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mort - Page 2

  • Le mot et la chose

    Bernard Kouchner, arriviste imbécile, livreur de riz pour population en détresse, fait partie de cette espèce magnifique, la pire malgré tout, des moralisateurs tout terrain. Il fut un ministre de la santé sans envergure et un ministre des affaires étrangères à la fois suffisant, incompétent et soumis. Comme quoi, la médecine mène à tout à condition d'en sortir ?

    Mais il est de ces gens que l'exposition médiatique a rendus esclaves du paraître et de l'apparaître. Il a fallu le voir, à Pau, au procès Bonnemaison venir en guest star pour dire la vérité (car Kouchner est comme BHL, il ne dit pas sa vérité. il est la vérité !). Cela devait lui manquer de ne plus serrer des mains, de ne plus être l'attraction du monde.

    Alors, sur sa lancée, il s'est ouvert un nouveau champ de réflexion. Il est devenu linguiste. Cela manquait à son curriculum vitae. Et de décréter l'urgence à en finir (si j'ose dire) avec le mot euthanasie. Et pourquoi ? Parce qu'il y a le mot nazi dedans ! euthanasie, c'est euthanazi (et s'il faut un petit effort supplémentaire, on passera demain à étatnazi...) Avouons qu'il y a de quoi rire ! Que le bateleur humanitaire confonde le code écrit et les sons ne semble pas lui poser de problème. Que la langue allemande (Nationalsozialismus) percute le grec (thanatos) est un détail. Il est vrai qu'à l'heure de la novlangue, toutes les confusions sont possibles. Il y a donc du nazi qui traîne dans les mouroirs hospitaliers. Il est urgent de légiférer et de changer le vocabulaire.

    Le pauvre Bernard est un enfant, somme tout, qui croit que les mots sont les choses. Il ne sait pas que l'arbitre du signe saussurien, même tempéré par les relectures de Benveniste, les analyses post-freudiennes et les jeux lacaniens, existe et que si manipulation du signe il peut y avoir encore faut-il être capable d'en établir la réalité et la pertinence ! On pourrait concevoir de remplacer un mot parce qu'il a en effet une histoire qui le rend problématique. Est-ce le cas du mot euthanasie ? Nullement, sauf à jouer les poètes macabres et à chercher partout et en toutes circonstances une sorte d'inconscient de la langue qui tourne au délire. On se rappellera à ce sujet que c'est en se fourvoyant sur des anagrammes latines que Saussure dégagea sa théorie de l'arbitraire. Croit-il qu'en changeant le mot, on effacera la douleur de voir mourir un être à qui on tient ? Croit-il que ceux qui pratiquent l'euthanasie ou l'autorisent, pensent à ses constructions linguistiques débiles ? Croit-il que les mots suspendent la disparition ? 

    Bernard Kouchner est néanmoins dans l'air du temps, dans cette tendance très marquée depuis un siècle (même si l'histoire a commencé bien avant, et pour ce qui est du modèle français avec l'académie et Vaugelas) à vouloir reformater la langue dans un but éminemment politique. Viktor Klemperer a écrit un Lingua Tertii Imperii, sur la phraséologie nazie (justement) très édifiant. Plus près de nous, le petit texte d'Éric Hazan LQR. La propagande au quotidien mérite lecture. Et de se souvenir que la novlangue est une des matrices du 1984 d'Orwell.

    L'air du temps que je mentionne est celui de l'euphémisme : atténuons par les mots la violence accrue de la société ultra-libérale ; et celui de la culpabilisation : étriquons le vocabulaire pour chasser les mauvaises pensées. Cela tient pour beaucoup de la pensée magique au service de la terreur. Mais cela n'étonnera pas du sieur Kouchner qui fait partie de ces terroristes dits intellectuels de gauche dont l'ignorance et la fatuité sont deux crimes mortels. Et par mortels, j'entends mortels pour nous...

  • Quoi que tu filmes...

    L'État des choses est le dernier film de Wenders qu'on ait envie de regarder. C'est plus qu'une envie : une nécessité, un impératif esthétique doublé d'une langueur pleine d'humanité. L'argument scénaristique est mince, d'une certaine manière. Un film en tournage au Portugal, sur la côte, à Cascais. Une histoire de survivants en quête d'un nouveau coin pour vivre. Encore quelques scènes avant que l'imparable n'arrive : il n'y a plus de pellicule, plus de fond. Le film s'arrête au bord de l'océan, dans un dédale hôtelier en déshérence. Chacun n'a plus qu'à passer son temps, entre ennui et désir froissé. Le film est lent, dans un noir et blanc fabuleux que l'on doit à Henri Alekan. On aimerait que le temps s'étire à l'infini et que les heures déliées de toute obstination se multiplient. Mais il faut bien que le film (dans le film) se continue et le réalisateur, Friedrich Munro, parte chercher de quoi rebondir. Il file aux États-Unis pour récupérer l'argent nécessaire auprès de son producteur. 

    On comprend vite que L'État des choses est une œuvre en abyme. Le cinéma est en miroir. Un certain état du cinéma, auquel Wenders tournera bientôt le dos (1). Le personnage principal est surnommé Fritz. On saisit l'allusion et quand il va à Hollywood, c'est l'étoile de Fritz Lang qui apparaît sur un plan. L'État des choses n'est pas un prolongement du Mépris : il en est la forme reconstruite. Quand, dans le premier tout s'achevait presque parodiquement (et Fritz Lang finit L'Odyssée), dans le second, tout s'achève définitivement. Dans le film de Godard, le cynique et imbécile Prokosch était encore un personnage visible et cherchant à paraître ; dans celui de Wenders, la menace économique est invisible. La puissance fait main basse sans montrer son visage.

