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littérature - Page 2

  • Toute une vie à se voir....

    "Il voyagea.
    Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies interrompues.
    Il revint."


    On aura reconnu le début de l'avant-dernier chapître de L'Education sentimentale, avec son ellipse narrative qui pouvait ravir Proust et sa disposition typographique frappante. Certes, Frédéric Moreau va bientôt revoir Madame Arnoux mais cela ne change rien à l'affaire. Car au delà des effets stylistiques, cette mise en page est aussi une mise en scène, celle d'une perte, et d'un combat pour que celle-ci ne fût pas trop douloureuse. Et Frédéric fait, au moins temporairement, le choix du lointain. Ce n'est peut-être pas briser ses chaînes mais pour le moins les alléger. Flaubert parle d'«étourdissement». Il y a bien, nul n'en doute, une part d'illusion et si l'on considère cette aventure à la lumière d'une autre expérience littéraire, celle de Proust, la mémoire involontaire aura toujours le moyen de surprendre l'être qui a cru pouvoir se préserver de tout. Car la madeleine ou le pavé inégal sont aussi les pièges tendus par la réalité pour nous rappeler à ses bons souvenirs. Le point le plus éloigné de la douleur est toujours, quelque part, un leurre. La mélancolie de Frédéric survient, qui sait ?, de ces moments d'absence qui portent si mal leur nom.

    Mais il appartenait encore un monde où la photographie ne donnait pas l'inquiétant pouvoir de se dupliquer et s'il lui avait fallu emmener dans ses bagages l'objet de son désir il aurait dû, pareil à monsieur de Nemours avec la Princesse de Clèves, lui dérober un quelconque portrait (quoiqu'il ne fût plus quelconque...). Il aurait alors tenu une image figée dans le temps, un simulacre contemporain de sa douleur naissante. Il s'en tint à sa seule mémoire, ce qui n'était pas d'ailleurs une moindre torture.

    Un peu plus d'un siècle après, à l'ère de l'argentique généralisé, l'individu trouvait le moyen de se multiplier : sépia de pose étudiée ou Polaroïd d'une vie prise, croyait-il, sur le vif. Il pouvait alors essaimer son avenir de repères temporels graduant le déroulé de l'amour ou de l'amitié, du temps où ceux-ci étaient une réalité. Il pouvait ensuite recomposer, à ses heures d'infortune (à moins que ce fût le fruit d'une capacité nouvellement acquise de lucidité sur son passé), les multiples avatars d'une histoire désormais achevée. Il lui restait la possibilité, si la souffrance tenue par devers lui ne pouvait être jugulée, de les déchirer et de faire comme si plus rien de ce qui avait été ne subsistait. L'autre était alors dans un ailleurs insondable, seulement altéré par les tensions du hasard. Proust encore.

    Dans une époque à la technologie outrancière, qui voit désormais les individus se mettre en scène par écrans interposés, à l'heure de la convivialité informatique et de l'actualisation de soi sur Facebook et consorts, s'offre aux générations qui arrivent le malheur de voir l'autre ne jamais s'effacer de son paysage, de le contempler, même disparu de son quotidien, dans la régularité de ses évolutions numériques, de voir le regard naguère aimé, le visage jadis adoré, changer, se mouvoir dans un monde dont on n'est plus mais qui ouvre sa petite fenêtre pour accompagner celui/celle qui reste, jusqu'à ce que mort s'ensuive.

    Plus possible alors de s'émerveiller, après tant d'absence, comme le fait Frédéric, devant les cheveux blancs de Marie Arnoux ; plus possible de s'interroger lors d'une rencontre fortuite sur la silhouette qui vient, comme le narrateur de La Recherche retrouvant Gilberte. Fini, tout cela, pour eux : ils ne se seront jamais quittés, seront restés en contact, dupes de n'avoir pas su «garde(r) la forme et l'essence divine/De (leurs) amours décomposés».

     

  • La marche à vue d'Appius

    "Le tribun se nomme Appius Pulcher et appartient, comme moi, à une famille illustre dans l'ordre équestre. Il a été un partisan résolu de Jules César, mais, après son assassinat, il est passé du côté de Brutus et de Cassius. Plus tard, prévoyant que cette faction ne gagnerait pas la guerre, il a déserté et rejoint les rangs du triumvirat composé d'Antoine, Auguste et Lépide. La guerre terminée, il a pris, dans l'affrontement entre Auguste et Antoine, le parti de ce dernier. Après la défaite d'Actium, il s'est gagné les faveurs d'Auguste en trahissant Antoine et en révélant le probable séjour secret de Cléopâtre, avec qui il se vante, à mon avis de façon peu crédible, d'avoir entretenu un commerce amoureux. Ce continuel va-et-vient a réussi à le maintenir en vie en diverses occasions mais ne lui a pas permis de faire fortune, ce qui n'a jamais cessé d'être son but.

    -Tout a changé depuis l'époque de la République, s'exclama-t-il amèrement en achevant son récit. Qu'il est loin, le temps où Rome récompensait les traîtres ! D'autres, de moindre mérite, sont aujourd'hui gouverneurs de provinces prospères, préfets, magistrats, voire consuls."

      Eduardo Mendoza, Les aventures miraculeuses de Pomponius Flatus, (2008)

  • Chateaubriand, In Memoriam

    Nous y allons (ou plutôt : nous y retournons.) Nous laissons derrière nous Rochebonne et, comme c'est grande marée basse, nous descendons sur la plage du Sillon devenue plaine humide où nous imprimons nos pas mortels en nous disant qu'ils croisent peut-être les siens allant, en sens inverse, vers la pointe de Lavarde, quand, écrit-il, il allait cacher ses chagrins. Mais, nous, allons à lui. Les pieux gigantesques sont à notre gauche, qui, dans les heures de gros temps, brisent le déchaînement des vagues. Nous saluons à notre manière Hervine Magon et, déjà, François-René que l'on prit, enfant, pour le dernier des pirates. La citadelle malouine, comme érigée sur les rochers qui collent à ses flancs, est belle et lourde. Terrestre et languide, dans un jour d'automne un peu gris. Nous la contournons et des têtes émerveillées marchent sur les remparts.

    Apparaît le Grand Bé, nu, inculte. En breton, le Bé, c'est la tombe. Chateaubriand savait ce qu'il faisait. Nous apercevons la croix. Le vicomte a obtenu qu'il puisse être enterré là. Flaubert a écrit avec justesse sur lui :

    Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et tout entouré d'orages. Les vagues après les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir ; dans les tempêtes elles bondiront jusqu'à ses pieds, où les matins d'été, quand les voiles blanches se déploient et que l'hirondelle arrive d'au delà des mers, longue et douce, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s'écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le coeur de René devenu froid, lentement, s'éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.

