usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • L'amour, en toutes lettres

    Un soir, en 1978, parce qu'il était venu dans la ville où je vivais, Alain Cavalier passa aux actualités régionales, ce qui nous changeait évidemment de la rubrique "bouses, vaches, noix de saint-jacques et maïs" qui donnait le si peu de consistance à ces informations censées nous concerner. De Cavalier, je ne connaissais rien, mais l'extrait que l'on passa me saisit tellement, dans sa fureur presque anodine que je voulus voir ce film, absolument. Il s'agissait de Martin et Léa. Martin, c'est Xavier Saint-Macary, juste, mesuré, sur le fil ; Léa, c'est Isabelle Ho, insaisissable et magique. Ils vivent en couple, dans la vraie vie. Lui, je l'ai revu vingt-cinq ans plus tard, dans un film antérieur de Cavalier, Plein de super. Elle, plus jamais (aucun souvenir d'elle dans Mortelle randonnée...). Lui est mort dix après ce film, d'une crise cardiaque. Elle, trois ans après lui, du sida.

    Ce film est un éblouissement dans l'approche de ce que peut être la complexité amoureuse. Au dessus, et dans un genre beaucoup plus marivaldien, il y a Rohmer... Cavalier, lui, prend l'histoire sans plus de fioritures, au ras d'un quotidien qui désarçonne. Parce que la vie n'est pas toujours à l'image qu'on se fait de ceux qu'on rencontre. Martin et Léa partagent un lien sans immédiateté. Ce n'est pas un jeu mais un risque qui se déploie sans cesse. Avec des failles dans lesquelles ils se sentent parfois prendre corps, paradoxalement.

    Dans l'extrait qui suit, hélas trop court, celui-là même à qui je dois d'être aller les voir, ces deux-là, Martin décide de rompre. Il écrit une lettre...

     


     

    La séquence est incomplète. Il manque quelques secondes. Les plus extraordinaires. Son remords le pousse à mettre le feu à la boîte aux lettres. Brûler sa lettre, les lettres, brûler d'amour. De quoi vous émouvoir pour une éternité.

  • Facile, trop facile...

     

    Nous en étions restés à cette idée peut-être simpliste que les responsabilités vous endurcissent, ou, pour le moins, qu'elles vous obligent parfois, la mort dans l'âme (mais ce n'est qu'une métaphore...), à faire ce que vous n'auriez pas voulu faire.

    Et de se dire qu'inéluctablement, assumer une fonction revient à se retirer en partie de soi-même, à se conformer à cette affiche un peu statufiée qu'on définit comme la représentation. D'une certaine manière, cela s'appelle la dignité. Cette dignité doit avoir, parfois, les allures du masque. C'est ainsi que le théâtre, le vrai, tragique et terriblement humain, prend son sens, dans ce qui est caché, retenu, aboli de l'être qui parle et qui agit..

    Mais, dans ce qu'il faut bien appeler une mise à disposition publique de tous les signes de l'humanité, les larmes ont pris une place de choix et l'homme dont on dit qu'il est le plus puissant du monde (si l'on veut admettre que la politique nucléaire état-unisien n'est pas, par exemple, un pouvoir sans conséquences...) n'aura pas ménagé ses effets durant ces deux derniers mois.

    1)

     

    barack obama,états-unis,larmes,politqiue,sensibilité,spectacle,obscénité. guerre,afghanistan,responsabilité

    Nous sommes dans le Wisconsin, début novembre. C'est son dernier meeting. Il est crevé, épuisé d'aller à coups de millions de dollars aux quatre coins du pays pour mettre une rouste au mormon. Il a les nerfs à vif sans doute, le corps qui rend l'âme et l'impression que l'affaire est bien partie. Mais c'est ainsi : une sorte de post coitum animal triste. Il va remettre le couvert et la bonne surprise de 2008 devient une confirmation. Il pleure. Sur ses efforts ? Sur l'improbable ? Sur ceux qu'il a déçus et qui rendront sa victoire moins large ? Sur sa gloire qui va prendre du galon ?

