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off-shore - Page 54

  • Le témoin crépusculaire

     

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    Il aimait passer des heures sur le pont, au-dessus du fleuve. Il y avait connu les lourds cagnards et des bises affreuses, parfois.

    En de rares occasions il se plaçait du côté de l'amont, pour s'épargner le soleil tombant, généralement, quand il avait oublié ses Ray-Ban ; mais il rechignait à contempler la venue du fleuve et plus encore les signes encourageants des plaisanciers ou des bateliers, rarement ceux-là, il est vrai, trop sérieux, mais les autres, oui, agitant leurs bras en guise de salut.

    Peut-être ce choix révélait-il un trait majeur de son caractère, qui n'aurait pas souhaité regarder les choses en face, comme elles venaient.

    Parfois, il lui semblait que les toupies du courant et les quasi vagues d'un charroi de neige fondue, venue de là-haut, très loin, étaient plus fortes, monstrueuses et le pont aurait pu être emporté. Il arrivait que des branches, voire des troncs, heurtent les piliers. Bruits craqués de faiblesse.

    À l'inverse, de l'autre bord, le fleuve filait sa quenouille de sillages et les poupes balançaient plus ou moins. Tous n'avaient fait que passer. Il ne rêvait jamais de les suivre ou de les rejoindre. Il avait peu voyagé, n'était jamais sorti de son pays. Mais il trouvait singulier et presque magique que le fleuve, dans sa rectitude, finisse au loin par n'être plus rien, et les navires pareillement. Péniches lentes et chargées, ou esquifs à petite motorisation, ils achevaient leur course dans l'entonnoir de l'horizon.

    Au fond, il n'aimait pas que les choses apparaissent. Il craignait l'inconnu et l'entaille. Il se rassurait de voir que tout advenu pouvait, fût-ce avec de la patience, s'écouler.

    Ceux qui passaient le pont ne le voyaient donc que rarement. Ils étaient  trop absorbés par leur course pour se retourner et lever la tête.

    Un jour, il se demanda si quelqu'un avait remarqué son manège, ses heures passées au parapet. Peut-être... mais personne ne venait. Cela  aurait dû intriguer, un homme qui regarde le fleuve. À moins que non : un simple point sans consistance pour les automobilistes qui, eux aussi, dans un axe exactement orthogonal aux navigateurs, traçaient leur chemin. 

    Qu'aurait-il dit à celui s'arrêtant près de lui, le guettant quelques minutes, dans sa posture immobile, avant de l'interrompre dans sa contemplation ? N'était-ce pas cela qu'il espérait ? 

    Que quelqu'un s'arrête...


    Photo : Boris Kossoy

  • Fief (substantif)

    Soyons grands, soyons modernes ! Regardons vers le futur, encore et toujours ! C'est, pourrait-on dire, le credo du temps, l'antienne des démocrates européistes et des vendeurs de lendemains radieux et sans frontières.

    On nous promet de l'espace, du territoire infini, du cosmopolitisme clinquant et humain. Si vous vous acharnez à aimer votre territoire (lequel n'est vôtre que par abus de langage : la propriété n'est ici que le signe de l'affection), vous êtes un passéiste, un rétrograde à l'esprit servilement paysan. À bas les crotteux et les enracinés. Tout cela sonne trop ancien régime et l'âme politique moderne regimbe.

    Il est néanmoins un détail qui surprend. Le personnel politique, de droite, du centre, de gauche, s'entend pour revendiquer son ancrage dans le pays. Rouges, roses, orange, bleus, les chœurs montent ferme pour ne pas briser le lien entre les élus et les citoyens. Tel est d'ailleurs l'argument central de ceux qui ne veulent pas d'une loi sur le cumul des mandats. Il s'agit de demeurer au cœur des choses, d'entendre les oscillations du peuple.

    Magnifiques, ces pétitions de principes, sublime, ce désir démocratique servant les intérêts fort circonscrits de barons provinciaux qui s'accaparent les fonctions, les pouvoirs, les droits, les nominations.

