usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

off-shore - Page 88

  • Cuir de Russie

     

    Descendre la rue Oberkampf pour rendre visite à mon barbier, dont la boutique de style 1900 a si belle réputation… Le temps est clément… Je pousse la porte et mon hôte montre un évident étonnement devant cette réapparition. J’avais déserté les lieux depuis plus d’un mois. Echange d’un bonjour en baissant la tête mais on ne s’attarde pas puisque je me dispose à ce qu’on me retire ma veste. Leroy acquiesce et pendant qu’il accroche le vêtement à un cintre, je reprends mes habitudes. Depuis huit ans, je m’installe dans le siège en cuir de Russie le plus éloigné de la vitrine et qui bénéficie d’une sorte d’appui-tête amovible. J’éprouve, au contact souple de la main avec la matière, un contentement presque enfantin, mélange de sécurité et d’attente enfin comblée.

    Mon barbier, par un coup de manette délicat, fait basculer sensiblement mon corps, et c’est comme si je me confiais à un elfe capable de me transporter loin, très loin. Mon regard abandonne alors la glace dans laquelle j’ai pu vérifier la perfection de ma mise pour embrasser l’angle droit formé par la rencontre du mur vitré et du plafond. Je ne dis pas un mot ; c’est l’usage ; j’entends Simon Leroy ouvrir le placard à serviettes, en déplier une avec un claquement feutré. Puis elle glisse un frisson entre le col et la peau. Fermer les yeux. Il passe la pulpe de ses pouces sur le bas de mon visage pour estimer la dureté du poil et la durée nécessaire pour que la mousse fasse son effet. L’opération commence avec le blaireau agité dans un bol noir. La première application touche la partie droite du visage, le long de l’oreille ; la joue est travaillée par des mouvements circulaires qui semblent emprunter leur grâce à l’art du massage. Viennent, après que l’instrument a replongé dans le bol, le menton, l’espace de la moustache (ce qui demande la complicité d’un léger pincement de lèvres). Il tourne autour de moi, s’attaque avec la même méthode à l’autre côté. Quelques secondes de silence complet pendant lesquelles il vérifie son travail. C’est alors le bruit du bol rincé et le roulement du chariot qu’il utilise pour faciliter sa tâche. Ensuite la lame du rasoir (manche de bois précieux) s’affûte en un bruit mat sur la bande de cuir. A la hauteur de la tempe droite, Simon pose un pouce et un index, et fait s’incliner ma tête. La lame part de la base de la patte, très courte, pour flirter dans un mouvement précis et sans heurt avec l’oreille et achever son chemin à l’endroit où le maxillaire inférieur rejoint le crâne. Il passe un ongle sur la peau fraîche, lentement, pour vérification. Jamais il n’a besoin d’un deuxième passage. Il reste seulement dans mon esprit un bruit lointain de fermeture éclair qui aurait exposé mon visage à un courant d’air froid. Sans rien modifier de ma pose, il adoucit la joue un peu creusée par une double imposition de la lame aussi vive qu’une faux. Maintenant, écouter la base de l’instrument multiplier son tintement contre un récipient en métal argenté, qui recueille la mousse étoilée de poils. L’opération se poursuit par quelques reprises sur la pommette, comme les hachures d’un dessin au crayon. Pour l’arête de la mâchoire, Simon œuvre d’un maître coup longitudinal stoppant net à l’angle droit de la commissure des lèvres (mais se constellant en moi de mille effervescences, parties des cervicales jusqu’au globe oculaire). La moustache est affaire de quelques caresses du bout de la lame. Encore un léger tintement. Le chariot passe derrière moi. Il appuie à peine sur mes tempes pour modifier la position de ma tête et lui donner une inflexion inverse. Ce qui rend possible la reproduction des mêmes gestes –oui, les mêmes- tient en une qualité rare : Simon Leroy est parfait ambidextre. Ainsi rend-il à la joue gauche un hommage tout aussi méthodique et délicat, grâce auquel la moindre perle de sang est pur fantasme. Le menton par sa rondeur est un écueil qui demande un réel savoir-faire. Il se place de face et découpe l’aire en trois zones : une, centrale, qu’il parcourt par un geste de haut en bas ; deux, disposées de part et d’autre, qu’il balaie transversalement en prenant soin de tirer, avec le majeur, la lèvre, comme il faut faire quand on veut gommer sans la froisser une feuille.