    2)

     

    barack obama,états-unis,larmes,politqiue,sensibilité,spectacle,obscénité. guerre,afghanistan,responsabilité

     

    Nous sommes à son QG, début novembre. Il est avec son équipe. Il est le capitaine triomphant qui vient rendre hommage au cercle restreint de ceux qui n'ont pas dormi, qui ont donné corps et âme. Il leur doit une fière chandelle. Il a l'air d'un lycéen, nouvellement bachelier, dont le destin l'emmène loin de sa famille, des amis, de ses potes, de son quartier. Il boucle une aventure : le côté boy-scout, c'est fini. Lundi, c'est retour au  bureau. Moins excitant, moins d'adréaline. À en avoir des frissons dans le dos.


    3)

     

    le-president-obama-tres-emu-pendant-son-allocutaion-apres-le-drame-photo-afp.jpg

    Il est à la Maison Blanche. Nous sommes à la mi-décembre. 26 morts à Newtown, soit, en une fois, la moyenne journalière américaine des morts par arme à feu. Une sorte de packaging instantané, en somme. Il évoque des mômes abattus sèchement qui auraient fait de bons petit(e)s américain(e)s. Pour eux, c'est fini : ni corps, ni âme. Il pleure. Il est père. Il imagine. Il est humain. Il est président et comme il l'a dit pendant la campagne, en réponse à une question qui lui était posée, qu'il croyait au deuxième amendement autorisant chacun à être armé. Mais ce n'est rien. Il est ému. Ça se voit, ça doit se voir.

    Ces émotions répétées, dans des contextes et pour des raisons fort divers, ont quelque chose de grotesque. Elles mélangent la fébrilité d'une réussite conditionnée par l'argent (la campagne d'Obama, c'est un milliard de dollars), l'émotivité du sportif qui décroche la timbale, le pathos facile de l'impuissance politique, la compassion qui vous dédouane de tout. On aimerait qu'il ait les larmes aussi abondantes sur la misère que répand la politique américaine à travers le monde, sur les horreurs économiques dont usent les grands groupes de son pays pour satisfaire des actionnaires encore plus voraces, qu'il sorte son Kleenex à chaque bombe explosant à Bagdad ou ailleurs. Mais à ce train-là, je crains qu'il ne puisse pas beaucoup travailler et que la déshydratation le guette.

    Certains diront qu'il est humain, que ce n'est pas Bush, lui. Bien sûr... Ce n'est que "l'obscénité démocratique" que dénonce Régis Debray dans un court essai (1) ainsi intitulé et qui parut en 2007 et dont j'extrais les phrases suivantes :

    "Obscène, en termes techniques, est le forum dont la dramaturgie se met à obéir à la télécratie. Ou qui passe, plus précisément, du plan large au gros plan qui vient fouiller le visage, la larme au coin de l'œil, le baiser sur la bouche et le petit dernier -au cours d'un cérémonial officiel". 



    Régis Debray, L'obscénité démocratique, Flammarion, "Café Voltaire", 2007.

  • OWNI, la fin ou pas...

     

    owni,creative commons,open data,information,web



    Pendant que la planète se demandait si les Mayas savaient compter ou pas, et qu'on buzzait, twittait, chattait sur une ridicule fin du monde, le 21 décembre, le site d'open data OWNI était mis en redressement judiciaire. Misère que cette disparition, que la fin d'une aventure qui aura été une source d'informations et de réflexions tout à fait prolifique. La logique du creative commons est une voie majeure pour l'extension (peut-être illusoire), sans barrière, de l'info pour tous (oui, l'info pour tous...), en marge des canaux officiels et convenus. Il faut le rappeler et s'inquiéter des entraves, notamment économiques, pour que ne puissent se pérenniser de telles entreprises.

    Malgré cette cessation d'activité, les articles et les enquêtes restent accessibles. Malgré cette disparition, OWNI doit rester vivant, reste vivant. Il suffit de cliquer sur ce lien pour le constater et de faire passer le mot :

    http://owni.fr/

  • Cette social-démocratie qui nous enterre...

