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  • Vivre à tout rompre

     

    Breaking glass

    Photographie de Jason Tozer sur une idée de Craig Ward

     

    Pris au 1/7000e de seconde. La douleur ne durera pas. C'est son retournement, justement. L'essentiel est de ne pas se couper en s'acharnant à vouloir ramasser les morceaux... Simplement balayer... Et passer à autre chose...

     


  • Par la force des choses

     

    New Moore Island is now completely submerged under water. Global Warming experts say the land sunk because of Climate Change. It was a land that Bangladesh and India fought over for many years.

    L'anecdote est plaisante, quand on a un certain goût pour l'humour noir. Depuis 1981, l'Inde et le Bangladesh se disputaient un territoire. Rien qui soit pourtant une étendue imposante mais une île de neuf kilomètres carré environ, autant dire une misère, quand on considère notamment la superficie du sub-continent indien. L'îlot en question n'avait pas de ressources particulières. Il était là, simple enjeu. Enjeu symbolique certainement, et sa possession devait se justifier sur des considérations étayées par l'histoire, la religion ou la race (1). À l'échelle de GoogleEarth, en zoom, l'insignifiance pouvait prendre des allures de continent. C'est ainsi que naissent les guerres pichrocolines, dans le regard hypertrophié animant les esprits vindicatifs attachés à réduire le monde à leur représentation. La glose nationaliste est un terreau favorable aux imbéciles entreprises, glose sans laquelle il n'y aurait pas eu la guerre aux Malouines, les tensions hispano-marocaines pour Melilla. On a même parfois l'impression que l'ardeur des belligérants est décuplé par le ridicule du gain. Ainsi un état peut-il avoir, dans son imaginaire politique, la petitesse d'un gratte-papier pour qui gomme et taille-crayons sont plus importants que les affaires dont il a la charge. Il y a de nombreux parallèles possibles entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, des logiques récurrentes indépendantes des principes d'échelle.

    En ce sens, le différend indo-bangladais n'est qu'un épisode de plus dans le feuilleton de l'absurde. Il a eu, néanmoins, un épilogue des plus réjouissants pour un esprit enclin à ne plus rien prendre au sérieux. New Moore, ou South Talpatti, selon le camp dont on se réclame, du fait du réchauffement climatique, a fini par sombrer. L'océan indien, sans même une révolte digne des gros titres, a englouti l'ilôt. L'inquiétude écologiste se saisira de cette catastrophe pour souligner l'urgence d'une réforme fondamentale de notre économie. Le désastre est en marche. Pressons-nous d'y trouver remède. Cela est fort juste, mais en l'espèce, d'autres indices nous ont déjà mis la puce à l'oreille.

    Regardons plutôt ce naufrage comme une métaphore nouvelle de la dérision politique. Avatar du pulvis est, de l'handful of dust : la puissance liquéfiée. Plutôt que de se vouloir penser le monde sous l'angle de son humanité (laquelle souffre, et particulièrement dans ces deux pays), l'Inde et le Bangladesh illustrent et réalisent la symbolique du pire. La puissance n'est pas dans le mieux des êtres mais dans la conservation jusqu'au boutiste de ses fantasmes. Et chacun, comme ennemis et complices, joue le jeu. Soudain l'océan s'en mêle. L'océan reprend ses droits, ce qui n'est d'ailleurs pas l'expression idéale puisque de droit il n'en a pas. Il n'est l'agent de personne ; pur acteur sans pensée, et qui triomphe de ceux pour lesquels le monde devait se soumettre. Telle est la belle ironie de cet affrontement sans vainqueur. Divertissement pascalien, propre à mobiliser les cœurs du pays, il est démasqué par un incident climatique. L'inexorable de la nature annule la dialectique politique, la relègue au rang de farce barbare. On aurait aimé voir, pendant la montée des eaux, des combattants des deux camps s'acharner à sauver ce qui ne pouvait l'être, à endiguer pour quelques jours (ou semaines) les pieds dans l'eau le si précieux témoignage de leur virilité nationale ; et les voir lentement se reitrer en invectivant l'océan silencieux.