    Devant l'ampleur de l'hommage, on s'incline. La conversation des seigneurs impose le respect, surtout en ces temps de bavardages démocratiques. Le royaliste sublime et le misanthrope génial à qui l'on reprochera l'échec de 1848 (année où François-René, espérons-le, s'en va rejoindre sa Sylphide) sont au-dessus des lois communes. Et ce qu'on accorda à l'aîné, le cadet le justifie. C'était un temps où l'Œuvre avait encore droit de cité, où le Grand Homme faisait taire la médiocrité.

    Certes, en voulant une terre à lui seul, Chateaubriand, dira-t-on aujourd'hui, affichait la conscience qu'il avait de sa personne. Prétention, vanité, dira-t-on encore, dans un siècle où jusqu'à la tombe, il nous faut passer sous les fourches caudines des règlements de toutes natures. Il n'avait pourtant pas demandé beaucoup. Il le dit lui-même : «Point d'inscription, ni nom, ni date, la croix dira que l'homme reposant à ses pieds était un chrétien : cela suffira à ma mémoire». Ce n'est guère outrecuidant, on en conviendra. Plût au ciel que l'avenir fût clément pour l'homme qui fit de sa seule littérature un lieu monumental. Mais nul, si grand soit-il, ne peut préjuger de la descendance (nous ne parlons pas ici de la descendance effective, bien sûr, mais celle politique et culturelle.).

    Vint d'abord l'imbécillité municipale qui ne trouva pas mieux, en 1948, pour commémorer le centenaire de sa disparition, d'apposer une plaque signalant, sans en dévoiler l'identité, l'occupant permanent du promontoire. Plaque ainsi libellée : «Un grand écrivain français a voulu reposer ici, pour n'y entendre que la mer et le vent, passant, respecte sa dernière volonté». On sent l'effort poétique, la recherche de la belle phrase : la boursouflure prudhommesque héritée du dix-neuvième, qui finit malgré tout en une injonction de garde-champêtre. On y trouve toute la volonté stérile d'une rhétorique troisième République, avec, en point d'orgue, le mystère nous permettant de réviser les leçons de littérature. Saint-Malo, voyons, Saint-Malo, sais-tu, Geneviève, qui est né à Saint-Malo ? Cela me dit quelque chose. Cela me dit. Comme si Chateaubriand était une chose, un truc à savoir. Un moyen de rendre la promenade intelligente.

    Vint aussi la découverte des bains de mer et ce qui n'était dévolu qu'aux malouins qui veillaient sur lui et qu'aux ferveurs faisant pèlerinage fut aussi le droit inaliénable des cohortes écrevisse, de France et d'ailleurs. Citoyens (inter)nationaux en maillots, en tee-shirt, en tongues qui s'arrêtent (parfois même pas) devant cette étrange sépulture où se fane le dernier bouquet qu'un inconnu a déposé. On braille après le petit dernier pour qu'il n'aille pas faire une mauvaise chute ; on contemple Saint-Malo vu de loin (enfin presque loin) ; on fait le tour : c'est tout petit en fait, leur grand Bé ; on demande à Jeanne et Sylvain si pour ce soir, ce sera moules, crabes ou huîtres. Et toute cette grandeur contemporaine défile jusqu'à ce que les premiers signes de la marée montante précipitent les replis continentaux. Il ne faudrait pas être pris au piège. Ils reviennent sans plus en savoir sur celui qui dort éternellement.

    De la grève, nous voyons la croix, celle du catholique qu'il ne cessa pas d'être, et dans laquelle nous nous reconnaissons, catholique que nous sommes, nous aussi. Nous pouvons le saluer à distance, penser à ce que nous lui devons de bonheur, bonheur toujours recommencé par la première phrase que nous lisons de lui. Cela suffit.

    Le silence rêvé est loin. Au moins y a-t-il l'hiver et les jours de pluie pour le protéger. Quand la tempête se déploie, c'est pour lui l'accalmie. Le fracas de la nature anéantit le babil des hommes. Il préserve le sacré.

    Seule consolation, maigre certes : lui, au moins, ne risque pas d'être panthéonisé. Le beau style ne méritera pas de la patrie reconnaissante qui, d'ailleurs, à ce point de décomposition où elle est arrivée, ne mérite rien, absolument rien de lui.

     

  • De chair et d'os

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    Diego Velasquez, Innocent X, 1650, Galleria Doria-Pamphilj, Rome

     

    Croire, oui, bien sûr. Croire absolument, parce qu'il ne doit pas être nécessaire d'ajouter en Dieu. La foi doit être là.

    Mais à l'heure du conclave, pour devenir ce que j'étais, ce que je fus, quand est révolu le temps des grandes familles, des grandes familles italiennes qui donnaient son lustre au siège pontifical, certains croient en eux, ont foi en leur bonne étoile, espérant que le jeu des équilibres et des alliances, des nationalités et des politiques, que le dédale des amitiés et des haines vivaces, orienteront au mieux l'Esprit saint vers le choix le meilleur, ainsi que je les entends tous dire dans leur dernière homélie.

    Croire, oui, en soi, sans plus avant tirer trop d'illusions de sa gloire. Ne pas se prélater jusqu'en sa garde-robe, comme l'écrit cette fine épée de Montaigne. Il faut être d'un grand aveuglement pour ne pas voir, en effet, qu'en ce cloaque du temps qui file, nous n'avons guère le choix que de tenir dûment notre rôle. Encore est-ce là un chemin ardu...

    C'est bien dans cette fausse grandeur que l'espagnol Velasquez m'a peint. J'ai l'allure bouffie et un peu sotte d'un homme finissant sa digestion. Il ne m'a pas raté, le gredin, avec mon teint rougeaud. La lèvre doucement avachie et le regard glauque, quoique menaçant, peut-être, tant la faiblesse finit par trouver des ressources insoupçonnées. Je trône, soit. Mais le vêtement est lourd, comme la charge, et ma calotte pontificale semble me plomber de tous les ennuis du monde. Il me voulait, l'assassin avec ses pinceaux, d'un réalisme qui sent l'abattement. Arrivé tout en haut pour paraître si niais. Le Jules II de Raphael, au moins, même si l'homme n'est pas beau, a pour lui d'évoquer une certaine forme de spiritualité (ce qui fait rire, je sais, tant le coquin fut d'abord un serpent politique...). Moi, je suis rogue comme un mâtin. Une horreur.

    Une horreur que d'être peint ainsi. Ne faut-il pas que je m'en console, malgré tout, car cette toile est ce qui demeure de ce que je fus. Qui s'en va à Saint-Paul-Hors-les-Murs, pour voir mon portrait dans la longue suite des papes qui orne la nef ? Personne. C'est Velasquez qui me sauve de l'oubli. C'est grâce à lui que je suis la pièce sublime de la maison des Pamphilj, et que mes descendants m'honorent de toute leur gratitude intéressée. Un pape dans la famille, un chef d'œuvre dans la collection...

    Je ne suis plus qu'une peinture, une référence du portrait, une expérience esthétique. Je dois tout à Velasquez. Il entre en gloire avec des naines difformes de la cour madrilène et un souverain pontife ridicule. N'est-ce pas là tout le génie de l'art : le dépassement du sujet ?