     

     

    Il y a quelques jours, sur le blog de l'ami Solko (que je cite décidément beaucoup en cette fin d'année), lequel se gaussait des cris d'orfraie poussés par ceux vouant Depardieu au pilori de la bonne morale patriotique (ce patriotisme qu'habituellement la gauche trouve rance, fascisante, xénophobe, etc.), un remarquable socialiste, le sieur Blachier, s'insurgeait. Je ne commente plus les blogs (1) mais pour le coup je ne pus m'empêcher de réagir pour rappeler à cet esprit encarté que :

    1-l'histrion n'avait fait qu'appliquer les règles de l'espace Schengen et qu'il avait fort raison d'invoquer lors qu'il était européen. Et plutôt deux fois qu'une. Il est dommage qu'on lui en fasse grief de son arrangement avec les frontières quand on n'a rien fait (et les socialistes en premier que l'Europe qu'ils nous ont imposé est notre avenir) pour développer une vraie Europe sociale et fiscale. Depardieu va en Belgique. Il ne s'exile pas dans un paradis des Antilles.

    2-la construction européenne et sa conformation à une logique ultra-libérale est le fruit d'une pensée où les socio-démocrates ont été à la pointe. On se souviendra que dans les années 90, ils étaient majoritaires sur le Vieux Continent. Ils n'ont rien fait qui puisse contrer les délires du marché.

    3-la gauche socialiste française peut se targuer d'avoir ces vingt-cinq dernières fourni une escouade de choc du libéralisme triomphant. Qu'on en juge par la liste suivante :
    1-Jacques Delors, dirigeant la commission européenne (Maastricht and co)
    2-Jacques Attali, dirigeant la BERD
    3-Pascal Lamy, dirigeant l'OMC
    4-Strauss-Khan, dirigeant le FMI.

    En période de crise, il est remarquable de voir à quel point ce parti et cette famille politique hexagonale auront réussi à trouver des boulots en vue à leurs cadres éminents. Au fond, quand il s'agit de saper une certaine idée de la France au profit d'un commerce internationalisé et morbide, rien de mieux qu'un homme du PS.

    Pour développer ce point, cette convergence troublante entre social-démocratie et libéralisme échevelé, je vous invite à vous rendre sur le lien suivant, fort instructif.

    http://www.atlantico.fr/decryptage/grand-paradoxe-exces-europe-neo-liberale-sont-nes-generation-leaders-venus-social-democratie-mathieu-vieira-fabien-escalona-jean-578001.html

     


    (1)Sinon, et c'est fort rare, le très désopilant et subtil Jamais de la vie commis par Depluloin.


  • Béraud, à vif

     

    béraud,littératue,autobiographie,qu'as-tu fait de ta jeunesse,père,écriture


    À l'heure, si proche, où le Fils apparaît, une pensée pour le père. Non pas celui qui est aux Cieux, à la fois terrible et miséricordieux, et dont l'existence est un pari (parfois grandiose, souvent assassin) mais le commun, le mien, le vôtre, celui de chacun, avec lequel nous avons eu, qu'il fut présent ou absent, vivant ou mort, vivant puis mort, à partager, malgré nous, malgré lui. Celui dont nous héritons, comme nous héritons de nos mères.

    Pour y penser, laissons Rousseau, Proust, Gide ou Sartre... Prenons Béraud. Il fait partie de cet enfer littéraire qu'il faut pourtant connaître. Je n'en suis pas un spécialiste. L'ami Solko est en la matière intarissable : c'est donc que le lecteur présent ira assouvir sa curiosité. (1)

    Béraud écrit Qu'as-tu fait de ta jeunesse en 1941. L'ouvrage est commencé durant une nuit qu'il ne veut pas perdre à Rome (ce qui le rend plus cher encore). Ecrit de circonstances, peut-être, mais qui va se poursuivre.La plume se délie et ce sera l'enfance, l'adolescence et la jeunesse, jusqu'à la veille du conflit de 14. Le style est une délectation. Les portraits vifs sont dignes de Daumier. Le moindre figurant d'une vie qui file a droit à son trait, à sa marque. Beraud ne s'attarde pas. Il ne veut entrer dans le détail. Il a entrepris de nous donner moins le sens des faits que leur évanescence et leur fluidité dans une course qui croise Albert Londres ou Charles Dullin, entre autres.