    Reste la gorge. Mon barbier reprend la bande de cuir pour aiguiser sa lame. Il pose son instrument sur le chariot (léger bruit). D’une pression modulée des majeurs, il redresse mon crâne, le rejette vers l’arrière pour que la gorge soit imparablement exposée à la lumière. La peau se tend. Je rouvre les yeux. Dans mon champ de vision, à l’envers au-dessus de moi, apparaît le visage impassible de Simon, ressemblant à Peter Kürten ou à Céline (sur une photo, à vingt ans), avec son iris bleu, clair et métallisé. Bientôt, entre ce visage dont je sens le souffle lointain mourir sur mon front, et ma contemplation, se glissent lentement la main et sa lame, qui s’immobilise à hauteur de la pomme d’Adam. J’éprouve la pression de l’instrument en aspirant plus fort et en avalant ma salive. Mes doigts s’écartent d’instinct sur les accoudoirs. La main gauche de Simon monte, très ample, avant de plonger sur mes yeux pour les recouvrir. Le souffle se rapproche de mon oreille droite pour qu’on me murmure : Individu de sexe masculin, trente-cinq ans environ, de type européen, présentant une blessure mortelle d’un centimètre deux de profondeur, résultant de l’action d’un objet tranchant (cutter ou rasoir), sur une longueur de onze centimètres quatre, partant, selon une trajectoire incurvée, du milieu de la gorge jusqu’au-dessous du lobe de l’oreille droite. Deux rais de lumière passent entre ses doigts. Dans la jalousie de sa main, je revisite notre histoire d’amour passée, les six ans de passion et de déchirements, avant que je n’aille voir définitivement ailleurs, et ne l’abandonne à son chagrin. Dans les pires instants, il m’avait menacé, je le sais. Je me suis enfui. Un mois de congé maladie. Mais il fallait revenir. Voilà pour mon absence… Et ce matin, j’ai décidé que rien ne changerait dans mes habitudes. Je suis entré avec une appréhension que je crois avoir assez justement masquée. Maintenant, je n’en suis plus très sûr. Il a sans doute des intentions. Nous n’avons pas échangé un mot, comme naguère. La lame appuie… A ce moment, j’entends la porte qui s’ouvre et la voix d’un homme qui se permet un bonjour discret. Simon retire sa main et je ne quitte pas l’œil de celui qui peut me tuer, à qui j’offre l’occasion de combler ses désirs, de trancher dans le vif le traître lien. Un geste pour que le sang jaillisse. Il ne tremble pas. Et c’est de cette fermeté même que naît en moi une jouissance inconnue. S’il m’épargne, je reviendrai. Chaque jour s’ajoutant rendra certes plus improbable le meurtre, mais aussi plus outrageant le défi du bel amant se livrant sans arme ni remords. Commence peut-être la lutte indécise et piquante du désir de l’un et la tentation de l’autre. La lame presse un peu plus ma gorge, puis se relâche pour remonter jusqu’au menton. C’est le corps suffocant qui jubile du dernier mètre en apnée avant d’atteindre la surface. Le mouvement tension-dépression se renouvelle plusieurs fois (avec le tintement contre le récipient de métal argenté). Je l’observe suivre le rasoir. Il jette des regards furtifs sur le client qui attend. Le travail se conclut par de petits coups secs. J’aurais aimé qu’il dure. Je voudrais que chaque matin, pendant que ma gorge retient son souffle, il y ait cet homme qui arrive, à peine plus sensible que le silence lui-même, pour parer le dernier geste. Encore un homme entre nous. Mon visage porte des traces de mousse ; avec une serviette qu’il a auparavant mise contre un radiateur dans le débarras, Simon efface les signes épars de son passage sur mon corps. Il applique une lotion hydratante sans alcool, sachant où concentrer la vigueur de ses pouces. Il va ensuite chercher dans un tiroir fermé à clef mon parfum pour deux vaporisations symétriques. Il relève le siège et je me retrouve face à la glace. Il est derrière moi, la main gauche posée sur le dossier. Silence… Je m’abstiendrai de sourire. C’est inutile et dangereux. Parce que Simon pourrait alors vouloir me tuer sauvagement, sans raffinement, comme dans le plus trivial fait divers. Pire : me refuser son service et me priver ainsi de ce frisson nouveau qui augmentera chaque matin le prix de la vie et, surtout, l’élan vers de nouvelles amours dont Simon, méduse de ma beauté, sera le serviteur. Je suis l’impassibilité qui prend son temps –celui du bonheur- avant de se lever, de remettre sa veste, de sentir ses doigts effleurer le haut du dos, avec un ajustement conclu par l’index droit pointé contre la colonne vertébrale. Je jette un œil sur l’homme qui attend. Il est beau, un peu jeune mais je lui souris pour faire bonne mesure. Je sors. Le ciel est plus clément encore…