    New Moore désormais défunte, l'Inde et le Bangladesh peuvent-ils se retourner contre le monde, la vie, les dieux, que sais-je ? Peuvent-ils sentir combien tout à coup ils sonnent creux. Sans doute trouveront-ils un autre terrain de jeu, maintenant que trente ans de bisbille pourrissent sous les eaux. Il n'y a pas à s'en faire. En la matière, les états ont d'infinies ressources. Leurs aigreurs n'ont pas besoin de grand chose. Ces deux-là ne sont qu'un exemple de circonstance, que quelques vagues ont ridiculisés. Pour l'avenir, l'horizon est chargé de bien plus funestes présages car la montée des eaux aura pour effet au Bangladesh un exode massif de population et l'épopée autour des neuf kilomètres carré désormais invisibles aura un goût bien amer.

     

    (1)J'use de ce dernier terme à dessein tant le déni scientifique de cette classification n'empêche pas qu'on voie en resurgir les miasmes déguisés sous le vocabulaire de l'ethnicité.

  • Torrentiel

     

    Fichier:Pont Vaison la Romaine.jpgIl arrive que l'on éprouve la vérité pleine de la non-concordance des mots à ce qui les attache au sens commun. Naît alors l'étrange impression d'une dérision, parfois jouissive, parfois désastreuse (mais le désastre nous désille. Abrupte image contrapunctique du présent). Il suffit qu'apparaisse un spectacle dérangeant, parce qu'en divergence du souvenir, ici télévisuel, qui demeurait en nous.

    C'était un été, à Vaison-la-Romaine, sur le pont impérial, en surplomb du filet à peine volubile, ridicule serpent, aurai-je envie de métaphoriser, veine verte entre les pierres. Tu en guetterais presque le dépérissement, la prochaine sécheresse. La rivière (ruisseau ?) semble, tout au fond, tendre à la discrétion comme d'un oublieux vaincu du soleil, qui domine. Il y a, dans cette verticalité vertigineuse (l'antique arche a quelque chose de suicidaire), une manière de rabais de l'élément liquide. Tu penses au renoncement dont parle Ponge dans un poème du Parti pris des choses. Dans le creux, donc, apaisée et docile, l'eau douce.

    Mais de se souvenir, en pleine quiétude, qu'il se déroula, dans cette tranchée, une catastrophe. Le bouleversement de l'espace en sa monotonie. Le ruisseau grossit et charria, sous un climat d'austérité où les objets et les pièces humaines vagabondèrent de toute leur impuissance, et le temps et le décor. C'était en 92. Il ne survécut, en sa pleine morgue légitime, que le pont romain où tu te tiens, regard sur l'eau rendue à la raison des hommes.

    Et de penser : l'eau douce, dans son impensable incongruité. L'eau douce, la mal nommée, que l'on croit ainsi sans le sel des marées, des rouleaux, des lames, des tempêtes, des dunes réduites a quia, des digues dévastées, des soulèvements venteux. L'eau douce, en sa mièvrerie factice. Nous voudrions y associer la fadeur (goût immonde de la tasse que nous buvons d'un lac du Massif Central ou d'une nappe ardéchoise), dans le repli vaguement romantique de la contemplation. Douceur dite féminine. L'eau maternelle. Pure rêverie, classique.

    Les mots ne sont pas ce qu'ils désignent : rien de neuf. Mais, ici, comme imperator lapidis de pacotille, tu sens que la parole commune est aussi celle de l'expérience moyenne, d'une médiocrité rassurante. C'est la peur de la mer, et pas seulement sa brûlante salinité, qui a dessiné les figures apaisées de l'eau douce, dans la torpeur de l'été, dans la rigueur des glaciations. Et nous nous y tenons, tant est précieuse pour nous la voie neutralisée du monde, requis par les mots naturalisés en l'expérience du passé.

    L'eau douce peut être dure : telle en parlent les techniciens qui en surveillent sa potabilité. Mais c'est une dureté bien moindre, anodine, tout juste bonne à dessécher la peau et à raidir le linge. Ce que tu contemples est bien autre, de la hauteur antique. Le silence étréci jusqu'à l'insignifiant ne te fait pas oublier que le monde excède les mots, qu'il n'est rien pire qu'eau dormante, nous ensommeillant jusqu'à l'hybris pour mieux nous dévaster. À la terre finie, pointes du Raz ou de la Torche, tu es en pleine conscience du ressac et du tonnerre (celui qui ne vient pas du ciel mais courant à tes pieds, tellurique et aqueux) : le sel anime la furie. Au contraire, de l'écoulement pacifique et incertain du ruisseau, tu déduis la sécurité. Tu oublies que l'eau douce, elle aussi, a une histoire, arrive de loin, qu'elle a son dénivelé et le souvenir des montagnes, des chutes, des cascades, des failles : tout cela est en elle. Tu t'en tiens à l'apparence.