    Puis il y a le père. Boulanger de la presqu'île lyonnaise, qui voit son marmot vouloir échapper à toutes les conditions, sans jamais le désavouer tout à fait. Le père, qui s'amuse des hésitations plus qu'il ne réprimande. Le fils, parmi toutes ses tergiversations, devient plumitif, assumant "la chronique du Tout-Lyon, organe des mondanités lyonnaises" et pour "cinquante francs par mois", assurant aux Sports, "hebdomadaires des footballers (sic) du Sud-Est, les Dimanches sportifs de M. Bergeret". Voici ce qui suit, dont la dernière réplique, réelle ou fictive, est si magnifique qu'elle se passe de tout commentaire :

     

    "Ce fut mon père encore qui vint à moi. Cette fois comme les autres, il fait ce que bien des pères autrement instruits n'eussent point fait. Une fois de plus, je connus la simple grande de son amitié. Il revint un jour avec un journal, mit ses besicles et lut avec attention le récit que j'avais fait de la mort d'un pauvre peintre, dont j'avais suivi le convoi depuis l'hôpital jusqu'à la fosse commune. Il plia le journal et le mit dans sa poche sans un mot.

    Le lendemain je trouvai dans ma chambre une table, un encrier, des plumes et trois mains de papier. Dans la pièce voisine, j'entendais le pas égal de mon père. Il entra :

    -Voici l'établi, dit-il en posant la main sur la table. Nous verrons l'ouvrier à l'œuvre.

    De ses yeux clairs, il me regardait bien en face. Que dire ? Comment le remercier ? Il coupe court à l'émotion, selon sa manière, en mettant d'une boutade les choses au point :

    -Si tu décides de te faire évêque ou astronome, il faudra me prévenir quelques jours à l'avance afin que je puisse te procurer le matériel".

     

     

     

     

    (1)Je reviendrai sur le sujet de sa condamnation à mort au sortir de la guerre et sur ce qui fonde son bannissement radical. Mais ce n'est pas le sujet ici.

  • Faux-semblants

    Marina+Abramovic+MoMA+Celebrates+Marina+Abramovic+LA35ZvWEDm6l.jpg

     

    Alors même que le volcan islandais clouait le voyage au sol, en avril 2010, le voyageur pénétrait dans l'antre du MoMA pour se retrouver, entre autres, dans une grande salle bruissant des interrogations visiteuses parce qu'en son centre une dame, avec des allures de prêtresse sanglante, assise, immuable, attendait que se succèdent les quidams qui viendraient fixement, silencieusement, la défier du regard.

    Autour il y avait tout un appareillage technique, parce qu'on filmait ce qu'on appelle une performance. Les inconnus qui se prêtaient au jeu renonçaient à leur droit à l'image : ils participaient à une œuvre d'art, a work in progress. Dès lors, l'opportunité d'une petite éternité valait bien cet abandon. 

    Vous pouviez ainsi contempler cette plaisanterie pour autant que vous eussiez la patience et le ridicule de croire qu'il se passait, , quelque chose sous prétexte qu'une institution en avait ainsi décidé. Et la première de ces institutions était l'artiste elle-même. 

    Elle s'appelle Marina Abramovic et elle n'en est pas à son coup d'essai en matière de provocation et d'apparent questionnement sur l'état et le devenir du monde. Il faut dire que ce genre de posture est devenu, dans le tournant de l'art (toujours en état d'être) contemporain, courant. C'est l'histoire du concept, dans le fond : une escroquerie à coup de "tu peux croire mon affaire obscure et confuse mais elle te dira plein de choses sur toi et ce qui t'entoure"... Pour cette expérience new yorkaise, elle avait intitulé cela "The artist is present". Pour le coup, elle ne mentait pas. Elle payait de sa personne : il n'est pas facile de rester ainsi immobile dans un monde qui a érigé la bougeotte en mode existentiel majeur. Sa rigidité de statue mérite le respect, cette mise en danger dans une confrontation avec l'inconnu force l'admiration. Souvent, on reproche à l'artiste d'être dans sa tour d'ivoire, de contempler le commun à distance, d'être élitiste. Dans cette expérience Marina Abramovic revient sur terre. On pourrait, de cette façon, enfiler les perles et ratiociner sur la profondeur de l'engagement. Seulement, la casuistique, comme toujours, a ses limites.

