurtrière ne peut, ni ne doit être la porte ouverte au silence. Ce serait faire trop d'honneur à l'assassin, lui reconnaître un droit inaliénable à la parole passant par l'obligation d'un mutisme politique du pays entier. 

    Cette irruption de l'émotion dans la campagne est révélatrice de la molesse démocratique dans laquelle la France (entre autres) est tombée. La mort ne faisant plus partie du décor, la violence n'étant plus qu'une irréalité statistique, le cimetière une zone périphérique de l'organisation spatiale, nous avons oublié (ou occulté) une part de ce qui fait justement la vie. Quatre morts, dans le caractère spectaculaire de leur disparition, suffisent à un traumatisme national. Ou, du moins, suffisent à construire un scénario de traumatisme national. À l'aune des horreurs du monde, n'en déplaise aux pleureuses de service, c'est un peu court. Pour qui connaît un peu ce que sont les catastrophes de la planète, les violences endémiques de certaines parties du monde (où la mort, violente, injuste, barbare, est le quotidien), cette mise en scène capitale du meurtre ressemble à un étonnement enfantin devant la réalité de la vie. Invoquer que les enfants morts sont nos enfants (comme l'a affirmé Mélenchon) est ridicule. Ce serait substitué le quidam à la détresse d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une sœur, dans le temps d'une unité nationale factice qui, une fois l'événement relégué au second rang de l'actualité, laissera les vrais meurtris à leur détresse sans retour.

    Ce n'est pas le rôle des politiques, sauf dans le régime spectaculaire qui est le nôtre, de remplacer la parole du courage et de l'affirmation par les lamentations suspendant la revendication politique. De voir tout ce beau monde prendre des airs de contrition, de les voir accourir à Toulouse pour témoigner de la solidarité nationale, de les voir ainsi, attérés et sévères, ne rassurent pas. Si ces crimes devaient se révéler politiques, les visages pitoyables (parce que faussement apitoyés de ceux qui briguent le pouvoir) seraient autant d'invitation aux terroristes de tous bords pour s'emparer du temps médiatique contemporain, le seul auquel obéissent désormais les hommes à qui les démocraties molles occidentales donnent le pouvoir. 

    Une seule question, en substance : si un tel événement s'était produit deux jours avant le premier tour de la présidentielles, aurait-il fallu reporter l'élection ?

  • Bill Frisell, une échappée belle

    Il est peu de musiciens que j'ai eu envie d'entendre en concert. Les concerts m'ennuient. Mais de voir un jour la grande carcasse de Bill Frisell (comme celle de Brad Melhdau d'ailleurs), je l'espérais. Cela s'est produit il y a une quinzaine d'années, dans une salle modeste de la banlieue lilloise. Le regretté Paul Motian était à la batterie, Joe Lovano au saxophone. Rien de moins. Ce fut un moment rare. Bill Frisell est un guitariste rare.  Le morceau s'intitule Winter always turns to spring. Et justement c'est le printemps...


  • Vol vers l'éternité

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    Cet homme s'appelle Vincenzo Peruggia. Le 21 août 1911, il dérobe La Joconde. Ses motivations (apparemment le patriotisme) m'importent peu. Elles ne peuvent pas entrer dans l'histoire, plus intrigante, qui procède de son geste et qui en fait un récit complexe, je trouve, du temps écoulé dans le siècle précédent, récit qui trouve en quelque sorte son couronnement ces jours derniers dans l'enceinte d'une maison d'enchères.