    Tu es sur le pont, comme on dirait pour un navire. Il n'y a pas de différence, sinon qu'ici nul ne connaît l'heure de la grande marée prochaine. C'est bien peu d'assurance... En attendant, l'Empire, le seul, romain, disparu, surmonte le chaos et attend son heure.

  • Toucher la réalité de la fiction

      Taxi jaune

     
    Il n'est peut-être pas tant de lieux à travers le monde que l'œil n'ait ainsi condensé dans sa mémoire, à travers les filtres incandescents de la filmographie (la photographie aussi, certes), que New York. Et pour qui arrive dans cette ville pour la première fois, il est certain que la question de la connaissance relève sans doute, dans un sens qui, évidemment, est biaisé, de celui de la re-connaissance. En soi : les retrouvailles avec ce que l'on croyait déjà connaître. Sorte de métempsycose au travers d'une expérience d'un déjà-vu où, pour reprendre MacLuhan, le medium est le media.
    Tu es dans dans Manhattan, ou Brooklyn,  autant dire que tu viens rendre visite à Kojak, Shaft, que tu viens te rappeler The Yards, la brusquerie d'un univers construit par le fantasme de l'écran. Tu n'es alors que le produit d'une imagerie facile où se mélangent les gueules de policiers véreux, de mafiosi caricaturaux, de junkees exsangues et de solitudes livrées à la rue. Tout cela dans le battement en contre-plongée d'une architecture démesurée. Tu n'y as jamais cru vraiment, tu t'en es fait un cinéma, une lubie adolescente. Tu n'es que le potentiel sclérosé d'une rêveuse bourgeoisie (même si tes moyens sont ceux d'une classe moyenne en voie de paupérisation) qui s'en vient, avec l'outrangeuse componction des affidés, vérifier que New york est telle que tu la voyais, comme on vient comprendre que Rome est Rome, La Mecque La Mecque. Mais tu n'y crois pas. Pas vraiment. Car il y aurait quelque chose de mortel à ce que le cinéma, l'écran, l'axiologie télévisuelle, tout cela soit la fonte (comme on parle en typographie) de toute ta vision. Et quand tu pars pour New York, tu rêves, au fond de ton âme, qu'il en soit différemment, que la réalité soit, sinon déceptive, du moins comme un infini clynamen où se nicheront ta rêverie concrète, la combinatoire du réel et de ton imaginaire.
    C'est bien cette improbable défaite du tangible sur laquelle tu travailles quand, dans l'avion survolant l'Atlantique, tu penses aller à la découverte d'un Nouveau Monde. Et u te trompes.
    Certes, les belles âmes diront que tu ne t'attaches qu'à un détail, et qu'un détail n'est pas le monde. Ce en quoi ils ont tort, parce que tu sais, toi, que le reste, l'insignifiant, l'insoluble, l'irréductible (comme le reste des divisions dont tu as appris qu'elles ne tombaient pas toujours juste) sont les vraies puissances de l'existence. Tu sors du métro, station Bedford Stuyvesant et la première vision qui te frappe est celle de la couleur des taxis. Le jaune criard et tranché dans le coin de ton œil. Dans deux heures, tu comprendras que la puissance de ce jaune prend tout son sens, dans les rues de Manhattan, dans la largeur ventilée de la Cinquième Avenue, dans Times Square de chromatismes surexcités. Le jaune des taxis. Ce que tu as toujours connu sans le toucher et qui est là, comme une succession d'absides et d'ordonnées brutaux (et lents pourtant, car, et c'est bien là ta seule surprise, nul élan, nulle vitesse outrée : un glissement ouaté...) pour laquelle tu ne sais où donner de la tête. C'est alors l'impression que tu n'es pas venu connaître mais vérifier, avérer le flou de ton enfance rêveuse, dans l'intrication des histoires de série B, et l'imaginaire est là, oui, là, dans sa boursouflure intégrale de présences passantes. Les taxis jaunes existaient comme des entités virtuelles, les pacman d'un univers dont ton père te disait : "l'Amérique", comme si ce mot n'avait rien représenté d'autre qu'une illusion désirable (et redoutable). Les taxis jaunes circulent, tu les frôles. Il serait même possible que l'un d'entre eux te percute et que, blessé, tu finisses dans une de ces ambulances blanches filant, hurlante sirène dans une mer de béton, vers l'hôpital ou la morgue. Tu penses à Nicolas Cage. Tu penses à Robert De Niro. Tu penses à Griffin Dunne. Tu n'es que le passager obscur d'un réel assorti à la fiction. Les taxis jaunes défilent. Ils sont la seule vérité tenable de ta mémoire assujettie au désir de la fiction. Tu n'es rien, à les regarder passer : simple vérificateur de tes propres interrogations sur un monde infiniment dupliqué par la fiction. Tu es dans un film, dans le film du moment que tu vis, dans le film de ta vie déroulé à même la correspondance d'une série  quelconque qui commence toujours par un mort, à même les grandes avenues et rues d'une cité quadrillée par le besoin d'horizon. Et d'horizon, toi, tu n'en as pas. Les taxis jaunes te ramènent, d'une certaine façon, à la défaite de ton imagination. Tu es à New york, , trop là. 
    Il y aura les parallèles, les méridiens sur quoi vont glisser, ouest-est, nord-sud, ces abeilles frigides de ton esprit. Puis vient la nuit. Les phares des taxis jaunes lubrifient le fond de ton œil. Ils ont pris plus encore possession du territoire. Ils te cernent. Leur couleur a désormais un luisant magique. Tu ne peux pas les rater. Tu as compris en une soirée que ta présence au monde tient en partie à ta soumission aux clichés que l'on t'a donnés, depuis ton plus jeune âge, et qui font de toi un assermenté des imageries collectives. Voilà pourquoi, malgré la tentation, tu t'abstiendras d'en héler un. Tu ne prendras pas le taxi. Tu marcheras autant qu'il t'est permis, tu marcheras, habité d'un certain sentiment de dérision, parce qu'au fond, tu sens instamment la primauté de la fiction...
     

