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cinéma - Page 2

  • Quoi que tu filmes...

    L'État des choses est le dernier film de Wenders qu'on ait envie de regarder. C'est plus qu'une envie : une nécessité, un impératif esthétique doublé d'une langueur pleine d'humanité. L'argument scénaristique est mince, d'une certaine manière. Un film en tournage au Portugal, sur la côte, à Cascais. Une histoire de survivants en quête d'un nouveau coin pour vivre. Encore quelques scènes avant que l'imparable n'arrive : il n'y a plus de pellicule, plus de fond. Le film s'arrête au bord de l'océan, dans un dédale hôtelier en déshérence. Chacun n'a plus qu'à passer son temps, entre ennui et désir froissé. Le film est lent, dans un noir et blanc fabuleux que l'on doit à Henri Alekan. On aimerait que le temps s'étire à l'infini et que les heures déliées de toute obstination se multiplient. Mais il faut bien que le film (dans le film) se continue et le réalisateur, Friedrich Munro, parte chercher de quoi rebondir. Il file aux États-Unis pour récupérer l'argent nécessaire auprès de son producteur. 

    On comprend vite que L'État des choses est une œuvre en abyme. Le cinéma est en miroir. Un certain état du cinéma, auquel Wenders tournera bientôt le dos (1). Le personnage principal est surnommé Fritz. On saisit l'allusion et quand il va à Hollywood, c'est l'étoile de Fritz Lang qui apparaît sur un plan. L'État des choses n'est pas un prolongement du Mépris : il en est la forme reconstruite. Quand, dans le premier tout s'achevait presque parodiquement (et Fritz Lang finit L'Odyssée), dans le second, tout s'achève définitivement. Dans le film de Godard, le cynique et imbécile Prokosch était encore un personnage visible et cherchant à paraître ; dans celui de Wenders, la menace économique est invisible. La puissance fait main basse sans montrer son visage.

    Les huit dernières minutes du film sont centrées sur le tour en camping-car que font Fritz et son producteur escroc. Bavardages creux, faux détachement, risibles amitiés. On revient alors au point de départ.

     


     

    Un coup de feu. Un homme s'écroule. Et la caméra au poing, comme un moyen de répondre. Un balayage sans objet, sinon la seule volonté de filmer, coûte que coûte, comme un témoignage. Une sorte de cinéma vérité grotesque, dont meurt évidemment le héros. Alors vient le plan fixe, au ras du sol, l'immobilité de l'objet dans la disparition induite du sujet. La caméra est là. La pellicule, celle qui manquait tant quand il avait des choses à dire, peut se dérouler maintenant qu'aucune main ne la tient.

    C'est une scène spectaculaire, dont les trente ans sans la revoir, n'avait pas altéré la profondeur. Ce qui pouvait passer pour un effet un peu simpliste a pris entre temps une tout autre valeur. De même que la métaphore initiale de Cinecittà dans Le Mépris signifiait la mort prochaine du cinéma (ou du moins d'un certain cinéma), de même cette disparition de l'être et la possibilité de voir l'objet durer infiniment semblent prémonitoire de cette inexorable décomposition du réalisateur au profit des faiseurs techniciens. Fritz Munro pointe sa caméra, son ultime caméra, comme une arme alors même qu'il est désarmé. Il ne pense plus. Il est cyclopéen. Il n'est personne. Réduit à sa fonction scopique, il ne sait où regarder, ne sait que filmer. Il ne voit plus rien. Sa caméra erre. Et on se dit que bien des prétendants au titre de réalisateur, ces trente dernières années, ne valent même pas ce balayage.

    En revoyant ce si beau film, si beau que vous oubliez la suite de Wenders, et vous ne lui en tenez pas rigueur : n'eût-il fait que ce film que vous lui en seriez reconnaissant, en le revoyant, on perce une partie (une partie seulement) du mystère qui, au-delà de la nostalgie, peut nous attacher à des images fortes. Elles sont à la fois souvenir, reste d'une présence jamais effacée, et présage, ce qui nous aide à un peu plus de lucidité, laquelle lucidité se paie, mais cela, c'est une autre histoire.

     

    (1)À moins de considérer le pitoyable Paris Texas comme une réussite. Wenders passe à la couleur et c'est fini. Quand il y reviendra, dans Les Ailes du désir, le charme et la profondeur auront disparu. Ne demeurera que l'exercice de style.

  • Le tragique, Godard.

     

    Puisque le tragique est l'inéluctable, le déjà-écrit, l'illusion de l'action, il faut reconnaître que les dix premières minutes du Mépris de Godard sont parmi les plus tragiques de ce qui a pu être jamais tourné. Le réalisateur y condense la mort de l'art qu'il est lui-même en train d'élaborer. Et si l'on parle de condensation, c'est presque dans l'acception que Freud donnera à cette notion quand il analyse le fonctionnement du psychisme. Dix minutes pour que tout explose, en trois temps. Après, l'histoire pourra se dérouler, les déchirements multiples se produire : le trio (?) amoureux, les frictions du tournage de L'Odyssée, la mélancolie troublante d'un Fritz Lang qui finira coûte que coûte le film (1). Mais tous ces artifices qui donnent encore une linéarité au Mépris ne sont, d'une certaine manière, que le développement, une redite, de ce qui est débattu dans ces dix fameuses premières minutes. 

     

     

    Trois temps.

    Le générique, dit, d'une voix monocorde, accompagnant le long plan fixe d'un travelling (2). La contradiction entre le moyen et l'objet inaugure la réflexion sur ce qu'est déjà devenu, en partie, le cinéma : une machinerie dont les foules peuvent s'extasier mais qui relève essentiellement de la facilité. Godard filme une caméra qui glisse sans effort. Tout est sur rails. Le cinéma est un train qui file, mais la fixité du plan est comme le déni du déplacement. L'image est coupée en deux. Georgia Moll qui marche : la parole fausse et la fausse apparence ; la caméra de Raoul Coutard qui la suit, comme son ombre. Et l'ombre de la caméra devient lentement, par le mouvement de rotation qui la fait s'adresser à nous, instrument muet et cyclopéen, le monstre dévorant, à nous regarder autant que nous le regardons. Belle image à travers quoi nous passons, et pendant que Jean-Luc Godard cite faussement André Bazin (2), l'hypnose du monde cinématographique commence.

    Deuxième temps.