    Les huit dernières minutes du film sont centrées sur le tour en camping-car que font Fritz et son producteur escroc. Bavardages creux, faux détachement, risibles amitiés. On revient alors au point de départ.

     


     

    Un coup de feu. Un homme s'écroule. Et la caméra au poing, comme un moyen de répondre. Un balayage sans objet, sinon la seule volonté de filmer, coûte que coûte, comme un témoignage. Une sorte de cinéma vérité grotesque, dont meurt évidemment le héros. Alors vient le plan fixe, au ras du sol, l'immobilité de l'objet dans la disparition induite du sujet. La caméra est là. La pellicule, celle qui manquait tant quand il avait des choses à dire, peut se dérouler maintenant qu'aucune main ne la tient.

    C'est une scène spectaculaire, dont les trente ans sans la revoir, n'avait pas altéré la profondeur. Ce qui pouvait passer pour un effet un peu simpliste a pris entre temps une tout autre valeur. De même que la métaphore initiale de Cinecittà dans Le Mépris signifiait la mort prochaine du cinéma (ou du moins d'un certain cinéma), de même cette disparition de l'être et la possibilité de voir l'objet durer infiniment semblent prémonitoire de cette inexorable décomposition du réalisateur au profit des faiseurs techniciens. Fritz Munro pointe sa caméra, son ultime caméra, comme une arme alors même qu'il est désarmé. Il ne pense plus. Il est cyclopéen. Il n'est personne. Réduit à sa fonction scopique, il ne sait où regarder, ne sait que filmer. Il ne voit plus rien. Sa caméra erre. Et on se dit que bien des prétendants au titre de réalisateur, ces trente dernières années, ne valent même pas ce balayage.

    En revoyant ce si beau film, si beau que vous oubliez la suite de Wenders, et vous ne lui en tenez pas rigueur : n'eût-il fait que ce film que vous lui en seriez reconnaissant, en le revoyant, on perce une partie (une partie seulement) du mystère qui, au-delà de la nostalgie, peut nous attacher à des images fortes. Elles sont à la fois souvenir, reste d'une présence jamais effacée, et présage, ce qui nous aide à un peu plus de lucidité, laquelle lucidité se paie, mais cela, c'est une autre histoire.

     

    (1)À moins de considérer le pitoyable Paris Texas comme une réussite. Wenders passe à la couleur et c'est fini. Quand il y reviendra, dans Les Ailes du désir, le charme et la profondeur auront disparu. Ne demeurera que l'exercice de style.

  • Une question de cadre

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    Il s'appelle Tich Quang Duc. Il est bonze et le 13 juin 1963, en signe de protestation contre le régime de répression anti-bouddhiste instauré dans son pays, il s'immole par le feu. C'est un acte politique. Un engagement définitif et sans retour possible. La mort est au bout. On peut imaginer que tout religieux qu'il est, inscrit dans une longue tradition méditative, il n'ignore pas que le monde des images mondialisées est en marche, que de cette rue, son geste vont se multiplier, se répandre et que de ce point surgiront commentaires et discours.

    A-t-il vu le photographe, Malcolm Browne, avant de s'asperger d'essence ? A-t-il su qu'il établissait avec lui une relation qui se prolongerait indéfiniment ? Possible, mais cela n'est pas décisif parce que, lancé qu'il est dans l'histoire de sa propre disparition, il en est réduit au pari (très pascalien) de l'autre comme œil témoin.

    Il faut se contenter, plutôt, de regarder cette image-choc, de celles qui pétrifient le spectateur et le remplissent d'horreur. On éprouve, certes de façon purement symbolique, la souffrance de ce corps incandescent. On ne voudrait pas être à sa place. On se demande même à quel degré de désespoir ce bonze est tombé pour s'infliger une telle douleur. La force d'âme et l'oubli de soi ne sont pas des explications assez tenables pour qu'on ne puisse pas être démuni (1).

    Je veux m'arrêter sur les choix du photographe. Un cliché découpe la réalité. S'il a un contenu, il a aussi des limites, des bords. S'il a deux dimensions, il a aussi une profondeur. S'il saisit ce qui lui est extérieur, il a toujours un angle de vue. La photographie est une prise : saisissement du réel, fragmentation du réel, déformation du réel.

    Ici, Malcolm Browne, sans voyeurisme, dynamise la scène. Ses choix (conscients ou non) participent de l'empathie que peut éprouver le spectateur. Si le bonze est au centre du cliché, le choix du plan d'ensemble moyen oblige l'œil à faire le tour du lieu, et ce n'est pas rien. La route, la voiture (celle du bonze), les passants, le jerrican sont autant d'éléments qui servent deux objectifs. En les conservant, Browne définit le contexte et le contexte est un condensé de vérité (2). Tich Quang Duc n'agit pas hors du monde mais dans le monde. Le photographe ne veut pas qu'on faire abstraction de l'espace. Cela ne signifie pas qu'il transforme ce geste en spectacle, bien au contraire. La distance incluant l'entourage du bonze n'est justement pas un effet de distanciation, une protection plus ou moins affirmée mais la condition nécessaire pour que le spectateur s'incorpore le destin de cet homme. Les quelques mètres séparant le martyr de l'objectif (mètres qui partent aussi de toutes parts, avant, arrière-plan, côtés) marquent la continuité du monde. Des mondes pourraient-on dire : celui du bonze, dans cet espace oriental que nous ne sommes pas obligés de connaître mais que nous savons être là ; le nôtre, parce que cette voiture, ces passants, ce jerrican, nous les connaissons aussi pour savoir qu'ici aussi, nous pourrions en voir des exemplaires. C'est par cette moindre concentration autour du sujet violent que Browne replie l'horreur qu'il prend en photo sur notre propre monde, et ainsi en appelle à notre conscience. Cela s'est passé. Il y avait la vie qui tournait, des gens qui passaient. Pas de décor en feu, pas de trace de guerre, mais le quotidien. L'immolation est survenue et personne n'a bougé. La photographie, en fait, introduit la durée, et la durée est effrayante. Plus, peut-être, que l'action fixée sur l'argentique. L'instant capturé par l'appareil ne prend sa pleine valeur que si notre œil développe l'avant de la scène : les préparatifs, l'aspersion, l'installation, la mise à feu. Il n'est pas question de se faire un film, de jouer avec son imaginaire mais de ne pas pouvoir détourner son esprit (son œil intérieur...) de la rigueur logique par quoi un homme met fin atrocement à ses jours. Pas pour lui, mais pour les autres (et ces autres pourraient être nous). Malcom Browne ne s'en tient pas à la douleur de la crémation, c'est-à-dire à ce qui s'est poursuivi après le cliché ; il concentre tout le cheminement de l'homme à ses cendres.