    La saveur du fait divers (qui a le mérite au moins de ne tuer personne et d'avoir préservé jusqu'à l'intégrité du chef d'œuvre retrouvé en 1913) commence par l'identité sociale du voleur. C'est un ouvrier, un modeste n'agissant visiblement que selon un désir personnel, sans la logistique ni les plans arrière dont s'assurent désormais certains monte-en-l'air contemporains. Plus délicieux : il est peintre en bâtiment. Cela ne s'invente pas. Aucun écrivain sérieux n'aurait l'audace de proposer un rapprochement aussi facile, cette rencontre improbable de l'artiste et de l'artisan. D'un côté la cosa mentale du maître parcimonieux de son génie ; de l'autre les grandes surfaces à recouvrir, le rouleau, l'échaffaudage. Quand on sait ce que pouvait être, pour le peuple, le monde du musée, le prestige de la peinture inscrite dans la tradition et dans l'art (1), le choc est saisissant. À bien des égards, Peruggia enfreint les règles les plus élémentaires de la distinction bourgeoise. Si on avait l'esprit politique, on serait enclin à voir dans ce vol un acte quasi... anarchiste, une déclaration de guerre à la confiscation de la culture dont est victime la classe prolétaire. Vincenzo en quasi révolutionnaire...

    Mais pouvait-il l'être, ce cher Vincenzo ? La photographie (double) de l'identité judiciaire frappe par la conformité bien mise du délinquant (faut-il dire criminel ? En ces temps d'inflation sémantique, on ne sait jamais.). Le col raide, la cravate, l'habit respectable, la moustache soignée : celui que l'on soumet au répertoire argentique de Bertillon n'a rien d'un voyou. Guéant et les rois de la criminologie au faciès pourraient-ils, à l'aveugle, y voir la racaille ? Barthes en averti sémiologue l'inquiétude du prévenu ? Sans faire polémique, remarquons cette mise étudiée de l'ouvrier. Ce cliché est-il pris alors qu'on l'a interpellé un dimanche, quand il s'agit de sortir de la condition de la semaine ? Lui a-t-on laissé le temps de s'habiller ? Je ne sais. Mais ce portrait, face et profil, laisse rêveur. Le contemporain sent le lointain d'une société qui a vécu il y a à peine plus d'un siècle...

    Photographie judiciaire, disions-nous, de 1909. Quelque trente ans auparavant, la traque de la délinquance a pris un tournant méthodologique. Bertillon et son fichage des individus ont ouvert la voie à une rationalisation dans la chasse aux déviances. Désormais, on aura leurs empreintes et leur tête (que parfois, pour l'exemple, on guillotinera...). Peruggia entre ainsi, parmi d'autres, dans l'éternité d'un acte conservatoire auquel le monde contemporain s'accommode très bien, sans trop se poser de question. Il est près pour son moment de célébrité, sans même qu'il l'ait cherché, sans même qu'il l'ait voulu. Car, pour envisager une telle éternité, il aurait fallu qu'il pensât aux dérives morbides et fétichistes d'une société de plus en plus morale dans le temps où ses instincts nécrophiles trouvent à se nourrir des images les plus pourries qui soient : du fait divers aux séries médicales... Et cela, Vincenzo Peruggia ne pouvait le concevoir.

    Sinon, qu'aurait-il penser de celui qui, l'apprend-on cette semaine, a dépensé 3825 euros pour acquérir cette épreuve argentique prise en 1909 par Bertillon lui-même, épreuve d'une taille fort modeste (123 X 54 mm), témoignage d'une époque où le peintre en bâtiment n'était encore qu'un inconnu ? Acquérir un tel objet (mais s'agit-il d'un objet, d'ailleurs : peut-on dire que la photo soit un objet ? Le fait même de sentir que les deux mots s'excluent demanderait en soi un approfondissement. Est-ce parce que le principe de la trace qui fonde cette pratique prime sur le résultat ? Qu'il soit insupportable à l'homme devenu modèle de se penser comme objet ?) est-il si anodin ? Eût-il été un grand écrivain, un grand savant, un grand peintre, etc. que l'on comprendrait (pas vraiment, mais faisons comme si) ce besoin de posséder un portrait : il s'agirait de passer des heures infinies à scruter le regard, les traits du génie, à essayer de déceler les signes de l'exception, à faire, d'une manière paradoxale, en prétextant l'amour de l'art et la compréhension des hommes (bonne blague...), la même chose que nos apprentis criminologues quand ils cherchent dans l'œil ou la proéminence frontale la révélation de la dangerosité. Parce que ce cliché antérieur au vol fameux de Vincenzo ne peut être considéré qu'à l'aune de ce coup d'éclat. Or, si je le contemple, du mieux que je peux, il me semble que je ne puis guère dépasser les modestes considérations sociales (la mise, la tenue, la mode) et que ce visage quelconque ne me révèle rien de ce qui va se passer. C'est au motif d'un voyeurisme assez sournois que le portrait de Peruggia passe à la postérité.