    Puisqu'il faut parler d'hypnose, comme d'une lancinante amnésie de ce pour quoi nous serions venus voir du Godard, il n'en est peut-être pas de plus ironique (mais une hypnose ironique, cela dépasse l'entendement) que celle construite autour de cet autre attendu du moment, attendu devenant de fait éternel : le corps de Bardot, et pour être plus direct : le cul de Bardot. En long et en large. Le cul en travelling : voilà décidément l'acte unificateur. Le caractère quasiment ludique de la démonstration fonde le creux de ce qu'il y a à montrer (3). Le spectateur en veut pour son argent, et de Bardot que voulait-il, qu'attendait-il ? Godard règle l'affaire d'entrée. Il expédie d'une certaine manière les affaires courantes, avec un humour grinçant. L'image ne lui suffit pas. Il faut qu'il plâtre cette exposition grotesque d'un dialogue tout aussi grotesque. C'est le cinéma de papa, avec ses clichés tentants, émoustillants, propres à remplir d'aise le néo-bourgeois ou le petit employé qui, pour le reste du film, s'ennuiera à mourir. Ce traitement du corps de Bardot, à la fois désiré et indésirable comme tel (tout juste un peu de viande libidinale, et encore), est moins une critique des mœurs du temps que celle des aspirations faussement esthétiques d'un cinéma qui vire au populaire. Brigitte Bardot, ou le rêve déjà dépassé de ce que sera la Michèle Mercier dans la série des Angélique (4) puis, plus tard, toutes ces boursouflures décorées à l'érotisme plus ou moins soft. À la voix atone du générique succède la platitude d'un Piccoli qui ne sait trop quoi dire. Des mollets, des cuisses, des épaules ne peuvent guère faire de la matière poétique quand il s'agit d'une simple évaluation. Le corps sublimé soit, mais les considérations niaises d'une amante lassée, non.

    Troisième temps.

    Un cut. Comme un coup sec à l'estomac (quand le boxeur mange le soleil, murmureront certains...), et Paul retrouve Georgia Moll du générique à Cinecitta, pour l'apparition du fantoche : Jerry Prokosch. Producteur Moloch à la pensée réduite à un minuscule carnet de citations. Il est le dieu sans foudre (mais pas sans argent), le décideur sans langue, le bavard sans pensée. Il est celui qui voudrait avoir l'air et qui a défaut d'être se donne le droit d'avoir barre sur les autres. Il est l'argent, évidemment, la combinatoire économique, mais, comme une prémonition, Godard pousse la catastrophe plus loin. Il le met en scène, le met sur scène et l'on pense à cette imparable dérive qui aura vu progressivement les producteurs venir, en même temps que les réalisateurs, sur les plateaux, à la remise des prix, et l'on pense à cette étrange transformation des évaluations par quoi on passe du nombre de spectateurs à la somme des recettes. Incontinent rhéteur d'un monde vide, bredouilleur de Shakespeare, il est la langue vidée de son sang. "Il ne sait pas", dit Javal, qui, pour une fois, ne fait pas semblant. He wants more sex, c'est tout. La boucle est bouclée.

    Tout se tient. L'appareillage est là, les baudruches fantasmatiques aussi, et les nababs incultes mais numéraires sont sur le pont. Le navire cinématographique part à sa perte, emmenant sur des milles et des milles d'ennui et d'abrutissement des populations qui finiront même par s'extasier d'un art confondu avec les seules prouesses de la technique (5). La vulgarité achevée du cinéma, ses ficelles de plus en plus grosses, ses concessions économiques délirantes, ses aspirations à un vernis discursif, tout est repérable dans ces dix minutes proprement fracassantes.

    Mais il est vrai que tirer ce constat a un parfum d'inactuel. Regretter que Godard ait raison dans sa vision d'un art dégradé ne sert d'ailleurs à rien. Ni même se réjouir de sa lucidité. C'est d'ailleurs sans doute ce qu'il y a de pire en la matière : que la lucidité poussée à ce point ne soit plus qu'une veille archéologique. Mais Godard archéologique, ma foi...

     

    (1)Sur le personnage de Fritz Lang, je renvoie au texte publié sur ce blog, quant au destin du réalisateur allemand.

    (2)Travelling dont Godard dit qu'il est 'affaire de morale" (reprenant Luc Moullet qui avait écrit dans les Cahiers du Cinéma que  "la morale est affaire de travellings")

    (3)Il faudra aller plus loin dans le film pour retrouver une même verve drolatique, quand Camille étendue sur la terrasse de la maison de Malaparte cache son postérieur avec un roman policier ouvert. Paul est auteur de romans policiers. En clair, sa littérature, il peut se la mettre au cul, ou ailleurs, cela n'est plus très important.

    '(4)La suite de l'histoire féminine du cinéma n'est que l'exploitation sérieuse du clin d'œil de Godard, quand le destin des actrices est à l'image d'une filmographie où l'on compte sur les doigts d'une main les films où elles ne finissent pas nues à la moindre occasion (y compris faire de la luge ou changer une roue...). C'est sans doute incompréhensible pour certains aujourd'hui mais la terrible beauté d'Ava Gardner prend aussi sa source dans le fait de ne l'avoir jamais vue qu'habillée.

    (5)C'est Avatar et il n'y a vraiment plus rien à espérer. Un monde sans hommes puisqu'un monde sans chair.

  • Sur un ultime rendez-vous...

    Je remets à la date de ce jour un billet publié le 5 avril 2011. Le titre est le même qu'alors. Pas une ligne de plus ou de moins. Les hommages ont toujours quelque chose de pompeux, d'artificiel ; cela ressemble à une convention. Mais les huit premières minutes du film de Patrice Chéreau, mort aujourd'hui, sont, dans le sens de l'esquisse qui les féconde, parmi les plus profondes qu'il m'ait été donné de contempler au cinéma...



    Si nous recherchons l'essence de ce qui nous habite sans même vraiment le savoir, il n'est pas étonnant que certaines œuvres finissent par se réduire, non comme peau de chagrin, mais en une puissance condensée avec laquelle nous ferons chemin, aussi loin que nous puissions faire chemin. Ainsi Ceux qui m'aiment prendront le train s'est-il au fil du temps condensé aux huit premières minutes d'une odyssée à la fois banale et grandiose.






     Ces huit minutes sont celles qui précèdent le moment où le train s'ébranle, le train qui descendra à Limoges, chef-lieu de la Haute-Vienne, plus grand cimetière d'Europe, demeure ultime de Jean-Baptiste Emmerich. Et ceux qui prennent ce train forment la famille parisienne de ce petit-maître de la peinture française, avec lequel chacun, on le comprendra plus tard, porte une histoire.

    Ces huit minutes-là sortent de l'ombre, d'un écran presque noir d'abord, avant que ne se dévoile le visage brut, la mâchoire raidie de Pascal Greggory (François), retranché dans un compartiment, orchestrateur magique par l'intermédiaire d'un magnéto portable d'une double ligne mélodique avec laquelle le réalisateur, Patrice Chéreau, va jongler.