     

  • Ce qu'il faut se dire...

    Teatro_Olimpico-Vicenza-image.jpg

    -C'est vrai que tu ne l'as jamais revu ?

    -N'essaie pas de fouiller dans mon sommeil.

     

  • L'Immatériel

     

     

    Elle ne portera jamais l'usure, l'usage, traces où parfois on repérerait l'impatience, la maladresse ou la répétition (peut-être l'obsession...). Elle sera immaculée de n'être pas vraiment, sinon une combinaison binaire infiniment puissante. Elle n'est à personne, au fond. Ni à celui qui l'a écrite, ni à celui qui la lit. Encore qu'il reste le moyen de l'importer, comme on dit, et d'en faire une page, une vraie page, de donner le souffle qui lui manque, le supplément d'âme.

    Elle n'a pas d'odeur, ne porte pas le vieux. Elle est à l'image des délires de notre temps : pas d'altération (ce qui d'ailleurs, autre débat, à creuser, renverrait à l'absence d'altérité, ou aux fausses altérités du présent : visages retournés vers eux-mêmes. Moins altérité de l'échange que de l'intrinsèque). Elle ne s'écorne pas, elle ne jaunit pas, ne se désagrège pas (mais il est possible de la détruire -delete-, ou que quelqu'un vienne la détruire.).

    La page web. Objet sans consistance. Infiniment transportable sans que nul ne le sache. À disposition. Le papier (ou ses ersatz) furent choisis par les Chinois parce que la cour ne voulait plus déambuler dans le pays, il y a longtemps, avec des dalles de pierre qui servaient de mémoire. Trop lourdes, trop encombrantes. Alors vint le livre. Mais, peut-être que la technologie qui nous allège (façon ironique de parler car il me semble qu'elle nous viderait, plutôt) est-elle le signe que même le livre, ou la page, ou la feuille, tout cela est devenu trop lourd, trop pesant, comme l'Histoire ou le passé dont le commun veut aujourd'hui faire table rase.

    Étrange objet immatériel que la page web, avec laquelle j'essaie de m'accorder, dans les limites de mes compétences techniques. Froideur du clavier, infini dispositif typographique, graphique, chromatique. Et pourquoi ? Pierre Michon disait que le passage à l'ordinateur avait changé sensiblement sa façon d'écrire. La vitesse, la différence dans la relecture, l'uniformité de la graphie. L'absence de la rature.

