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off-shore - Page 55

  • Laisser son empreinte

    Je l'ai connue enfant, sage, sérieuse, avec un regard plein de pénétration et la semaine dernière elle effectuait sa première autopsie. Elle allait enfin tailler dans le vif et lui est échue une main. Pas un corps entier. Une main, seulement, dont elle a dû découper les chairs, domestiquer les tendons. Un simple morceau de viande anonyme, d'un être qui avait vécu, senti, touché, frôlé, caressé. Toutes ces œuvres qui nous paraissent si simples et désormais la mort venue, et le désir de léguer son corps à la science (à moins que ce ne soit qu'un abandonné que l'on a, personne ne le réclamant, donné pour servir d'exercice.).

    Une main. Ce détail me serait-il resté, moi qui exècre le médical au plus haut point, s'il s'était agi d'une épaule ou d'un œil (dissecte-t-on l'un ou l'autre ? Les donne-t-on en pâture au scalpel incertain ? Je ne sais. Je ne chercherai pas à savoir. L'exactitude de mes supputations n'a pas d'importance).

    Une main, donc, posée là, sans plus de pression possible, ni poignée franche, ni délicatesse de la paume, moins encore baiser qu'on y déposerait. Viande froide.

    Y aurais-je autant pensé si, comme des nerfs aiguisés, je ne m'étais moi-même senti comme entouré de mains ? J'écoutais alors, sans cesse, des œuvres pour piano : Argerich parcourant Debussy, Sanson François et Chopin, The River de Ketil Bjørnstad, les Piano Works de Craig Armstrong. Un environnement de mains alertes, vives comme un sésame. La main sur la surface froide et l'excitation opératoire d'une étudiante, pendant que je revenais à Glenn Gould dans la version 1955 des Variations Goldberg et dans la Toccata 915, Glenn Gould et ses mains, et ses gants portés par n'importe quel temps pour se préserver du froid. Glenn Gould fou de ses mains, en prolongement essentiel d'un esprit analytique, quand tout le reste peut être soumis.

    Je pensais à la dissection et l'idée venait toute seule, de ces mains d'artistes qui ne pourraient jamais finir comme des instruments jetables, après coup, effaçables du monde, en lambeaux, massacrées. Qu'aurait répondu le pianiste si quelqu'un s'était amusé à évoquer un tel sacrilège ? Un artiste peut-il se penser démembré de ce prolongement essentiel de son univers ? Une main plus qu'elle-même. Musicien ou peintre. Pas la même chose pour un écrivain.

    Les mains... et sans vraiment y réfléchir, par la seule magie du titre et l'envie de revenir à lui, par le fruit du hasard aussi, à moins qu'il n'y ait eu dans l'univers un complot ourdi, une Main secrète, je me mis à lire Thomas Bernhard et son Neveu de Wittgenstein. C'était l'écho de Diderot qui me décidait mais je souris très vite à la coïncidence (sourire à la coïncidence, tel est le mot, ainsi que l'on sourit à un visage séduisant croisé dans un escalier. La coïncidence est parfois un être. Il devient l'être que nous sommes, une part de nous). L'auteur y raconte son amitié pour Paul Wittgenstein, cousin du fameux Ludwig Wittgenstein. Personne réelle ou personnage d'invention, j'hésite. Je ne cherche pas plus avant parce que je connais déjà un Paul Wittgenstein, frère du philosophe, un pianiste pour lequel Ravel composa un Concerto pour la main gauche. Dès lors, tout ma lecture fut traversée de cette étrange confusion de l'un avec l'autre, de cette main perdue à la guerre, d'une carrière bouleversée.

    À l'autre bout du pays, A. devait continuer son entreprise d'exploration et de charcutage. Elle en était à la deuxième séance. Je ne voulais pas en savoir davantage. C'était le temps de la main, et je sentais que mes moindres choix étaient dirigés (ou presque) par cette obsession physiologique. Mes rêves voyaient la chair, mes narines sentaient le formol, mes oreilles entendaient le craquement des os. Le récit de Bernhard se déroulait dans un hôpital. Le héros était malade et son Wittgenstein fou. Moi-même, j'avais l'impression que tout pouvait basculer. Je vérifiai, de temps à autre, que je ne tremblais pas : c'était ma façon de m'assurer que j'avais toute ma tête. Encore une fois : le lien du cerveau à la main, en un signe de maîtrise et de santé.

    Pourquoi n'avait-elle pas hérité d'un pied ? Au moins, avec Long John Silver, j'aurais voyagé, me dis-je.