    Deux voix donc. Quoique pas exactement : une voix et d'autres voix. Une voix parmi toutes : celle du magnéto. La voix grave, un peu hésitante dans ses premiers mots, puis elle prend toute sa force désespérée. La voix de Jean-Louis Trintignant, dans sa profondeur absolue. Une voix qui ne s'écoute pas mais se reçoit comme un privilège. On ne le verra pas, lui, sinon par l'intermédiaire furtif d'une photographie. Il est mort. C'est un enregistrement récent. Il est trop tard et quand il parle de lui, s'y reprenant de différentes façons (variations ironiques sur ce qui n'est rien moins q'une nécrologie), nous entendons une voix d'outre-tombe, celle d'un homme fatigué annonçant qu'il va fermer boutique. C'est une basse continue, le leitmotiv qui fait sa révolution et se rappelle au souvenir de François qui l'écoute, jusqu'à ce qu'il propose d'en finir, et justement celui-ci coupe l'enregistrement. Si Jean-Baptiste Emmerich parle de mourir, il faut conjurer comme on peut le fait même de sa disparition. La parole, d'une certaine manière, ne doit pas redoubler la réalité. Elle a quelque chose à voir avec l'éternité.

    La gare est remplie de monde, d'agitations aléatoires (du moins les perçoit-on ainsi) et Jean-Baptiste revient régulièrement au milieu d'autres voix. On le croirait parti, perdu ; il réapparaît. Il est, au cœur de l'image, l'invisible. Il passe en revue sa vie à la moulinette, si j'ose dire, et il semble que rien ou presque ne puisse échapper à sa lassitude : origines, parents, métier,.. Les autres voix sont celles des amis qui, lentement, se rejoignent, se précipitent, pas encore dans la profonde douleur (mais cela viendra). Elles sont bien vivantes, mais encore futiles et anecdotiques, et ne pèsent encore rien devant ce qui a pourtant disparu.Ils n'ont pas d'identité (mais cela viendra) : ils ne sont déterminés que par le manquant, cette part qui, parfois, dans le deuil (ou l'amour parfois), occupe toute la place, à commencer par la nôtre. Cette voix ultime est la raison pour laquelle tous ces corps, pris dans le flot d'un lieu aussi impersonnel, se touchent, se regardent, s'attendent, et font encore semblant (si ce n'est François... J'ai horreur de cavaler, dit-il, comme si d'être le premier arrivé, et seul, un temps, pouvait sauver quoi que ce soit ; qu'être en avance annulait le fait d'être pour toujours en retard. Il est venu écouter la voix, l'interview pendant laquelle il rit et cabotine un peu, et son visage douloureux laisse présager qu'il aurait voulu qu'il en fût autrement de ce dernier rendez-vous, qu'il osât, qui sait, lui dire Je t'aime, d'une manière ou d'une autre, puisque dans le fond, c'est de cela qu'il s'agit : de ne pas s'être dit l'essentiel, ou alors si mal...)

    Cette voix définitive n'est pas celle qui informe mais celle par laquelle ces amis sont informés dans et par la disparition, c'est-à-dire que chacun d'eux désormais est autre, imparablement autre. Cette voix qu'entend le spectateur, ces êtres-là l'ont déjà tous en tête. Ils ont en eux son registre, les paroles échangées du passé révolu à jamais. Il parle de lui ; ils n'en parlent pas. Pas encore. Ils sont dans l'urgence mais cette urgence n'a de sens que parce qu'il y a cette voix à retrouver sans elle. Jean-Baptiste peut démolir en partie son existence de son propre chef, ils n'en ont cure. La voix que nous entendons est la voix intériorisée de leur propre existence avec ou contre lui, avec et sans lui.

    La gare est le lieu de l'onde synthétisée qui annonce les voies, les horaires, les destinations, les retards. Mais ici la voie (la ligne) n'est qu'un détail, la destination sans mystère, l'horaire celui de l'irréparable.

    Aussi destructrice soit cette voix, elle est la plus pénétrante de toutes ; elle creuse son chemin entre eux tous. La gravité de Jean-Baptiste tient à la fois au timbre de Trintignant, qui lui est propre, et de la présence indicible qu'il impose. Cette gravité est la chair que chacun voudrait garder en lui, et dont ils savent pourtant qu'elle s'en est allée. Ils y pensent, leurs yeux y pensent, même quand ils essaient de s'échapper. Chéreau filme merveilleusement ce qu'il y a de déplacé à vouloir masquer, contourner la puissance d'un événement qui nous dépasse. Chacun y va de ses petites affaires, mais la voix est là, toujours...

    Les images défilent ; le montage de Chéreau étourdit. Des  allées et venues, des cercles, giration des hommes et de la caméra, comme s'il y avait le choix de ne pas le prendre, ce train, ce qui reviendrait à suspendre la disparition de Jean-Baptiste, comme s'il y avait moyen de ne pas se séparer de l'être à qui on tient. Il faut que la vie continue, ou que l'on détourne l'absence. Mais tous ces faits et gestes ne sont que des mesures dilatoires, parce que l'essentiel est dans cette voix que François coupe, symboliquement. La douleur, ce n'est pas d'y aller mais de sortir du train, de fumer une cigarette, de chercher un objet à sa colère (Bruno Todeschini ou Olivier Gourmet) et d'admettre que tout cela ne sera pas suffisant. Ce serait un acte manqué, le plus terrible de tous...

  • L'amour, en toutes lettres

    Un soir, en 1978, parce qu'il était venu dans la ville où je vivais, Alain Cavalier passa aux actualités régionales, ce qui nous changeait évidemment de la rubrique "bouses, vaches, noix de saint-jacques et maïs" qui donnait le si peu de consistance à ces informations censées nous concerner. De Cavalier, je ne connaissais rien, mais l'extrait que l'on passa me saisit tellement, dans sa fureur presque anodine que je voulus voir ce film, absolument. Il s'agissait de Martin et Léa. Martin, c'est Xavier Saint-Macary, juste, mesuré, sur le fil ; Léa, c'est Isabelle Ho, insaisissable et magique. Ils vivent en couple, dans la vraie vie. Lui, je l'ai revu vingt-cinq ans plus tard, dans un film antérieur de Cavalier, Plein de super. Elle, plus jamais (aucun souvenir d'elle dans Mortelle randonnée...). Lui est mort dix après ce film, d'une crise cardiaque. Elle, trois ans après lui, du sida.