    À ce titre, le capot ouvert de la voiture et le jerrican sont essentiels à la compréhension du moment. Ils sont une mise en demeure à ce que nous ne nous méprenions pas sur le sens de ce que nous voyons. Ils sont les signes du temps écoulé qui nous amène à la combustion et au stoïcisme du bonze.

    La photographie est prise de trois-quarts face. Impossible sans doute de faire face, de regarder dans les yeux la mort. Le corps est encore intact, comme s'il y avait incompatibilité entre le bonze et la flamme. Moment du corps toujours préservé et qui, donc, nous ressemble, et ressemble à ceux qui regardent. Solidarité de l'un pour les autres, identité des différences qui donne à la scène une allure de manifestation improvisée. Les autres, là, semblent comprendre. Ils partagent et cette longue flamme, au sol, est une part d'eux-mêmes. L'un prend sur lui la souffrance des autres, et le mouvement général du feu amène le spectateur à considérer la foule : des bonzes, qui entourent et respectent le geste. Browne fait comme eux, il devient l'un d'eux et nous, qui sait, l'un d'eux aussi.

    Le caractère déchirant de cette photo tient à ce qu'elle rejette tout traitement héroïque du geste. Elle ne cherche pas à singulariser l'acte, tout en refusant de le banaliser. Browne prendra d'autres clichés, la crémation avançant. Ils ont moins de force que celui-ci, le premier de la série. Il aurait pu être le seul, parce que la suite on la connaît et doublement. Pour le geste, c'est la mort. Pour sa symbolique, c'est la misère des armes à la disposition des opprimés, qui espèrent une mobilisation, ailleurs, loin, à l'autre bout du monde, après eux, après n'être plus rien sur l'asphalte.

     

    rage-against-machine-cover-.jpg

    Le cliché de Browne a été repris près de trente ans plus tard, pour illustrer (le problème est déjà là : illustrer...) le premier album éponyme du groupe Rage against the machine. La comparaison est sans appel.

    Le plan est serré, concentré sur l'étrangeté immatérielle du feu qui lèche le corps. Ce sont les flammes que l'on montre, avec l'illusion, presque, qu'elles viendraient de l'homme. Combustion spontanée. Acte sans origine, figé dans sa spectaculaire volatilité. Cela pourrait se passer n'importe où et n'importe quand. Ce qu'il faut, c'est que ça cogne, que dans une devanture, on ne l'oublie pas. Il faut que le nom du groupe récupère au maximum l'effet. C'est la deuxième mort du bonze Tich Trang Duc, sa réduction commerciale d'icône protestaire pour de petits musiciens popeux, pompeux qui nous feront croire qu'ils sont rebelles, forcément rebelles. Rage against the machine exploite la fascination de la violence, joue avec le feu, facilement, gratuitement. Le temps n'a plus de substance. On est dans le pur événement. Il a fallu zoomer sur le bonze. La photographie est moins nette. Un peu de flou qui synthétise tout. On a évacué le sens de l'acte. On en a fait un exemple, un signe quasi indépassable. Il y a, dans le fond, quelque chose de warholien dans ce choix : la même recherche de l'impact facile, la même lisibilité, la même rentabilité.

    Cela peut impressionner l'âme sensible, donner du grain à moudre à ceux qui croient naïvement à la portée du message pop-rock. Laissons-les à leurs illusions

    La dimension politique du rock, du rap, de la pop, etc. est, me semble-t-il, à l'image de cette différence symbolique. Un recadrage : tout est dit. Recadrer, comme des gosses, parce que derrière il y a la pompe à fric et tout le saint-frusquin. Bien des pochettes de musique commerciales jouent avec la provocation : sexuelle, gore, parfois politique. La liste est infinie. Celle de Rage against the machine est à mon sens la pire qui soit...

     

    (1)Quoique des actes similaires de la part d'employés licenciés ou de chômeurs en fin de droit rendent aujourd'hui ce geste moins "hors de pensée". Il serait bon, dans tous les cas, de réfléchir à cette similitude. Certains diront pour se rassurer que ce sont des exceptions. D'autres feront le parallèle entre la guerre économique et la guerre tout court, l'oppression des rentabilités exponentielles et celles des armes et des prisons.

    (2)On rappellera que Hitchcock  ou G. Stevens, pour filmer les camps nazis, recommandaient des plans larges pour éviter les soupçons de manipulation.

     

  • Au passage...

     

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    André Dubuffet, Mur aux inscriptions, 1945

    Nous n'avons plus qu'un lointain rapport avec le monde des morts (sinon télévisuels et/ou cinématographiques), avec cette mortalité qui nous habite et dont nous voudrions nier la réalité : l'existence du passager et la vie du putrescible...

