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off-shore - Page 62

  • Réactionnaires de salon

     

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    Une phrase de Barroso, ce Tartuffe nuisible qui fut maoiste en sa jeunesse avant de virer ultra-libéral (ce qui n'est pas incompatible car dans les deux cas, il s'agit d'appauvrir le peuple, de créer une élite oligarchique et d'instaurer un semblant de liberté...) et c'est le feu au poudre. Devant l'envie de protéger l'exception culturelle française, le gouvernement a obtenu que l'audio-visuel n'entre pas dans les discussions du libre-échange. Barroso trouve cela « réactionnaire ».

    Et les couillons qui habituellement vous invectent avec ce même vocabulaire, qui ne vous trouveront jamais assez modernes en n'acceptant pas les règles de Milton Friedman et de von Hayek, qui vous reprochent d'avoir encore des réflexes de classes (ce qui signifie en clair de penser qu'il existe encore un prolétariat exploité et des ouvriers que l'on méprise), ces couillons s'insurgent. Il y a déjà là source à moquerie.

    Alors même qu'ils ne cessent de promouvoir une mondialisation débridée et assassine du passé, alors qu'ils vantent la création (terme languien au possible) au détriment de l'art, alors qu'ils célébrent l'écrivaillon contre l'homme d'une œuvre (il faut les voir s'émerveiller devant cette classe de journalistes-écrivains, à la Giesbert ou la Poivre d'Arvor, qui pissent de la copie romancée), ils voudraient nous faire croire que les niaiseries de Barroso les bouleversent. C'est évidemment touchant. Mais on ne peut guère les croire. Ils sont idiots et à l'image de ce cher Frédéric Lefèvre, nouvellement élu au titre des Français de l'étranger, adorent sans doute les écrivains Zadig et Voltaire.

    Raccourci éhonté me dira-t-on. Caricature infâme. Certainement. Mais il n'y a pas de raison que nous accordions à la classe politique des nuances qu'elles n'accordent pas à la populace, cette populace qu'elle sait invectiver, avec des mots polis, quand elle ne vote pas comme il faut. Je crois seulement que l'exception culturelle française réduite ou résumée aux productions télévisuelles, voilà qui en dit long sur l'espoir que nous pourrions avoir de préserver et de promouvoir notre spécificité. Mais nous n'avons rien à espérer de gens qui, comme ceux au pouvoir, détestent leur pays, sa culture et son histoire.

    Imbéciles encartés aux joies de l'audimat, de la télé poubelle et des pages de pub, adeptes des émissions pseudo-politiques et vaguement people (le rêve de passer chez Drucker en somme...), ces gens dévoilent ce qu'ils pensent en profondeur de la culture. Incultes eux-mêmes pour la plupart, les politiques français ont les réflexes du lambda de base qui identifie la connaissance aux bavardages insipides des hommes de télé et des journalistes complaisants, des séries insipides et de l'américanisation de l'antenne. Je trouvais déjà les Grecs fort stupides de s'émouvoir d'un écran noir ; force est de constater que les Français, tout au moins leurs dirigeants, ne valent pas mieux.

    On aimerait qu'ils se battent sur l'essentiel : la transmission d'une culture millénaire aux racines judéo-chrétienne (1), d'une littérature qui s'est fondé dès le XIIe siècle, d'une musique et d'une peinture qui ont brillé pendant des siècles. On aimerait qu'ils n'aient pas décrété l'anglais comme langue d'enseignement au même titre que le français. On aimerait qu'ils n'aient pas œuvré depuis longtemps à l'appauvrissement des enseignements et des manuels pour en vider, notamment en collège, la littérature et en lycée la chronologie historique. On aimerait qu'ils n'aient jouer les complaisants d'un art contemporain postmoderne qui célèbre Buren, Georges & Gilbert ou Jeff Koons.

    À côté de ce désastre, la saillie de Barroso est de la roupie de sansonnet. Qu'on brade la télévision ! Elle est déjà gangrénée par les lois du marché et les vendeurs de TF1, les fondateurs de Canal +, ceux de la 6, les complices du dévoiement la télé publique (où est le mieux disant culturel ? Où ?) devraient se taire plutôt que de jouer encore une fois l'indignation.


    Pour le reste, l'écrivain et éditeur Maurice Nadeau est mort dimanche, à 102 ans, dans une indifférence médiatique qui vaut toutes les explications. Requiescat in pace.


    Photo : Radio France - Verdier/Sophie Bassouls

     (1)Ce qui n'a bien sûr rien à voir avec une quelconque promotion de la religion chrétienne. 