    C'était cette envie de partir, de m'aérer par la lecture qui me fit, sans le vouloir, choisir, dans la bibliothèque en désordre, le Bourlinguer de Cendrars, que j'avais lu par intermittence il y a fort longtemps. Le répit fut de courte durée. J'avais oublié (comment était-ce possible ?) que, lui aussi, à la guerre comme le pauvre Paul, il avait perdu une main (pour tout dire : un bras). Décidément, j'étais cerné. Le monde était tout à coup rempli d'estropiés, de mutilés (je vis aussi, pour mon malheur, un reportage sur la Grande Guerre...), de corps découpés. Je croyais en une malédiction et je n'en parlais pas, évidemment.

    Mais les Dieux étaient contre moi. J'étais en train d'écrire l'histoire d'un tueur et un ami à qui je faisais lire quelques pages acquiesça en concluant que les hommes de main, c'était un sujet toujours prenant. J'eus envie de le tuer et je fus à deux doigts de me laisser tenter. Trop de monde, cependant, dans ce café où il me faisait ses commentaires. Je partis fâché.

    Il faisait nuit et de la suite je n'ai nul souvenir, sinon de m'être vers le petit jour retrouvé dans une cellule, menottes aux poignets. Il était question que j'eusse fracassé une statue dans un square, que je me fusse acharné sur les bras d'une sommité locale dont le nom ne me disait rien.

    Il paraît que ma santé mentale est en jeu, que je dois être suivi. On me poursuivra pour dégradation de biens publics (la belle affaire...) et celle qui vient m'examiner déclare, après quelques minutes, que tout va bien. Je serai convoqué pour donner suite à la justice.

    Il fait étrangement beau. Le ciel est clair, les nuages dessinent des ombres. Elle est à mes côtés et me demande si elle peut me ramener chez moi. Il me faut un psychiatre. Je n'en connais pas. Son écriture s'escrime sur un papier à en-tête. Elle se prénomme Zoé. Trois noms couchés mais le premier surtout, le meilleur.

    -Avec lui, vous serez en de bonnes mains.

    Et je la tue, je l'étrangle. Elle, au moins, sera autopsiée dans les règles...

  • Féerie, lobotomie

     

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    Il y a quelques jours, le cirque lyonnais des lumières battait la chamade pour un tunnel, un nouveau tunnel que les autorités avaient illuminé, illuminé, illuminé. Un tunnel écolo, pour vélos, piétons et bus propres... Autant dire : une prouesse technique et une idée transcendante. Et la foule de s'engouffrer, pédestrement, pour 1,8 km de bonheur souterrain, à oublier la vie, le monde, le ciel, le vent, les dernières feuilles. Le boyau est courbe, pour que le promeneur puisse supporter le trajet. La ligne droite, quelle horreur ! Les esprits récréatifs pouvaient ainsi penser (bien grand mot) que la vraie grandeur du monde était de s'enterrer, de s'enfoncer dans le béton et ne pas voir le bout du tunnel (comme une métaphore assez facile d'une déliquescence de chaque jour). C'était surprenant que tant de monde s'extasie pour un tunnel... Le spectacle devait être sidérant : un visiteur en est mort ! Le cœur a lâché ! Et tout à coup, la Grande Œuvre tombait dans le fait divers...

    Il est sensible que l'institution municipale a bien compris les enjeux du divertissement contemporain, des abysses de bêtise qu'il offre comme possibilités. La matière du happening, de la performance est secondaire. L'annonce crée la chose. C'est la pensée magique de l'abrutissement collectif.

    Qu'attendre, alors, pour l'an prochain ? La visite en file indienne des nouvelles pissotières illuminées à partir du système d'évacuation ? Une garden party dans le nouveau parking souterrain (5 niveaux) du centre ville ? "Labyrinthe et lumières" dans la prochaine barre HLM désaffectée, avant implosion, le dernier jour des festivités, au soleil couchant ?...

    Photo : Nicolas Tikhomirov




  • The Clash, tout plier en cinq ans...

     

    En 1979, le 14 décembre (donc anniversaire demain) les Clash sortent London Calling, mémorable ; un an plus tard, le 12 décembre (anniversaire hier) le non moins réussi Sandinista. Le 13, ce jour, fera le lien, avec  un morceau du dernier vrai album du groupe, le Combat Rock de 1982, le dernier officiel de 85, sans Topper Headon ni Mick Jones ne comptant pas. Tout cela pour rappeler que la veine inégalée punk-rock (plus exploration funk voire reggae...) des Clash, c'est un peu plus de cinq ans (un peu comme les Beatles qui comptent, en somme). Pas une carrière qui se prolonge histoire de rentabiliser l'affaire : ce n'était pas le genre de la maison.