    Nous désirons qu'en ce domaine triomphe l'abstrait...

    Or, dans la plein été lucquois, alors que le promeneur quitte l'intra-muros, au détour d'une rue, on a placardé des avis de décès. Des avvisi. Rectangles larges cadrés de noir où se détache, au milieu, un nom.

    Il y en a trois, ce jour, sans photo (il arrive que...) : un homme, deux femmes, -une qui n'avait pas vingt-cinq ans. Leur nom restera au carnet. Le promeneur a pris soin de les noter. Pour soi. Rien de morbide. Certaines rencontres sont d'un ordre qui dépasse l'entendement. Il faut parfois noter, inscrire et garder, parce que ces moyens sont les seuls à notre disposition.

    Cela n'a rien à voir avec le memento mori, comme un miroir que serait l'affiche. En revanche sont poignantes cette discrète (oui, discrète) publicité de la mort douloureuse, l'annonce au monde et la force du partage que représente cet acte. Les avvisi sont tout le contraire du spectaculaire et du désir construit de commissération. Ils sont une survivance de la vraie localisation des individus. Les avvisi sont l'histoire concentrée des noms habités dont on n'a pas envie qu'ils s'effacent. Les murs de la ville portent tout à coup le deuil d'un des siens. Un des  siens qui ne demande rien, ni empathie, ni célébration particulière, que d'être reconnu comme du lieu. Il n'y a rien de triste, rien d'obscur. Au contraire : il est rassurant de ne pas faire semblant. C'est moins notre commune condition que les avvisi nous jettent sous les yeux que l'étrange économie de la disparition dans laquelle s'est précipité le monde contemporain. Ce qui est là doit être su, parce que la mort fait partie de la vie et que le silence n'est rempart de rien, et qu'il est ridicule de feindre. Ce sont plus que des papiers collés sur un mur promis à un arrachage prochain (ne serait-ce que pour le mort qui suit, afin que d'autres prennent la place) : ce sont des monuments, des monuments modestes, transitoires, humains...

  • Caravage, le Diable au corps

    Fichier:Self-portrait as the Sick Bacchus by Caravaggio.jpg

    Caravage, Bacchus malade, Palais Borghese, Rome (1593)

     

    Le mythe est un besoin de recomposition, comme Isis eut besoin de rassembler les membres dispersés du corps d'Osiris. C'est la mort et sa sublimation, une sorte de défaite retournée par l'orgueil, et lorsque des éléments du passé nous attachent à eux dans un degré tel qu'ils vous semblent partie de vous-même, nul doute qu'ils ont la force -parfois inconnue de vous- de sauver d'un présent impossible, une beauté (à moins que ce ne soit une frayeur mais la beauté, comme la passion, est une frayeur qu'il ne faut pas fuir) qui dure.

    Nous nous racontons des histoires, souvent, qui seront toujours moins magnifiques que celles offertes par l'homme ou la femme réduits à n'être plus qu'un nom dans le catalogue du temps. C'est à ce titre que tout mouvement biographique est une fiction, l'entrée de la personne concernée dans l'espace concentrique et fléchée de la narration, par lequel nous essayons de trouver un sens, une unité à ce qui n'en a pas, tant nos vies sont avant tout des efforts du jour le jour. Ce n'est pas seulement la peur qui pousse à une telle recherche d'unité ; on ne peut pas tout jouer sur ce seul sentiment, ce serait lui donner la part trop belle et ne pas comprendre ce que nous trouvons de plaisir à jouer ainsi. Plutôt l'inverse de la peur, stérile et stéréotypée, la beauté fragile du destin...

    Ainsi, mettant hors jeu une première œuvre à la signature incertaine, ce Bacchus malade est le point originel du monde caravagesque. C'est un autoportrait. De quoi est-il atteint qu'il faille voir en lui, malgré la musculature encore bien dessinée, une lassitude du corps, son délitement subreptice ? Une maladie que révèle le teint cireux du visage et de la peau : la verdeur est comme le premier acte d'une décomposition promise. Puis il y a le regard, la tentative qu'on lui devine de vouloir parer à la catastrophe. Mais il n'est pire aveu qu'une ironie que la douleur saccage. Ce qui, dans un autre contexte, eût semblé sardonique, se révèle d'une ironie un peu macabre. La fête est finie, elle a épuisé son propre dieu. L'illusion dure encore un peu : la grappe de raisin évoque l'ivresse. Il l'a dans la main, presque contre son cœur : c'est un reste, une relique, qu'il n'envisage même pas. Elle est translucide, dans les tons de son corps. Sur la table, une autre grappe : vive, noire, sanguine. Celle-ci offre tous les signes de la vitalité, mais elle semble bien loin, sur le bord de la table, prête à tomber. En fait, Bacchus ne voit rien. Son œil est ailleurs, dans l'insondable de ce qui est amené à disparaître. Bacchus est jeune et pourtant si vieux. Vieux d'avoir vécu, de n'avoir pas reculé devant la jouissance (les deux abricots vénériens le rappellent). Ce n'est pas la sénescence sage et résignée mais le raccourci de la vie qui mène, sans regrets ?, à la disparition.