    L'absence de la rature, comme l'absence de l'annotation pour le lecteur. Le bonheur de la rature... Lis-tes-ratures, pour citer Jean-Luc Steinmetz. Le souvenir sur lequel parfois on revient sans qu'il soit malgré tout possible d'en maîtriser la profondeur et le sens. Mais on sait que quelque chose alors s'était passé, qu'il en reste une trace, à quoi on tient dans son inconnaissable même. Portance cicatricielle d'une voie qui achemine  avec sa présence, sa généalogie. La page, elle, web impose une neutralité. C'est un no man's land. Que nous traversons sans vraiment y laisser un peu de nos forces pour exister. Elle est de tous ces lieux qui sont surtout des espaces, des zones de transit, un tarmac, un quai... Ce n'est pas la page blanche, mais la page absente, dont l'apparition correspond à l'indication "terminé" en bas à gauche de l'écran. Apparition/terminé. Quelle belle synthèse...

    Si la feuille, concrète et inflammable, peut faire penser à l'élémentaire d'un pavement sur lequel, sans que la main puisse toujours le sentir, reste le souvenir du plein et du creux, l'impression, la page web est une suspension, un flottement que notre poing n'atteint pas, bataille dans le vide. Si l'écran même peut être tactile, c'est que nous avons perdu quelque chose au bout de nos doigts, quelque chose qui dure : la main posée sur la page, pendant que nous rêvassons d'être dans ce décor, auprès de cette belle inconnue, et les heures passant. Notre main s'appuie sur la page ; les mots passent entre nos doigts, comme une eau, et cela appartient seule à  la feuille.

    Feuilleter, effeuiller, et d'une certaine manière fureter : bonheur du livre, présence de l'homme.

    Tenir un blog, au-delà de la vanité (au double sens du terme) de l'entreprise est une forme d'acceptation de cette disparition de l'homme, non en tant qu'être mais en tant que corps, une manière de vider la parole de sa physicité. Physicité que portait encore le papier, la feuille.  Il faut s'en accommoder, ne pas avoir de regrets (ou sinon, en faire un texte, qu'on intitulerait L'Immatériel).

  • Les Nœuds dans le réseau

     

    web-trend-map1

     

                                                                                                                                           (Merci à Gabriel)

    La résolution n'est évidemment pas très bonne pour comprendre immédiatement de quoi il retourne. Il s'agit d'une formalisation de l'exploitation factuelle d'internet, réalisée par l'équipe d'IA (Information Architects) reprenant le schéma du métro tokyote pour essayer de définir, d'une manière efficace, le phénomène de concentration auquel lentement (mais sûrement) se soumet un instrument qui avait vocation première d'être un open space, grâce à quoi l'information et la logique circulatoire afférente permettaient d'envisager un relatif contournement des stratégies concentrationnaires (et ici l'adjectif a vocation à l'ambiguïté, dans un écho prenant sa source dans l'analyse d'un Giorgio Agamben) du pouvoir.

    Mais la formalisation d'IA met immédiatement en lumière le fait qu'internet tend vers une pseudo-liberté d'accès dont profitent avant tout des structures dont la capacité à stocker, à trier, à contrôler l'information risque de déboucher sur une maîtrise terrifiante des individus. Une mienne connaissance, aujourd'hui dans la police (eh oui), me précisait, il y a quelques années, que les renseignements de type économico-sociologiques s'avèreraient, dans l'utilisation ultérieure qui en seraient faites, bien plus redoutables que les techniques policières classiques sur lesquelles des gauchistes dépassés font une fixation : en clair, haro sur le fichier Edwige et tous sur Face de bouc. Il n'est pire aliénation que celle dont on pense qu'elle est un gain individuel (où l'on découvre alors que l'individualisme de type quasi libertarien est une vaste fumisterie. Passons.). Le contrôle ne tient plus dans le strict diktat d'une règle impérieuse et coercitive mais dans la latitude consentie et vécue comme émancipatrice au sein d'une structure qui porte en elle la trace, la traçabilité, la mémoire de ce qui ne nous appartient plus vraiment (1).


