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littérature

  • Claudio Magris, le proche et le lointain

    "L'aventure la plus risquée, la plus difficile et la plus séduisante, c'est chez soi qu'elle arrive ; c'est là qu'on joue sa vie, la capacité ou l'incapacité d'aimer et de construire, d'avoir et de donner du bonheur, de grandir avec courage ou de se recroqueviller de peur ; c'est là que l'on se met en jeu et qu'on risque. Le chez soi n'est pas l'idylle ; il est l'espace de l'existence concrète et donc exposée au conflit, au malentendu, à l'erreur, aux abus de pouvoir et à l'aridité, au naufrage. C'est bien pourquoi il est le lieu central de la vie, avec son bien et son mal ; le lieu de la passion la plus forte, la plus dévastatrice -pour la compagne ou le compagnon de ses jours, pour les enfants- et la passion engage sans réserves. S'en aller de par le monde veut dire aussi se reposer de l'intensité domestique, se nicher dans des pauses pantouflardes et paisibles, se laisser aller passivement -immoralement, dirait Weininger- au cours des choses"

        Claudio Magris, Déplacements, 2001

  • Le reliquat

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  • Chateaubriand, l'intelligence toujours contemporaine

    La force de la plus grande littérature tient, entre autres, à sa faculté déterminée à revenir à nous, malgré la distance temporelle, parce qu'elle parle de ce que nous vivons, de ce qui nous traverse, en bien comme en mal. Comment, par exemple, ne pas lire les lignes qui suivent, ironiques sans amertume, lucides sans orgueil, en ne pensant pas au terrible effondrement imposé par la modernité (fût-elle post ou hyper, peu importe). Chateaubriand ne nous sauve bien sûr de rien, ne nous épargne rien, mais il a les mots justes, précis, la formule imparable par quoi le contemporain est risible jusqu'au dégoût. Et le temps, même bref, que nous remontons vers lui, est précieux et nous soulage.

     

    "Il y a des temps où l’élévation de l’âme est une véritable infirmité ; personne ne la comprend ; elle passe pour une espèce de borne d'esprit, pour un préjugé, une habitude inintelligente d'éducation, une lubie, un travers qui vous empêche de juger les choses ; imbécillité honorable peut-être, dit-on, mais ilotisme stupide. Quelle capacité peut-on trouver à n'y voir goutte, à rester étranger à la marche du siècle, au mouvement des idées, à la transformations des moeurs, au progrès de la société ? N'est-ce pas une méprise déplorable que d'attacher aux événements une importance qu'ils n'ont pas ? Barricadé dans vos étroits principes, l'esprit aussi court que le jugement, vous êtes comme un homme logé sur le derrière d'une maison, n'ayant vu que sur une petite cour, ne se doutant ni de ce qui se passe dans la rue, ni du bruit qu'on entend au dehors. Voilà où vous réduit un peu d'indépendance, objet que vous êtes pour la médiocrité ; quant aux grands esprits à l'orgueil affectueux et aux yeux sublimes, oculos sublimes, leur dédain miséricordieux vous pardonne, parce qu'ils savent que vous ne pouvez pas entendre."

    Chateaubriand, Les Mémoires d'outre-tombe, Livre 16, chapitre 1

     

     

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  • Mort de Montaigne

     

     

    À la suite d'un extrait des Essais, publié dans un manuel scolaire destiné à des lycéens, on trouve la très belle mention suivante : Mise en français moderne par... Peu importe le nom de celui qui s'y est attelé, à cette histoire de modernisation. Retenons néanmoins ceci : il ne s'agit nullement de s'en tenir à une simple correction orthographique permettant d'unifier/uniformiser un texte écrit dans une époque de plus grande liberté en la matière, ou de gommer des lettres étymologiques qui masqueraient le mot venu jusqu'à nous avec un visage un peu différent. Il s'agit bien plutôt d'un exercice de dénaturation de Montaigne au nom d'une lisibilité affadissante et traitresse (car ce serait réduire la difficulté de Montaigne à une question de pure forme. Où l'on voit le ridicule de la chose). Exercice de traficotage qui touche à la fois le vocabulaire et la syntaxe. Ainsi, Montaigne écrit, dans le Livre II, chapitre X :