    Caravage commence ainsi par une fête achevée et l'effroi à peine dicible d'une soudaine solitude qui avait plongé dans le monde et la vie. L'épuisement est la porte par laquelle il entre en peinture, d'un corps abîmé par la maladie, comme il en sera du sien, en 1610, touché par la malaria ou la diphtérie. Il y a donc, dans notre regard sur ce tableau, l'étrange sensation d'une préfiguration, comme si peindre, pour lui, en venait à se peindre, et à courir au devant de son histoire. Magique travail du mythe par quoi Caravage nous raconte ce qui l'attend : la fatigue et la maladie. C'est écrit, ici peint, peu importe. Mais il faut plus encore pour que l'on puisse accroître notre rêverie. Premier tableau, en forme d'autoportrait, disions-nous, et en écho, nous allons chercher le dernier tableau en forme d'autoportrait : le fameux David et Goliath, peint en 1609, un an avant sa mort, où l'amant décapite son maître, Caravage lui-même, à l'arme blanche, de cette arme blanche dont le peintre usa pour tuer un homme en 1606.

    Tel semble être le destin pictural de l'artiste inscrit dans ses propres tableaux, et aujourd'hui visible dans ce lieu unique (et doublement, si l'on peut dire) de la villa Borghese. La maladie et le meurtre, tous deux mis en scène : l'alpha et l'omega d'une trajectoire qui ne mettra pas longtemps à s'arrêter, et qui n'aura œuvré que dix-sept ans, sans rien rater, ou presque...

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".

  • Mantegna, corps à corps

     

    Andrea Mantegna, Christ mort (1480), Pinacothèque de la Brera, Milan.

     

    Voici une œuvre dont on ne se défait pas. Le jour où elle n'est plus la simple reproduction sur une page glacée mais un fait, une présence, une réelle présence, et ce malgré la modestie des dimensions (66x81), il est impossible d'en détourner le regard. C'est en propre une expérience de fascination (dans tous les sens du terme, et notamment quand on pense aux commentaires de Pascal Quignard dans Le Sexe et l'effroi). Combattre la puissance captatrice de cette apparition (et les apparitions les plus bouleversantes ne sont pas, je crois, celles qui nous montrent une chose nouvelle mais plutôt celles qui, sur ce que nous croyions connaître, nous en révèlent une face inconnue, une histoire cachée. Dans la certitude nous sommes les plus vulnérables : rien de très neuf.), la combattre est une prétention frôlant la bêtise.

    Mantegna a peint cette toile en 1480, dans une époque déjà marquée, en Italie, par le retournement humaniste et la redéfinition de l'homme qu'il implique. Il connaît les ouvrages d'Alberti et comprend très vite que la peinture moderne (c'est-à-dire le «mouvement» auquel il participe) attaque, outre les liens du fond et de la forme, une nouvelle ère dans laquelle le recentrage de la philosophie sur l'individu sera primordial. Et l'individu a un corps... Alors le Christ a un corps... Et Mantegna nous en impose la vue, la contemplation intégrale, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes puisque le tableau est d'abord remarquable par le raccourci spectaculaire qui en structure l'invraisemblable profondeur. Invraisemblable en effet parce qu'il est clair que Mantegna prend des libertés avec la perspective. Là n'est pas l'essentiel, du moins de mon point de vue (si j'ose dire). La question mathématique n'est pas sans intérêt ; elle est significative mais pas vraiment signifiante, sinon pour des raisons de possible représentation. C'est un problème de peintre, pas de sens.

    Le raccourci. Il rejette au loin la figure du Christ qui semble quiet, et comme absent. La tête, si l'on se fixait sur elle seule, pourrait faire penser au sommeil, à une soustraction temporaire au monde. Il n'en est rien, car, de là où nous sommes, surgissent les quatre blessures de la croix. Sans effet excessif, sans violence sanguinolente, Mantegna les impose et la position des mains est très remarquable, repliées qu'elles sont pour que les stigmates soient visibles. Et la plante des pieds, au plus près, comme pour nous rappeler qu'il est question de sol foulé, de chair plus que terrestre. Mais cela n'est rien à côté de l'objet stupéfiant que l'on devine par le renflement du drap, renflement qui, à peu près, est le point de croisement des diagonales. C'est le fascinus et la fascination seconde du tableau (après son apparition globale), celle qui laisse pantois car on se demande alors comment une telle audace a pu passer... Il nous désigne la commune masculinité et dans la nécessité même de devoir la soustraire à la vue il la sur-expose. Pas la peine de se poser la question, de chercher dans quelque argutie théologique un détournement du verbe fait chair. La chair est là. Et plus de cinq siècles plus tard, l'étonnement devant cette composition est bien plus grand et fort que devant toutes les provocations faciles et explicites de l'art contemporain. Ce raccourci est, dans son organisation, une surprise de taille et nous restions à quia.

    Le raccourci, donc, mais pas seulement. Les proportions et la position. Le corps christique occupe toute la place. Il envahit l'espace et les deux figures (à peine visible pour l'une d'entre elles), dans leur situation périphérique, ne font que renforcer cette impression. Plan si rapproché que l'histoire annexe (les larmes, les lamentations) a la partie congrue. Et de se demander alors si Mantegna n'aura pas mis entre parenthèses le récit pour que nous nous concentriions sur autre chose. L'anatomie comme histoire, peut-être. L'époque, et la médecine en particulier, s'y intéresse, quand bien même l'Église met son veto. Les artistes s'y intéresseront : Vinci, Michel-Ange, Raphael pratiqueront les dissections. Il n'en est pas question ici mais l'anatomie du personnage est au cœur du dispositif, au centre, pour mieux le dire : le tableau est équilibré par la rectitude sévère de la composition, jusque dans la légère déviation qui en assure alors la beauté. Ainsi, quand nous le regardons, sommes-nous en face, de lui, face à face,  corps à corps, inéluctablement. Il est mort, froid. Aussi froid, se dit-on, que la dalle de marbre sur laquelle il repose (et qui prend, tout à coup, les allures anachroniques d'une table d'autopsie).