    La chanson s'intitule Overpowered by funk




  • Figure du pouvoir

     

    Figure vénérable que celle de Leonardo Loredan, doge de Venise au tournant du XVIe siècle et qui, plus qu'aucun autre dignitaire de la Sérénissime, voit sa personne traverser les âges et venir jusqu'à nous. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a été immortalisé par deux peintres aussi magnifiques que Carpaccio et Giovanni Bellini (dit Giambello).

    Deux portraits. Deux fois, à un an de distance, la représentation du pouvoir. Deux variations, en apparence, mais bien plus pourtant. La question ne porte pas sur l'évaluation de l'art de l'un et de l'autre, sur les capacités des deux peintres (1) mais sur ce que projettent les deux portraits. À chaque fois le modèle est représenté dans son habit d'apparat, avec la coiffe qui désigne son autorité politique. Le caractère officiel des deux tableaux ne peut faire mystère. 

    C'est moins l'homme que la fonction qui est en jeu. Mise en scène du pouvoir, certes, mais avec une relative modestie des effets. On évite dans les deux cas les fastes, la grandiloquence. L'homme seul, le Doge, tel qu'en lui-même. Le pouvoir en son incarnation.

    Un an d'écart entre les deux peintures et pourtant deux explorations très distinctes de la puissance et de l'exercice de la force politique (et de sa transformation à venir).

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    Carpaccio, Portrait du doge Leonardo Loredan, 1500, Musée Carrara, Bergame

     

    Carpaccio peint Loredan de profil, selon un modèle ancien (si l'on veut penser par exemple au premier tableau d'un roi seul : le Jean II Le Bon, au milieu du XIVe siècle. On se tournera aussi vers l'œuvre anonyme représentant Louis XI). On pense à l'art des monnaies. Un tel choix marque les traits du personnage. La silhouette souligne la rudesse et la sécheresse du visage. Les deux lignes qui traversent la joue durcissent plus encore le portrait. L'unité chromatique (l'habit, la coiffe et le teint) accentue l'austérité de la représentation. Le pouvoir politique tire sa force et sa forme d'une sévérité sans laquelle on ne comprendrait pas sa légitimité. La fenêtre ouvre sur un paysage qui rappelle l'île San Michele, celle qui serte de cimetière  à la ville. Rien qui puisse vraiment adoucir le propos.

    Dans la peinture de Carpaccio, il y a comme la fixation d'un temps ancien, quand la rigueur seule valait loi. Le pouvoir est chose sérieuse. Il n'y a qu'un visage à offrir. En ce sens, le profil détermine la thématique de l'unité. Loredan est froid, marmoréen. il ne présente aucune faille. Il délimite et définit le pouvoir comme une œuvre austère et en partie cachée. Le secret est posé : il est constitutif de la puissance. On le sait, on le voit. Le tableau est coupé en deux. À gauche, le paysage, le ciel et la lumière ; à droite, le noir absolu, l'impénétrabilité des choses, le silence. On le voit ; on voit qu'une part de l'être-au-pouvoir sera invisible, incernable. Au moins n'a-t-on pas l'aporie contemporaine de la transparence...

    Le Loredan de Carpaccio est, d'une certaine manière, très clair : très clair de son obscurité posée comme préalable à tout. Tout est peint, jusque dans ce qui ne peut se peindre, sinon au noir. Œuvre au noir d'une alchimie des puissances qui ne transigent pas...

     

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    Giovanni Bellini, Portrait du doge Loredan, 1501, National Gallery, Londres

     

    On reconnaît aisément Leonardo Loredan dans le tableau de Bellini. Il ressemble à celui de Carpaccio. Ce n'est, malgré tout, pas le même homme. Peint de trois quarts face, sur un fond bleu qui adoucit l'ensemble, le doge porte des habits clairs. L'ombre du visage est à peine soulignée, moins un signe à interpréter qu'un effet de vérité inclus dans le cadre perspectif.

    Cette fois, le spectateur contemple le visage dans sa totalité. Il regarde le pouvoir en face. Mais le pouvoir le regarde-t-il lui, en face ?