    Ce film est un éblouissement dans l'approche de ce que peut être la complexité amoureuse. Au dessus, et dans un genre beaucoup plus marivaldien, il y a Rohmer... Cavalier, lui, prend l'histoire sans plus de fioritures, au ras d'un quotidien qui désarçonne. Parce que la vie n'est pas toujours à l'image qu'on se fait de ceux qu'on rencontre. Martin et Léa partagent un lien sans immédiateté. Ce n'est pas un jeu mais un risque qui se déploie sans cesse. Avec des failles dans lesquelles ils se sentent parfois prendre corps, paradoxalement.

    Dans l'extrait qui suit, hélas trop court, celui-là même à qui je dois d'être aller les voir, ces deux-là, Martin décide de rompre. Il écrit une lettre...

     


     

    La séquence est incomplète. Il manque quelques secondes. Les plus extraordinaires. Son remords le pousse à mettre le feu à la boîte aux lettres. Brûler sa lettre, les lettres, brûler d'amour. De quoi vous émouvoir pour une éternité.

  • En vedettes américaines...

    Maintenant que le grand cirque a rangé ses pistes, ses parades et son orchestre tonitruant, on se retourne et l'on se demande vraiment ce qui nous vaut de bénéficier ainsi d'une couverture aussi complète de l'élection américaine. Il faut dire que l'engouement ne date pas de l'année. Il y a eu le tournant Bush (une raison de plus pour vouloir lui faire un procès à ce crétin des Alpes...). Il avait concentré une telle montée d'affect, essentiellement contre lui, qu'il a donc fallu que les médias hexagonaux fassent des mandats présidentiels outre-Atlantique une histoire que nous aurions à vivre par procuration. Les États-Unis, c'est un peu nous, avec La Fayette et toute la troupe (1)... C'est sans doute au nom de cette vibrante filiation que nous vîmes en 2004 des journalistes français en pleurs quand il fut entendu que Bush le fils remettait le couvert pour quatre ans, et que nous les vîmes (les mêmes ? de toute manière ils sont interchangeables) pleurer (décidément...) à l'annonce du triomphe d'Obama. Je les écoutais, abasourdi devant autant de bêtise, nous expliquer qu'une nouvelle ère commençait, que l'Amérique, territoire de l'espoir, de la réussite et du mélange, était de retour, que la même Amérique qu'ils avaient décrite comme peuplée de fachos bellicistes avait changé : de l'amour, du respect, de la solidarité, désormais. 

    Il ne semble pas que les quatre ans d'Obama aient bouleversé l'ordre des choses. Qu'il soit noir (ou métis, pour les puristes des deux bords, parce qu'en la matière, il y en a un paquet pour qui Barack Obama n'est pas assez blanc, ou pas assez noir...) est un paramètre secondaire. On nous l'a pourtant vendu comme un élément essentiel. Barack Obama est d'abord un homme établi dans la classe supérieure de la société américaine et je doute que son mandat ait pu le rapprocher de cette misère et de ce désœuvrement qui marquent tant le peuple américain, à commencer par les noirs, ceux des ghettos s'entend...

    Il y a, en tout cas, un point sur lequel les années écoulées ont laissé les choses en l'état : la mise en scène vulgaire et spectaculaire de la représentation politique. Il est fort étonnant que ceux qui, pendant des années, ont moqué et voué aux gémonies le bling-bling président, ne se répandent pas sur les modèles communicationnels dont usent tous les candidats à l'élection américaine. Parce que si comparaison ne vaut pas raison, certes, il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont le lieu de tous les possibles, à condition d'avoir de l'argent, et dans des proportions qui font passer les campagnes de Hollande et Sarkozy pour du patronnage agricole, et de s'autoriser toutes les bassesses.

    Cette démocratie exemplaire dont on nous rebat les oreilles, c'est d'abord celle du fric et des discours faciles, celle de la morale érigée en principe cardinal et de l'hypocrisie dans les moyens choisis pour discréditer l'autre. Car il s'agit bien de cela : la démocratie américaine fonctionne d'abord comme une entreprise de destruction ad hominem. Les idées ne sont rien (mais on le comprend, car sur le fond, ils sont tous d'accord). Ne reste que la fibre intime qui fera passer l'autre pour un être incertain. Tout président ou challenger qu'il soit, le candidat est l'homme à abattre. Et pour ce faire, il n'y a pas de limite. Deux exemples édifiants...

    Le premier est un clip de campagne du candidat républicain Rick Perry (battu pour la primaire par Romney). Il vise le président Obama. Il est construit comme une bande-annonce de blockbuster catastrophe. Tout y est : la musique, la dramatisation par le rythme (plans courts, accumulation d'images symboliques), voix off profonde, activation de tous les réflexes primaires des temps de guerre, invocation d'une mythologie belliciste. Si l'on s'en tient à ce seul contenu, il est vraisemblable que Perry élu, il n'aurait plus eu qu'à incarcérer Obama pour haute trahison et le passer par les armes.

    La confusion formelle entre la fiction (dont on rappellera quel rôle elle joue dans la construction de l'imaginaire politique des Américains : il suffit de voir le contenu de leurs séries, et notamment de celles produites par la Fox et ses proches : de 24 Heures chrono à NCIS) et la réalité n'est pas innocente. Les États-Unis ont un goût particulier pour le story-telling politique. Ronald Reagan en avait fait le fonds de son idéologie sécuritaire et paranoïaque. Le clip de Perry ne fait que reprendre les thématiques classiques du conquérant de l'Ouest. Il est gouverneur du Texas : l'Amérique profonde et authentique, loin des tendances européennes bon chic bon genre de la côte Est. Ce recours au story-telling rappelle combien ce pays fonctionne en se leurrant sur sa puissance. Le mélange réalité-fiction révèle d'abord une impossibilité à penser le réel et à penser une altérité du monde. L'illusion est la règle, le bluff la méthode, le passéisme glorieux la boussole. Dès lors, tout est possible puisqu'on en rêve. La composition binaire du message de Perry s'explique par cette croyance en un au delà de la réalité, celle qui s'impose aux États-Unis comme au reste du monde. On peut toujours fermer les yeux et se faire des films. Hollywood n'arrête depuis trente ans de nous resservir la même soupe de la grandeur américaine pour cacher la misère du quotidien. Il est pathétique de voir Perry user de telles ficelles scénaristiques mais cette situation est symptomatique d'une expression politique marquée par la vacuité de son action et la pauvreté de son idéologie. Dès lors, le politique américain ne peut survivre à son néant qu'en se métamorphosant en un personnage cinématographique et en truquant le monde pour en faire un espace de studio.