    Quand on considère l'affaire dans certains pays, on parle de népotisme, de confiscations démocratiques, de prébendes, etc. Ici, on appelle cette situation un fief

    Les plus nantis de la classe politique (chacun aura loisir de trouver des exemples qui lui sont proches, à toutes les mangeoires de la démocratie française) ont donc réactualisé, faut-il écrire : modernisé cette définition féodale du pouvoir. Ici et là : limites du droit et bon plaisir du baron ou de la baronne. 

    Fief : le mot est sans cesse repris dans les médias sans que cette anachronisme fasse grincer des dents.

    Le fief, donc. La valetaille et notre bon maître.

    On aimerait y trouver un abus de langage mais pour avoir vécu en plusieurs endroits du territoire hexagonal, dans des endroits particulièrement fieffés, nous savons qu'il n'en est rien. La République et ses valeurs, dont ils nous rebattent les oreilles, par quoi ils justifient fausse morale et désinformation pour masquer leurs pratiques honteuses, s'effacent devant ce qui les contente. 

    Le fief est une de ces piteuses mascarades de la démocratie, certes, mais plus encore : il est l'aveu à peine voilé d'un mépris souverain du citoyen au profit d'une roture qui se rêve poudrée et sang bleu.

    Le fief, c'est la pitoyable mesquinerie d'une troupe satisfaite se rengorgeant de toute sa fierté à célébrer les comices agricoles et les inaugurations de salles polyvalentes.

    Mais, pour parodier Céline, écrivons que le fief, c'est l'idéal aristocratique à la portée des caniches...

  • Laisser son empreinte (II)

    J'ai pris l'habitude de ne jamais couper le morceau en cours, quand je quitte l'appartement, je le fais tourner en boucle. Dans les pièces, circule ainsi, puis-je dire : se répand, un air qui n'est là pour personne. Il s'agit parfois d'un album entier, à peine entamé, parfois, les ultimes minutes d'une symphonie. Mais cela peut aussi être une composition lancinante qui me plaît tellement que je l'ai déjà écoutée, ailleurs. Un univers qui m'a rempli de toute sa répétition, occupant chaque recoin des lieux, s'accrochant à chaque élément qui les constitue. Cette composition est alors plus qu'un ornement du moment, ou même : le reflet d'un état d'esprit. Elle est l'essence d'une recherche périodique.

    L'air se décompose en vagues, en retour perpétuel. Il est là, plus que là, l'unique occupant de l'espace. Il crée son univers et les meubles sont repoussés, les décorations anéanties.

    Je ferme la porte, doucement, et la musique continue, comme un être animé de la volonté de ne jamais disparaître. Il faut imaginer que le silence n'existe pas, qu'il est un leurre et que de toute manière les gens ne l'aiment pas, ou ne l'aiment plus.

    J'ai fermé la porte très doucement, et j'écoute quelques secondes sur le palier le phrasé. Brahms, Wagner, Brad Melhdau ou Coltrane ne savent pas qu'ils imprègnent un monde mort, qu'ils sont le dernier bloc contre l'effacement, que leur musique est la dernière chose qui reste, là, de l'autre côté de la porte.

    Je descends tranquillement l'escalier et dans mon âme la mélodie m'accompagne. Je vais par les rues et les venelles. Je traîne de terrasses en terrasses et je fredonne cette musique de l'au-delà. Il fait beau à fredonner un requiem. Je préfère qu'il fasse beau, pour que je puisse en profiter, pour n'avoir pas à rentrer immédiatement chez moi. 

    La pièce vide, pleine de la musique que j'ai choisie, comme un chant commémoratif. Peut-être, plus tard : pour l'heure, il n'est que funèbre. Ce n'est qu'une question de temps.