    Au moins puis-je me consoler qu'à l'ouverture du conclave, aucun de ceux qui croient en un destin exemplaire, aucun d'eux ne pourra jamais m'égaler, dans mon éternité de modèle... (1). Le temps des grandeurs est passé, dans ce domaine-là aussi...

     

    (1)C'est évidemment là un petit jeu de mots, car Giovanni Battista Pamphilj, connu sous le nom d'Innocent X, brilla par sa médiocrité, son népotisme et sa soumission à sa maîtresse, Olimpia Maidalchini, à qui l'Église voulut faire un procès (mais elle mourut avant). Sur ce chapitre, on peut lire le bref ouvrage de Céline Minard, Olimpia, Denoël, 

  • Perec, le magnifique

     

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    Ce jour paraissent à la Pléiade les deux tomes consacrés à Georges Perec, le plus grand écrivain français depuis Proust. Au milieu des immondices éditoriales, c'est un joyau aux reflets infinis dont nous pouvons jouir, avec une édition avisée sous la direction de Christelle Reggiani. Que la France qui croit encore à une culture hexagonale se précipite chez son libraire, ne serait-ce que pour vérifier combien la culture d'ici peut se nourrir sans se renier de la culture d'ailleurs.

    Pour le plaisir, l'incipit des Choses.

    "L'oeil, d'abord, glisserait sur la moquette grise d'un long corridor, haut et étroit. Les murs seraient des placards de bois clair, dont les ferrures de cuivre luiraient. Trois gravures, représentant l'une Thunderbird, vainqueur à Epsom, l'autre un navire à aubes, le Ville-de-Montereau, la troisième une locomotive de Stephenson, mèneraient à une tenture de cuir, retenue par de gros anneaux de bois noir veiné, et qu'un simple geste suffirait à faire glisser. La moquette, alors, laisserait place à un parquet presque jaune, que trois tapis aux couleurs éteintes recouvriraient partiellement.

    Ce serait une salle de séjour, longue de sept mètres environ, large de trois. A gauche, dans une sorte d'alcôve, un gros divan de cuir noir fatigué serait flanqué de deux bibliothèques en merisier pâle où des livres s'entasseraient pêle-mêle. Au-dessus du divan, un portulan occuperait toute la longueur du panneau. Au-delà d'une petite table basse, sous un tapis de prière en soie, accroché au mur par trois clous de cuivre à grosses têtes, et qui ferait pendant à la tenture de cuir, un autre divan, perpendiculaire au premier, recouvert de velours brun clair, conduirait à un petit meuble haut sur pieds, laqué de rouge sombre, garni de trois étagères qui supporteraient des bibelots : des agates et des œufs de pierre, des boîtes à priser, des bonbonnières, des cendriers de jade, une coquille de nacre, une montre de gousset en argent, un verre taillé, une pyramide de cristal, une miniature dans un cadre ovale. Puis, loin, après une porte capitonnée, des rayonnages superposés, faisant le coin, contiendraient des coffrets et des disques, à côté d'un électrophone fermé dont on n'apercevrait que quatre boutons d'acier guilloché, et que surmonterait une gravure représentant le Grand Défilé de la fête du Carrousel. De la fenêtre, garnie de rideaux blancs et bruns imitant la toile de Jouy, on découvrirait quelques arbres, un parc minuscule, un bout de rue. Un secrétaire à rideau encombré de papiers, de plumiers, s'accompagnerait d'un petit fauteuil canné. Une athénienne supporterait un téléphone, un agenda de cuir, un bloc-notes. Puis, au-delà d'une autre porte, après une bibliothèque pivotante, basse et carrée, surmontée d'un grand vase cylindrique à décor bleu, rempli de jaunes, et que surplomberait une glace oblongue sertie dans un cadre d'acajou, une table étroite, garnie de deux banquettes tendues d'écossais, ramènerait à la tenture de cuir.

    Tout serait brun, ocre, fauve, jaune : un univers de couleurs un peu passées, aux tons soigneusement, presque précieusement dosés, au milieu desquelles surprendraient quelques taches plus claires, l'orange presque criard d'un coussin, quelques volumes bariolés perdus dans les reliures. En plein jour, la lumière, entrant à flots, rendrait cette pièce un peu triste, malgré les roses. Ce serait une pièce du soir. Alors, l'hiver, rideaux tirés, avec quelques points de lumière – le coin des bibliothèques, la discothèque, le secrétaire, la table basse entre les deux canapés, les vagues reflets dans le miroir – et les grandes zones d'ombres où brilleraient toutes les choses, le bois poli, la soie lourde et riche, le cristal taillé, le cuir assoupli, elle serait havre de paix, terre de bonheur."

  • Premières et dernières nouvelles de Macroncéphalie

     

    Il faut être économe de son mépris étant donné le grand nombre des nécessiteux. François-René de Chateaubriand.

    Pendant plus d'un demi-siècle, j'ai habité la France. Je m'apprête, sans même changer d'adresse, à vivre en Macrocéphalie. Il paraît que c'est le dernier lieu à la mode, un territoire grand comme un château, avec une magnifique rotonde pour s'y réjouir.

    Les trente et quarantenaires sont, paraît-il, aux anges. Ayant eu ces vingt dernières années l'occasion de vérifier leur médiocrité, leur inculture, leur avidité et leur égocentrisme, je ne doute pas qu'ils jubilent. Il leur aura suffi d'un séjour Erasmus pour se croire du Monde, de la globalité, de l'échange et de la tolérance, de décrocher un bac +5 en accumulant les fautes d'orthographe et de syntaxe pour se croire des génies. Les plus jeunes, eux, qui subissent la mondialisation de plein fouet, sont plus circonspects : ils ont voté Mélenchon et Le Pen. Ils voient le sol se dérober sous leurs pieds. Ils sentent le chaos. Ils ont peur. Le cadre quarantenaire, le médecin trentenaire, non : ils ont réussi et la devise est simple : chacun selon son mérite, pour la forme, parce que pour le fond, c'est chacun sa gueule.

    Pourquoi pas, au fond ? La politique économique rejoint en cela la politique des comportements et des droits, ce que Thomas Frank avait admirablement compris dans son Marché de droit divin. Le Macron des villes, des centres villes aisés contre la Le Pen des champs et des périphéries, pour vérifier les analyses de Christophe Guilluy. Mais de cela, il faut bien le reconnaître, tout le monde s'en fout. Je veux dire : les triomphants médiatiques, les affairistes mondialisés, les bobos débiles, les minoritaires tragiques, les anti-catholiques primaires, les islamo-gauchistes. Ils se gavent de leurs certitudes postmodernes, sans même cerner qu'ils sont à l'avant-garde de leur élimination comme conscience au profit d'une réalité consumériste qui finira par les anéantir (quoique... pour les anéantir, il faudra qu'ils aient une substance et j'en doute).