    Et l'on se prend à rêver d'une histoire désormais impossible qui aurait vu Andy Warhol acheter cette photographie, se lancer dans l'une de ses énièmes sérigraphies faciles et colorées, offrant au voleur de la Joconde une éternité d'œuvre appelée à finir accrochée sur les murs d'un musée x ou y. Puis, un jour, à l'occasion d'une exposition thématique exceptionnelle, autour du portrait, le commissaire de l'événement (et de savourer, évidemment, une autre rencontre sémantique entre l'art et la police) aurait eu l'idée délicate de placer l'un à côté de l'autre le grand Leonard et l'énigmatique Vincenzo. Et d'imaginer ce qui aurait pu être écrit sur le catalogue, de subtil, pour éclairer ce rapprochement...

     

    (1)Encore les Italiens sont-ils sans aucun doute moins enclins au saisissement devant le chef d'œuvre tant leur quotidien de paroissiens les habitua à côtoyer les maîtres. En Italie, chaque église est un musée. Deux, trois tableaux : rien de plus, peut-être, mais quelle rencontre, quel ravissement... Pour se faire une idée, ne serait-ce que littéraire, de l'intimidation des musées on relira à la très fameuse visite du Louvre dans L'Assommoir de Zola

     

     

     

  • Ce que te dit ton cœur...

     

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    Devant ce cliché de Walker Evans, pris en 1931, penses-tu d'abord à la courbe de l'avenue ou à la raideur des arbres ? à l'alignement névrotique des automobiles ou à l'absence de l'homme dans la rue ? à la grisaille plombée du ciel ou à l'éclat presque surexposé du macadam mouillé ?
































    Et maintenant que tu n'as plus que l'écran blanc et vide devant toi, de quoi t'inquiètes-tu ? de l'absence, de l'incertitude de ta mémoire, de ce que tu as oublié (ou cru oublier), de ce qui te reste, ou de ce que tu as peur de perdre...

     

  • Parasols...

     

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    Il y avait le parasol du jardin, qu'activaient les premiers beaux jours, puis le bel été, dans l'odeur des viandes grillées, et les lectures de tout l'après-midi, comme des écuelles de voyage.

    Il y avait les parasols des terrasses, et leur partition triangulaire, de couleurs vives, nettes. Jadis Cinzano, Ricard, Byrrh, et plus tard Perrier, Orangina, Coca-Cola. Sous lesquels se réfugiaient les apéros interminables, les discussions d'avant-match, les indécisions d'une coupe à cœur ou celle d'une garde-contre, les parlotes et les engueulades, l'œil allumé par les jambes douces des passantes.

    Il y avait les parasols des Flandres, pour conjurer l'illusion du soleil pâle, posés comme des marguerites littorales, à La Panne, agités d'un vent qui vous faisait en juin garder manteau. Parasols d'Ostende, frondaison morte.

    Il y avait surtout le parasol de la plage, celui dont votre mère vous confiait le piquet au départ du camping, à un âge où vous n'aviez plus cette passion idiote des mômes à vouloir se charger comme des mules. Mais le parasol, trop petit que vous étiez alors, c'était impossible, de peur que vous vous blessiez. Désormais, oui, vous en aviez la charge. Ce parasol de la famille vous servait de repère. Il abritait le sac fourre-tout, celui qui mélangeait les petits Lu, la bouteille d'eau, le policier écorné, les clés de la caravane et la crème solaire, qui devait vous protéger des douleurs et vous faisait puer. C'était le parasol du bord de l'eau, quand vous ne saviez pas encore nager, ou si mal, ces couleurs Argus qui vous surveillaient et que vous deviez tenir comme votre maison transitoire.