    Cette raideur structurelle est l'écho de la rigidité cadavérique. Ce n'est pas la torsion parfois maladroite de la descente de croix. L'affolement autour de la Passion est déjà passé. Il n' y a plus d'agitation d'aucune sorte et les sanglots sont bien le seul signe de vie que l'on supposera dans cette œuvre. Cette raideur est renforcée par les choix chromatiques de l'artiste, choix limités : ocre, bistre, gris, desquels se dégage une double impression : un temps crépusculaire et infini. Infini vers quoi ? Vers la résurrection. Si l'on s'en tient à la lettre biblique, sans aucun doute. Mais il s'agit ici d'un autre possible. Autant de tenue dans la composition, autant de dureté dans l'expression (ou l'inexpression, d'ailleurs) suspendent la lecture pour nous laisser face à la seule réalité d'un corps momentanément figé. Il n'est interdit à quiconque de croire. N'empêche : plus je le regarde, plus j'y pense, plus je poursuis de mon côté l'histoire, l'histoire du corps de chacun, et derrière cette chair livide et marmoréenne, j'imagine le ramollissement à venir, la putréfaction en marche (sourde encore), le glissement vers la décomposition.

    Il est évidemment assez surprenant que ce soit un tableau religieux qui me fasse le plus penser à cette réalité, et plus encore : qu'il m'y fasse penser sans peur, avec la légèreté et le bonheur que l'on trouve dans la contemplation d'une œuvre unique. Le mystère de l'art, sans doute.




     

  • Cyril Collard, l'un et l'autre

     

    En 1992, Cyril Collard adapte pour le cinéma son roman Les Nuits Fauves. Il cherche un temps un acteur pour tenir le rôle principal : Patrick Bruel, Hyppolite Girardot, Jean-Hugues Anglade déclinent la proposition. Il sera donc Jean, devant la caméra, et Cyril, derrière la caméra. Jean est amoureux de Laura (Romane Bohringer). Il a trente ans, elle en a dix-sept. Mais, plus que la question de cet écart d'âge, c'est la situation même du personnage qui débouche sur une relation difficile : il est bisexuel ; il a une vie amoureuse compliquée ; il est séropositif. Le film n'échappe pas à une certaine convention. Il se déploie dans une sorte d'hystérie qui finit par agacer et la violence des rapports n'empêche pas qu'affleure un romantisme parfois un peu lourd. Peu importe. Le succès sulfureux qui entoure ce film n'est pas le plus intéressant. Le point particulier, comme un non-retour indéfinissable, se concentre dans une scène : celle de l'aveu.

    Jean avoue à Laura qu'il est touché par le sida. Moment étrange dans les tenants et les aboutissants de la formulation puisque Cyril Collard est lui-même séropositif. Ainsi sommes-nous, spectateurs, pris, tout à coup, et dans la force dramatique d'une parole qui réoriente le film, et dans le surgissement de quelque chose d'impensable : un dévoilement réel, un fait vrai dans la fiction. Celui qui joue dit un texte par lequel son statut même d'être existant devient inséparable, dans le moment de l'énoncé, de celui qu'il est censé être. Qui entendons-nous alors ? Que regardons-nous ? Que dit-il ? Que se dit-il ? Nous étions lancés dans une histoire (sur quoi nous pouvions discourir, porter un jugement esthétique) quand, subitement, le monde où nous vivons nous rattrape. Nous ne sommes pourtant pas dans un docu-fiction. N'empêche : le visage en présence, la voix qui porte ne peut pas être réduite à sa seule symbolique fictive. Et, elle, l'actrice, Romane Bohringer, qui sait, comme toute l'équipe de tournage d'ailleurs, peut-elle entendre sans frémissement cette voix, avec la distance habituelle du comédien venant en connaissance de cause endosser les apparences d'un être qui n'est pas lui (elle en l'occurrence) ? On imagine aisément que la scène a été rejouée plusieurs fois et celle que nous voyons n'est qu'une prise parmi d'autres. Oublions ce détail et restons-en à cette unique apparition d'un discours déchirant, malgré lui, tout l'appareillage conceptuel, technique et symbolique du cinéma. Jean avoue qu'il est séropositif, et, au début des années 90, l'état des recherches médicales est tel qu'une phrase de cette nature sonne peu ou prou comme un arrêt de mort programmé. Un homme, de chair et de sang, nous annonce donc sa mort, et le masque (persona) est, dans l'instant, comme soulevé (il pourra le remettre ensuite, peu importe), et nous le voyons tel qu'en lui-même. C'est l'image la plus nue qui soit, et pudique, puisque la pellicule continue de se dérouler et qu'aussitôt nous sommes pris par le moment suivant. Mais l'affaire est plus compliquée.

    Au-delà de l'effet spectaculaire de l'annonce, dans une lecture intra-diégétique, posant la question du devenir de cette relation amoureuse et des réactions des autres personnages, il y a cette histoire de concordance entre le corps abstrait du personnage auquel est accolé le sème de la maladie, et la réalité physique de son incarnation, elle-même marquée par la maladie (et à ce niveau, ce n'est plus un trait distinctif, comme on en constitue les personnages, mais un fait intangible). Ce que nous voyons à l'écran, nul ne peut en poser la discontinuité fictive. Il ne suffit pas que quelqu'un dise : coupez, elle est bonne, pour que tout s'arrête, et même, que l'on puisse recommencer. La répétition est ici un leurre, parce que le mal est déjà là, déjà fait, pourrions-nous dire. Or, nous n'avons même pas la liberté d'évacuer d'un revers de main ce surgissement du réel, en faisant au réalisateur-comédien un procès en sensiblerie, en mauvais pathos (même si certains à l'époque ont attaqué le film sur ce plan). Pas la liberté, non : parce que cette rencontre de deux vies en une, Cyril Collard ne l'avait pas cherchée, n'en avait pas décidé l'obligation. Il voulait que ce soit un autre qui soit à sa place, que l'écart puisse avérer fictivement (beau paradoxe) ce qu'il avait écrit.