    Avec Macron triomphe au stade politique l'achèvement d'une télé-réalité qui voit un adolescent se pavanant avec une pathétique rombière. Les amours hollandaises, pour le coup, font pâle figure. Au vaudeville succède le loft (ou les Marseillais je ne sais où). On comprend que toute une partie de l'électorat qui aura été nourri à la bêtise audiovisuelle des illusions dramatico-pornographiques ait trouvé glamour une telle histoire. C'est dans ces moments-là qu'on mesure à quel point un romantisme ignare et mal digéré représente un danger (parce qu'on est évidemment loin de la portée elle-même politique du véritable romantisme, en particulier le romantisme allemand). Si l'on veut énumérer les sornettes de ces derniers mois : Macron, c'est la fin du système, la fin de l'élite, la fin des nomenklatura, la fin des carrières, la fin des partis, la fin du droite-gauche, la fin de l'idéologie.

    La fin de l'idéologie, justement, dont Althusser pensait avec beaucoup de sérieux et de force qu'elle était aussi profonde que l'inconscient. Rien qui ne soit idéologique. Une telle évidence trouve d'ailleurs sa vérité dans la manière dont le libéral-type commence son enfumage en expliquant que la mesure qu'il prend relève du bon sens, de la logique implacable et non de l'idéologie. Ce qui est vrai, à condition de ne pas prendre le libéralisme pour une idéologie et de considérer comme rien les réflexions de Smith, Ricardo, Burke, Bastiat, Hayek, Friedman et consorts : une telle attitude serait manquer, pour le moins, de courtoisie envers ces auteurs, les prendre pour des gens de peu, sans influence... Macron n'est pas un ni-droite ni-gauche. Il est la synthèse de deux courants que l'on croyait antagonistes, tant la volonté de la droite a été d'éliminer toutes ses tendances nationales, religieuses, étatistes (1), et celle de la gauche de marginaliser toutes ses tendances étatistes et égalitaristes. Macron concrétise l'alliance objective des libéraux de droite et de gauche. Il faut être d'une bêtise crasse pour ne pas comprendre que le ralliement des centristes et des vallsistes à sa candidature était justifié non par des craintes devant la montée du populisme, mais parce que ce sont les mêmes. Sur ce plan, Marine Le Pen est une ennemie utile, un repoussoir tactique, une excuse pour masquer la convergence des vues et des attentes (2)

    Dès lors, plus rien ne peut arrêter la progression hexagonale d'une mondialisation qui se forge à la fois sur le plan économique (mais on remarquera que le processus, sur ce point, est engagé depuis longtemps, depuis les colonies (3), depuis le tournant du Lusitania en 14-18, depuis la fin de la guerre 39-45) et surtout sur le plan culturel, c'est-à-dire civilisationnel. Tout le discours sur l'ouverture face au repli, contre le repli devrions-nous dire, est construit sur ce principe. D'un côté, les cosmopolites, tolérants, polymorphes (comme les pervers, dirait Freud), curieux, enthousiastes ; de l'autre, les hexagonaux, étroits, fascisants, monomaniaques, aigris (4).

    Le macronien de base adhère à cette analyse. C'est sa raison d'être. N'empêche... Il faudra alors m'expliquer pourquoi la Bretagne, terre de peu d'émigration, dont Voltaire se moquait allègrement (5), s'est enflammée pour Macron. Le Nord de la France, dont le brassage est étonnant, qui sait plus que dans beaucoup d'autres endroits ce que c'est qu'avoir une origine étrangère, un nom qui sonne d'ailleurs, n'a pas eu le même engouement. Il est vrai que, comme le rappelaient les supporters du PSG, sans être plus sanctionnés que cela, ils sont consanguins, alcooliques et pédophiles. Le mépris avec lequel on les traitait était un signe prémonitoire. Par le plus simple des hasards, je viens de l'Ouest et j'ai vécu dans le Nord. Suffisamment pour m'interroger sur cette facile fascination pour une pseudo-modernité chez les premiers, et sur les tensions identitaires chez les seconds.

    Les macroniens n'auront sans doute jamais vu la misère que j'ai pu observer dans les zones désindustrialisées du Nord, une misère qui poussait des ados à prendre le pain de la cantine pour le donner ensuite à des copains dans le besoin. Les petits parvenus de la suffisance progressiste ne savent pas ce que représente l'abandon social et politique. Il est facile de moquer l'étroitesse d'esprit de ces culs terreux qui ne sont pas sortis de leur quartier, de leur petite ville. Ils ont pris effectivement un pli fort gênant : ils ont envie de rester entre eux. Par médiocrité ? Admettons. Par peur, aussi. Mais, dans le fond, sont-ils si différents de ces biens nourris qui jouissent de leur bonheur dans des gated communities, dans des résidences surveillées, dans des villages si peu mélangés. Une mienne connaissance ayant vécu plus de six mois aux Etats-Unis me racontait un jour que dans la famille, très riche, qui l'hébergeait, on n'avait jamais pris le bus, on vivait dans un quartier où la moindre voiture étrangère était signalée. Desperate Housewives est peut-être une série moyenne sur le plan scénaristique : elle en dit long sur la ségrégation sociale. Seulement, et telle est l'horreur du monde, l'argent légitime tout, à commencer par les comportements les plus vils. J'aimerais simplement que l'on vienne m'expliquer pourquoi des enfants et des petits-enfants d'émigrés votent FN quand des bretons bien dans leurs terres votent Macron, pourquoi ces deux exemples contreviennent aux schémas si répandus par la doxa médiatique. Pourquoi le riche peut-il se retrancher quand le pauvre doit tout accepter ?

    Quarante ans d'intérêt pour la politique m'auront confronté à bien des oppositions. J'ai débattu souvent, parfois avec une extrême virulence. Jamais pourtant je n'ai éprouvé une telle incompréhension devant la suffisance macronienne. Même la tentation Hollande n'atteint pas ce degré de bêtise (comme quoi le meilleur (ou le pire) est à venir). Et le deuxième tour magnifie encore le tableau. A la conjuration des imbéciles, s'ajoutent le bal des cocus et la valse des traîtres. Comme si, d'une certaine façon, les masques tombaient et que ce que nous savions depuis longtemps : l'inanité de la démocratie, n'avait même plus besoin d'apparence pour se dévoiler.

    Devant la fin de mon pays, je croyais que la rage prendrait le dessus. Et non... Il suffit de relire Chateaubriand, d'aller piocher quelques pages dans Îles. Guide vagabond de Rome, écrit par Marco Lodoli, et d'écouter Glenn Gould, pour comprendre qu'il existe un en-soi de notre vie que la fange et la vulgarité ne peuvent atteindre, ne peuvent souiller. Macron n'a jamais vu l'art français. Il n'y a pas à ses yeux de culture française. Grand bien lui fasse. Je sais, moi, d'où je viens, ce que je dois à ceux qui m'ont précédé : Racine, La Rochefoucauld, Bossuet, Marivaux, Beaumarchais, Nerval, Stendhal, Huysmans, Barrès, Péguy Proust,... Je sais aussi combien l'histoire européenne m'importe, combien lire Moravia, Morante, Malaparte, Goldoni, dans la langue, et dans les meilleures traductions possibles :Dostoïevski, Jan Kroos, Kusniewicz, Joseph Roth, Walter Benjamin, Lobo Antunes, Lydia Jorge, Stig Dagerman, Hugo Claus ou Javier Marias, m'est précieux. Sur ce point je n'ai de leçon à recevoir de personne, et surtout pas de ces paltoquets qui feront la fête, le soir du 7 mai.