    Et, justement, il y eut un jour le monde sans lui, quand la plage fut un territoire autre, celui de la bande et que vous vous étiez émancipé du giron parasolaire, que vous ne l'aperceviez plus qu'en ennemi agaçant. Vous étiez comme les autres, ces autres auxquels vous vouliez tant ressembler (ou du moins appartenir, tant le mal est là : appartenir à autrui), grillant dans le sel et le sable, mais si heureux que vous sentiez déjà en vous cette phrase qui ne vous a jamais quitté : je n'aurai aucune nostalgie de mon enfance.

     

    Photo : Sabrina Biancuzzi, Entre deux

  • Jean-Christophe Bailly, voyageur du proche

     

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    Dans les temps où Nicolas Sarkozy engageait sa campagne électorale en montant sur l'estrade pour nous confier qu'il aimait la France, qu'il énumérait les raisons de son amour, pour nous révéler aussi ce qu'était de ne pas aimer la France, en ces temps, donc, où il jouait la fibre patriotique sur une musique vieillie de la pauvre rhétorique Guaino, je commençais à lire Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly.

    Le titre, Le Dépaysement, est sur ce point une merveille. Il feint l'exotisme facile, comme si nous avions envie de nous changer les idées (et l'auteur lui-même, croit-on...) alors que c'est justement tout l'inverse. Ce n'est pas la lassitude ou le besoin de s'aérer qui enclenche le désir de vagabonder dans l'hexagone mais la curiosité de ne pas avoir encore compris cette présence française en lui. Le sous-titre éclaire davantage : Voyages en France. Le pluriel n'est pas qu'une question de décompte des billets de train ou des trajets en voiture. Loin de cela. C'est la multiplicité qui donne du sens, le caractère fragmentaire et fragmenté de l'expérience qui remplit peu à peu l'esprit d'un tableau imparfait et pourtant saisissant du territoire. Ce livre est d'abord une incitation à penser l'irréductibilité du monde à l'idée trop facile que l'on s'en fait.

    Bailly parle donc de la France, quoique ce verbe convienne mal puisqu'il écrit, et dans une langue plus sereine et plus douce que celle du binarisme élyséen. Ce n'est pas un carnet de voyage, ni un pèlerinage pour circonscrire la nation et le territoire. Ce n'est pas un recueil d'anecdotes : les personnages sont là, certes, mais ils sont en filigrane, participants précis et en même temps fugaces du décor (ce décor qu'ils ont façonné et qui les a façonnés). Ce n'est pas une enquête sociologique. Il y a chez Bailly une liberté, un délié dans le parcours, un balancement si imprévisible entre le détail, le croquis et la réflexion que le lecteur a vite la conviction que l'enjeu n'est pas la somme (le livre dans son entier) ou l'addition des parties (les chapitres cumulés) qui priment mais, étrangement, tout ce qui a été laissé de côté, tout ce à quoi ces pages nous ramènent. C'est une clef, en quelque sorte, pour regarder le monde autrement, parce que si nous y sommes, lecteurs, c'est dans les interstices du cheminement de l'auteur, cheminement qu'il faut faire nôtre, ensuite.

    Ainsi nous emmène-t-il en promenade dans des lieux discrets, secondaires, dirait-on, comme pour une route qui n'est pas un grand axe. C'est Culoz, Saint-Quentin, les jardins ouvriers de Saint-Étienne, une rue singulière de Lorient, Tarascon et Beaucaire... Il ne part pas à la recherche de ce qui est français en ces lieux, parce que ce serait vouloir les réduire absolument à l'abstraction d'une sémantique que les nationalistes et les cosmopolites (1) ont pourri de leurs certitudes. Il sent plutôt ce que l'histoire a inscrit, dans le déplacement incessant de son agitation, cette imperceptible marque des choses, des dispositions architecturales, des aménagements, des tracés, des connivences avec la nature,... Son livre n'est pas celui du soleil, des chromos d'un temps doré et d'une douceur intemporelle de vivre, qui fait dire/écrire à certains qu'avant tout était  absolument mieux puisque c'était avant. Ses pages sentent la pluie, le vent, une certaine difficulté à se mouvoir dans l'espace, la lenteur de l'ordinaire, de ce que les belles âmes parisiennes qui regardent le périphérique comme le début de la misère ne pourront pas comprendre, parce que pour la comprendre, il faudrait l'imaginer, et que l'imagination ne part jamais de rien. Livre de fuite (non pas de renoncement mais de fuite, quand un ailleurs proche appelle son correspondant tout aussi proche) pour nous dire que c'est d'abord le regard qui doit se remplir du monde et non l'inverse. Dès lors, il n'est pas nécessaire d'aller loin.