    Quant à mon autre leçon, qui mesle un peu plus de fruit au plaisir, par où j'apprens à renger mes humeurs et mes conditions, les livres qui m'y servent, c'est Plutarque, dépuis qu'il est François, et Sénèque. (collection Quadrige chez PUF)

    La version du manuel donne ceci :

    Quant à mes autres lectures qui ajoutent au plaisir davantage de profit, et où j'apprends à plier mon caractère et mes états d'âme, les auteurs qui m'enseignent et m'enrichissent sont Plutarque, depuis qu'il est traduit en français, et Sénèque.

    Substitution de mots, ajouts, bouleversement de la syntaxe (et donc du phrasé de Montaigne) : la mise en français moderne est peu ou prou une traduction ! Cela signifie que Montaigne est un auteur traduit, et admis comme tel par l'institution censée défendre l'histoire de la langue et de la littérature de ce pays. Il est ni plus ni moins qu'un auteur étranger ! Il n'est pas le seul à qui l'on fasse subir le même châtiment. Rabelais y a droit. Le XVIe siècle français est donc tout à coup rejeté dans un temps si lointain qu'il devient un pays lointain, une contrée exotique. En procédant ainsi, c'est la pensée même de l'auteur que l'on trahit. Tous les arguments pédagogiques du monde ne peuvent suffire à justifier un tel traitement, à commencer par celui de l'accès facilité au texte. C'est d'abord un acte de renoncement. Un renoncement parmi d'autres sans doute. La simplification bienveillante (mais il faut toujours se méfier de la bienveillance) entérine soit la bêtise de la jeunesse, soit le refus d'un pays de maintenir, quel qu'en soit le prix, le lien avec une partie d'elle-même. Plutôt que Montaigne vivant, on choisit Montaigne empaillé, momifié. Plutôt que le souffle perpétué, le tombeau.

    Cette situation va bien au delà de la question du niveau intellectuel des individus (qui monte ou descend ?). Elle trace l'avenir sombre de la littérature, son effacement comme style, c'est-à-dire comme marque, différence, singularité. Elle nous alerte sur notre rapport à l'Histoire. Alors, on imagine subitement ce que deviendrait un Racine modernisé (tâche compliquée car il a écrit des monuments avec un vocabulaire fort restreint. Des mots simples, qui reviennent, qu'il manie infiniment jusqu'à les épuiser. Pour le coup, je crois qu'il est voué à disparaître). On se prend à rêver d'un Proust, dont on reverrait la ponctuation, parce que ses phrases sont décidément trop longues (un peu comme on corrige une copie d'élève à qui l'on dirait : très bien, jeune homme, mais faites plus simple parce que, parfois, on s'y perd.)

    Tout cela sent le mépris, et pour les écrivains, et pour les potentiels lecteurs. Et lorsque la France institutionnelle en vient à renier Montaigne, que d'aucuns doivent juger aussi ennuyeux que La Princesse de Clèves, une certaine mélancolie vous gagne. Alors, on décide de se taire et de lui laisser la parole, parole pleine et entière, telle qu'on la trouve dans le Livre III, chapitre XIII, pour méditer sur la vanité des vacations farcesques de certains :

    Esope ce grand homme vid son maistre qui pissoit en se promenant : «Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant ?» Mesnageons le temps; encore nous en reste-il beaucoup d'oisif et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux et eschapper à l'homme. C'est folie; au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes; au lieu de se hausser, ils s'abbattent. Ces humeurs transcendantes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles; et rien ne m'est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries, rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses qui sont les plus haut montees. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce; il s'estoit conjouy avec luy par lettre de l'oracle de Jupiter Hammon, qui l'avoit logé entre les Dieux : «Pour ta consideration, j'en suis bien ayse, mais il y a de quoy plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et luy obeyr, lequel outrepasse et ne se contente de la mesure d'un homme.» Diis te minorem quod geris, imperas.(1)

    La gentille inscription dequoy les Atheniens honnorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens :

    D'autant es tu Dieu, comme
    Tu te recognois homme.