    Il arrive donc que tourne en boucle un après-midi entier, un jour durant, parfois plus, ma musique. Tout dépend des circonstances, de qui, et quand, surgira le premier témoin du corps de ma victime. Un mari, une épouse, un voisin, la police alertée justement par un voisin, la police qui reconnaît désormais ma signature (mais il est bien sûr arrivé que celle-ci ait été effacée par un idiot qui a d'abord éteint la musique, pour soulager son effroi, et ne saurait retrouver l'air).

    Je les attends. J'ai la bande-son de mes récits, chacun son film, chacun sa musique, en intégralité.

  • Le temps nous est conté


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    Ce titre n'est pas mien. On le retrouvera dans un très beau portfolio de Philippe Lopparelli, à la suite d'un séjour dans les Carpates.

    Je m'en saisis. Je lorgne vers lui et son détournement en pensant à toute la volonté que nous mettons parfois à nous raconter des histoires et, aussi, à ce qu'on nous en raconte. Il n'est plus question, alors, d'avancer, d'égrener les heures, mais de demeurer, d'être dans la demeure des mots. Celle-ci est magique. Elle ne prend pas la forme du lieu où les mots jaillissent, elle le remplace. Les mots feront les murs, la charpente, le sol et les vitres. Tout sera de mots et les mots ne seront jamais les mêmes et donc l'agencement de la demeure non plus. Parfois, enfant, on s'en offusquera. Le conteur a oublié un passage, ou une anecdote, ou simplement un tout petit détail et on le coupe. On lui demande de tout remettre en ordre, sinon un cochon n'y retrouvera pas ses petits et l'histoire sonnera faux. Il faut que le mensonge de la fiction reste, à certains moments de notre vie, parfaitement exact, sans quoi on aura l'impression que la maison ne tient plus.

    Dans la demeure des mots, quand le dehors est suspendu, que nous allons à rebrousse-chemin et que le temps nous est conté, d'une époque dont nous ne nous souvenons plus, que nous n'avons jamais connue, mais que la grand-mère suscite (pour nous) et ressuscite (pour elle)... Nous sommes alors dans la même unité de temps, le même drama, le théâtre de tous les instants. Une fois, l'après-midi aura avancé de quelques degrés au sextant ; une autre fois, la nuit aura fait son apparition sans que nous ayons peur ; une autre fois encore, le marchand de sable ne tardera pas et nous emporterons dans un dernier sourire l'apaisement des heures qu'on ne peut jamais compter.


    Photo : Philippe Lopparelli.

  • ...Fors l'esprit (pour clore 2013)

     

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    "Sil faut choisir, je me dirai barrésien"

    Louis Aragon, Les Lettres françaises, 16 décembre 1948

     

     

    Sous la plume de Francesco Guicciardini, écrivain et diplomate florentin, dans le courant du XVIe siècle (1)

    "Toutes les cités, tous les Etats, tous les royaumes sont mortels (2)toute chose soit par nature soit par accident un jour ou l'autre arrive à son terme et doit finir ; de sorte qu'un citoyen qui voit l'écroulement de sa patrie, n'a pas tant à se désoler du malheur de cette patrie et de le malchance qu'elle a rencontrée cette fois ; mais doit plutôt pleurer sur son propre malheur ; parce qu'à la cité il est advenu ce qui de toute façon devait advenir, mais le vrai malheur a été de naître à ce moment où devait se produire un tel désastre."

    Cette réflexion est fort belle parce qu'elle rappelle la complexité du rapport qu'une personne donnée peut avoir avec l'entité politique et culturelle dans laquelle elle s'est forgée. Il y a bien plus qu'un lien, une véritable relation. Et il faut entendre la relation dans la double acception du terme : ce qui relie et ce qui relate. Faire sien le lieu où nous vivons, et cela, non sur le mode personnel, comme une convenance ou un accommodement, mais comme héritier, ou commensal à une table qui fut mise bien avant que nous fussions nés ou arrivés en ce lieu.