    La première impression qui se dégage du portrait de Bellini renvoie à l'humanisation du personnage. Les traits sont adoucis, moins anguleux ; le nez et le menton tranchent moins. Un instant, on pense à un homme ordinaire, presque banal, une image quasi parfaite de cet idéal vénitien incarné par le modèle républicain. Tout doge qu'il est, Loredan reste un homme. Impression fugitive cependant, parce que le portrait est moins beau qu'il n'est fascinant, c'est-à-dire dérangeant. Son unité physiologique n'est pas en cause. Il n'y a pas d'erreur ou de maladresse. La question est ailleurs, dans la faille symbolique que l'artiste a fixée dans ce visage. Faut-il d'ailleurs parler de faille, alors qu'il ne s'agit, dans le fond, que de détermination politique. 

    La profondeur de ce portrait scelle son secret en deux points. Le premier est le moins original : ce sont les yeux. Loredan ne fixe pas le spectateur potentiel. Son regard se porte au-delà. Tout présent qu'il soit, son être demeure insaisissable. Il n'est pas à qui il se donne à voir. Bellini, malgré tout, n'explore pas ce qui pourrait être de l'arrogance ou de la vanité. Il cerne plutôt l'inévitable retrait du monde par quoi, justement, est orienté le monde du point de vue du politique qui en a la charge. L'œil politique bellinien possède en même temps la vivacité (l'œil est petit, la vue perçante. Une sorte de rapace...) et le détachement. Il a l'air d'un sphinx.

    Cela suffirait-il pour en faire un chef d'œuvre ? Sans doute pas, s'il n'y avait la bouche. Peut-on voir plus remarquable ambiguïté qu'elle en peinture ? N'épiloguons pas... mais d'avoir vu, il y a longtemps, ce tableau à Londres, il m'en est resté un souvenir fulgurant, et presque désagréable. Loredan ne sourit pas. Sa bouche n'est pas très marquée, les lèvres sont fines. Il a le sérieux de la fonction. Il ne sourit pas. Quoique... La commissure gauche (face à nous) semble légèrement se soulever. On le regarde encore. La bouche est délicate et tranquille, presque indulgente. Pourtant à la commissure droite, la raideur. Tout est là, dans la rigueur indicible que j'ai devant moi. Telle est l'étrange modernité du tableau de Bellini, sa beauté terrible et sa grandeur révélatrice. Le pouvoir est-il réductible à l'écrasante distance et à la puissance implacable ? C'est la version de Carpaccio.

    Le pouvoir tient-il à l'incertitude dans laquelle on laisse celui qui le subit ? Dans la magnanimité de façade par quoi on se laisse prendre au piège ? Dans le jeu des rôles multiples que les puissants apprennent à maîtriser ?

    La bouche de Loredan fait converger tous ces temps divers du pouvoir qui n'est pas un, d'un bloc, sans quoi il ne survivra pas, mais protéiforme.

    Cette bouche par où sortent le pardon ou la sentence, la mansuétude et la terreur. Elle est le fonds/fondement du tableau. Bellini ne réduit pas le pouvoir à un état des choses, l'être, mais lui suppose une dynamique que seule peut modeler la parole. Le Loredan de Carpaccio est muet, celui de Bellini parle. Et il nous parle. Il est contemporain du pouvoir que l'on met désormais en scène.

    Le theatrum mundi est infiniment redoutable, quand on n'en connaît ni les règles (ou si peu...) ni les visages les plus élémentaires. On se prévient d'un Loredan de Carpaccio. On s'arme, tant bien que mal. On est démuni devant un Loredan de Bellini. L'extraordinaire puissance de cette œuvre vient de là, puissance de ce qui est dit, avec finesse, sans que jamais la beauté de l'art et la délicatesse de la main ne passent au second plan. Du génie, rien de moins...



     

    (1)Carpaccio est un peintre sublime. Le cycle de la Scuola di San Giorgio dei Schiavoni est un des plus beaux qu'on puisse jamais admirer à Venise.

    J'ai évoqué Bellini (et le vol d'une de ses œuvres vénitiennes) dans une nouvelle.

  • Blaise Cendrars, le kaléidoscope...

     

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    Au milieu du récit épique et poétique de ses pérégrinations, dans Bourlinguer, mélange de souvenirs sauvages et vifs, de considérations sensibles et acerbes, Blaise Cendrars s'arrête dans sa course. Il se regarde. Ou plutôt : il réfléchit au regard des autres, et à la trace qui va, d'année en année, la trace de soi, l'impression de soi, sur les diverses matérialités de l'époque. C'est écrit au sortir de la guerre, autant dire une ère antédiluvienne pour un contemporain figé dans l'éternel instant de sa technologie tactile : texte simple et imparable dans un temps qui laissait, peut-être, encore espérer autre chose que la mire et le mirage.

    "Aujourd'hui, c'est le 1er septembre 1947, c'est le jour de mon anniversaire, j'ai soixante ans. Qui suis-je ?