    En fait, ce qui trouble tient d'abord au titre : "The artist is present". On aurait compris que cela s'intitulât "The woman is present", "The people is present", "we are present" (1). Point du tout : The artist is present. Titre où se mélangent le constat, c'est clair, et l'affirmation, pour ne pas dire la revendication. Nous sommes à la fois dans l'évidence et ce qui est censé la dépasser. Et de nous demander si, alors, il ne s'agit pas d'une épiphanie, une expérience quasi mystique. Ce fut une apparition... On connaît la suite : l'ironie y gagne ses galons d'art littéraire. Pour l'heure, au MoMA, nous en sommes loin. La phrase cingle d'abord comme une extension maximale d'un ego démesuré. Nous avions connu l'œuvre sans signature, l'œuvre signée (le tournant renaissant, quand Vasari se permet des biographies), l'œuvre pensée mais pas faite (le conceptuel). Nous en arrivons à l'artiste comme finalité et preuve de sa propre détermination. Plus rien à faire que d'être un nom. C'est bien au delà que n'importe quel happening. C'est le moi qui couvre toute la surface et devant lequel nous ne sommes que des supplétifs.

    On méditera sur cette évolution narcissique et médiatique qui permet désormais à l'artiste (ou prétendu tel) d'être sa totalité servie sur un plateau  (ou dans un film). Alpha et oméga du monde, il est là effectivement. Tout discours est superflu. Il nous donne à penser. Il est une incarnation de la pensée. En ces temps de scepticisme (au moins pour l'espace culturel occidental), cela laisse rêveur, que l'on puisse ainsi adhérer à une telle escroquerie car la présence de Marina Abramovic ferait rigoler les réelles présences de Georges Steiner. Il en va de ce monde qui substitue l'introspection et la pensée sur la longueur pour une immédiateté qui peut durer (et un quart d'heure devant le travail d'Abramovic semble une éternité).

    Cette présence (fausse, artificielle) fait penser à son contraire : à un jeu sur l'absence possible dont Piero Manzoni, dans une autre époque, gratifia ses contemporains. En 1961, il proposa des boîtes de conserve contenant de la Merde d'artiste.

    marina abramovic,the artist is present,moma,new york,art contemporain,lien,sociabilité,histoire

    Il appartenait au mouvement de l'Arte Povera. Faire quelque chose avec peu. Et ici, il n'allait pas chercher bien loin. Il recyclait et proposait une part de lui-même. C'était aussi une question de présence. Fallait-il ouvrir la boîte pour vérifier l'annonce (et découvrir que ce n'était qu'un effet d'annonce...), ce qui revenait à détruire l'œuvre ? Fallait-il n'en rien faire et prendre acte, ce qui revenait à dire que dans ce cas-là l'artiste était en partie absent, puisque invisible ?

    Ce genre d'interrogations est fort drôle, quand on en discute un soir, après avoir un peu bu, quand on cherche des solutions, un concept, pour atteindre la notoriété... Très drôle, parce qu'on peut avancer les solutions les plus farfelues. Mais au petit matin, après avoir cuvé, l'individu sérieux, et honnête, que n'agite pas l'illusion de la pompe à phynance (d'où peut surgir la merdre, dirait Jarry), en rigole et passe à autre chose. Il a mieux à faire que de se ridiculiser, comme Marina Abramovic.


    (1)Et j'aurais eu envie de fredonner, par dérision, "we are the world"...