     

    (1)Telle est l'explication de l'échec de Fillon. Plus que les affaires, dont on est certain qu'elles furent alimentées par les amis du hobereau sarthois, c'est son profil qui demandait son éviction : blanc, catholique et hétérosexuel. Pas très hype, tout cela.

    (2)Risquons sur ce point une analyse qu'on ne trouvera sans doute pas dans beaucoup de pages : la présence de Le Pen au second tour et sa progression en voix ne marquent pas une évolution vers une possible accession au pouvoir. Il s'agit bel et bien d'une défaite et dans cinq ans son score, si elle devait se représenter, sera bien moindre, parce que les forces politiques et culturelles sur lesquelles elle fonde sa puissance sont appelées à faiblir, ne serait-ce que par la prise en compte des évolutions démographiques. Le FN finira comme le PC.

    (3)Il est d'ailleurs fort drôle de voir tous les agités droits de l'hommiste oublier combien les colonies furent une aventure du progrès, dont, entre autres, l'ami Jules Ferry se félicitait, quand des hommes comme Barrès et même Maurras se détournaient. Le socialiste du XIXe siècle est un esprit qui se croit un devoir de civilisation... On mesure, par ce biais, combien la gauche aura magnifiquement manipulé l'histoire pour effacer ses tares et ses abus.

    (4)Je renvoie le lecteur à l'édito de Serge July au lendemain de la victoire du non au référendum de 2005, dans Libération. La rhétorique de la punaise trostko au service du libre-échange : un morceau d'anthologie.

    (5)L'Ingénu se déroule pour partie en Basse-Brette, pays d'imbéciles par excellence. Cette vision durera au moins jusqu'à la guerre de 14.

  • Larbaud, la sensibilité itinérante

    J'ai déjà évoqué ce grand écrivain qu'est Valery Larbaud (ici et ici). Et les tenants du cosmopolitisme, bêtes comme des oies, ignares comme des parvenus dignes du monsieur Prudhomme dont se gaussait Verlaine, avec son esprit juste milieu et ses pantoufles, feraient bien de le lire pour comprendre combien cet homme si magnifique était à la fois un esprit du monde, du lointain, et un esprit du proche, de cette âme du lieu que des incultes, dont le plus grand mérite est le plus souvent d'être des héritiers des Trente Glorieuses, regardent comme une tare et un effroi de bien nourris.

    On peut tout détruire et je ne vois pas de différence philosophique entre les islamistes de l'EI qui saccagent Palmyre et les partisans très modernes et libéraux de la mise en scène du patrimoine à des fins commerciales.

    Je suis un nostalgique. J'aime la lenteur et je me souviens de mon premier voyage en train, tout enfant, entre Rennes et Combourg, et l'oncle qui nous attendait avec sa Dauphine. Un signe, dirait une mienne connaissance. Une rencontre déjà prévue avec Chateaubriand.

    Mais laissons nos souvenirs. Il faut se taire et lire Larbaud, dont les mots, la mélodie fluctuante, comptent bien plus que notre mélancolie. Il sait, avec magie et sensibilité, évoquer un lieu abandonné (ce qui, au fond, est un moindre mal, à côté de celui qu'on détruit).

     

     

     

    L'ancienne gare de Cahors

    Voyageuse ! ô cosmopolite ! à présent
    Désaffectée, rangée, retirée des affaires.
    Un peu en retrait de la voie,
    Vieille et rose au milieu des miracles du matin,
    Avec ta marquise inutile,
    Tu étends au soleil des collines ton quai vide
    (Ce quai qu'autrefois balayait
    La robe d'air tourbillonnant des grands express)
    Ton quai silencieux au bord d'une prairie,
    Avec les portes toujours fermées de tes salles d'attente,
    Dont la chaleur de l'été craquelle les volets...
    Ô gare qui as vu tant d'adieux,
    Tant de départs et tant de retours,
    Gare, ô double porte ouverte sur l'immensité charmante
    De la Terre, où quelque part doit se trouver la joie de Dieu
    Comme une chose inattendue, éblouissante ;
    Désormais tu reposes et tu goûtes les saisons
    Qui reviennent portant la brise ou le soleil, et tes pierres
    Connaissent l'éclair froid des lézards ; et le chatouillement
    Des doigts légers du vent dans l'herbe où sont les rails
    Rouges et rugueux de rouille,
    Est ton seul visiteur.
    L'ébranlement des trains ne te caresse plus :
    Ils passent loin de toi sans s'arrêter sur ta pelouse,
    Et te laissent à ta paix bucolique, ô gare enfin tranquille
    Au cœur frais de la France.

    Valery Larbaud, Les Poésies d'A.O.Barnabooth, 1913

     

     

     

     

     

     

  • En suspension (la danseuse)

     

    A la relecture de Degas, Danse, Dessin, petit opuscule que Paul Valéry consacre à un peintre qu'il aimait particulièrement, fait écho un texte plus conséquent : La Philosophie de la Danse, dans lequel on trouve les lignes ci-dessous, par quoi l'écrivain célèbre l'aventure de celle qui veut échapper à la matière et à notre regard. 

     

    "Il regarde alors la danseuse avec des yeux extraordinaires, les yeux extralucides qui transforment tout ce qu’ils voient en quelque proie de l’esprit abstrait. Il considère, il déchiffre à sa guise le spectacle.
    Il lui apparaît que cette personne qui danse s’enferme, en quelque sorte, dans une durée qu’elle engendre, une durée toute faite d’énergie actuelle toute faite de rien qui puisse durer. Elle est l’instable, elle prodigue l’instable, passe par l’impossible, abuse de l’improbable ; et, à force de nier par son effort, l’état ordinaire des choses, elle crée aux esprits l’idée d’un autre état, d’un état exceptionnel, – un état qui ne serait que d’action, une permanence qui se ferait et se consoliderait au moyen d’une production incessante de travail, comparable à la vibrante station d’un bourdon ou d’un sphinx devant le calice de fleurs qu’il explore, et qui demeure, chargé de puissance motrice, à peu près immobile, et soutenu par le battement incroyablement rapide de ses ailes."