  • Sublimation maladive

     

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    Dans l'œuvre de Proust, la chambre n'est pas un simple motif narratif, l'exploration d'un moyen symbolique par quoi l'écrivain traduirait le retranchement du monde pour s'en préserver. Ce ne fut jamais un lieu simple, distinguant le personnel et le maternel du collectif et du social. Pour celui qui finit dans une chambre tapissée de liège, vivant en partie la nuit, pour arriver à la fin de son entreprise littéraire (quoiqu'il n'y parvînt pas tout à fait), la chambre est à la fois le recueillement et la hantise, comme si nul n'avait pu véritablement donné une consistance, un continuum à son repos. Tout est transitoire, certes, mais ce point concerne le temps. Et il n'y a pas de temps sans lieu, et sur ce plan, tout est fluctuant.

    La maladie du narrateur, son malaise chronique (ce qui donnera aussi la chronique de son malaise) ne sont pas des faits de style (au sens où ils formeraient une architecture romanesque surfaite) mais le style même, dans la mesure où ils servent de terrain d'aventure et de terreau psychique et que l'écriture se déploie dans le temps même où l'immobilité est de mise. La chambre, chez Proust, est le lieu de la révélation, là où tout est exacerbé et donc mis à jour. Il croyait là pouvoir trouver la paix et il y livre la plus grande des batailles. C'est dans le proche qu'est le lointain le plus violent ; c'est dans l'unheimlich que se dévoilent les plus grands combats que nous livrons contre/avec nous-mêmes. La chambre proustienne a quelque chose de tragique en ce qu'elle est le recours et la fêlure. Et il n'est même pas nécessaire qu'on y introduise une autre existence (la question de l'amant ou de l'amante par exemple). Il suffit d'y être livré à soi-même.

    Proust transmue dans son roman la matière de sa propre expérience des choses (ce qui ne signifie pas qu'il raconte sa vie puisqu'il y ajoute d'emblée une degré de distance qui fonde sa littérature) et peut-être n'y a-t-il pas plus parlante compréhension de ce qui fait son génie que la lumière portée des chambres réelles vers les chambres textuelles. La mise en miroir d'un extrait de sa correspondance (à une époque où La Recherche n'était encore qu'une chimère) et de son œuvre magistrale est exemplaire de ce qu'un travail d'écriture offre à celui qui s'y attèle et à celui qui en devient, lecteur, dépositaire.



    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

                 Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

              Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

  • La réalité est magique...

     

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    À Sérignan, dans l'Hérault, il existe une impasse de la démocratie. Il y a donc bien eu, dans le passé commun d'une bourgade sans histoire, de joyeux drilles facétieux qui tournaient tout en dérision, à moins que ce ne fût le signe d'une mélancolie désirant conjurer le sort. Le plus drôle est que nul conseil municipal ne se soit encore penché sur la question d'une nouvelle appellation. C'est pourtant dans l'air du temps, le ravalement des noms et des idées.  

    Mais il est vrai qu'en matière d'impasse, le choix serait si pléthorique, les prétendants si nombreux (que chacun fasse sa liste) que le statu quo soit de mise.

    Néanmoins, on sait que l'infiniment petit côtoie l'infiniment grand. Sérignan tient peut-être là, dans le mystère d'une désignation dont on ne connaît plus l'origine, et sans le savoir, une clé de l'Histoire à venir...


    Photo : Ronan Le Grévellec

  • Écran de fumée

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    L'émotion que peut immédiatement provoquer l'arrêt tout aussi immédiat de la télévision publique grecque est une preuve (pas un signe, une preuve : un aveu tangible) du dérèglement contemporain. Cela ne s'était jamais vu dans une démocratie. Fichtre ! J'apprends donc que la démocratie, ou pour être plus précis : le degré d'atteinte à la démocratie, se juge à l'aune de la télévision d'État. L'affaire est savoureuse quand les trémolos viennent des voix de ceux qui veulent en purs libéraux (de tous bords : de droite comme des socialistes. C'est une affaire de déguisement) détricoter le tissu étatique, justement, et national.