    Les quelques portraits de peintres, que je viens d'énumérer dans le paragraphe précédent ne me servent à rien pour répondre à cette quesion, pas plus que ne me sont utiles pour résoudre ce problème de l'identité de soi les milliers de photographies pittoresques que l'on a pu faire de moi dans tous les pays du monde, les instantanés, les bouts de pellicule, les chutes de films de montage et les négatifs que l'on a pu collectionner quand je faisais du cinéma et parce que j'y figurais comme acteur, ou comme metteur en scène ou auteur du scénario, dans le générique, les agrandissements et les clichés publicitaires et jusqu'à cette radiographie en relief que l'on a faite de moi au lendemain d'un accident d'automobile, où l'on voit par transparence mon cœur à l'aorte déviée, le docteur Dioclès, le grand spécialiste de l'Hôtel-Dieu, pointant de son stylomine mes poumons, mon estomac, mes intestins, mon foie, ma rate et me faisant toucher du doigt les vraies et les fausses côtes de ma cage thoracique qui encerclent ces organes comme dans un tonneau et compter mes vertèbres, du sacrum, entre les os iliaques, jusqu'à la pinéale, en avant du repli postérieur du cerveau, cette documentation n'est bonne à rien, ne me livre tout au plus qu'une image fugitive, chronométrée en telle et telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, sous telle et telle latitude, dans tel et tel rôle, tout cela ne répondant pas à la question : en vérité, qui suis-je ?"


    Photo : Christopher Anderson.

  • Portulan

     

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    Nous nous cherchions, tous, et toutes. Une affaire d'épiderme et de muqueuses, d'odeurs et d'acrimonie à ne pas pouvoir se contenir. Courir après l'autre, le corps de l'autre, dont nous aurions voulu qu'il soit péninsulaire de notre propre désir. Nous revêtions, par pudeur, ou par angoisse de la défaite, cette ignominie (l'anomie de cette annonce : je te désire) d'un vernis de belles formules. Ces phrases étaient là pour notre neutralité, comme les parfums annihilent la trace de notre corps. Nous nous cherchions, entre le viscéral et la grammaire du convenu, ne sachant quelle démonstration choisir. Bien plus que ce qu'on appelle communément de l'amour. Il y avait en nous une intention au précipice, une peur de mourir et la beauté sanguinaire d'une bouche, solaire d'un œil, portuaire d'une sueur vive.


    Photo : David F.

  • Maudit adverbe...

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    Décidément, le socialisme présidentiel est prostatique. Mitterrand, jadis, le normal président aujourd'hui. Souhaitons que la bénignité affichée (après coup) de l'intervention ne soit pas un énième mensonge (1). Il vaudrait mieux pour la santé du premier intéressé.

    Mais la question qui nous occupe est d'un autre ordre. Elle concerne plutôt le service après-vente de la divulgation, et comme de grands duettistes, c'est le premier ministre qui est monté au créneau pour défendre son chef. Et le transparent nantais n'y est pas allé par quatre chemins. Il a minoré l'affaire. Soit. Cela ne suffisait pas. Il voulait montrer son indignation. Très important, cette chose : montrer son indignation. Le modèle, c'est Hessel. Et, après lui, tout peut être passé à la moulinette de la considération morale. Jean-Marc Ayrault est alors catégorique. Cette information révélée longtemps après les faits est le signe d'une "dérive" de la transparence. L'amoureux de la langue appréciera. La transparence, érigée en vertu démocratique, en signe majeur de la maturité politique (la politique autrement, vous savez, cette énorme escroquerie...), a aussi ses travers. On s'en doutait. Beaucoup dénoncent depuis longtemps cette spectacularisation de la vie, cette mise en scène permanente de soi. L'analyse de Guy Debord, malgré ses limites et sa datation, a servi de boussole pour s'orienter dans un monde où domine l'écran total et totalitaire (2). Sur ce point, la saillie du premier ministre est une sorte de répétition de l'arroseur arrosé. 