    C'est une absolue perfection, et comme divine, de sçavoir jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres, et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait. Si, avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde, si ne sommes nous assis que sus nostre cul.

     

    (1)"C'est en te soumettant aux dieux que tu règnes sur le monde." (Horace, Odes, III, VI, V)

     

    PUF, collection Quadrige

     

  • Actualité de Léon Bloy

    http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/7a/L%C3%A9on_Bloy_1887.jpg/200px-L%C3%A9on_Bloy_1887.jpg

     

    Gustave Flaubert nous avait déjà gratifiés d'un Dictionnaire des idées reçues qui ne manquait pas de sel mais en restait justement aux limites du cadre définitoire. On attend que l'écriture se déploie, en vain (certains diront que l'auteur s'était chargé de mettre en scène la bêtise dans ses romans... certes). Avec son Exégèse des Lieux communs, Léon Bloy satisfait notre désir jubilatoire. On y trouve l'acidité, la radicalité d'une fin de siècle qui soulignent combien notre présent est aseptisé. Mais il paraît que l'esprit caustique n'est plus de mise. Il faut une consensualité apaisante, que les mots sont doux (sans doute pour compenser la dureté du monde). Bloy mêle le déchaînement littéraire à un regard acerbe sur ce qui l'entoure, le premier procédant sans aucun doute du second. Des Esseintes, le héros du À Rebours de Huysmans, parle déjà d'«une langue tout à la fois exaspérée et précieuse». Pour ceux qui ne l'aiment guère, et il y en a (la France a ses pestiférés et ses saints, dans une distinction qui mériterait qu'on s'y arrête plus longuement), Bloy, c'est le fiel, la haine, une misanthropie vindicative et lassante. Quand bien cela serait-il, il faut ne pas l'avoir lu pour le réduire à ce jugement. Et s'il fallait considérer la littérature à l'aune de la bien-pensance actuelle, nous aurions une bien petite bibliothèque. Bloy, comme Flaubert, était un homme peu facile. Il n'aimait voir le monde se fourvoyer, ne chantait pas sur les grandes orgues du progrès, voyait avec lucidité s'établir les enjeux d'une idéologie marchande conduisant à l'acculturation massive (et qu'on ne nous parle pas des Trente Glorieuses comme démenti : le bonheur occidental doit tout au spectre communiste, à la peur de l'invasion venant de l'Est. Nous devons moins notre bonheur matériel à nos propre luttes qu'aux menaces d'une extension communiste, aux SS20 et au goulag... Mais la récréation est finie, comme le prouve le mouvement régressif dans lequel nous sommes pris). En ces temps où triomphent la financiarisation du monde et la soumission pleine et entière à la loi du marché, relisons cette page publiée en 1901.

     

    LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES

    De tous les Lieux Communs, ordinairement si respectables et si sévères, je pense que voici le plus grave, le plus auguste. C'est l'ombilic des Lieux Communs, c'est la culminante parole du siècle. Mais il faut l'entendre et cela n'est pas donné indistinctement à tous les hommes. Les poètes, par exemple, ou les artistes le comprennent mal. Ceux qu'on nomme archaïquement des héros ou même des saints n'y comprennent rien.

    L'affaire du salut, les affaires spirituelles, les affaires d'honneur, les affaires d'État, les affaires civiles même sont des affaires qui pourraient être autre chose, mais ne sont pas les Affaires qui ne peuvent être que les Affaires, sans attribution ni épithète.

    Être dans les Affaires, c'est être dans l'Absolu. Un homme tout à fait d'affaires est un stylite qui ne descend jamais de sa colonne. Il ne doit avoir de pensées, de sentiments, d'yeux, d'oreilles, de nez, de goût, de tact et d'estomac que pour les Affaires. L'homme d'affaires ne connaît ni père, ni mère, ni oncle, ni tante, ni femme, ni enfant, ni beau, ni laid, ni propre, ni sale, ni chaud, ni froid, ni Dieu, ni démon. Il ignore éperdument les lettres, les arts, les sciences, les histoires, les lois. Il ne doit connaître et savoir que les Affaires.