    Ainsi, ce qui devait être flux, réseaux décentrés, décentralisés se conforme-t-il, en très peu de temps, en une structure restreinte de passages obligés, inconscients qui nous mènent de réseaux sociaux (Face de bouc, Twitter, MySpace,...) en autoroutes d'informations conformes (Wikipedia, Google...) en passant par des centrales d'achat potentiels (ebay, Amazon,...), par des structures de divertissement (Youtube, Daylimotion,...), par des entreprises à vocation monopolistique (Microsoft, Apple,...). Le moule est là, invisible, indétectable pour le commun des mortels, qui trouve, d'ailleurs, que ne pas participer à une telle entreprise de connection relève ou de la ringardise, ou de la misanthropie.

    Le fait même d'avoir choisi la formalisation du métro en dit long sur le caractère passif (pour l'utilisation) du processus en marche. Il ne s'agit pas d'effacer, sous couvert d'une destination que nous aurions choisie, le cheminement par lequel l'objectif est atteint. C'est un peu comme se retrouver dans un magasin Ikea, cet endroit terrifiant où, quoi que vous veniez chercher, il n'est pas possible d'échapper à la voie tracée pour tous. Vous avez certes le droit de ne pas vous arrêter à tel ou tel rayon mais, dans le fond, même si vous semblez décidé à ne pas suivre la Loi, il en reste quelque chose : une imprégnation, du temps perdu, une lassitude. La réduction du web a des nœuds obligés (une sorte de multiplication planétaire de la station Châtelet, pour faire simple) à de quoi glacer les âmes les plus confiantes en une libération par la technologie (2). Dans cette perspective, la puissance nodale prime sur le parcours. Internet schématise donc la victoire du lieu sur l'espace, la puissance de l'appartenance sur l'errance, l'installation sur le vagabondage. La réflexion induite par la (re)construction d'IA amène à considérer la postmodernité et la révolution technique qui l'accompagne (3) sous le jour d'un asservissement volontaire, le pire qui soit puisque les premiers à le justifier sont les victimes du système mis en place. Le web a vingt ans (pour faire court) et les moyens mis en œuvre ont permis, dans un temps aussi court, de rassembler un maximum de population non pas sur un projet de vie, sur une réflexion politique, mais sur une plateforme coopérative à vocation consumériste et policière dont le dernier des imbéciles se félicitent.

    La lucidité de certains informaticiens les pousse à creuser les moyens qui ouvriraient vers une véritable alternative, un peu comme, dans le monde dont ils sont issus, est apparue une volonté de contrer Microsoft en développant des logiciels libres (du type Linux). Pour avoir eu l'occasion d'en discuter avec l'un d'eux, la partie n'est pas gagnée. Non qu'il n'y ait pas le désir de se battre contre l'hydre, mais l'inertie d'un confort consommateur, l'inconscience d'un public doucement installé de l'autre côté de l'écran, l'écrasement progressif d'une conscience politique, tous ces paramètres laissent augurer que le métro de Tokyo ainsi revisité a encore de beaux jours devant lui.

     

     

     

     

     

    (1)Sur ce point, il y aurait à développer, dans une opposition évidemment schématique, d'un symbolisme sans doute outrancier, ce que le phénomène mémoriel a perdu en autorité à mesure même que la modernité s'enfonçait dans une course contre l'entropie, pour la conservation à tout prix de ce qui était vécu et senti. L'espace et le temps contemporains sont à l'opposé absolu d'une démarche proustienne dans laquelle l'épopée individuelle admet la perte comme signe même de l'existence, la recollection comme marque de vitalité, jusque dans sa limitation. Proust, même dans le prodige d'une vie tournée vers une mémorisation aussi étendue qu'elle pût être des instants, admet implicitement que tout n'est pas dans la maîtrise. L'involontaire (pour ne dire d'une affreux barbarisme -l'involonté- fait partie de l'être : la madeleine, le pavé de Guermantes...)

    (2)Si ce n'est que l'Histoire nous a appris que la technologisation du monde, dans une forme encore très archaïque, peut féconder les régimes les plus sanglants...

    (3)Laquelle révolution pourrait s'avérer bien plus déterminante, in fine, que la chute du Mur de Berlin et l'écroulement du bloc soviétique qu'un penseur comme Emmanuel Todd avait anticipé dès le milieu des années 70, quand les Américains craignaient encore l'arrivée de ministres communistes en Occident comme une catastrophe diabolique.