    Mais il y a mieux. Dans le même mouvement, le matignonesque ajoute à propos de l'opération présidentielle : "C'est banal. On peut respecter ça. On n'est pas toujours obligé d'étaler sa vie privée." Sublime moment où celui qui ne sait pas parler (soyons clair : qui ne sait pas contrôler sa communication quand elle se fait à chaud) dévoile un mensonge plus gênant, une rouerie de basse politique et une tactique très moderne. Rappelons encore une fois ce propos d'Umberto Eco : "Où est l'auteur ? Dans l'adverbe bien sûr." L'adverbe est souvent, en effet, le signe par quoi la vérité du discours affleure, le canal grâce auquel une autre voix se fait entendre, ce qui serait l'inter-dit du discours, sa fracture (ici, une vraie fracture politique). Ainsi fleurit le toujours. Il y a donc quelque chose qu'on ne peut pas toujours faire, qu'on n'est pas toujours obligé de faire ! Qu'est-ce à dire ? Que l'histoire dont il est question est une exception à la règle, que cette discrétion enfreint les principes sacrés dirigeant l'hyper-modernité de la présence politique ? À quelle obligation le politique se soumet-il qu'il en fasse une quasi essentielle ? "Étal(er) sa vie". 

    Dès lors, puisque la soustraction de l'information chirurgicale au public n'est pas que du silence, mais aussi un manquement à un principe qui régit désormais le/la politique, il faut convenir que le normal président a par ailleurs comme habitude d'étaler sa vie privée. CQFD.

    Disons qu'il en aura usé comme les autres, et pour le dire plus durement, comme le grand Autre dont il moqua le côté bling-bling. Sa maîtresse (à défaut de pouvoir l'appeler autrement) au Palais, sa modernité de couple, ce n'était donc rien d'autre : étaler sa vie privée. Ceux qui s'en moquaient (et j'en suis) avaient donc raison. Le plus amusant (enfin, relativisons) est peut-être que cet adverbe, comme un scrupule, trahit le point de vue de celui qui est censé défendre son supérieur. Une sorte d'aveu inconscient de la désastreuse entourloupe que constitue la normale présidence. À voir...

    Pour prolonger sur l'agaçant parfum de l'adverbe, de ce toujours qui fait tâche, avec la forme négative adjointe, on pourra aussi rappeler que les politiques en usent abondamment. On ne peut pas toujours ceci, on ne peut pas toujours cela... Et le plus souvent, cette formulation a un double objectif : se laver les mains de son incompétence ou de son impuissance ; s'arranger des principes démocratiques pour faire des coups d'État. Souvenez-vous, après le référendum de 2005. On ne peut pas toujours faire confiance au vote populaire. Heureusement, en 2007, le Congrès, Versailles, la Sainte Alliance européenne... Un truc énorme, énorme, bien plus énorme qu'une prostate...


    (1)Précisons néanmoins qu'il n'est nullement question de fustiger le mensonge en soi. Mentir n'est mal. Il n'est qu'une des potentialités de l'échange. Il a son utilité et ses noblesses. Même Rousseau en convenait, c'est dire...

    (2)Et l'on sait que l'écran, c'est aussi ce qui fait écran...

     

    Photo : Bruce Davidson

  • Le tragique, Godard.

     

    Puisque le tragique est l'inéluctable, le déjà-écrit, l'illusion de l'action, il faut reconnaître que les dix premières minutes du Mépris de Godard sont parmi les plus tragiques de ce qui a pu être jamais tourné. Le réalisateur y condense la mort de l'art qu'il est lui-même en train d'élaborer. Et si l'on parle de condensation, c'est presque dans l'acception que Freud donnera à cette notion quand il analyse le fonctionnement du psychisme. Dix minutes pour que tout explose, en trois temps. Après, l'histoire pourra se dérouler, les déchirements multiples se produire : le trio (?) amoureux, les frictions du tournage de L'Odyssée, la mélancolie troublante d'un Fritz Lang qui finira coûte que coûte le film (1). Mais tous ces artifices qui donnent encore une linéarité au Mépris ne sont, d'une certaine manière, que le développement, une redite, de ce qui est débattu dans ces dix fameuses premières minutes. 

     

     

    Trois temps.

    Le générique, dit, d'une voix monocorde, accompagnant le long plan fixe d'un travelling (2). La contradiction entre le moyen et l'objet inaugure la réflexion sur ce qu'est déjà devenu, en partie, le cinéma : une machinerie dont les foules peuvent s'extasier mais qui relève essentiellement de la facilité. Godard filme une caméra qui glisse sans effort. Tout est sur rails. Le cinéma est un train qui file, mais la fixité du plan est comme le déni du déplacement. L'image est coupée en deux. Georgia Moll qui marche : la parole fausse et la fausse apparence ; la caméra de Raoul Coutard qui la suit, comme son ombre. Et l'ombre de la caméra devient lentement, par le mouvement de rotation qui la fait s'adresser à nous, instrument muet et cyclopéen, le monstre dévorant, à nous regarder autant que nous le regardons. Belle image à travers quoi nous passons, et pendant que Jean-Luc Godard cite faussement André Bazin (2), l'hypnose du monde cinématographique commence.