    -Vous avez à Paris la Sainte-Chapelle et le Musée du Louvre, c'est possible, mais nous autres, à Chicago, nous tuons quatre-vingt mille cochons par jour !... Celui qui dit cela est vraiment un homme d'affaires. Cependant, il y a plus d'hommes d'affaires encore, c'est celui qui vend cette chair de porce, et ce vendeur, à son tour, est surpassé par un acheteur profond qui en empoisonne tous les marchés européens.

    Il serait impossible de dire précisément ce que c'est que les Affaires. C'est la divinité mystérieuse, quelque chose comme l'Isis des mufles par qui toutes les autre divinités sont supplantées. Ce ne serait pas déchirer le Voile que de parler, ici ou ailleurs, d'argent, de jeu, d'ambition, etc. Les Affaires sont l'Inexplicable, l'Indémontrable, l'Incirconscrit, au point qu'il suffit d'énoncer ce Lieu Commun pour tout trancher, pour museler à l'instant les blâmes, les colères, les plaintes, les supplications, les indignations et les récriminations. Quand on a dit ces Neuf Syllabes, on a tout dit, on a répondu à tout et il n'y a plus de Révélation à espérer.

    Enfin ceux qui cherchent à pénétrer cet arcane sont conviés à une sorte de désintéressement mystique, et l'époque est sans doute peu éloignée, où les hommes fuiront toutes les vanités du monde et tous ses plaisirs et se cacheront dans les solitudes pour consacrer entièrement, exclusivement, aux AFFAIRES.

     

  • La dérision vénitienne

     

    Venise fut un phare de l'Occident (en même temps qu'elle était une porte sur l'Orient, comme en témoigne, entre autres, la colonne syriaque placée à côté de la Basilique Saint-Marc). Elle fut la Sérénissime et ce que nous envoyons désormais, dans le lustre déclinant de palais préservés dans une ville qui se dépeuple lentement, n'est rien au regard de ce qu'elle a été. Ce n'est pas le simulacre contemporain du carnaval qui peut encore faire illusion. Divertissement dispendieux pour un monde ayant oublié le sens ancien et profond d'une telle fête. Peut-être en a-t-il toujours été ainsi dans l'histoire des grandes Cités et le pauvre du Bellay, en composant ses Antiquités, doublait son ennui personnel du désarroi d'une rencontre avec une ville pour lui déjà disparue, la même qui, pourtant aujourd'hui, nous donne envie d'y vivre, éternellement. Ainsi écrit-il :

    Nouveau venu, qui cherches Rome

    Et rien de Rome en Rome n'aperçois

    Venise, ne serait-ce pas un peu cela ? Mais on fait la visite, malgré tout, et sans doute, parfois, comme au musée des horreurs. La mort de Venise a-t-elle seulement commencé dans ce qu'on appelle la modernité (voire la postmodernité, quand au palais Grassi, on aperçoit de l'autre bord du Grand Canal les baudruches clinquantes de Jeff Koons comme étendard de l'art comptant pour rien (1)) ? On voudrait le penser mais le mal est plus ancien.

    La modernité, c'est l'effondrement du Campanile en 1902 et sa reconstruction à l'identique, reconstruction commencée dès 1903, avec inauguration le 25 avril 1912, jour de la Saint Marc. Maurice Barrès, de retour d'un voyage en Italie, écrit déjà ce que l'on peut remarquer près d'un siècle plus tard : « Je n'avais pas vu Venise depuis le Campanile de la place Saint-Marc reconstruit. Son aspect de neuf lui donne l'air d'un intrus. L'air d'un géant qui serait venu de l'étranger demander en mariage la basilique et demeurerait là gauche et figé, en costume trop neuf... ». Propre, neuf, caricatural.

    La modernité, c'est encore la résurrection de la Fenice en 2003, détruite par la main criminelle de deux électriciens voulant masquer le retard pris sur le chantier. Là encore, application stricte du com'era, dov'era (où il était, comme il était).