  • 10 secondes (et plus, peut-être...)

     

    Silence atmosphérique. Les mains ouvertes.

    Les planches disjointes. Passage de l'ancolie.

    Le jour accroché à la haie. Nervure du sommeil.

    Un peu de rouille. Paraphe des lointains.

    L'âme au cordeau. Fagoter les sarments.

    Les sous-ensembles flous. Cérémonie de l'existence.

    Assonances des pluies. Danse sacrale.

    Jardins gelés. L'irisé de la malice.

    Aberrants palimpsestes. La trame des à-peu-près

    Le gris des abrasions. Un panier d'embellies.

  • Proust, les effluves de la peinture

     

    Le narrateur, encore enfant, dans la cuisine de Françoise, est venu apprendre le menu. Quelques lignes de pure beauté où se mêlent les évocations d'une banalité impressionniste (c'est l'asperge de Manet) et celles d'une profondeur religieuse et giottesque incarnée par une simple servante ; où se tiennent en vis-à-vis la malice sensuelle des fées et la grâce d'une Vertu du XIIIe ; où la saveur onctueuse et sacrificielle d'un poulet en offrande familiale rejoint celle de l'urine dans un pot de chambre, comme s'il ne pouvait y avoir le goût de l'autre (et de soi) sans  ce supplément fatal du corps qu'en sont les odeurs (sachant d'ailleurs que la mémoire olfactive est la plus tenace...). Cinglant démenti pour ceux qui croiraient encore que Proust n'est que bavardages de salon.

     

    Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

    La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

     

                                      Du côté de chez Swann, I, II

  • À la frontière

    Il avait ouvert l'un des panneaux de la grande baie vitrée qui donnait sur la terrasse en surplomb de la mer. Il contemplait les sacs éventrés du ciel, gris intense. Il n'était pas nuit mais illusoire de croire encore à la lumière vraie et rassurante. La pluie, très forte, faisait bruit de tempête alors même qu'il y avait à peine pointe de vent. Son esprit fut traversé par l'image de la pierre-ponce, puis plus rien, pendant longtemps. À regarder la pluie. Indéfiniment

    jusqu'à ce que son visage réapparût.

    Il en était ainsi depuis quatre jours, quatre longs jours, amenant à confondre les heures, suspendre son jugement, d'être ainsi enfermé, ou presque, à soi-même, seul qu'il était. Mais nul déchaînement à verse ne réduirait la salinité de l'océan

    de même que toutes les histoires advenues et à venir ne ferait disparaître son visage.

    Il en était ainsi, qu'il revînt, œil et lèvres, entre ses lèvres à lui, tremblantes comme le linge à dépendre (mais trop tard, trempés...) dehors, œil, sourcils, arête du nez, et la salinité de la mer, que rien ne réduirait, jamais rassasiée de l'eau douce qui n'avait pas le temps de flaquer, d'onduler en surface, la salinité fixant pour toujours la mesure des choses,

    comme les sels argentiques de la mémoire, à toute heure, faisaient paraître ses cheveux drus et mouillés, encadrant son visage.