    Deuxième temps.

    Puisqu'il faut parler d'hypnose, comme d'une lancinante amnésie de ce pour quoi nous serions venus voir du Godard, il n'en est peut-être pas de plus ironique (mais une hypnose ironique, cela dépasse l'entendement) que celle construite autour de cet autre attendu du moment, attendu devenant de fait éternel : le corps de Bardot, et pour être plus direct : le cul de Bardot. En long et en large. Le cul en travelling : voilà décidément l'acte unificateur. Le caractère quasiment ludique de la démonstration fonde le creux de ce qu'il y a à montrer (3). Le spectateur en veut pour son argent, et de Bardot que voulait-il, qu'attendait-il ? Godard règle l'affaire d'entrée. Il expédie d'une certaine manière les affaires courantes, avec un humour grinçant. L'image ne lui suffit pas. Il faut qu'il plâtre cette exposition grotesque d'un dialogue tout aussi grotesque. C'est le cinéma de papa, avec ses clichés tentants, émoustillants, propres à remplir d'aise le néo-bourgeois ou le petit employé qui, pour le reste du film, s'ennuiera à mourir. Ce traitement du corps de Bardot, à la fois désiré et indésirable comme tel (tout juste un peu de viande libidinale, et encore), est moins une critique des mœurs du temps que celle des aspirations faussement esthétiques d'un cinéma qui vire au populaire. Brigitte Bardot, ou le rêve déjà dépassé de ce que sera la Michèle Mercier dans la série des Angélique (4) puis, plus tard, toutes ces boursouflures décorées à l'érotisme plus ou moins soft. À la voix atone du générique succède la platitude d'un Piccoli qui ne sait trop quoi dire. Des mollets, des cuisses, des épaules ne peuvent guère faire de la matière poétique quand il s'agit d'une simple évaluation. Le corps sublimé soit, mais les considérations niaises d'une amante lassée, non.

    Troisième temps.

    Un cut. Comme un coup sec à l'estomac (quand le boxeur mange le soleil, murmureront certains...), et Paul retrouve Georgia Moll du générique à Cinecitta, pour l'apparition du fantoche : Jerry Prokosch. Producteur Moloch à la pensée réduite à un minuscule carnet de citations. Il est le dieu sans foudre (mais pas sans argent), le décideur sans langue, le bavard sans pensée. Il est celui qui voudrait avoir l'air et qui a défaut d'être se donne le droit d'avoir barre sur les autres. Il est l'argent, évidemment, la combinatoire économique, mais, comme une prémonition, Godard pousse la catastrophe plus loin. Il le met en scène, le met sur scène et l'on pense à cette imparable dérive qui aura vu progressivement les producteurs venir, en même temps que les réalisateurs, sur les plateaux, à la remise des prix, et l'on pense à cette étrange transformation des évaluations par quoi on passe du nombre de spectateurs à la somme des recettes. Incontinent rhéteur d'un monde vide, bredouilleur de Shakespeare, il est la langue vidée de son sang. "Il ne sait pas", dit Javal, qui, pour une fois, ne fait pas semblant. He wants more sex, c'est tout. La boucle est bouclée.

    Tout se tient. L'appareillage est là, les baudruches fantasmatiques aussi, et les nababs incultes mais numéraires sont sur le pont. Le navire cinématographique part à sa perte, emmenant sur des milles et des milles d'ennui et d'abrutissement des populations qui finiront même par s'extasier d'un art confondu avec les seules prouesses de la technique (5). La vulgarité achevée du cinéma, ses ficelles de plus en plus grosses, ses concessions économiques délirantes, ses aspirations à un vernis discursif, tout est repérable dans ces dix minutes proprement fracassantes.

    Mais il est vrai que tirer ce constat a un parfum d'inactuel. Regretter que Godard ait raison dans sa vision d'un art dégradé ne sert d'ailleurs à rien. Ni même se réjouir de sa lucidité. C'est d'ailleurs sans doute ce qu'il y a de pire en la matière : que la lucidité poussée à ce point ne soit plus qu'une veille archéologique. Mais Godard archéologique, ma foi...

     

    (1)Sur le personnage de Fritz Lang, je renvoie au texte publié sur ce blog, quant au destin du réalisateur allemand.