    Oui, le mal est plus ancien. Car cette doctrine de l'immobilité, de la muséification a commencé au XIXe siècle, quand ce même théâtre subit déjà les flammes et que l'on décida que le Phénix renaîtrait vraiment de ses cendres. C'était en 1836.

    Je ne suis jamais entré à la Fenice. Je n'ai jamais cherché à y entrer. Je préfère les ruelles silencieuses et modestes de Santa Helena ou les habitats collectifs du Ghetto.

    Il est certes bien des endroits dans cette ville où les réfections, les reprises et les collages ont cherché à soutenir la pierre et les ornements face à la rigueur du temps. Mais, en eux, parce qu'ils sont des replâtrages avoués, rien n'égale la mort que porte cette obstination à l'éternité vaine. Venise a décliné depuis longtemps. Elle a perdu sa puissance économique, son attrait intellectuel, son aura. Et plus que la boue de la lagune dans laquelle elle s'enfonce, ce sont les hommes qui l'ont condamné à n'être plus qu'une ombre, parce qu'eux-mêmes n'étaient plus que des ombres, à croire que tout pouvait rester en l'état. La Fenice et le Campanile, sans cesse recommencés, et non plus encore une fois réinventés, sont les symboles d'un abandon de l'âme au profit du prestige, le triomphe de l'ankylose  et le renoncement à être soi, en pensant la ville pour les seuls étrangers. Les Anglais avaient déjà entamé le Grand Tour. L'Occident faisait entrer la peinture dans les musées. On allait s'émerveiller de tout.

    La Fenice et le Campanile, c'est déjà Las Vegas : l'histoire du même, mais en plus neuf, la célébration du poli (2). L'oubli que la pourriture et les décombres font aussi partie de la vie et qu'elle s'en nourrit.

     

    (1) Façon de parler, on le sait bien, puisque c'est essentiellement un art de spéculation.

    (2) Et l'on peut y voir un jeu de mots...

     

  • L'esthétique morbide

    "Nous étions pour la guerre. Le dadaïsme aujourd'hui est encore pour la guerre. La vie doit faire mal. Il n'y a pas assez de cruauté." Voilà  ce que déclare Richard Huelsenbeck, figure majeure du mouvement en Allemagne, dans une conférence à Berlin en 1918. C'est évidemment fulgurant. Reste à savoir si ce genre de déclaration qui se prétend de dérision et d'humour noir pourrait être sauvé par l'époque contemporaine partie à la chasse de tout ce qui ne cadre pas à un moralisme universaliste dont le fumier est la pensée de gauche (ou prétendue telle car il n'en est rien. Ce serait confondre l'esprit petit-bourgeois avec une architecture politique réfléchie...). 

    Mais cette interrogation est un peu biaisée puisque c'est le propre (façon de dire) des thuriféraires de cette terreur dans les mots (plus encore que dans les lettres...) de savoir sauver ceux qui les arrangent. Il y en aura bien un pour expliquer que la formule de Huelsenbeck est à prendre au second degré, qu'elle contient la genèse d'une pensée radicalement humaine et que ce qui irrite relève d'une sclérose de l'âme. Ceux sont les mêmes qui arrivent à sauver d'un jugement de l'histoire Céline, Sartre, Sollers, Foucault,... : tous ces innombrables intellectuels qui pactisèrent avec l'horreur qu'elle soit antisémite,  maoïste, bolchévique ou islamiste...

     

  • Éric Rohmer ou la traversée des apparences

    Eric Rohmer a d'abord écrit avant de filmer. Un roman, en 1946 : Élisabeth, qu'il ne voulut pas faire rééditer, la célébrité venue. Il fallut attendre 2007 pour qu'il nous soit accessible, avec un titre légèrement différent, La Maison d'Élisabeth. L'écriture précéda donc l'image mais l'image n'effaça pas l'écriture car son œuvre de cinéaste est d'abord une longue exploration autour des mots. On y parle beaucoup, avec une affectation incroyable, à rebours de cette illusion réaliste où le cinéma se complaît.