     

  • Jusqu'à la corde

    File:Caravaggio-Crucifixion of Peter.jpg

    Caravage, Le Crucifiement de Saint Pierre, Santa Maria del Popolo, 1600

     

    Si Caravage est venu pour détruire la peinture, selon la formule attribuée à Poussin, et que maints tableaux révèlent l'étonnante trajectoire d'un artiste ramenant à sa manière le verbe à la chair, il est, dans son œuvre, des audaces plus frappantes que d'autres. Ainsi Le Crucifiement de Saint Pierre. Peinte en 1600, cette toile se trouve dans la Chapelle Cerasi, à Santa Maria del Popolo, église sans beauté extérieure, placée dans un coin, presqu'en retrait, de la piazza del Popolo, aux perspectives et ouvertures si gracieuses.

    Le sujet est biblique certes mais tiré des Actes de Saint Pierre, texte  apocryphe. Il n'a pas trouvé une place prépondérante dans l'art pictural. Il n'obtient, pourrait-on dire, qu'un succès d'estime. Jésus avait placé la barre trop haut dans la force symbolique, le pathétique et la mise en scène. Le patron ne laissait que des miettes à son bras droit. D'autant que celui-ci avait trahi -trois fois- et son repentir ne changeait rien sur le fond. Se trouvant indigne du Fils de Dieu, il demanda à ce qu'on le crucifiât à l'envers. Tel est le premier élément essentiel (pour ne pas dire crucial) qui fonde la relation du sujet à son exploitation caravagesque. Il s'agit d'un retournement. Et d'abord du retournement d'un retournement, en somme. Au trop humain qui avait précipité Pierre dans le reniement (temporaire) répond un très humain de la matière/manière, par lequel la chair pécheresse serait, comme presque toujours chez cet artiste, visible, sensible, palpable. Pierre, crucifié, ne serait plus qu'un drame figé, un signe de l'accompli, comme en témoignent les versions de Masaccio à la Brancacci. Tout ce contre quoi Caravage se bat. Il faut que l'œuvre palpite et que la chair soit vivante. Dès lors, le sacrifice se doit d'une plénitude de mouvement.

    Pierre est allongé, toujours dans l'humanité, pas encore dans le martyre. Son corps est tout occupé de la violence qui s'exerce contre lui. Il est en train de choir. Néanmoins on ne trouve rien des excès édifiants d'une chair meurtrie, moins encore la révélation d'un corps magnifié. Pierre est d'abord un vieil homme parmi d'autres : un front ridé de souci, un tronc au flasque suggéré, des bras à peine dessinés. Il est commun et sa posture a quelque chose de ridicule : un peu à la renverse, prêt à la culbute, comme dans un jeu où le plus faible serait l'objet d'une plaisanterie un peu facile. Le thème du bouc émissaire à la limite du sérieux, un vague souvenir carnavalesque, puisque durant le carnaval il y a retournement. À la limite du sérieux ne signifie nullement qu'il y ait dérision, au contraire. Le tableau, en plaçant Pierre dans cette posture à mi-chemin de la peine exécutée, en devenir du sacrifice, est l'occasion de voir le monde à l'œuvre.

    Des hommes s'affairent. Trois hommes, qui peinent. Chacun à sa tâche. Le premier soutient, le deuxième soulève, le troisième tire. Ils n'ont pas de visage : ils sont de dos ou dans la pénombre. Bras anonymes de la sentence, si l'on veut s'en tenir à la métonymie, ils essaient de coordonner leurs efforts. Il faut faire levier, jouer les Archimède. Pierre est d'abord un poids, une question de physique et son crucifiement (1) une épreuve pour ceux qui s'en chargent (en somme, une charge). Le spectateur cherchera en vain la noblesse des attitudes ou l'excès de la cruauté. Caravage privilégie la vérité des corps. Ces pieds sales sont connus. L'homme ainsi fléchi, les muscles des mollets tendus, rappelle le pèlerin en admiration devant la Vierge. Similitude étrange des postures pour suggérer que la ferveur religieuse peut aussi se confondre avec le désir morbide ? Les contraires ne sont jamais très éloignés, dans le fanatisme qui pourrait les structurer. Ce mollet tendu est en correspondance avec l'avant-bras de celui qui tient la croix (et les jambes de Pierre à l'occasion). Ces deux-là ne forment qu'un seul corps. Ils sont la continuité l'un de l'autre. Comme le dos de celui qui est accroupi est prolongé par ce troisième qui debout tire la corde.