    C'est sur ce point aussi que l'image demeure, persiste (avec cette connotation qu'on prend à l'expression : persiste et signe). Cette scène de l'aveu devient, dans son effet de percussion, un acte politique, l'empreinte inaliénable d'une relégation dont eurent à souffrir (et dont souffrent encore) ceux qui furent atteints par cette maladie. Cette image renvoie à notre indécrottable tentation de la stigmatisation et de la vindicte. Si Collard est sur l'écran, c'est, d'une certaine manière, parce que personne ne lui avait laissé la possibilité d'agir autrement. La faiblesse du film ne doit pas nous dédouaner des responsabilités collectives devant le malheur. Il ne suffit de se dire que cela ne nous arrivera pas pour détourner le regard. La médiation de la fiction (puisque Les Nuits fauves en est une) n'arrive pas totalement à nous soulager. Cet aveu estaussi une question qu'il nous pose, qu'il pose pour toutes les situations où nous aurons à recueillir l'amoindrissement de l'autre, son désarroi, sa peur, la certitude de sa mortalité prochaine. Et Cyril Collard, sur ce point, n'eut pas à attendre longtemps, lui qui meurt le 5 mars 1993, trois jours avant qu'on lui décerne le César du meilleur film.






  • Caravage, au miroir

    Ce tableau, aujourd'hui exposé à la Villa Borghese, est daté des années 1609-1610, soit peu de temps avant que l'artiste ne décède le 18 juillet 1610, à Porto Ercole, vraisemblablement de maladie. Il s'agit donc d'une toile tardive, d'un homme approchant les quarante ans.

    L'artiste a repris un thème assez répandu, David et Goliath. La décapitation du géant, respectant en cela les indications du texte biblique, a par ailleurs des échos dans l'œuvre caravagesque, si l'on pense à la Judith du Palais Barberini, à la Décollation de Saint Jean Baptiste, et dans un genre approchant à la tête de Méduse des Offices. Quoiqu'il ne soit pas son tableau le plus réussi, il ne manque pas d'intérêt.

    Le visage et le corps gracile de David rappellent d'autres portraits du peintre. On y trouve une même jeunesse vivante, avec une pointe d'arrogance. Certaines conjectures biographiques laissent penser que ce garçon était un amant du Caravage. Cette hypothèse n'est pas absurde puisque celui-ci avait l'habitude de mettre en scène des gens de connaissance. Dans cette perspective, il est clair que l'illustration du combat biblique entre le fort et le faible prend une dimension poignante et ce d'autant plus que, certitude cette fois, la tête de Goliath est un autoportrait. Ce tableau peut alors se contempler comme l'allégorie d'un amour tragique entre une beauté pleine d'éclat et puissante (malgré la légèreté du corps) et un homme déjà marqué par l'âge (nous sommes au début du XVIIe siècle) et une vie fort mouvementée. S'il y eut amour, passion, qui sait, le Caravage raconte une sienne défaite, la souffrance pour un autre, cruel, lui faisant perdre la tête, l'aliénant à sa toute violence d'être désiré. L'amour, en ce sens, est un combat, ce qui n'est pas nouveau.

    Ces amants ne se regardent plus. Ou, pour être exact, l'un (le fort de naguère devenu le faible) est privé du regard de l'autre qui, lui, en retour, est dans la contemplation ardente de son triomphe, sourire esquissé aux lèvres. Il est là, tenant à distance celui qui voulait (encore ?) l'approcher, dans une posture dont les détails interpellent. C'est d'abord l'épée, dans un mouvement descendant, qui désigne peu ou prou l'entre-cuisses. L'arme-sexe par/pour laquelle Goliath-Caravage a failli. Mais l'arme pourrait passer pour un élément extérieur, la concession au respect nécessaire du récit biblique. Pour le moins, un point de réalisme. Alors, l'artiste redouble sa thématique, et cette fois, c'est le bras tendu, peint dans un raccourci magnifique, avec le poing fermé et sûr. Cette tension est celle du fascinus, sexe en érection des Latins (et le poing, qu'est-ce, en ce cas ?), et par contamination celle de la fascination dans/par laquelle l'homme mûr et désirant a fini de se perdre. Fascinus qu'il ne reverra plus, et dont il meurt. Jeu barbare des sentiments où l'égalité est illusion, le partage leurre, la reconnaissance mascarade. Le proche est devenu lointain. Et cette perte, il ne peut, d'une certaine manière, la peindre qu'aveugle. Ce qu'il est, effectivement, dans le tableau, par le truchement de l'autoportrait.

    L'autoportrait. Certes, l'épisode choisi suppose que Goliath ait payé chèrement sa présomption et qu'il ait le rôle du méchant. N'empêche : le masque grimaçant, les yeux peints dans une dissymétrie qui saisit (comme s'il peignait deux visages en un...), la bouche ouverte, tout ce dispositif aboutit à l'horreur d'un visage fixé à jamais dans la contemplation de sa défaite (si l'on s'occupe du personnage), à la tremblante et troublante dernière image que se fera l'homme de lui-même (l'artiste), quand le noir aura absolument gagné son existence. Cette mise en scène, en forme d'auto-mutilation, surprend, parce que c'est alors que cette figure de Caravage face à lui-même nous revient et nous concerne. À l'évidence, et à l'inverse de bien des autoportraits que l'on trouvera dans l'histoire de la peinture, la frontalité du regard n'est pas possible. Quelque chose biaise la représentation. On dira que Goliath est mort et que de ses pupilles il ne peut rien surgir désormais : la frontalité perd de sa pertinence. Soit, mais n'est-ce pas aussi que dans un tel tableau ce choix témoigne de l'incapacité de l'artiste, et la nôtre par la même occasion, à penser la mort jusqu'au bout, peut-être même les morts, celle, physique, qui le verra pourrir, celles, spirituelles ou affectives, qui le rendent à l'inextricable de ses passions, présentes et passées.