    Le cinéma de Rohmer est un phrasé, une diction, qui autoriserait à fermer les yeux, à écouter le film et ce qui se dit pour mieux comprendre que nous sommes alors dans le théâtre du monde. Cette outrance est une manière de nous signifier que le film n'est pas, dans la forme, la vie, qu'il n'y a rien à singer, à imiter, que nous sommes ailleurs, dans l'art, "ce beau mensonge". Et c'est à partir de cette illusion que l'on peut atteindre une forme de vérité. Rohmer trafique la parole, alors même que ses images cherchent une simplicité (ce n'est pas le roi du travelling et des cadrages tordus : il n'a que faire d'une virtuosité tournant à vide) et par ce déplacement subtil qui relègue l'instrument (la caméra) le plus loin possible de sa visibilité, nous nous retrouvons devant des situations qui, justement, nous parlent.

    Ses héros, et ses héroïnes surtout, sont quelconques. Ils sont sans fard. Leur corps n'est pas ce qui nous arrête. Il faut qu'ils se mettent à discuter pour que le spectacle commence. Ceux qui n'aiment pas Rohmer trouvent que ses œuvres sont des minauderies sans fin, un jeu vain, un marivaudage caduque. Mais ce serait n'y voir qu'une comédie légère, un enfantillage pour adultes n'ayant jamais voulu quitter l'adolescence, alors que ne cesse d'être mis en scène la cruauté des relations humaines. L'outrance des inflexions, l'effet parodique (ou quasi) des échanges ne sont que la forme suprême d'un "mentir-vrai" dont nous avons pu, dont nous pouvons encore faire l'expérience lorsque deux êtres (peu importe alors la distribution sexuée) se découvrent, se cherchent, se retrouvent, se déchirent. Rohmer nous dit, plus qu'aucun autre : regardez-vous, et pour cela : écoutez-vous. Amanda Langlet, Anouk Aimé, Béatrice Romand, Marie Rivière, Arielle Dombasle : avec toutes, le cinéaste explore les moyens d'échapper à la sincérité. De même avec les hommes (de Trintignant à Melvil Poupaud en passant par Pascal Greggory). Échapper à la sincérité, non pour être le vainqueur d'un combat de plus, mais parce qu'il s'agit de se protéger, d'amortir la souffrance à venir qui se terre, immanquablement, dans l'ignorance que nous avons de la totalité de l'autre. Ce n'est pas un marivaudage : il n'est pas question qu'à la fin tout finisse au mieux, par le triomphe de l'amour. Le cœur rohmérien n'aura pas tant le loisir de trouver son bonheur que d'expérimenter les inquiétudes nées de l'envie d'être heureux (c'est-à-dire de ne pas l'être, de ne jamais l'être tout à fait).

    Ceux qui ne l'aiment pas disent aussi que "Rohmer, c'est toujours la même chose", une sorte de variations sur un même thème. Soit. Il n'est pas un faiseur, un Kubrick relevant le défi des genres pour montrer qu'il a plusieurs cordes à son arc. Il fait peut-être le même film, c'est vrai : en quelque sorte, il développe, creuse une question initiale, la seule qui valait à ses yeux. Il en déploie toutes les combinaisons, parce qu'à travers la recherche de celles-ci, il découvre aussi les liens que nos sentiments, toujours les mêmes, nouent avec notre sociabilité, elle changeant avec le temps qui passe. Il n'y a rien de plus profond alors que cette phrase qui continue son chemin en nous, qui nous accompagne jusqu'à la mort (ainsi que l'écrivait Barthes), comme la phrase de Vinteuil fil conducteur de la Recherche. C'est aussi cela, Rohmer : un lieu vers lequel nous tendons et que chaque instant repousse un peu plus loin, sans que jamais il ne disparaisse de notre vue. Et je ne connais pas de cinéaste ayant touché avec cette même tension ce point de douleur et d'étonnement.