    (2)Travelling dont Godard dit qu'il est 'affaire de morale" (reprenant Luc Moullet qui avait écrit dans les Cahiers du Cinéma que  "la morale est affaire de travellings")

    (3)Il faudra aller plus loin dans le film pour retrouver une même verve drolatique, quand Camille étendue sur la terrasse de la maison de Malaparte cache son postérieur avec un roman policier ouvert. Paul est auteur de romans policiers. En clair, sa littérature, il peut se la mettre au cul, ou ailleurs, cela n'est plus très important.

    '(4)La suite de l'histoire féminine du cinéma n'est que l'exploitation sérieuse du clin d'œil de Godard, quand le destin des actrices est à l'image d'une filmographie où l'on compte sur les doigts d'une main les films où elles ne finissent pas nues à la moindre occasion (y compris faire de la luge ou changer une roue...). C'est sans doute incompréhensible pour certains aujourd'hui mais la terrible beauté d'Ava Gardner prend aussi sa source dans le fait de ne l'avoir jamais vue qu'habillée.

    (5)C'est Avatar et il n'y a vraiment plus rien à espérer. Un monde sans hommes puisqu'un monde sans chair.

  • Autant que possible

     

    Burt glinn (les dindons.jpg

     

    "Les remises de prix sont, si je fais abstraction de l'argent qu'elles rapportent, ce qu'il y a de plus insupportable au monde, j'en avais déjà fait l'expérience en Allemagne, elles n'élèvent pas, comme je le croyais avant de recevoir mon premier prix, elles abaissent, et de la manière la plus humiliante. C'est seulement parce que je pensais toujours à l'argent qu'elles rapportent que je les ai supportées, c'est bien la seule raison pour laquelle je suis allé dans tous ces Hôtels de Ville historiques et toutes ces salles des fêtes d'un goût affreux. Jusqu'à quarante ans. Je me suis soumis à l'humiliation de ces remises de prix. Jusqu'à quarante ans. Je me suis laissé chier sur la tête dans tous ces Hôtels de Ville, dans toutes ces salles des fêtes, car une remise de prix n'est rien d'autre qu'une cérémonie au cours de laquelle on vous chie sur la tête. Accepter un prix, cela ne veut rien dire d'autre que de se laisser chier sur la tête parce qu'on est payé pour ça. J'ai toujours ressenti ces remises de prix comme la pire humiliation qu'on puisse imaginer, et pas comme un honneur. Car un prix est toujours décerné par des gens incompétents qui veulent vous chier sur la tête, et qui vous chient copieusement sur la tête quand on accepte leur prix en mains propres. Et c'est à bon droit qu'ils vous chient sur la tête, parce qu'on a été assez abject et assez méprisable pour accepter qu'ils vous remettent leur prix. Il n'y a que dans la plus extrême détresse, et menacé dans sa vie et dans ses conditions d'existence, et encore, jusqu'à quarante ans seulement, que l'on a le droit d'accepter un prix assorti d'une somme d'argent, ou même n'importe quel prix ou distinction honorifique. J'ai accepté mes prix sans être dans la plus extrême détresse, ni menacé dans ma vie et mes conditions d'existence, et je me suis rendu par là abject et méprisable, et donc répugnant au sens le plus fort du terme."

                           Le Neveu de Wittgenstein, 1982

    "

    La page qui précède, écrite par le grand Thomas Bernhard, se déploie en partie à la lumière de cette facilité qu'est le dénigrement. Double facilité d'ailleurs, que sont, et le dénigrement des autres (les imbéciles), et le dénigrement de soi (la lâcheté). Mais une fois ce constat fait, c'est la facilité elle-même dont on voudrait parler, de ce qu'elle semble s'imposer comme allant de soi, et de ce qu'elle met en face à face : la lucidité devant le jeu et l'aliénation du devoir-faire social par quoi nous ne pouvons être, souvent, que volonté gazeuse, paroles vaines et âme malheureuse.

     

     

    Photo : Burt Glinn

  • Notule 19

    Il ne s'agit pas de raconter les livres, d'en dévoiler la matière, les tenants et les aboutissants mais de les faire connaître, sans chercher un classement cohérent, sans vouloir se justifier. Simplement de partager ce «vice impuni» qu'est la lecture.

     

    Le K. L'étrangeté de la lettre K en littérature, celui de Kafka ou de Buzzati, entre autres. Alors passer quelques jours (ou semaines) à découvrir des K...

     

    1-John Kennedy Toole, La Bible de Néon, posthume


    2-Tadeusz KantorLa Classe morte, 1974


    3-Laslo Krasnahorkai, La Mélancolie de la résistance, 1989


    4-Ruth Klüger, Refus de témoigner. Une jeunesse, 1992 


    5-Sema Kaygusuz, La Chute des prières, 2006