  • Lueurs noires de Boltanski

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     Christian Boltanski, Sans titre, assemblage de photographies, boîtes en métal et lampes 1989

     

    Bientôt nous fûmes agrégés au sol, aux fils qui pendaient des toits crevés de nos ardentes demeures. Nous regardions à travers leurs trous les étoiles. Le confiteor de nos âmes, fleur de farine sur laquelle aurait soufflé un vent hargneux si bien qu'il ne restait rien de nous, ou si peu, sonnait aussi creux que nos orbites évidées de toute passion. Nous étions de la barbaque à passer le temps sur le sable ou sur le carrelage d'un bord de piscine. La branloire pérenne de notre babil faisait penser aux pétarades d'une paille dans l'eau. Nous étions seuls, infiniment. Bientôt fermes lambeaux et cela nous plaisait tant, nous rassurait tant qu'il aurait fallu plus qu'une urgence guerrière ou bactériologique pour nous voir remuer les paupières que d'ailleurs nous n'avions plus. C'était si beau, si lumineux, si terrible, si insoutenable. Comme un naufrage, un carnage, un héritage.  Mais nous ne savions pas, enfants, petits-enfants de la sûreté démocratique, abasourdis d'avoir été langés, maternés, éduqués, fortifiés, écoutés, adoubés, encensés, protégés. Et tout cela pour rien, ou presque.  Parce que nul ne peut jouer à se faire peur au risque qu'un jour il ne se retrouve devant le mur de ses propres nécroses.

    Comme de se dire que jamais peut-être ton être ne pourra supporter une œuvre de Christian Boltanski, sans que tu saches vraiment pourquoi, sinon qu'elle est là, cette peur irrépressible qui te fait sortir de la pièce, quasi hurler. Tu crois que tu en auras fini le jour venu. Mais quel jour peut venir qui te fasse oublier celui d'avant ?

    Car c'est bien de cet usage fort singulier de la lumière (indirecte, libre) que vient, entre autres sans doute, cette avalanche intérieure que provoque Boltanski. À l'envergure d'un monde où la fée électricité nous mènerait aux portes du bonheur, il répond par l'éclairage restreint, quasi confiné, se répandant dans la fragilité de sa bataille perdue contre l'espace infini. Là où l'ampoule (le néon, l'allogène, qu'importe) vient à paraître, elle disparaît de son impuissance même, progressivement et ce sont les demeures de l'ombre, du ténébreux abandon qui gagnent en présence, qui signalent leurs denses variations (comme un sabbath de sorcières). La hantise est désignée par Boltanski, sans être nommée, sans être formalisée, parce que la nappe diffuse n'est pas une chose, tout juste un signal qui annonce la frontière mystérieuse. Elle augure d'une perpétuelle expansion de sa forme, comme si le monde lui était dévolu. Nous fermons les yeux, les rouvrons sur les étoiles, le toit de nos certitudes bien nourries crevé. Nous sommes aveuglés, énucléés de tant de lucidité et fuyons dans une autre salle, pour un autre monde, plus conforme à notre renoncement.

  • Notule 12

     

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

    Pour la plage, des pavés, paraît-il. Admettons mais alors pas ceux de la galaxie Millenium ou les niaiseries de Musso, non. Des œuvres pour une autre approche du monde.

     

    1-Fernando del Paso, Palinure de Mexico, 1977 (traduit de l'espagnol -mexicain)

     

    2-Antonio Lobo Antunes, La Farce des damnés, 1985 (traduit du portugais)

     

    3-Goliarda Sapienza, L'Art de la joie, 1998 (traduit de l'italien)

     

    4-Tristan Egolf, Le Seigneur des porcheries, 1998 (traduit de l'américain)

     

    5-William T. Volmann, Central Europe, 2006 (traduit de l'américain)

     

  • Après la Passion...

            ascension_garofalo

    Garofalo, Ascension du Christ (Galleria Nazionale d'Arte Antica -Rome)

    On se souviendra comment Jarry avait conté avec maestria et ferveur le passé cycliste de Jésus. Il avait évoqué, mais sans en dire plus, l'épisode aéronautique qui prolongeait l'épopée vélocipédique. Nous n'en savons guère davantage aujourd'hui. Mais  il est utile de rappeler en ce jour sacré que dans un monde avide d'exploit notre homme détient toujours un record en matière de parachute ascensionnel. C'est là notre seule certitude.