  • Eugène Boudin, atmosphérique

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    Eugène Boudin, Plage de Trouville, 1868

     

    En 1853, Flaubert, un jour qu'il contemple une plage normande et ceux qui y sont, écrit à Louise Collet : "Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile". Le jugement est, comme souvent chez lui, sans appel. Faut-il le mettre sur le compte d'un pressentiment qui finira effectivement par se vérifier, de la horde criarde et brûlée par le soleil se déversant sur des kilomètres de sable ? sur celui d'un dégoût pour la platitude de l'espace lui-même, métaphore d'un esprit embourgeoisé  qu'il juge, ce n'est pas nouveau, inepte ? Ou bien sont-ce ces corps à demi nus auxquels il associerait une image de décadence ? Le fait est qu'en ce milieu de siècle le monde se tourne progressivement vers le littoral, dans un mouvement qui doit d'ailleurs beaucoup à la princesse Eugénie. Et Boudin composera de nombreuses toiles sur le sujet, des toiles magnifiques.

    Ce peintre n'est pas le plus connu du mouvement impressionniste et si son nom ne faisait pas sourire beaucoup de ceux qui le découvrent, peut-être même serait-il plus encore ignoré. Il y a pourtant un tel charme dans ses œuvres qu'il faut lui rendre justice. Boudin, d'abord, ce sont des ciels, des ciels qui souvent recouvrent une partie majeure du tableau, comme dans celui choisi plus haut. Sur ce plan, thématique, il n'est pas très original et l'impressionnisme les collectionne. Il n'en a pas l'exclusive, certes, mais lui, au contraire de beaucoup d'autres, a su en capter l'essence incertaine, la quasi disparition parfois, la grâce éparpillée, souvent, sans jamais aller jusqu'à la tourmente : le ciel d'orage n'est pas son domaine. Il s'agit d'être léger, de saisir justement cette épaisseur insaisissable de l'air qui nous amène à ne considérer l'espace lointain ni comme une menace, ni comme un fond. Plus qu'aucun autre, il suggère le passage, rappelant la dernière réplique de L'Étranger, dans Le Spleen de Paris écrit par Baudelaire : "J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !" Même la relative opacité du ciel de Trouville n'échappe pas à ce principe. C'est un voile qui ne peut pas s'éterniser, une pulvérisation qui attend de disséminer ses reflets rosés, une buée, une vapeur enchanteresse que ne craignent nullement ceux qui s'ébattent dans la Manche, dans la partie gauche du tableau. Le bouillonnement des vagues avec lesquelles ils luttent est beaucoup plus dense, d'une épaisseur d'eau en contact (et donc en frottement) avec le sol. S'il y avait une quelconque inquiétude, elle serait là. Petites taches des corps, noyés dans l'ensemble du tableau, comme s'ils n'étaient qu'un élément très secondaire. Et c'est le cas.

    Car la plage, ou plus exactement la grève, est le sujet essentiel. Des hommes et des femmes en villégiature (il serait anachronique de parler de vacanciers) y sont installés. Des tentes de toile ont été montées, préfigurant les petites cabines que l'on trouvera ensuite, plus en arrière, et qui font le charme étrange des côtes de la Mer du Nord, de la Normandie et de la Bretagne (1). Rien, dans les choix vestimentaires, ne laisse présager le lieu. Les robes sont soignées, les costumes de mise. Sans doute sont-ils, les unes et les autres, un peu moins apprêtés mais la distinction demeure. On discourt doucement, nul n'a oublié son éducation. il n'est pas question de jouer ou de courir. Le vent maritime est à peine sensible. Il ne s'agit pas encore d'être dans l'agitation moderne née des congés payés, mais, en quelque sorte, de prolonger, dehors, dans un endroit qui, apparemment, ne s'y prêtait pas, les rites d'une civilité ordinaire et bien comprise. La plage n'est pas encore cette hétérotopie de la liberté factice et de la mise en scène, du corps sculpté et de l'égalitarisme illusoire. Sa jouissance récréative reste l'apanage d'un petit nombre. Boudin peint une caste voluptueuse et tranquille. Le tableau, avec la position un peu lointaine de l'artiste, nous ménage un spectacle quasi silencieux, où les déplacements, les gestes n'enfreignent jamais les limites de la bonne éducation. L'élégance est une seconde nature.