    Mais revenons à la France de Bailly, qui n'est, on s'en doute, ni celle de Nicolas Sarkozy, kyste national-libéral dont l'incohérence sidère, ni celle des gauchistes classiques qui trouvent que, même dans le désordre et l'absurdité, la France reste un beau pays, un phare de la conscience mondiale, un modèle, mais un modèle qu'ils ne cessent de vouer aux gémonies. L'écrivain sait, lui, que parfois la parole est vaine, une sorte d'ajout à l'évidence. Dès lors, sa phrase et son sens du presque-rien émerveillent, parce que, loin de vouloir expliquer la complexité d'une nation qui a vu tant de singularités la nourrir, ces deux éléments (union de la forme et du fond) ouvrent vers un espace hexagonal fluide (les cours d'eau y ont une importance capitale) : jamais un lieu ne peut être compris sans sa proximité, même non dite ; jamais un lieu, aussi délimité soit-il sur la carte de France, ne peut être approché sans le lointain qu'on n'oserait pas habituellement lui accoler. Au fond, comme un exemple mystérieux, il s'agit d'admettre que Rimbaud, écrivain des brumes ardennaises est revenu, malgré tout, mourir en France, à l'exact opposé de sa naissance : Marseille.

    Cette œuvre ouverte qu'est la France, cette impossible unité (que la mondialisation cherche absolument à détruire), cette puissance de la présence du territoire, sans désir de revendication, Bailly l'a éprouvé, écrit-il, un jour à New York. Ce sont les premières pages du livre. Il est dans un appartement. La télévision diffuse en version originale La Règle du jeu de Renoir.

    « Il m'arriva ceci d'inattendu que ce film (ce que je revois, c'est seulement l'image en noir et blanc, sans dimension ni cadre) se mue en révélation. Non parce que je l'aurais alors découvert (je l'avais en effet vu, de cela en revanche je suis sûr), mais parce qu'à travers lui, à travers donc ce film qui, sans doute, est avant tout un classique du cinéma, j'eus la révélation, à ma grande surprise, d'une appartenance et d'une familiarité. Ce que ce film tellement français, ainsi visionné à New York, me disait à moi qui au fond n'y avait jamais pensé, c'est que cette matière qu'il brassait (avec la chasse, le brouillard, la Sologne, les roseaux, les visages et les voix -les voix surtout) était mienne ou que du moins, et la nuance qui ôte le possessif est de taille, je la connaissais pour ainsi dire fibre par fibre -mieux, ou pire : que j'en venais. »

    Quand, désormais, les simplifications politiques et morales ne vous laissent que le choix entre un nationalisme étroit et oublieux d'une partie de l'Histoire, et un cosmopolitisme culpabilisant et haineux de la même Histoire, le livre de Bailly est un bonheur d'intelligence et de finesse. Une autre façon d'approcher le monde, ce monde qui commence aussi au bout de notre rue.


    (1)Je renvoie à la querelle entre Maurras et Gide, celle du peuplier, au début du XXe siècle.


    Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement. Voyages en France, Seuil, 2011.