     


     

    Le deuxième clip est un chef d'œuvre de vulgarité. Ce n'est plus, comme précédemment, l'idée que la politique se ressource dans les valeurs du combat, mais celle, plus simpliste encore, qui assimile le vote à la sexualité. Lena Dunham, qui joue dans Girls, explique combien il est important de trouver l'homme juste la première fois. Et la première fois qu'elle a... voté, c'était pour Obama.

    Le premier élément consternant tient au fait que le candidat, ou son équipe, n'a pas désapprouvé l'initiative de l'actrice. Le mauvais goût passe après l'effet choc du clip (et les Républicains ont crié au loup, si j'ose dire). Il mobilise, il fait le buzz et c'est d'abord ce qu'on lui demande. On ironisera bien sûr quant au contenu proposé, dans un pays qui pratique la pudibonderie avec une maestria prodigieuse. Ne jamais parler de cul, mais y penser toujours : cela pourrait être leur devise. La prestation de Lena Dunham illustre parfaitement ce dévoiement de l'action politique qui se réduit peu à peu à n'être qu'un objet de consommation et ne peut survivre comme réalité qu'à condition qu'elle s'efface paradoxalement comme réalité. Transformer Barack Obama en partenaire sexuel peut outrer, certes, mais un tel raccourci n'est jamais que la concrétisation impensable (mais pas si impensé que cela) d'une évolution qui fait de l'homme (ou de la femme) politique, dans les sociétés contemporaines occidentales, une incarnation fantasmée de toutes les réussites : celui qui a le pouvoir, celui qui connaît les grands de ce monde, celui qui connaît les acteurs, les chanteurs, les réalisateurs, celui qui connaît les people, bref, celui qui a tout (et dont le pouvoir politique devient secondaire, presque anecdotique...). La déclaration de Dunham incorpore le politique dans une histoire fétichisée où celui que l'on veut est purement et simplement (mais cela veut dire qu'il n'en est rien) l'objet de son désir. Transférer le sens de la responsabilité et la sagesse politiques sur le terrain du savoir sexuel est pour le moins régressif. La raison collective est mise au placard pour laisser place à l'affect individuel et, le temps d'un clip, d'un déclaration, d'un coming out, on ramène le politique à un investissement privé. Il est très drôle de voir une femme, dans ce pays si sourcilleux sur le plan du féminisme et des gender studies, se comporter de la sorte, parce que si on voulait inverser les termes, on pourrait supposer que dans quatre ans, si Hillary Clinton se présente, on aura un beau gosse venant au devant de la scène pour expliquer qu'une femme mature (pourquoi pas une cougar ?) c'est le top de l'initiation. Quand on en arrive là, il n'y a plus grand chose à espérer de la parole politique.

     


     

    Ces deux exemples, aussi dissemblables puissent-ils paraître, ne sont que les deux faces d'un même objet, d'une même représentation. Ils définissent le politique à la lumière d'un profond creux idéologique. Il ne s'agit plus de faire son choix à l'aune d'une architecture conceptuelle déterminée mais de ramener celui-ci à une immédiate satisfaction de son seul fantasme. On se rappelle la formule, d'ailleurs faussement attribué à André Bazin, qui inaugure Le Mépris de Godard : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". Pas de doute : nous sommes au cinéma. C'est une actrice qui le dit, c'est un cinéaste qui le filme...


    Il est toujours possible de se consoler en se disant que tout cela se passe à 7000 kilomètres, que les Amerloques sont les Amerloques. Ce n'est qu'une question de temps, et rien de plus. Les socialistes ont déjà adopté le principe des primaires (2) et le clip ultime de François Hollande est fort instructif (notamment en comparaison de ceux des autres candidats) sur le changement qui s'opère. Il a raison, l'homme normal, le changement, c'est maintenant, et pour ce qui suit, c'est cadeau, comme on dit...


     

    (1)Pour d'autres, bien sûr, leur viennent à l'esprit les pages magnifiques de Chateaubriand s'extasiant de la nature dans toute sa luxuriance romantique. Mais il s'agit d'une référence qui n'a plus cours. Que ferait un passionné royaliste, perdu entre les XVIIIe et XIXe siècles, dans ce paysage moderne qui veut de l'actuel, du contemporain et fait une fixation sur un futur perçu comme en apesanteur. La Fayette, au moins, sent la poudre. C'est du western avant l'heure...

    (2)L'UMP va suivre, et c'est hilarant de voir (mais j'y reviendrai bientôt) que ce sont les gens de gauche qui singent les pratiques d'un pays où le plus à gauche des politiques est chez nous un ultra libéral...

  • The final cut

    Les 30 juillet sont décidément bien cruels pour le cinéma. En 2007, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman disparaissaient et c'était comme une étrangeté de les rassembler ainsi, vieux qu'ils étaient déjà, peut-être, et presque plus cinéastes, mais indissociables dans leurs différences mêmes, quant à la manière de traiter du silence, de cette extension improbable des embarras à être avec autrui dont on chercherait à la fois la présence et l'absence. Ils avaient l'un et l'autre fait chemin dans l'incroyable légèreté qu'il y a à se faire du mal, même sans le vouloir. Pour l'Italien, on sentait bien que tout, ou presque, tournait autour de le délitement progressif qui fait sentir à l'individu l'éloignement, la disparition ou le manquement de celui ou celle en qui il escomptait. De comptabilité humaine, il était aussi question chez Bergman mais il s'agissait alors non de s'en remettre à un dénouement quasi inespéré du lien, plutôt de le réactiver afin de désintégration. Le catholique fouinait du côté de la Providence, d'une certaine façon, pendant que le rigoriste suédois, à la suite d'un Dreyer dont il était la version un peu criarde (tant dans les voix que dans les effets scéniques), œuvrait dans le procès hic et nunc de nos turpitudes et de nos absences à l'ordre. Bergman refourguait la énième version tragique de l'existence, et c'était parfois un peu fastidieux et démonstratif, n'évitant pas le pire comme dans Cris et chuchotements, pendant que le ferrarais (de la même ville donc que Giorgio Bassani) s'échappait lui dans ce qui pouvait former des tableaux tremblants de nos fragilités affectives et sociales. La Notte et L'Éclipse sont de pures explorations de temps impensables : au delà de la crise, ce qui reste quand il n'y a plus rien. C'est bien que de l'errance, ou un désarroi affectif : le soliloque du corps perdu à lui-même dont la vie n'est pas/plus capable de retrouver l'origine, et donc le sens. Sur ce point le générique de La Notte est un modèle d'expressionnisme quasi abstrait.