      Mais n'est-ce pas d'ailleurs l'une des singularités du tableau, qui ferait, singulière trinité, de ces trois corps assassins un seul et même être, une sorte de montage quasi cubiste pour figurer l'ennemi de Pierre sous tous les angles possibles, un ennemi jamais identifiable, imparable pourtant... Et s'ils ne sont pas reconnaissables, il faudrait admettre que le crime serait impuni. Ce serait là la suprême catastrophe de l'histoire. À moins que. la corde... Cette corde, tendue, est, plus que le bois de la croix, l'instrument essentiel de la violence. Sans elle, rien ne se passerait vraiment ; nul bouleversement ne serait possible. Cette corde cristallise l'effort. Elle est le moment présent : l'objet de l'histoire qui se déroule. Elle est aussi, dans l'écho qu'on lui trouvera aux fils antiques de la vie, le signe de la rupture, le déjà-passé d'une vie qui va s'éteindre. Est-ce tout ? Peut-être pas. Ainsi raide et inflexible, elle taille en deux le dos de l'assassin.  Elle en devient la colonne vertébrale. Elle entre dans ses chairs ; elle est, faut-il en douter ?, la marque, la cicatrice à venir, le souvenir de la culpabilité. Elle est le devenir, le reste, et le souvenir. Les bras levés, la tête baissée, comme dans un mouvement d'humilité, l'homme qui hisse Pierre dans son supplice inversé est quasiment dans la position du pécheur en repentance. Tout se paie, rien ne s'efface. Pierre peut mourir tranquille ; nul ne l'oubliera, dans son humilité même, à commencer par ceux qui crurent en finir avec lui.


    (1)Notons au passage que les clous sont mal placés, comme toujours...


     

  • Bérénice ripolinée

     

     

    Gravure Jacques de Sève (XVIIIe)


    Il est sans doute trop facile de déplorer la faillite de la culture en un sordide bouillon d'entertainment et d'associer cette catastrophe au triomphe de l'audio-visuel, au règne d'un zapping générationnel accéléré et d'un renoncement politique à la transmission d'une tradition littéraire et artistique, de l'imputer aux seuls tenants d'un marché qui n'a que faire des textes, quand on peut observer cette même tentation chez ceux qui devraient, au premier chef, en être les défenseurs.

    Ainsi, que lis-je dans une publication présentant la saison d'un théâtre  qui fut loint d'être médiocre ? On y montera Bérénice. Quelles sont les intentions du metteur en scène ? Il "a voulu faire entendre l'essentiel : un éternel des sentiments qui nous place depuis la nuit des temps en spectateurs curieux de la déchéance intime de ceux qui nous gouvernent". Jusque-là, tout va bien. Un peu flou mais ce n'est qu'une évocation. Le meilleur est à venir. ""People", dit-on aujourd'hui : ils furent les mêmes à Rome ou à l'Hôtel de Bourgogne, où fut créée Bérénice. Sur Internet, en latin ou en alexandrins, les passions traversent le temps : amours mille fois brisées dans l'au-delà de leur raison". La dernière pirouette ne sauve pas le ridicule (et c'est encore trop peu que ce mot) de ce qui précède.

    On y trouve tout ce que le contemporain traîne en lui de détestable. La manière de rapporter le classicisme, forcément dépassé, à une actualité  qui parle (?), la vulgarité des rapprochements, l'oubli (ou l'ignorance) de la spécificité même de la littérature, une sociologie de café du commerce écrasant les singularités des temps successifs en une sorte d'humanité immuable, aux caractères transcendants... Il y a de quoi être consterné. Plus encore : on regrette que le théâtreux qui prend cette voie n'aille pas jusqu'au bout de sa démarche, qu'il ne déstructure pas davantage le discours, n'y amène pas le reniement à son paroxysme en évoquant Bérénice comme une histoire de cul dans la haute (plutôt que comme une histoire d'amour un peu puérile pour des djeunzes vivant à coups de SMS ou de compte Face de bouc) : c'eût été porteur, je crois. C'est d'ailleurs l'un des tendances actuelles, du théâtre : le trash, le dénudé, le physique sans corporalité. La provoc' à la petite semaine.