     

     

  • Une Chambre à soi (sur une photographie de Georges A. Bertrand)

     

    georges a. bertrand,Égypte

    Ghoraïb (Egypte)

     

    De la glace, inexplicablement chue une nuit d'octobre, et mille fois brisée, il a conservé cette ouverture vaguement triangulaire. Ses bords sont coupants. Il lui a trouvé la position la plus pratique. Il ne peut plus désormais envisager son corps qu'en puzzles successifs, sauf en s'approchant au plus près, les deux yeux. Parfois, il se fixe, comme s'il surveillait, à travers un étroit soupirail, un prisonnier qui, de son côté, viendrait à sa rencontre pour lui signifier qu'il est là, oui, bel et bien là.

    Quand il se rase, la main et la lame prennent toute la place, avant de s'effacer, emmenant le savon en bandes régulières. Sa joue ne lui a jamais semblé aussi nette.

    Un bout de verre. S'il venait à se briser de nouveau, dix ou cent éclats, qu'importe, la vie serait tout à coup plus difficile et ce n'est pas le grand panneau impersonnel du magasin à dix mètres de sa porte qui lui sauverait la mise. Quand il le pourra, il ira chez Hamid acheter une autre glace.

    Quel besoin a l'homme de regarder son image inversée (vitre, ondes, surfaces quelconques), fût-ce au dernier souvenir du miroir. Il ne se pose pas la question. Mais en attendant, chaque matin, il salue d'un sourire attendri sa petite et première fenêtre sur le monde.

     

    Photo : Georges a. Bertrand

     

     

     

     

     

     

     

     



     

  • Jour de colère

    mélancolie,colère,silence

     

    Ta colère ne s'humilie pas de s'ouvrir à qui tu voues cette colère. Ainsi se métamorphose-t-elle en devenir. Cicatrice partagée entre l'un qui la porte et l'autre qui ne l'oubliera jamais. Chemin secret qui donne une nuance plus prononcée à vos yeux, quand vous vous regardez désormais.


                                                      Photo : Rodney Graham, Welsh Oak #1, 1998


  • Baudelaire : la Passante et l'Interdit

    On connaît, pour le poème qui suit, les pages remarquables de Walter Benjamin quand il écrit Sur quelques thèmes baudelairiens. La foule, la modernité, un certain prosaïsme sous-jacent. Ce n'est pourtant pas sur ce plan que ce sonnet est une épreuve de vérité. Il y a la rapidité, la saisie immédiate du drame (au sens grec), de la scène circonscrite où tout se joue. Peut-être sommes-nous là devant un des poèmes des Fleurs du Mal les plus beaux, parce qu'au plus près des joyaux du Spleen de Paris. Cela tient à l'extrême contraste entre l'effervescence de la rencontre et le sentiment, non pas insoutenable, mais impensable, de la disparition. Il n'y a chez Baudelaire ni pathos, ni sentiment mielleux. Prime la fulgurance d'une extase. Rien de religieux ou de mystique, contrairement à ce qu'on pourrait croire. C'est l'extase dans toute sa physicité : ce qu'on accroche à soi, au corps, pour toujours, à tout prix.

    À UNE PASSANTE

    La rue assourdissante autour de moi hurlait.
    Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
    Une femme passa, d'une main fastueuse
    Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

    Agile et noble, avec sa jambe de statue.
    Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
    Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,
    La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

    Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
    Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
    Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

    Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
    Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
    Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !

  • Koechlin, langueur littorale

    Au combat délicieux contre les vagues se substitue parfois (il fait trop froid ce jour, ou la pluie a écourté l'heur de la plage) l'effleurement de la marche sur le chemin côtier. Tu regardes la mer et tu penses à une musique. Ce n'est pas celle de Debussy qui a ta préférence : elle est trop ample, trop infinie. Il y a, dans La Mer, comme un sentiment de dispersion qui fait que tu ne voies plus le rivage. Il te faut un signe du sol. Tu préfères le pas lent, le temps égrené de Koechlin. Tu penses au chemin des douaniers, à des pauses : la Guimorais, tôt le matin, la crique du Val, Porsmeurs, un coin reculé de Bréhat, et les heures inoubliables sur un muret, face au bleu quasi austral qui berce Molène.