  • En pointillés

    Puis un jour elle lui dit, Ok, on y va, on fait comme ça, et elle traverse la rue avec ses deux valises, ses bouquins, quelques bricoles qui lui tiennent à cœur. Il n'a fallu qu'une demi-matinée pour que tout se fasse et ce qui n'a plus sa place ou est en double (et ce sont souvent les éléments cruciaux : le lit, j'y avais mes habitudes, j'y trouvais mon réconfort, j'y dormais seule, souvent ; l'armoire, tout mon fatras et mon intimité ; le meuble de la salle de bain, mes crèmes hydratantes, mon maquillage, tout cela qu'on bazarde à la déchetterie, qu'on revend, le sommier est tout neuf, ou qu'on refile aux copains et copines, Sarah et Jérôme vont coucher dans mon plumard) a disparu. 

    Elle a changé de numéro de rue, de trottoir, du pair à l'impair. Elle a passé la frontière, puisque la commune chevauche deux pays.

    La langue officielle n'est plus la même, les enseignes lui sont plus étrangères et quand elle s'enfonce dans cette autre ville où elle n'allait jamais, c'est lui qui venait, elle ressent un singulier dépaysement, une indicible atmosphère. Les murs n'ont pas l'air de semblables couleurs ; le pain n'a pas la même saveur ; le prix de la bière est infiniment moindre ; le déroulement des files d'attente plus ordonné.

    Il lui arrive, de la fenêtre principale de son nouveau logis, de contempler la rue, fixant la ligne blanche discontinue qui marque la frontière, sans jamais vraiment comprendre comment, dans une telle contiguïté il peut se faire qu'elle se sente si éloignée. Elle n'imaginait pas que le monde fût ainsi fait, de différences si longtemps ignorées, ou tues, et qui, d'un coup, la traversent de leur dérangement anecdotique, sans qu'elle y puisse, lui semble-t-il, plus rien. 

    Ce n'est pas la question d'être chez soi, ou ailleurs, d'être d'ici ou de là, minoritaire ou majoritaire. Elle ne dirait pas que cette histoire l'obsède. Quoique... 

    Elle s'amuse d'aller travailler de l'autre côté mais ne parle jamais de cet amusement. Il la trouve un peu triste parfois, elle répond que tout va bien. La tentation de faire le chemin inverse revient régulièrement, sans qu'il y ait urgence. C'est une possibilité. Elle n'y gagnerait rien. Cela ne changerait rien. Un coup d'épée dans l'eau, sinon que cela signifierait qu'elle l'a quitté. C'est la seule chose qui puisse vraiment exister en elle, ce repli sur elle.

    Au fond, se dit-elle, chercher à être soi serait plus simple aux antipodes, et un matin, sans rien dire à personne, elle prend une toute petite valise et un billet, pour s'en aller, au cœur d'un pays immense, un des plus grands qu'elle ait pu trouver parmi ceux qu'elle désirait, au cœur, en plein cœur d'une histoire dont elle ne connaît même pas la langue, libre de toute frontière à l'horizon, curieuse d'avoir peur.


  • Notule 16

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.


    Ce n'est pas d'être un plus lucide sur le monde qui rend la vie plus sombre. Au contraire : on sait à quoi s'en tenir. La désillusion, aussi, peut être vitaminée. Voici un premier échantillon...

     

     

    1-Bruce Bégout, Lieu commun. Le motel américain, Allia2003

     

    2- Eric Hazan, LQR. La propagande du quotidien, Raisons d'agir, 2006

     

    3-Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal, Flammarion, 2007

     

    4-Zygmunt Bauman, S'acheter une vie, Editions Jacqueline Chambon, 2007

     

    5-Hal Foster, Design & Crime, Les Prairies ordinaires, 2008

  • Voici Le Monde...

    les-strauss-kahn-raphaelle-bacque-ariane-chemin1.jpg

    Parfois, quand vous faites vos courses et que vous vous répartissez les joyeux ennuis de l'attente aux caisses, vous êtes celui (ou celle) qui a fini le premier. Alors, vous attendez (comme quoi, on ne sort jamais vraiment du système) et les grandes et moyennes surfaces ayant eu comme prétention de répandre la culture, elles ont des rayons littérature réductibles au tout venant de la palinodie consumériste. On y trouve évidemment Musso, Lévy, et Millénium, mais aussi les multiples avatars de l'écriture journalistique devant quoi, aujourd'hui, le monde de la littérature recule insensiblement. 