    Le mot patrie est devenu aujourd'hui, comme le mot nation, une ignominie. Les mondialistes et autre différentialistes français l'exècrent, sauf en deux occasions, lorsqu'il s'agit des autres (à qui on reconnaît le droit de pleurer et de revendiquer leur attachement à la terre) et de foot (un maillot les fait mouiller, semble-t-il). Ils sont internationaux à Paris et patriotes à l'étranger (ce qui n'est qu'une nouvelle formulation de ce que dénonçait Gabriel Matzneff en 1982, quand il fustigeait ceux qui voulaient "être de gauche à Paris et barrésiens à Tel-Aviv [...] railler sur les bords de la Seine le goût des racines, de la tradition, de la terre et des morts, et l'exalter sur les rives du Jourdain". La seule évolution (mais elle est sensible) porte sur le lieu de comparaison. La gauche a abandonné les rives du Jourdain pour d'autres destinations exotiques. Le message reste pourtant le même. C'est celui d'un cosmopolitisme mondain (pour les plus riches) et aspirant à la mondanité (pour les autres qui s'illusionnent, quand ils ont encore un peu de culture, sur le modèle gidien comme idéal pour lutter contre le modèle barrésien. Nous en reparlerons dans l'année. Promis.) qui noie le pois(s)on dans un vernis multiculturaliste dont la dernière formalisation est les élucubrations sordides du rapport sur l'intégration auquel Pierre Mari, chez Stalker, règle son compte sur un plan lexical et donc idéologique d'une façon remarquable. Ils ne peuvent se sentir toucher par les mots de Guicciardini, ceux qui se prétendent du monde, et pour une très bonne raison : nous ne sommes jamais du monde, sinon dans l'ordre des idées et des affinités électives qui demandent que l'on creuse son sillon d'abord pour pouvoir comprendre le sillon d'autrui. Ils ne peuvent comprendre Guicciardini parce que ces citoyens du monde sont avant tout les thuriféraires volontaires (pour les conscients) ou idiots (pour les autres) d'un ordre qui se veut justement mondial. Ils ne comprennent pas (ou alors trop bien) qu'une telle revendication porte moins une humanité que l'on voudrait solidaire qu'un marché que l'on voudrait sans entraves.

    Les individus qui voient en des personnes comme moi, alarmées qu'elles sont du délitement de la culture, de l'abandon de l'Histoire, du reniement d'un héritage antique et judéo-chrétien, des crypto-fascistes, des réacs délirants, voire des xénophobes à enfermer (toutes ces insultes font sourire. Elles servent trop, et pour trop de monde.), ces individus-là devraient se demander pourquoi cette alarme prend le plus souvent les traits de la mélancolie et non ceux de la colère, pourquoi elle s'exprime en dépit du bonheur qu'il y aurait à vivre retranché du monde, dans le seul territoire, déjà si vaste, des livres, des tableaux et des sonates, pourquoi elle agite un esprit ayant atteint le demi-siècle, un âge tel que du désastre il n'en verra rien, que cet esprit pourrait s'en laver les mains, se dire que de l'enfant qu'il regarde jouer ou de l'adolescente qui lui sourit dans le bus, il n'en a cure. Après moi, le déluge. La douce pente de l'indifférence est tentante mais elle ne peut se prendre que si je renie ce dont je suis le fruit, que si je pratique assidûment la selbsthass -haine de soi- réclamée par les terroristes intellectuels au pouvoir, que si je ne rends pas à mon père et à ma mère, et au-delà d'eux, à l'Histoire de ceux qui m'ont précédé, quelle que soit leur origine, ce qu'ils m'ont donné de français, que si je ne crois plus à la grandeur des édifices pluri-séculaires, à la beauté des tableaux, aux charmes des paysages nourris de l'esprit européen, que si j'oublie la grandeur de Rome, le mystère de Venise, la rigueur de Paris, l'éclat de Séville, que si je ne crois plus, à ma modeste place, à mon rôle de passeur.