    Ces considérations disent mieux et plus nettement l'incompréhensible nature de la danseuse, de ce qui nous échappe en la regardant, aussi concentré soyons-nous à l'observer, parce qu'il émane d'elle une double métamorphose : elle a la brutalité de la génération et la douceur de la continuité. Ce que toutes les analyses physiques ne peuvent que réduire à une quantité cinétique prêtant à sourire. Les clichés de Etienne-Jules Marey (que Degas, pourtant, considéra avec grand intérêt), de Muybridge ou de Gjon Mili décomposent le mouvement, mais ils sont en deçà de la fermeté du geste, de la chair, de la sensualité, de l'existence même du corps, de ce qui constitue la part insondable et perpétuelle du désir...

     

  • D'ici

    "Lorsqu'on emploie trop de temps à voyager, on devient enfin étranger en son pays." Voilà ce qu'écrivait Descartes, dans Le Discours de la méthode. Il en savait quelque chose, lui qui vécut si longtemps dans les Provinces-Unies avant de mourir en Suède.

    Force est de constater que nous n'avons même plus besoin d'un quelconque exode, ou d'une longue pérégrination incertaine pour éprouver ce singulier sentiment de l'étranger face à ce qui nous entoure. Il suffit d'entendre la conjuration des imbéciles qui nous gouvernent pour s'assurer que nous ne sommes plus en France. Le travail de sape d'une histoire française continue de plus bel. Il s'agit d'abattre les dernières réticences pour que le triomphe d'une mondialisation barbare et assassine achève son œuvre. Il faut encore quelques coups pour que ce qui fait notre substance (du moins la mienne tant la violence de ce qui se passe me touche au plus profond) ne soit plus qu'une longue procession marchant gravement vers le cimetière. Je suis né en France, j'y ai vécu et je ne suis pas sûr d'y mourir (pour le temps que Dieu me prêtera vie). Pas sûr, en effet, parce qu'à choisir il vaut mieux être un étranger dans une contrée qui vous regarde comme tel, plutôt que de l'être dans ce qui fut naguère votre patrie.

    Le multiculturalisme libéral s'était appuyé depuis longtemps sur le relativisme gauchiste, son goût de la repentance unilatérale, sa soumission sournoise à l'ordre marchand, ses combats contre la langue fasciste (vieille antienne des Tel quellistes qui, dans le même temps, trouvaient Mao formidable), son obsession contre l'église catholique, son adhésion à un concept fourre-tout de culture, dont même Lévi-Strauss a fini par mesurer qu'il nous menait vers la terreur de la pensée individualisée comme revendication en soi. Le multiculturalisme libéral et le relativisme gauchiste sont des alliés objectifs pour que nous ne soyons plus nous-mêmes, c'est-à-dire ni des citoyens, ni des hommes d'un lieu, ni des hommes d'une culture. À la place il y a le libre-service d'une pensée morcelée et d'un droit exorbitant à satisfaire ses moindres désirs, ce qui revient à infantiliser l'individu pour qu'il puisse être le plus docile possible et adhérer aux lois du marché divinisé (1).

    Le progressisme, quand il n'est pas le fruit d'une réflexion longue et mesurée, c'est la mort. Ni plus, ni moins. C'est la science sans conscience, la technique sans morale, le contrôle permanent pour le bien de tous et la violence psychologique en ligne de mire, parce que le nouveau management, par exemple, n'est pas une erreur du système mais son fondement. Notre devenir est sombre mais il y a tant de raisons de s'amuser, de se divertir, au sens pascalien bien sûr : le foot, les comiques, le porno, les jeux de hasard, le portable, la coke démocratisée, le new age, la sagesse orientale... que tout passe, et que les catastrophes les plus sournoises ne font l'objet d'aucune attention, ni médiatique, ni politique. Peut-on de toute manière espérer autre chose de la sphère journalistique et de l'univers politique ? Je vois combien cette tournure d'esprit qui est la mienne (mais je ne suis pas le seul) n'a que peu de chance d'être entendue. Cela est prévisible quand on a érigé, au fil des décennies, la contestation de fond en théorie du complot. L'ordre libéral agit face ce qui se présente comme opposant selon deux manières.

    Soit il intègre, il digère et il fait du nouvel élément neutralisé un instrument pour justifier de sa tolérance : propagande de la prétendue liberté. C'est le mode de la récupération. Il suffit de voir combien l'art, et en particulier l'art américain depuis 45, a servi les causes de l'impérialisme dont il croyait faire le procès. Il intègre ce qui est, dans le principe, un avatar de sa dialectique. Il faut être d'une bêtise incommensurable pour s'extasier sur Andy Warhol ou Jeff Koons et ne pas comprendre en quoi ils ne sont ni provocateurs, ni subversifs mais des exploitants rusés d'une liberté d'expression qui se résume à la mise au point d'un concept exploitable, aussi débile soit-il.

    Quand il n'intègre pas, le libéralisme fustige, calomnie, manipule, incarcère parfois. Il a beaucoup appris du nazisme et du stalinisme, en fait. Les Américains ont d'ailleurs avec diligence recyclé un certain nombre d'hommes du IIIe Reich au sortir de 45. Histoire de voir. Comme au poker. Il ne peut y avoir de vérité que dans ses livres et ses analyses : le libéralisme a toujours raison et ses partisans, au nom de la liberté, défendent cette idéologie. La liberté, à n'importe quel prix. La liberté du marché, à n'importe quel coût... Si l'on n'entre pas dans le cadre, on est banni. La force du libéralisme dans sa forme contemporaine tient à ce qu'il ne semble rien imposer. Mais tout coule de source.

    Cette dernière semaine, donc, pendant que la France idiote s'indignait des turpitudes de François Fillon, turpitudes qui, si elles sont avérées, et rien n'est moins sûr, sont dans l'ordre classique des pratiques politiques françaises (2), pendant que les antennes, les sites web et le papier journal faisaient leurs choux gras des malheurs du sarthois, on apprenait que le comité pour la candidature de Paris aux JO de 2024 avait choisi son slogan : Made for sharing. N'est-ce pas magnifique ! La langue française boutée hors de son territoire. Pourquoi ? La raison invoquée, celle qui semble la plus acceptable sans doute, renvoie au fait que 80 % de ceux qui vont décider de l'attribution parlent anglais. Ainsi fallait-il se plier à cette exigence du colonisateur anglo-saxon : prendre sa langue, apprendre sa langue et oublier la sienne. Ce que les Allemands ne réussirent pas à faire en 40, le libéralisme du nouveau siècle y parvient. Et cela, au mépris même de la langue à laquelle on se soumet, parce que le moindre individu maniant l'anglais sait que Made for sharing, c'est du globish de mauvais élève, que jamais un Anglais n'userait de cette formule, et qu'il dirait simplement : For sharing. Les décérébrés qui ont applaudi à ce choix de collabos n'ont même pas été capables d'écrire correctement dans leur nouvelle langue. Leur esprit est tellement esclave des ordres financiers et des espoirs de breloques qu'ils ont négligé la grammaire (3). Ils sont comme le Esaü biblique : ils perdent leur âme pour un plat de lentilles. Ce choix ne peut se réduire à un parti pris marketing, parce qu'il touche à l'une des essences qui font ce pays : la langue. Après avoir abandonné ses frontières et sa monnaie, avec toutes les conséquences prévisibles que l'on connaît, après avoir renoncé à sa souveraineté (4), voilà qu'elle renonce à sa langue.