    Mais revenons à notre pénible attente et au rayonnage des exemplaires de la moderne littérature. Nous attendons donc et nous voyons, bien en évidence sur le présentoir, un couple. C'est une romance, une sorte d'illustration (pour ne pas dire une inscription dans le marbre) du glamour. Il a le charme vague -très vague- d'un Cassavetes ou d'un Berstein bouffi, elle, le brushing et le magnétisme, hélas éteint, d'une Liz Taylor. Ils posent, ils nous regardent. Ils sont les symboles parfaits (et la perfection est alors le signe même de l'imperfection, pire : de l'imposture) du duo kitsch, de l'histoire mainte fois épuisé de l'union idéal. Ils ont tout pour être heureux : l'art de la séduction (comme quoi, photoshop est magique, un véritable détournement) en absolu témoignage de la réussite. Il faut que nous les enviions, que nous les désirions, que nous nous projetions ; et nous avons l'air un peu crétin avec nos sacs plastiques où se mélangent, pêle-mêle, les tomates séchées, la salade trévise, le San Daniele, deux bouteilles de Perrier, trois courgettes et un pot de confiture poire-mandarine. Il y a de quoi se sentir minable, n'est-ce pas, d'être ainsi ancré dans la prosaïque quotidienneté... Eux, si beaux, si forts, si loin. 

    D'ailleurs, ils ont un nom : les Strauss-Khan, comme il y avait les Kennedy. Ce n'est pas un couple mais une légende. Une entité double mais complexe. Un monde, un univers, une histoire, une romance, un scénario...  Tout ce qu'on veut, pourvu que l'on soit capable de comprendre que par le pluriel il s'agit moins d'eux que de nous, de notre médiocrité face à leur existence quasi cinématographique. Pourtant, nous, miette de l'univers (à l'aune du diktat médiatique), nous savons combien ce titre est faux puisque leur vie commune a volé en éclat. Mais c'est bien le principe des gens d'exception d'exister par delà leurs échecs, les troubles du quotidien, les mensonges, les petits arrangements du pouvoir, les trahisons, les douleurs... Ils sont insubmersibles. Il est donc possible, sans le moindre ridicule, sans qu'ils aient même l'idée d'intenter un procès à l'éditeur, de poser avec autant d'aplomb, de faire que ce cliché du passé puisse survivre à l'épreuve de la réalité. Ils sont dans l'éternité de leur représentation, dans ce qu'ils avaient décidé d'être, et que rien, et surtout pas la réalité, ne peut entacher.

    Puis quelques jours passent et comme il n'est pas de réalité sans une certaine forme de répétition (dont nous essayons de neutraliser la pesanteur en trouvant des subterfuges), nous revenons au même endroit et cette fois, nous prenons le livre et le lisons en diagonales. Autant dire que nous ne le lisons pas ; mais en même temps nous en saisissons la substantifique moëlle, laquelle est aussi peu nourrissante qu'une carcasse de poulet d'élevage. La pauvreté de la prose s'allie à la médiocrité du propos. Cela pue le cancan et le cul-de-basse-fosse, l'analyse politique micro-ondes, la tambouille des petites fiches scolaires. Rien que nous ne sachions déjà, après tant de déballages de presse, rien qui ne puisse nous rendre indifférent au personnel politique et médiatique

    Cette médiocrité assez putride, nous ne la devons pas à quelque paparazzo en mal de célébrité, à quelque plumitif people. Que nenni ! Nous sommes redevables de deux journaliste du Monde. N'est-ce pas magnifique ? Au fond, ce n'est rien d'autre que du Voici pour bac +3 (mais en écrivant cela, je mesure que je méprise inutilement et injustement le lecteur ou la lectrice de Voici... sans atteindre jamais la cible véritable : le lecteur contemporain du Monde.). Il y en a qui glousseraient devant le populo engagé dans la lecture d'une biographie de Rihanna ou d'Amy Winehouse. Mais, là, l'histoire vole autrement plus haut. Il est certain que le sujet est porteur et que la profondeur intellectuelle de ce qui fut un phare (sinon Le phare) de la presse française ne peut plus s'indigner que deux de ces journalistes aillent à la soupe. C'est humain, parisien, vulgaire mais il faut bien arrondir ses fins de mois...