    Face à cela, la médiocrité assassine (j'écris en conscience : assassine) de nos gouvernants (3) donne envie de polémiquer, d'user de la langue venimeuse qui fit le sel des XIXe et XXe siècles. Mais ils sont tellement méprisables que ce serait affaiblir son honneur. Il faut donc alléger son cœur autrement, ouvrir de petites fenêtres sur le sensible et le relégué pour espérer toucher celui qui lit. Non pas pour plaire mais parce que les chemins de traverses, les routes dérobées sont aussi le moyen de s'émerveiller du détail et d'ironiser sur la glaise du temps présent et de combattre ses statues boueuses. 

     

    (1)Cet extrait se trouve dans Guy Debord, Panégyrique, tome 1, Gallimard, 1993

    (2)On connaît la formule choisie par Paul Valéry, dans La Crise de l'esprit, en 1919 : "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles."

    (3)Médiocrité assassine englobant ainsi : le reniement à la laïcité et l'oreille attentive au communautarisme, la haine délirante du catholicisme et la complaisance envers l'islamisme, le mariage pour tous et le démantèlement de la politique familiale, l'instrumentalisation des -phobies diverses et la faiblesse à appliquer la loi, l'abandon de la souveraineté nationale et la soumission aux diktats de l'ultra-libéralisme, la fascination sportive et médiatique et le mépris des petites gens...


    Photo : Simon Marsden.

  • Souvenir d'enfance, Craig Armstrong

    Ne pas chercher un excès de bonheur ou les clichés de la tristesse. Donner un souvenir qui ait pu être, selon les jours, un engourdissement ou une longue évasion.

    ...

    Chacun ses secrets...



    Comme la cachette de la clé, pour la maison, derrière la pierre descellée du muret...

  • Avec vue...

     

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    Parfois, vous arrivez en fin d'après-midi en un territoire que vous connaissez à peine (mais il est aussi possible que l'histoire vaille pour ceux où vous êtes déjà venu, et souvent même). Il vous faudra trouver un havre. Mot magnifique. La voie étymologique rappelle que le havre, c'est le port. Est-il nécessaire pourtant qu'il y ait l'océan pour penser que, vers les six heures, il s'agit bien de jeter l'ancre ? Pourquoi pas une anse accueillante en plein cœur des Pyrénées, de l'Ombrie ou du Jura ?

    Bientôt le soir viendra. Vous n'en avez cure. Pour l'heure, à l'hôtelière, derrière son comptoir, vous demandez une chambre. Avec vue.

    Cela suppose-t-il qu'il puisse y avoir des chambres aveugles ? Vous n'en avez jamais connu mais un ami, à Foix, et un autre, dans un taudis vénitien...

    La chambre avec vue, en hauteur, face au lac (ou la mer, la montagne, le val boisé,...), sera plus chère. Vous signez tout de suite. Que ne feriez-vous pour jouir du paysage... C'est d'abord ce que vous vous dites : que votre regard puisse s'offrir une envolée et que vous prolongiez le voyage, là, immobile, le corps penché, les avant-bras en appui, à la fenêtre, que l'inconnu et le lointain entrent jusque dans ce lieu qui ne sera jamais vôtre. Ce n'est pas une question de luminosité. La chambre, cette fois, est orientée au nord, mais il y a autre chose, comme un impératif d'oubli.

    Oublier que toutes les chambres d'hôtel se ressemblent. Le mobilier impersonnel, la tapisserie neutre, les médiocrités impressionnistes (certes, vous vous souvenez de cette exception romaine et une autre, à Varsovie). Elles ont toutes un parfum de cellule.

    Oublier aussi la déception de la journée : la cathédrale en réfection et le javellisé de la vieille ville.

    Et vous vous attardez sur les détails du paysage. Vous vous faites topographe et rêveur ; parfois, l'horizon est plus qu'une promesse, une véritable réorientation du voyage. Vous irez là-bas, demain, vers l'inconnu du pli rocheux ou à la pointe presqu'insulaire que prend la brume. 