    Le lecteur comprendra mon émoi. La langue : celle de mon père, celle de ma mère. La langue maternelle. Ce dont je suis constitué au plus profond. La langue de mes premières écritures, de mes premières lectures, des auteurs de l'enfance (5). Renier sa langue est une des pires trahisons auxquelles on puisse céder. C'est oublier le regard que l'on a sur le monde, abandonner le partage des temps anciens, faire taire la voix intérieure de ses colères secrètes, de ses chagrins honteux, de ses interrogations parfois futiles. Dans la langue maternelle, il y a le chant intime des heures et la fructification par la lecture et la parole de toute une éducation. Abandonner cela, c'est être vil. Abandonner sa langue, dans un cadre officiel, c'est ne plus vouloir être. C'est éteindre son intériorité en abandonnant l'antériorité de la langue. Ceux qui agissent ainsi ne connaissent ni la fierté, ni le courage. Ils nieront, arguant qu'ils ont le goût de l'effort et du sacrifice, qu'ils savent donner d'eux-mêmes. Sans doute, s'ils parlent de performances, de temps, de muscles, d'entraînement. Mais ce sont là des considérations individuelles, des appréciations égocentrées. Je parle, moi, de la langue comme partage et comme identité, de la langue qui charrie des siècles et transporte des histoires, des récits. Le français. La langue française. Et je pense à du Bellay, à la Pléiade, à la souplesse spirituelle de Montaigne, à la rigueur de Racine, à la subtilité des moralistes classiques, à l'inventivité de Diderot, aux méandres rousseauistes, à la tournure déliée de Beaumarchais, à l'éclat mélancolique et acéré de Chateaubriand, à la précieuse magie nervalienne, au brio de Stendhal,  à la torsion rimbaldienne, aux excès de Huysmans, aux salves de Barrès et de Péguy, à la circumnavigation mémorielle de Proust, à l'ampleur claudélienne, à la brutale lucidité de Bernanos, aux jongleries pérecquiennes, à la luxuriance de Chamoiseau. 

    Je pense à eux quand, comme un écho à la bêtise olympique, je lis deux jours plus tard le suffisant Macron affirmer : "il n'y a pas de culture française. Il y a une culture en France et elle est diverse." Que faut-il entendre sinon qu'il s'agit de facto de jeter le passé aux orties, de se contenter d'une culture de l'immédiateté, du temps présent, consommable, participant du mouvement consumériste général. Propos négationniste devant l'histoire sans doute, à condition de considérer qu'il y ait une Histoire. Or, la saillie macronienne nous informe du contraire. Comme un relent des annonces de Francis Fukuyama en son temps, le pseudo franc-tireur de la politique hexagonale tire un trait sur le passé. Il se démasque et apparaît alors, derrière l'arrogance jeuniste, le procès fait à notre filiation spirituelle, intellectuelle et morale. On renvoie ainsi la littérature, les arts, la culture classiques, à n'être plus que des vestiges poussiéreux que l'on pourra au mieux javelliser pour les vendre à des visiteurs incultes et photographes. 

    L'annonce de Macron a le grotesque des formules qui se veulent révolutionnaires. On peut en rire. On en rirait d'ailleurs s'il était seul dans son coin, si sa phrase était héritée d'un esprit de provocation très français, comme on en trouve chez Joubert, Paul-Louis Courier, Joseph de Maistre, Bernanos. Mais ce n'est pas cela. Il s'agit d'une annonce programmatique, d'une formulation toute politique. Et par un hasard sinistrement facétieux, on retrouve l'écho du globish. Macron nie une culture française pour une culture made in France en quelque sorte. C'est plus qu'une nuance : la transformation de la culture en produit, selon des principes qui obéissent à une loi du marché. Or, le marché ne veut pas, sauf à développer des niches pour happy few, de produits trop marqués. Il faut voir grand, être mondial. C'est l'ici et maintenant qui compte : la culture comme élément intégré à la croissance, à l'épanouissement du PIB. Dès lors, il est nécessaire de reléguer le passé aux oubliettes, et ce pour deux raisons.

    1)Une partie du passé est inexploitable comme tel. Pour des raisons juridiques (l'inscription aux monuments historiques par exemple) ou pour des raisons de distance culturelle, justement (en quoi les églises ou la peinture religieuse signifient-elles encore quelque chose dans une société déchristianisée ?). Ce passé-là, sauf à le relooker, comme on dit, ou à en faire un spectacle de foire (les fameux sons et lumières), est lettre morte.

    2)Si la culture est désormais un produit (quoique cela ne date pas d'aujourd'hui : le XIXe bourgeois post-révolutionnaire avait compris son intérêt et le sinistre Voltaire,  déjà...), elle ne peut s'intégrer que dans la logique du renouvellement, dans cette catastrophe de l'étonnement, de la surprise, de l'inattendu, comme n'importe quel article manufacturé ou n'importe quel service. Or, l'indexation de la création sur le degré de nouveauté est une des explications de l'appauvrissement de celle-ci.

    L'imposture funeste de Macron tient dans le déplacement même du référent français. La détermination d'une "culture en France", contrairement à ce que supposerait une lecture rapide, ne renvoie pas à un concept historique incluant un temps écoulé, le tradition (et donc : une transmission), mais à une réduction spatiale quasi géographique dont le contenu neutralise justement toute considération temporelle. La géographie physique sans l'histoire, si l'on veut. La France n'est plus qu'une étendue circonscrite mais figé. C'est une aire qu'il faut comprendre comme une étiquette. Culture made in FranceA ce point la France n'est plus un pays, pas même un territoire. Le négationnisme mondialiste pousse sa logique jusqu'au bout.

    Cette manière de passe l'histoire par la fenêtre est en cohérence avec l'entreprise troublante qui, depuis les premières aspirations européennes d'après-guerre, sous couvert d'une défiance envers l'attachement national, veut dévitaliser, bien au-delà des craintes fascistes (ou supposées telles), la légitime filiation de l'homme français dans sa relation au lieu où il a vécu et dont il sent la présence viscérale. Il s'agit de la francité qu'il faut éliminer. Une francité qui n'a rien à voir avec un quelconque repli sur soi. Elle a été caricaturée : frilosité, xénophobie, étroitesse d'esprit (6). L'expérience de la profondeur peut-elle être ainsi bassement qualifiée quand on en trouve la voix chez des auteurs aussi divers que Barrès, Proust, Larbaud (7), Béraud, Giono, Jouhandeau, Aragon, Michon, Bergounioux, Millet,... Et qu'affirme Senghor, en 1966, dans un discours à l'université Laval de Québec : « La Francophonie, c’est par delà la langue, la civilisation française, plus précisément l’esprit de cette civilisation, c’est-à-dire la culture française, que j’appellerai Francité ». C'est rien que cet esprit multi-séculaire que veut liquider Macron.