    Sur quels reflets existons-nous ? vers quoi glissons-nous infiniment alors même qu'en contrepoint le monde est là ? La structure est visible et suggère que l'ensemble puisse être habitable mais ce ne sont que jeux de renvois et les noms qui s'affichent et changent à chaque étage passé expliquent déjà que la structure se suffit à elle-même : son immuabilité efface tout. L'ouverture vers le lointain n'est pas un appel de l'horizon mais la concentration corrosive d'un ailleurs qui ne peut être que la réduplication d'un ici sans tain, sans profondeur, sans vie. Le spectateur doit se dire qu'il va falloir s'accrocher pour pouvoir tenir, et la lenteur du film n'est pas tant un choix esthétique que l'essence même de ce que devient le cinéma quand il nous parle vraiment : le récit d'une fin (ce que Godard dira autrement mais avec un génie sans égal dans Le Mépris deux ans plus tard) dont le générique (mais les discussions autour de L'Odyssée entre Fritz Lang et Michel Piccoli sont tout aussi "parlantes"), et sa citation truquée, nous ouvre aussi à l'inquiétude déceptive d'une Bardot qui glose, à défaut de glousser...



    Entre le Suisse et l'Italien, en 1962, Chris Marker réalise La Jetée. 26 minutes d'images où le réel est pulvérisé dans sa matérialité fixe par la voix off qui n'est pas là pour combler ce que le film n'arrive pas à montrer (comme le font les mauvais réalisateurs et les mauvais scénaristes), mais dont l'objet est justement de tout déconnecter. Récit à la fois d'un présent et d'une science-fiction, La Jetée est elle aussi une œuvre de la fin. Une œuvre de la fin sans fin, même, toujours dans l'attente de son propre achèvement. Certains diront que ce n'est pas du cinéma, qu'il y a tromperie sur la marchandise (mais justement parce qu'ils veulent que le cinéma soit une marchandise, un estampillage technique. Et ceux-là ont gagné puisque l'intelligence cinématographique tient essentiellement dans ses effets spéciaux. C'est donc peu dire combien ce mode d'expression est devenu bête...). Tromperie, non. Erreur, soit, tant Marker demande au spectateur d'être là, bien en face de l'écran et de suivre la marche, c'est-à-dire de combler le vide qui se crée. Œuvre mal jointée, en quelque sorte, La Jetée reste en mémoire de cette alliance apparemment contre-nature sur le plan esthétique du récitatif et du décor fixe.



    Chris Marker est mort un 30 juillet, comme Antonioni et Bergman. Il était vieux et l'on dira que sa trace était déjà faite. Ce n'est donc pas le regret d'un espoir inassouvi qui attriste, mais de penser tout à coup que ces grands réalisateurs (Bergman étant le moindre, me semble-t-il) avaient entamé, avec Godard, nos certitudes et clos le cinéma il y a fort longtemps, dès le début des années soixante. Après, plus grand chose. Des redites. 



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  • La politique blockbuster

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    Fin de campagne. Dernier billet sur le sujet. Il sera bien temps après de penser à l'intérêt que cela avait et aux accrochages que cela a suscités. Pour l'heure, on se dit : dernier billet, conclusion dans le calme alors même que cela pue abondamment, que Sarkozy s'extrémise non par idéologie mais pour pratiquer la politique de la terre brûlée et faire que son camp ne s'en relève pas (et Marion Le Pen se délecte...).

    Finir en douceur une campagne âpre et ennuyeuse signifie imparablement célébrer les femmes pour trouver un peu d'espoir. Les femmes en politique sont la quintessence de la délicatesse, un autre regard, une démocratie apaisée. Du moins c'est ainsi qu'on me l'a vendu, cette équation femme politique, depuis que je suis jeune. Naïf (ou sensible) comme je suis, j'ai voulu y croire. De même, l'idée qu'avec le crépuscule sarkozyste s'achevait l'époque du clinquant et du m'as-tu-vu. Retour aux affaires (1) de la gauche. Du sérieux, de l'austère, du common man, de la madame tout-le-monde, de la modestie... La gauche, la vraie, dans toute la sincérité d'une tradition qui remonte à Jaurès et compagnie.

    C'est dans cet esprit, sans doute, que les Inrocks ont choisi de faire leur couverture sur la nouvelle garde socialiste. J'imagine que le Huron voltairien ou l'Indien de Montaigne voyant une telle photographie, à l'aveugle, déclarerait qu'il s'agit de quatre actrices réunies, à coup de fric, pour un blockbuster où l'on trouvera de l'action, du suspens, du sexe et de l'amour. On y trouve tout : le mélange cultural studies, la beauté un peu mystérieuse, la rudesse des regards, le chic retenu et le décontracté de marques. Le lecteur suppose qu'elles sont quatre sur la photo mais que le scénario a prévu que certaines s'affronteront. C'est un casting où chacune a un rôle, incarne une certaine ligne hollywoodienne, entre femme fatale et femme de tête, entre sévérité et sensualité, entre traîtrise et fidélité. L'Europe, l'Asie, le monde arabe : tout y est. Très mainstream. Les visages fermés, le sourire carnassier, le style un peu masculin et le rouge à lèvres qui claque. Toutes ensemble et déjà prêtes à s'entretuer. D'ailleurs le titre du film dit tout : Girl Power On a hâte d'y être. Pas de panique : elles arrivent, les Drôles de Dames de la rue Solférino. Et de se demander laquelle in fine terrassera les autres et trouvera l'amour dans les bras du magnifique héros dont l'affiche fait l'économie...

    Que les Inrocks tentent le coup d'une politique rock and roll n'étonne pas. C'est de leur niveau : bobos de gauche décalés et vaguement révolutionnaires du MP 3. Leur ligne d'horizon, fort basse, comme leur intelligence, ne peut guère viser autre chose. En revanche, que les égéries du PS se prêtent au jeu, qu'elles n'y voient qu'une stratégie de com supplémentaire, sans en saisir ni la puérilité (eh oui, les filles, vous ne serez jamais Uma Thurman ou Scarlett Johanson (2)) ni l'indécence, ni le déni que représente une telle posture, voilà qui consterne. Il ne s'agit pas d'être dupe : s'engager à ce niveau en politique n'est pas le fait d'enfants de chœur, de bons samaritains. Soit. Mais jouer avec les codes d'une pensée jeune (!) et illusoirement rebelle est pitoyable. Que la gauche aux aspirations moralisantes cède à la tentation n'est pas à sa gloire. Mais il y aura toujours des bonnes âmes pour m'expliquer que cela n'a absolument rien à voir avec Sarkozy et Carla, le Fouquet's, Nicolas et ses amis du show-bizz... Je ne vois pas la différence et je trouve que finir symboliquement ainsi qu'avait commencé l'histrion hystérique, c'est risible (sauf que je n'ai pas envie de rire, au fond...).