    Cette présentation a au moins un mérite : elle nous dissuade d'assister à l'effondrement de l'idéal et au prétendu choc des cultures (dans lequel le passé est forcément mort) et nous incite à retourner au texte, ce que nous fîmes avec un plaisir encore renouvelé.

  • Le Silence de soi

     http://1.bp.blogspot.com/_IBobKxQppnI/THYHbEbc0pI/AAAAAAAAAxQ/EWOwKNgYhlM/s1600/tokyo-runner-allomarcel.jpg

    En revenant, avec douceur et tranquillité, à la course à pied, tu as retrouvé les figures d'il y a quinze ans : les couples qui vont à la même allure, en se souriant, les familles, les groupes de copains en discussion, les bonjour mademoiselle qui se croient en sortie de boîte, les petit(e)s gros(ses) en quête de rédemption magazine, les secs qui vous enrhument avec leur vitesse, les apprêtées en collants et string, les souffreteux, les vaillants, les rougeauds et les impassibles... Rien n'aurait donc changé. Pas tout à fait.

    Sur le circuit des endurants du dimanche matin (et des autres jours aussi) est apparu le coureur (mais les femmes sont aussi concernées) à oreillettes, le sujet courant MP3. Celui-là n'existait pas avant l'an 2000. Ce n'est pas un être très étrange, mais un pur produit du présent. Entendons : nous sommes tous produits du cadre socio-historique dans lequel nous baignons. Il n'y a pas d'état de nature, seulement de la socialité intégrant la nature (ou ce que nous lui devons). Si le joggeur MP3 est pur produit du présent, il faut entendre qu'il a été possible, dans un temps record, de voir son apparition, son éclosion dans le décor de l'entertainment généralisé. Et son existence (quoique le mot soit inadéquat, tant le mouvement vers l'extérieur te semble justement absent en lui) n'est pas anodine.

    Tu en as déjà rencontré, et dans des proportions frôlant l'effroi, dans les bus, le métro, la rue, sur les bancs, allongés sur les pelouses, de ces autistes new age engagés dans le crépuscule de la parole, ces muets enkystées de leur supplétif technologique. Tu les as observés un temps, avec circonspection, et désormais avec dégoût et dédain. Sans doute n'ont-ils rien à dire, et rien à penser, qu'ils se retranchent ainsi du monde... Tu as cru parfois que c'était de la peur, devant la terreur d'une contemporanéité fracassante, mais tu n'adhères plus à cette option : ils ont en eux la présomption d'avoir raison avec le monde. Ils l'appellent de leurs vœux, mortifères et bêlants, sans vraiment se rendre compte du désarroi où ils s'enfoncent...

    Certes, les âmes positives diront que c'est une manière de protester contre la vie qu'on leur fait mener, qu'il faut savoir se préserver et que Lady Gaga dans le métro aide à supporter le métro. Dans cette perspective, la soupe binaire dont tu entends parfois les basses (tant ils mettent du volume : il faut que cela gonfle, à force de n'être rien que du vent...) prendrait des allures de procédé thérapeutique ! Tout est possible, mais, alors, il n'y a pas grand chose à soigner.

    Revenons au joggeur MP3. Il n'est pas dans le compagnonnage, même bref, de l'effort, dans la présence, même furtive, de l'autre, dans le clin d'œil compatissant devant la difficulté. Il est à lui, à lui seul. Dans ce qui est apparemment un moment de détente, un retour vers le corps, il continue de rechercher le bruit, la dissidence par le paravent technologique. Il transpose l'ordre (car la pratique ad libitum du MP3 est un acte de soumission, par le retrait : bien loin d'une ascèse chez les Trappistes) dans ce qui pourrait sembler sa suspension. Il prolonge la neutralisation de l'écoute par le bruit. Quand tu en croises un, que tu en doubles un (1), c'est un zombie que tu rencontres, qui ne te voit pas arriver, qui ne te sent pas venir. Il faut qu'il soit ailleurs, toujours ailleurs, parce que le premier étranger du monde, c'est lui-même. Il est de son temps, paradoxal : solitaire et dans la disparition, narcissique et dématérialisé. Un spectre R'n'B, rasta, rap, pop, selon les cas.