  • Le Sens de l'école

    C'est net, simple, imparable. D'aucuns diront que revenir aux Grecs est une illusion, une préciosité fumeuse. Certes, les Grecs (ce combat de toute une vie cher à Jacqueline de Romilly)... Mais, en général, le mépris pour les Hellènes n'est qu'un exemple particulier d'un mépris plus large pour le passé. Bernard Stiegler voit pourtant en cette invocation lointaine, à travers une anecdote socratique, un point de repère pour mieux comprendre ce qui aujourd'hui/désormais ne va plus. Encore, s'il ne s'agissait que d'aller, de faire un mouvement réparateur, pourrait-on y croire, mais la vérité est plutôt que le lien est défait. Et lisant ces pages sur la philia, qui n'a évidemment rien à voir avec la simple camaraderie consumériste des communautés de marques, il y a lieu de penser que le livre, la réflexion, l'écriture, le silence, la skholè sont plus que jamais des nécessités. Non pas pour se sentir plus mal dans un monde qui défaille, mais pour pouvoir s'en retrancher, de ce monde, aussi brief soit ce retrait, et le tenir à distance, en vainqueur pacifique... 


    "En Grèce antique, patrie de la politique et de la démocratie, la citoyenneté apparaît avec les hypomnémata littéraux qui s'y sont constitués, et elle se fonde, par l'intermédiaire du grammatistès qui est le maître des lettres (l'instituteur), sur le fait que le processus d'adoption doit être pris en charge par la cité -par cette cité dont Socrate dit à Criton, dans sa prison, et avant de boire la ciguë, que s'il fuyait l'exécution de sa condamnation, comme le lui propose Criton, ses enfants deviendraient orphelins- ce qui signifie qu'ils ne le seront pas véritablement du fait de sa propre mort prochaine : l'école est ici devenue la matrice identificatoire de cette autre forme de parentalité (c'est-à-dire de philia) qu'est la cité en tant que telle.

    L'organisation politique est un système parental qui casse les déterminations claniques, les identifications au sens habituel (ce que La République de Platon porte à son comble, et même à une extrémité qui aboutit à une absurdité, dont j'étudie les motifs par ailleurs, motifs qui reposent sur le malentendu à propos de l'hypomnésis qui est l'origine même de toute métaphysique) et la constitution de cette parentalité est précisément la philia politique.

    Ici, il faut revenir au concept de programme socio-ethnique : en tant que complément indispensable à la formation des dèmes (qui fondent la démo-cratie) par lesquels Clisthène casse les tribus, et par là substitue aux programmes ethniques, qui constituent le contrôle traditionnel des comportements collectifs, des programmes politiques fondés sur une loi commune, lisible et critiquable par tous, l'école grecque est l'opérateur d'adoption de ces nouveaux programmes. Et elle est en cela le lieu de constitution d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective de référence. Dès son origine grecque, l'école est donc le lieu d'adoption qui forme une philia par la constitution d'un idéal du moi, mais qui est aussi, comme dèmos, le peuple en tant qu'idéal de la population qui n'est plus le groupe ethnique (et qui accueille pour cette raison ceux qu'elle appelle les métèques). Cette école est le foyer même de la démocratie, et elle le redevient dans les démocraties industrielles comme instruction publique et obligatoire, et finalement éducation nationale.

    C'est ce rôle qui est de nos jours fondamentalement menacé par la télécratie qu'impose le populisme industriel et pulsionnel, et c'est ce contre quoi la misère politique renonce à lutter."

     

        Bernard Stiegler, La Télécratie contre la démocratie, Flammarion, 2006.