     

     

    (1)J'aime bien cette expression. Elle est savoureuse, car, dans la majorité ou dans l'opposition, quel parti politique a-t-il jamais quitté les affaires ? Ou pour l'écrire autrement : les affaires ont-elles jamais quitté les politiques ?

    (2)Je prends à dessein des exemples contemporains pour renforcer le ridicule. Il eût été infamant d'aller invoquer les mânes d'actrices authentiques...

     

  • Sibelius en Amérique

     

    Valse triste est composé à l'origine par Sibelius pour une œuvre dramatique de son beau-frère, Kuolema (La Mort). Elle était jouée pendant une scène où une vieille femme rêvait qu'elle était à un bal, dansant avec la mort.

    Si l'on s'en tient à cette rapide présentation, on pourrait s'attendre à un opus d'une noirceur assez prononcée. Or, il n'en est rien. Valse triste semble un titre un peu excessif (d'ailleurs, initialement Sibelius avait choisi Valse lente). Peut-être faudrait-il parler d'une certaine mélancolie. Nous sommes dans une rêverie un peu XIXe. On imagine un cheminement forestier et automnal qui déboucherait sur un vaste parc, puis une maison massive, à la pierre imposante, et sur le perron une silhouette (un homme ? une femme ? mais sûrement pas la mort) qui attend. Poésie crépusculaire qui échappe à la mièvrerie des bons sentiments, l'œuvre de Sibelius est nordique. Son développement retient en elle toutes les tentations d'un excès pathétique d'expressivité. Ce n'est pas une viennoiserie, en somme, quoique le Finlandais admirât Strauss. La valse est tellement facile dans son principe qu'il faut beaucoup d'autorité pour ne pas en faire une pièce montée consternante. Sibelius évite le vagabondage. Il donne une linéarité gracile à la répétition et cette douceur laisse fructifier dans l'âme une paix qui sait où elle va. À écouter ainsi la Valse triste on gagne sensiblement un havre généreux ; on est presque souriant.

     


     

    Mais cette impression douce, cette promenade délibérée vers un ailleurs délicat (c'est-à-dire à mille lieues du programme initial de la valse), il arrive un jour qu'elles soient comme bouleversées et que d'autres images, fulgurantes, se superposent. L'opus de Sibelius a en effet servi de canevas pour une séquence majeure d'une œuvre non moins majeure : La Nuit du chasseur. Il s'agit de l'unique film de Charles Laughton (vous savez, l'affreux capitaine Bligh des Révoltés du Bounty de 1933, avec Clark Gable) dans lequel un prédicateur fou (Robert Mitchum), à la recherche d'un butin, épouse la femme du voleur défunt (Shelley Winters), et terrorise les deux enfants de celle-ci. Habité par une haine indicible des femmes (le Mal, etc, etc, etc.) il tue sa nouvelle compagne, dans une scène où la chambre du couple prend des allures de cathédrale (voir ci-dessous).

     

    http://3.bp.blogspot.com/_bl5ZnczG4Bs/S_Mn0UqIwyI/AAAAAAAABYQ/dcW8h9XdHb4/s1600/Nuit+du+Chasseur5.png

     

    On la retrouvera au fond d'un lac, les cheveux flottants. C'est dans ce cadre que surgit le souvenir de la Valse triste. Elle sert en effet de thématique au compositeur du film, Walter Schuman. Dès lors, en la réécoutant, la musique de Sibelius prend une autre dimension. Ce qui accompagnait l'esprit vers une certaine légèreté prend les teintes sanglantes du meurtre. Au balancement paisible d'un songe musical succède l'hystérie d'une narration troublante. Il peut sembler curieux que Sibelius serve de référence pour un univers aussi éloigné de lui ; plus curieux encore que ce rapprochement soit venu de l'extraordinaire directeur de la photographie Stanley Cortez (à qui le film doit beaucoup). Il faut supposer que celui-ci voyait (au sens fort) dans la parition initiale serpenter la violence et le crime. À moins que ce ne soit un des nombreux moyens de poétisation de la monstruosité qui structurent le film.

    Certes, dira-t-on, il ne s'agit pas de la même œuvre. Détail secondaire : l'essentiel est ailleurs : dans l'illustration claire de la circulation des œuvres, de ce qu'elles s'mprègnent des autres et imprègnent les autres, jusqu'à prendre des reflets inattendus. Que Sibelius et sa Valse finlandaise soient désormais indissociables (tout en étant distincts, voilà la magie) d'une aventure criminelle, quasi satanique, dans le fin fond des États-Unis est une surprise dont on rend grâce à la sensibilité imprévisible de certains hommes.

  • masculin-féminin : toute une histoire

    Le mépris, ce n'est pas la méprise. La méprise n'étant pas elle-même toujours méprise. Quand mépriser est éloigner, se mépriser n'est peut-être rien d'autre que de s'imposer à soi comme bourreau. Dans la méprise, il y a l'erreur. L'erreur de ne pas vouloir admettre que morts, nous ne serons rien ; que morts, nous aurons rendu les armes, à commencer par celles grâce auxquelles nous nous sentions sinon libres, du moins protégés. Mais nous nous sommes mépris, et ainsi, avons coupé le pont pour qui venait vers nous. Et nous parions de tout cet arbitraire du sentiment social, ce dans quoi nous fondons notre ignorance de la vie, de l'autre, de soi. Le mépris, c'est ne pas savoir perdre, avoir peur de perdre. Et tirer sa révérence à l'inconnu ; ne pas accepter de croire (hors de toute divinité). Alors qu'il faut croire pour la beauté du geste, croire pour le potentiel défié face à la défaite. Croire, tendrement, totalement, tragiquement. Ce que Jean-Luc Godard filme comme personne, parce que son nom est personne, soit : celui (ou celle) dont l'identité ne m'est pas encore connue, ou que je connais déjà, et dont je voudrais qu'il (ou elle) ne fût pas, et qui restera en moi, jusqu'à la mort, mais que, pire encore, j'aurais pu ne jamais connaître, et qui m'aurait manqué, comme il (ou elle) me manque, infiniment.