    La délicatesse de cette toile émane de l'unité chromatique. Les taches de rouge sont amorties par la couleur du sable, ce qui donne l'impression que tout se réduit à du bleu, du blanc, du noir, de l'ocre, On passe d'un détail à un autre, d'un groupe à un autre sans que l'œil ne soit jamais agressé. Il y a une continuité apaisante, singulière qui nous permet également d'admirer les personnages et d'être une sorte de génie invisible. Cette délicatesse produit un double décalage temporel pour le spectateur. Il est soudain ramené à un univers à la fois désuet, où le désir aristocratique demeure, et familier, puisqu'il a lui aussi connu les joies de la plage. Mais il contemple également une préfiguration proustienne. Certes, Boudin ne fut pas des modèles principaux qui permirent à l'écrivain d'élaborer la figure d'Elstir mais il n'est pas difficile de rapprocher le Port de Carquethuit dont la "puissance (...) tenait peut-être plus de la vision du peintre qu'à un mérite spécial de cette plage". Cette grâce discrète de Boudin prend pour nous une forme toute littéraire et si, comme nous le disions, les discussions sont feutrées, il est peut-être, en quelque conciliabule rapide, le début d'une romance. Boudin peint alors bien plus qu'une scène, qu'un moment balnéaire, une histoire que les règles vestimentaires savent encore, symboliquement, cacher, quand la part du mystère ne recouvre pas, loin s'en faut, celle du mensonge (2).

    À ce titre, il est l'impressionniste dont la contemplation provoque l'étrange regret de n'avoir pas connu ce temps, à l'inverse de bien d'autres artistes de ce mouvement, à l'urbanité trop moderne. En regardant ses toiles, on rétrograde ; la vitesse décroît. Il repose sans jamais alanguir. Un moment de bonheur...

     

    (1)Une quasi privatisation de l'espace public diront certains. Mais, on a fait bien mieux depuis, avec les plages avec droit d'entrée, ou interdites au quidam. Pour une fois, laissons cette question de côté.

    (2)Dans Bains de mer, bains de rêve, publié en 1960, Paul Morand rapporte l'anecdote suivante :

    "Je me souviens d'une boutade de je ne sais quelle gazette : deux jeunes gens étendus au bord d'une piscine avec deux jeunes filles ; l'un souffle à l'autre : "On les emmène ?" - "Attendons d'abord de les voir habillées". Cela m'avait fait rire, puis réfléchir. Le vêtement en dit long sur l'homme ; nu, il cachera plus jalousement ses secrets. Je vois sous le soleil à pic, une société ténébreuse, et qui ment."

       

     

  • Erri de Luca, l'éternité

    "Ceux qui s'arrêtent se rencontrent, même une maman jeune et un fils vieux. Le temps est semblable aux nuages et au marc de café : il change les poses, mélange les formes.
    Nous sommes immobiles sur la photographie, mais toi tu sais ce qui va arriver parce que tu es allée plus loin. En revanche, moi je sais qui tu es, mais j'ignore la suite que toi tu connais. Moi je connais ton nom, toi tu connais mon destin. C'est là une bien étrange situation. À l'opposé, il y eut un temps où tu mettais au monde un petit être, lui donnant un nom, mais ignorant ce qui allait lui arriver. Maintenant tu es devant la vitre à travers laquelle tu vois la suite, mais tu ne sais plus à qui elle appartient.
    Le moment arrive où une mère va vers le fil de son fils, l'air préoccupé, et ne le reconnaît pas. Elle va comme à travers champ, effleurant de ses doigts l'herbe haute. Moi je suis le fil et le fils que tu regardes.
    Je sais que je suis en train de mourir. D'autres avant moi virent leur mère s'approcher sans les reconnaître ; ils l'appellèrent par son nom, mais peut-être y avait-il une vitre. Une mère va dans un champ, le regard fixe dans le vent qui fait ployer la pointe de l'herbe, arrive au fil, au fils et le recueille. C'est ainsi que tu me préviens : tu viendras vers moi, comme tu venais vers mon petit lit éteindre la lumière."

              Erri De Luca, Une fois, un jour (1989)