    Et c'est bien là le pire de cette situation : la machine à produire un continuum d'altérité articifielle, ce qui rend à notre MP3 son souffle intolérable, la mesure de son pas intempestive, l'écoute de ses fibres sans intérêt. Il ne s'aime que comme supplément de ce qui, logiquement, serait une prothèse. Plus que dans le métro, ou dans la rue, quand il marche, le contemporain technologisé (voire technologique) apparaît dans sa pleine misère alors qu'il essaie d'annuler l'effort auquel il s'est plié (pour d'autres impératifs tout aussi assassins diront certains : l'hygiène et la minceur). Il veut s'oublier. Aime-t-il sa sueur ? Sa respiration ? La petite douleur au mollet ? L'étrange tiraillement intestinal ? Veut-il vivre avec ses nécroses ? Tu n'en es vraiment pas sûr...

    Il court, la musique tourne, il tourne, et la musique court dans sa tête, en flux ininterrompu. Il regarde sa montre et l'heure tourne aussi. Tout est bien ainsi, qui tourne. Encore deux morceaux et il arrête. Aujourd'hui, il se sera fait le dernier Coldplay.

     

    (1)Tu as remarqué que les rapides, les secs furieux ne sont pas munis de ces engins. Ils ont besoin d'être dedans, d'être à l'écoute de leur corps.

     

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".

  • L'Empreinte de l'effacé


    Les murs ont ainsi des lettres, et l'on pourrait dire que ces typographies passées ne sont même pas des adresses au temps présent : des paroles sans attente. Ne nous retiennent pas les propres et contemporaines signatures qui courent le long des devantures ou sur les panneaux prévus à cet effet, mais les profondes inscriptions à même la pierre ou le plâtre, de l'époque des réclames. Elles ont la beauté gracile des heures qui ne reviendront pas et que, sans nostalgie aucune, l'esprit arpente avec loyauté.

    Murs pelés ; écarrissage des intempéries passant les bleus, les ocres et le blanc du lettrage dont on sent qu'il fut l'objet d'une attention précieuse, quand soudain le pignon de la grande bâtisse parlait du Grand Hôtel, des Vins et Spiritueux, du Bon Chic. Ce n'est la faute de personne et sans doute négligence que demeurent ainsi les ocelles du passé. Désormais, à l'antique Bazar (dont le z est en partie déchiqueté et le b comme poncé) a succédé une résidence à balcons métalliques. Étrange, en effet, que la réclame, qui mentait jadis d'être ce qu'elle était, continue de mentir à n'être plus rien de ce qu'elle annonce encore, à 100 mètres, à droite.

    On dirait une apparition, le message d'un fantôme qui n'attend rien que d'être vu pour ne pas s'oublier lui-même.


                                                                                       Photo : X

  • Pharmacopée de la terreur

    http://citizenzoo.files.wordpress.com/2011/04/energy-shale-scott-goldsmith.jpg

    Et quand ils n'eurent plus rien à mâcher que les vieilles lanternes vénitiennes dont ils s'étaient gaussé toute leur existence, plus rien à voir que la lune maquerelle sur les rumeurs du fleuve, plus rien à croire qu'à  la répétition de leurs envies, ils surent qu'ils étaient advenus à n'être plus que papiers lentement de mots glacés et cela leur fit moins peur que dépit. Où aller ? Mais ce n'était pas une affaire de distance, ni même d'endroit (alors qu'ils avaient déjà retourné la terre entière : ils en avaient fait des champs de ruines, des rizières asséchées peu à peu, des catacombes à ciel ouvert, ciel ouvert comme une plaie, des porte-containers grinçant à tous les vents, des forêts domestiques, des bivouacs de squelettes polis au sable). Pas une affaire de temps non plus car il n'était plus compté. À quoi se réduire, sinon à sa disparition ? Être son pharmakos, insensé, dérisoire. Mais il n'y avait plus d'extérieur, plus d'intérieur, rien que l'espace indifférencié de l'accompli, déjà révolu. Il faudrait  maintenant qu'ils fassent avec eux-mêmes et le lait caillé de leurs yeux, quand ils s'épiaient, le maxillaire imbu de leur défaite, la main sous le manteau, le talon griffant le sol : tout cela laissait présager un entre-tué somptueux, comme un jour lointain du Colisée.


                                                    Photo : Scott Goldsmith