  • Woody Allen, provincial

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    Michael Murphy, Diane Keaton, Woody Allen et Mariel Hemingway

     

    Manhattan. Je l'ai vu une première fois il y a un peu plus de vingt-cinq ans. Je me souviens que j'avais ri, trouvé si spirituelle la débauche verbale, le caractère intello-vaudevillesque centré sur un personnage si peu charismatique. Peut-être était-ce un effet de jeunesse mais la maladresse dérisoire du héros me semblait attachante. Pris (mais pas trop...) entre la tentation d'une trentenaire sarcastique qui désarmorce à la minute sa tendance nombriliste et sa liaison avec une demoiselle de dix-sept ans, dont il savoure le caractère un peu sauvage (ce qui s'applique autant à la liaison qu'à la demoiselle), où se mêlent l'angoisse de l'interdit et l'exaltation narcissique, le héros de Manhattan développait une dialectique tout en trompe l'œil, dans laquelle la parole, sans cesse réactualisée, se démentait jusqu'à dévoiler la dimension aporétique de toutes ses postures.  J'y avais alors vu une distance critique, un second degré que symbolisait, en quelque sorte, le début même du film : les multiples réécritures pour introduire New York, les tentatives pour esquisser la singularité. Cela sonnait comme un avertissement sur la sincérité du langage. Manhattan, dans sa déambulation en vase clos, ses discussions interminables, tatillonnes et vaines, semblait la quintessence du spirituel (dans l'ordre du wit, de ce qui peut prendre la forme de l'humour juif, quoique pas seulement). Woody Allen, son visage lunaire, son regard toujours en alerte, son corps malingre, sa gestuelle maladroite, son débit hâché, donnait une vigueur nouvelle au anti-héros. Il avait tout pour plaire, un je-ne-sais-quoi de littéraire.

    J'ai revu le film (deux fois) il y a une douzaine d'années. Une part de la magie, et de l'esprit qui s'y rattachait, avait disparu. Demeurait un charme, par intermittence : la frimousse de Mariel Hemingway, la mélancolie de quelques discussions entre Allen et Diane Keaton, des plans sur la ville, le noir et blanc (dont on voudrait croire en même temps qu'il ne fût pas un cache-misère esthétique). Les dialogues n'avaient pas tant vieilli dans leur fond que dans leur forme : la cacophonie énervée où étaient plongés les personnages sentait le surjoué. L'intention était repérable. Manhattan, cousu de fil blanc. Il faut dire que dans l'intervalle je m'étais familiarisé avec l'entreprise Woody Allen Ltd : blagues, nombril et looser. Demandez le dépliant. Il avait, avec la constance survitaminée d'un boutiquier qui prend de l'importance, produit annuellement. Une seule collection. Toujours la même. Et Manhattan apparaissait tout à coup comme l'œuvre fondatrice contenant toutes celles qui suivraient, et Woody Allen devenait un styliste ayant eu un jour une idée (mais bonne, l'idée !) dont il déclinerait les versions les plus convenues. J'éprouvais, à revoir ce film, un étrange sentiment de déjà-vu (à prononcer à l'anglaise...), une prévisibilité épuisée : ritournelle et sclérose...

    Déjà vu, déjà filmé. Reproche un peu facile, si l'on considère que certains cinéastes, et non des moindres, ont partie liée avec la répétition (à des titres divers : Bergmann, Tarkovski, Rohmer, Godard, Tati, Fellini, Antonioni...). Mais il y a une différence fondamentale : Woody Allen est le sujet de ses films ; l'univers de ses films correspond à son univers. Et c'est en revoyant Manhattan, une dernière fois, dernièrement, vision incomplète, faut-il l'avouer, tant l'ennui et l'agacement m'avaient gagné, que l'indulgence post-adolescente a définitivement rendu les armes. Plus rien à entendre qu'un verbiage boursouflé ; plus rien à voir qu'une série de clichés dans lesquels le cinéaste joue assez sérieusement en fait l'intellectuel. Intellectuel nourri et jouissant de ses certitudes, incapable d'appréhender l'altérité car il se croit l'absolu de l'altérité. Et de me souvenir alors d'un commentaire à la hache de Marguerite Duras paru dans Les Cahiers du cinéma, en juin 1980, repris en 2006 dans Les Yeux verts. Elle vient de voir Annie Hall et son article compare Chaplin et Allen :

    "À côté de (Chaplin), Woody Allen est avare, c'est un épargnant. Il est dans une série de numéros, de scènes plus ou moins réussies, dans toute une série de gags très très joués, très calculés, très locaux, très "pris sur le vif", et en fait très élaborés. C'est, de la même façon que l'on parle de "parisianisme", le "new yorkisme" de nos années-ci. Je n'ai pas retrouvé New York Dans Annie Hall [...] Woody Allen est parfaitement bien à New York. Je ne reconnais pas en lui cette espèce de dimension illimitée, égarée, propre aux juifs [...] Woody Allen, c'est des pièces, des morceaux avec des coutures entre eux."

    Et elle a raison, à plus d'un titre. Tout n'est chez lui qu'astuces scéniques, frivolité, phrases/phrasé. La drôlerie n'est plus qu'une estampille. On reconnaît la  triple patte du scénariste-réalisateur-acteur : ses tics et ses pratiques. Sur ce point, l'univers de Woody Allen sent le renfermé. Son "new yorkisme", comme l'écrit si bien Duras, est un "parisianisme", c'est-à-dire l'inverse d'une ouverture : un repli identitaire avant la lettre. Mais de celui-là, il n'est pas question de médire. C'est que nous sommes dans Greenwich, sur la Cinquième, (comme on est au Rostand, au Luxembourg, ou à Saint-André-des-Arts...) ! Cela change tout. Pourtant, il n'en est rien. Manhattan pue le provincialisme chic. La ville n'est qu'un arrière-plan, un produit d'appel trompeur. Elle prend des allures de petit village branché. La violence, l'angoisse, l'underground, le clair-obscur, l'inattendu n'apparaissent pas. Une sorte de gated community du bon goût au milieu de laquelle trône le sieur Allen. Manhattan a perdu sa tendresse (et donc son sens) parce que j'avais pris, juvénile et naïf, le style de ce cinéaste pour une manière inédite de refaire/défaire le monde en ironisant sur les fragilités de l'homme. Je me suis trompé, et lourdement.  C'est un film muet, ou pour être plus juste : aphasique, comme l'est l'œuvre d'Allen. Cela aurait pu prendre des dimensions tragiques et peut-être toucher en profondeur. Mais le tragique suppose que l'on renonce à la maîtrise. Et de cela, il n'en est pas question. C'est en ce sens que je n'ai pas pu regarder ce film  plus longtemps : il y avait dans les images qui défilaient une confiance en soi du réalisateur telle que j'ai fini par me dire qu'il était profondément américain, ce garçon, oui, profondément américain, un peu comme un péquenot du Montana. Mais c'est très méchant de dire cela : il est new yorkais, vous comprenez : new-yor-kais ! Voilà le drame : il ne sait pas que le monde existe...