    Dès lors, ce Caravage du tableau, parce qu'il ne nous regarde pas, nous ramène paradoxalement à notre statut particulier : nous sommes, spectateurs, le complément de David, son inversion, celui qui reçoit le tribut, à qui l'on tend la tête suppliciée, ce visage plein de la mort, quand le vainqueur biblique se contente d'un trois-quarts dos. Cette tête, David ne la présente pas ; il nous l'offre et nous devrions secrètement jouir de ce partage (puisque choit le méchant...). Et s'il en est ainsi, ce tableau nous demande discrètement de quels combats nous fûmes vainqueurs, quand nous nous voyions en David, pour précipiter dans le coin inférieur droit, donc prêt à tomber dans l'oubli, celui qui fut notre alter ego (car, par-delà les enjeux symboliques et théologiques, la lutte de David et Goliath unit à perpétuité ces deux figures, comme, disons, César et Brutus). Mais, cette tête étant celle du peintre, et donc, celle de l'homme qui en fut le premier spectateur, à notre place, nous précédant dans la contemplation, elle est aussi la nôtre, mortelle et amoureuse. Ainsi, le Caravage, ironique peut-être, nous informe déjà, en se mettant en scène, qu'il est  probable que nous finirons par trouver notre maître, comme lui aurait trouvé le sien. L'artiste dont la vie outra la morale, dont la peinture, par la densité des corps qu'elle imposait, fracturait l'idéal antique et renaissant, peintre énergique devant tous, celui-ci nous imposerait  in fine, sans même qu'il sache que la mort le guette, une terrible leçon de désespoir.

    Cela d'autant plus qu'un élément classique de l'art caravagesque réhausse l'effroi du sujet. L'absence de fond réaliste, cette noirceur à partir de laquelle surgissent les deux figures, renforcent l'effet. Les personnages émergent d'un lointain dont l'arrière-plan indistinct signe la profondeur. Ils sont des apparitions, de véritables épiphanies mentales, comme des signes oniriques ou cauchemardesques. Il n'est pas possible d'être distrait par le moindre objet, le moindre détail. Ils sont en pleine lumière, paradoxalement. Ce qu'il faut voir s'impose. Devant cela nulle échappatoire. Face à face détourné des personnages dont nous avons, nous, à débattre, en toute lucidité.

    Ce tableau à l'autoportrait monstrueux est sans aucun doute l'un des accomplissements les plus spectaculaires du peintre sur le visible terrible de l'existence. Là aussi, une sorte de réalisme.


     

  • Un Anglais à Rome

    John Keats (d'après un dessin de John Severn)

    Il fallait sonner pour que le gardien vînt ouvrir et le visiteur laissait une obole pour l'entretien du lieu. Celui-ci se retrouvait dans un étrange lieu où se mélangeaient les exubérances d'un baroque inquiétant aux rigueurs classiques. C'était un univers de statues prisant l'aérien et d'anges en larmes. L'hôte avait l'impression d'arriver en une terre reléguée où l'Histoire avait accumulé le marbre d'un cimetière éclos ailleurs, plus grand, puis déplacé en un espace plus étroit.

    Les uns viennent pour la simple curiosité, ou le repos qu'on y gagne après les longues promenades dans une Rome bruyante et surchauffée. Les autres ont une pèlerinage précis à faire : Pier Paolo Pasolini, Gramsci, John Keats.

    Ce dernier est mort dans une demeure jouxtant la  fameuse Piazza di Spagna. Demeure devenue musée. Une de plus. Mais il dort pour l'éternité à l'autre bout de la ville, dans uncarré du cimetière protestant. À côté de lui, son ami John Severn.

    La sépulture du poète romantique ne donne droit à aucun débordement marmoréen. Il n'y a qu'une plaque de dimensions fort modestes, sur laquelle est gravée une phrase émouvante : Here lies one whose name was writ in water (Ici repose celui dont le nom était écrit dans l'eau). Elle n'étonne pas le visiteur qui a lu, au-delà des clichés qu'on leur accole, les Anglais : Coleridge, Wordsworth, et Keats. On se rappelle le poème Cette main vivante :

    Cette main vivante, à présent chaude et capable/ D'ardentes étreintes, si elle était froide/ Et plongée dans le silence glacée de la tombe,/ Elle hanterait tes journées et refroidirait tes nuits rêveuses/ Tant et tant que tu souhaiterais voir ton propre cœur s'assécher de son sang/ Pour que dans mes veines coulent à nouveau le flot rouge de la vie,/ Et que le calme revienne dans ta conscience -regarde, la voici, /- Je te la tends -/ (1)

    Il est là, poète réduit à rien désormais mais irréductible jusque dans sa dernière phrase, comme si les mots avaient été sa seule chance.

    Levant enfin les yeux, le visiteur aperçoit alors la pyramide de Caius Cestius, qui trône au carrefour, dans la Rome quotidienne. Horreur blanche qu'un fonctionnaire romain se fit bâtir, dans un délire de pharaon absurde, et le contraste saisit. Si le nom de Keats est écrit sur l'eau, incertain de son devenir, et pourtant toujours revivifié, celui de Caius Cestius, aussi dure soit la pierre de son tombeau politique, n'est que poussière. A handful of dust.

    (1) Traduction de Paul Gallimard.