    La chambre avec vue vous soulage. Le soir arrive. Bientôt, il n'y a plus rien que l'obscurité, l'obscurité la plus absolue : de ce côté-ci, pas de réverbères. L'aventure a duré une heure, à peine...


    Photo : André Kertész

  • Profondeur de Simone Martini

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    Simone Martini, L'Annonciation et deux saints, 1333, Gallerie des Offices, Florence

     

    Il n'y a rien d'autre qu'un fond d'or. Le décor est sommaire. L'habillage viendra plus tard, les jeux de perspective aussi (on pense à Vinci). Pour l'heure, dans le panneau centrale de l'œuvre, simplement elle et lui.

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    Lui, beau, d'une beauté quasi androgyne, humble de sa fonction de messager et pourtant habité de la douceur de la Parole qu'il amène. Elle, le bras replié, une main près de son cou, l'autre sur un livre, le corps saisi, elle a déjà l'éclat de son devenir. Son étonnement n'est que passager. 

    Ils sont l'un à l'autre. Non pour eux-mêmes mais dans une histoire qui les dépasse.

    Martini peint la plus belle des Annonciations.


  • L'abstention optimiste

     

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    "Faire des enfants, rien de mieux ; en avoir, quelle iniquité !" C'est écrit dans ce livre si étrange et magnifique (pour le reste de l'œuvre, rien) que sont Les Mots de Sartre.

    Quand on considère la surpopulation galopante, l'appauvrissement écologique, les désordres politiques et migratoires, la violence à venir et la misère en extension, l'abstention en matière de généalogie n'est qu'un acte de lucidité. Pas la peine d'y ajouter sa dérisoire obole. Sartre écrit par ailleurs que l'enfant est « un monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets. » Décidément lucide, le garçon...

    Quoiqu'il n'ait pas été le premier, on s'en doute, à traiter le sujet. François-René de Chateaubriand écrivait déjà dans ses Mémoires d'outre-tombe : "Après le malheur de naître, je n'en connais pas de plus grand que celui de donner le jour à un homme". Version, disons-le, un peu pathétique de la question quand le cynisme sartrien percute l'esprit du lecteur.

    Donc, ne pas se reproduire (quel mot immonde...). Certes, un tel renoncement revient à envisager la vieillesse dans la solitude, l'abandon, la maison de vieux, l'asile, et tout ce qu'on voudra. 

    Mais il y a le suicide, aussi, comme porte de sortie, avant que tout cela n'advienne.


    Photo : Micha Bar Am


  • De Veronese à Klein, la confiscation...

    veronese - The National Museum of Western Art The Mystic Marriage Of St. Catherine C. 1547Details Paolo Veronese (Paolo Caliari).jpg

    Veronese, Le Mariage mystique de Sainte Catherine, 1547 Yale University Art Gallery, New Haven

    Véronèse est un peintre sublime dont certaines œuvres laissent le contemplateur sans voix. Le Repas chez Levi est d'une démesure magique. En plus de ses tableaux, l'artiste a laissé dans l'histoire de l'art une trace rare : une couleur. Le vert Véronèse, lequel vert se retrouve dans le vêtement supérieur de Sainte Catherine.

    Un autre peintre a ce privilège : Yves Klein.

     

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    Le bleu de Klein. L'IKB (International Klein Blue). Marque déposée. Propriété industrielle. 

    Le génitif n'a plus la même valeur. La possession est devenue de plein droit. C'est une arrogance sonnante et trébuchante. Un autre monde. L'expression, le sentiment et l'art n'ont plus cours. La touche est secondaire ; c'est la couche qui compte. Le badigeon uniforme contre la nuance de la couleur dans le dess(e)in. 

    D'un côté une forme d'éternité, de l'autre une assurance bancaire à 70 ans après la mort de l'inventeur...