    "Il y a une culture en France, et elle est diverse." Nul n'a besoin d'être grand clerc pour décrypter le sens de cette dernière considération. La diversité dont parle Macron correspond à la transformation ethnico-culturelle dont le think tank Terra Nova a théorisée les implications politiques, transformation que l'on voudrait nier mais qu'un chercheur comme Christophe Guilluy a très bien analysée (8). Il faut ainsi comprendre que la France n'existe plus que comme une immanence géo-politique, intégrée à des préoccupations propres au marché, et la transcendance historique  non seulement n'est plus prise en considération mais doit être niée. L'accueil enthousiaste fait à une immigration massive, sur laquelle peu s'interrogent quant à son surgissement (9), n'est pas un hasard. Sur ce point, la théorie du grand remplacement de Renaud Camus est insuffisante parce qu'elle s'en tient à une conception ethnicisée du territoire autant qu'à une interprétation historique de la démographie. En fait, ce bouleversement ne se fait pas dans le seul but de détruire l'Europe : il s'agit d'un modèle plus général de déterritorialisation des individus. Le migrant d'aujourd'hui n'est pas le gagnant de demain : il est le futur esclave d'un espace dans lequel il reste, volontairement ou non, étranger, remis à un communautarisme étroit, capable d'être ou ailleurs. Le nomadisme du pauvre n'est pas le cosmopolitisme du riche mais il est utile au riche pour pouvoir anéantir toute implication sociale et culturelle autre que celle d'une participation peau de chagrin à la grande aventure de la globalisation. La diversité est comme la littérature-monde : une mascarade pour embellir l'asservissement (10). Voilà pourquoi Macron, l'ultra-libéral (11), hait la France, l'histoire de France et tout ce qui pourrait entretenir notre mémoire.

    Macron est le pire de ce que quarante ans d'intérêt pour la politique nationale m'ont mis devant les yeux. Voter Macron, c'est le néant d'un demi-siècle d'existence. Qu'il puisse devenir président d'une république que je conchie ne me dégoûte pas : cela m'effraie.

     

     

     

    (1)On lira avec profit Thomas Frank, Le Marché de droit divin.

    (2)C'est dans tous les cas d'un affreux ridicule que de voir des opposants à Fillon se draper de vertu quand on connaît le parcours de certains. Que Cambadélis, condamné, et comme tel repris de justice en somme, dirige le PS et que nul ne s'en émeuve, voilà qui donne à réfléchir. 

    (3)Il est vrai que : 1) la grammaire est depuis longtemps une bête à abattre, un signe de distinction qu'il faut détruire. La polémique autour du prédicat est le dernier avatar de cet acharnement à détricoter la langue. 2) le monde sportif brille par la qualité de son expression : athlètes, journalistes et dirigeants sont des infirmes du subjonctif, confondent le futur et le conditionnel, usent d'un vocabulaire peau de chagrin où la nuance et la précision n'existent pas.

    (4)Pour n'être pas dupe des mensonges qui ont suivi et des fausse repentances des thuriféraires de l'ordre bruxellois, je renvoie à la lecture, certes longue mais instructive, du discours de Philippe Seguin, en date du 5 mai 1992, touchant au traité de Maastricht. Il avait tout dit. Il n'était pourtant pas devin. Il était simplement français.

    http://tempsreel.nouvelobs.com/rue89/rue89-document/20110506.RUE2200/discours-du-5-mai-1992-de-philippe-seguin.html

    (5)Auteurs d'enfance qui ne furent jamais des auteurs pour enfants, il est vrai. Je ne suis pas de la génération qu'on a nourrie à coup d'histoires creuses, à la syntaxe simplifiée.

    (6)Pour plus de clarté sur le sujet, on lira l'article de Georges-André Vachon, datant de 1968, qui définit fort bien le cadre et les enjeux de ce néologisme.

    https://www.erudit.org/revue/etudfr/1968/v4/n2/036315ar.pdf

    (7)Sur la figure de Larbaud, il y aurait beaucoup à dire tant ce grand (et très sous-estimé) écrivain porte en lui l'ambiguïté du cosmopolitisme, ambiguïté que son intelligence remarquable sublime dans cet attachement au pays natal, au Bourbonnais dont il évoque si profondément la grandeur dans  Allen. De même, pour Proust dont l'admiration pour Barrès et ses textes sur les églises en France éclairent aussi certains aspects de la Recherche.

    (8)Christophe Guilluy, Fractures françaises, Flammarion, 2013

    (9)L'explication autour de certains conflits ne tient guère la route. Ces cinquante dernières années n'ont pas été avares en massacres, déplacements de populations, génocides, guerres civiles. Pourquoi maintenant ?

    (10)Camille de Toledo, Visiter le Flurkistan ou les illusions de la littérature-monde, PUF, 2008

    (11)Lequel Macron est le plus heureux des candidats devant l'accord commercial CETA, avec le Canada, qui prévoit des tribunaux placés au-dessus des états pour gérer les dysfonctionnements du marché.

  • Les âmes mortes

    Quand je vois l'agitation et le cirque faisandé qui se prépare pour 2017, pour lequel on nous vend par exemple Macron pour une nouveauté (1), et le spectacle consternant de ces faux dévots, qui usent jusqu'à la corde de la rhétorique hypocrite dès qu'ils veulent s'adresser au peuple qu'au fond ils méprisent implacablement, je repense à ce roman de Gogol, Les Âmes mortes, paru en 1842. Les âmes en question sont les serfs attachés à un domaine et dont le nombre permet, entre autres, d'établir la valeur de ce domaine. Les âmes mortes désignent les serfs décédés, autour desquels le personnage principal, Tchitchikov, veut monter une escroquerie. Il s'agit d'exploiter avec indécence et la misère humaine. Tirer profit d'êtres sans droits jusque dans leur disparition. Il y a dans ce roman grinçant un je ne sais quoi de contemporain.

    Le jeu dit démocratique, organisé de façon récurrente autour de l'élection, dans sa dérision morbide, alors que le délitement actuel prépare ou une guerre civile, ou un système à l'américaine, voire à la sud-africaine (ou à la brésilienne), ce jeu-là me donne l'impression de reposer sur cette conception inavouée que le citoyen est une âme morte. Non pas qu'il soit sans valeur intrinsèque, mais on lui dénie de pouvoir en faire quelque chose. Et, régulièrement, on vient secouer le cimetière pour que chacun s'exécute, alors même que le système que l'on met en place, le libéralisme débridé en appui sur la mondialisation, l'exécute.

    Nous sommes, dans l'apparence de notre citoyenneté, de la même matière que ces autres personnages, de Peter Handke, les acteurs déjà morts de La Chevauchée sur le lac de Constance. Des spectres...

    (1)J'y reviendrai dans un prochain billet.