    Cette réaction peut doublement s'interpréter, et à chaque fois il s'agit d'une vulgaire duperie. La télévision serait donc la démocratie et le troupeau régnant se veut l'ardent défenseur des valeurs associées à cette ambition politique. Il s'agit d'être dans l'esbrouffe d'une revendication que tous les autres actes, bien plus déterminants et nocifs, contredisent. Faire payer les Grecs jusqu'à plus soif, mettre le pays sous tutelle, épargner la racaille bancaire étrangère qui fut complice de cette déliquescence. La télévision n'est pas synonyme de démocratie. Cette dernière conception s'est élaborée historiquement bien avant que ne puisse être envisagée la moindre technique de diffusion hertzienne (ou par câbles...). Et il y a une certaine ironie à considérer que l'appareil médiatique d'état ait servi par principes la diffusion de la pluralité qui garantirait, logiquement, le devenir politique des nations qui prétendent à la démocratie. Ce serait même l'inverse. Mais il faut bien, à coup de contorsions ridicules, trouver dans l'acte symbolique du gouvernement grec une atteinte à l'information, à l'éducation, à l'acculturation du citoyen. On croit rêver. C'est mutatis mutandis pleurer la disparition médiatique de Pujadas, Drucker et Calvi. Il faut une bonne dose de naïveté pour voir une telle situation affoler celui qui réfléchit un peu.

    Deuxième point : ces lamentations posent que l'information (mais là encore, une blague : l' État redevient le pourvoyeur de la vérité et de la liberté) est l'essentiel du processus démocratique. Lecture habermasienne du monde un peu simpliste, il faut bien le reconnaître mais qui sied fort bien à l'air du temps qui nous vend la communication sous toutes ses formes comme le stade ultime de l'affranchissement des masses quand celles-ci sont de plus en plus victimes d'un processus d'abrutissement. Abrutissement qui ne tient plus, comme au temps du stalinisme bon teint, par le contrôle des canaux de diffusion mais par le mouvement inverse : multiplier les sources, les canaux, les producteurs, les pourvoyeurs (comme on parle pour les drogues) et noyer le poisson, ce qui revient à noyer le citoyen réduit en lambeaux. Sur ce point, à l'heure du numérique, de l'optique et des connections en tous genres, la disparition de la télévision publique d'État est une anecdote.

    Pour qu'il n'en fût pas ainsi, il aurait fallu que celle-ci n'eût pas cédé aux sirènes pourries de la production commerciale, qu'elle ne se fût pas auto-détruite dans la course à l'audimat et à la part de marché.

    La télévision grecque d'État est morte. Un verre à sa santé. Et que crève, dans un même mouvement, le service public français.

    Parce que cette agitation me fait rire, quand m'affligent la misère du peuple grec, sa soumission à la finance internationale et aux instances politiques qui en sont le bras armé. Et je dis bien : bras armé, car en l'espèce la violence est autrement plus destructrice que de ne plus voir des couillonnades. Mais la décomposition héllène n'occupe personne. Elle est entrée dans le paysage. Les Grecs crèvent et l'on passe son chemin ; les Grecs vivent dans la terreur d'une mort lente et l'on détourne la tête. En revanche que s'éteigne l'écran et tous les crétins s'affolent.

    En ces temps de bêtise condensée, il est difficile de ne pas céder à la misanthropie absolue et pire : de ne pas tomber dans un nihilisme qui, en soi, est une dérision et une absurdité de plus. Mais il ne m'est pas indifférent de voir le pays de Platon, d'Hérodote et Çavafy (si chère à Marguerite Yourcenar) filer dans le royaume des ombres, de le voir promise à la disparition, à n'être plus qu'un point, puis rien.

    Les manes de la Grèce sont notre tombeau et devant ce désastre, ce n'est pas un écran de plus ou de moins qui peut changer la vision du monde. Sonner la charge de l'indignation quand on coupe l'antenne, c'est être pourri jusqu'à la moëlle. C'est avouer que sa culture, on l'a faite en regardant Intervilles, Champs-Élysées, Maguy et Les Enfants du Rock... De quoi pleurer, en effet...


    Photo : Justin Arnaud

     

  • Antifasciste, évidemment

     

    L'affaire Méric aura donné lieu à une belle débauche de propagande quasi soviétique. Nous aurons assisté ces derniers jours à un exemple de terreur médiatique et de manipulation, à vous rappeler dans la minute les pages décapantes de Serge Halimi quand il écrivait sur les Nouveaux Chiens de garde (1).

    Les faits sont ce qu'ils sont et la peine des parents de la victime ne me concerne pas plus que celle de tout parent qui perd un enfant : cela arrive tous les jours et dans des circonstances dont la violence est comparable à ce qui est advenu la semaine dernière. Nous sommes dans l'ordre du privé et la common decency implique que l'on reste à sa place. Le problème n'est pas de s'apitoyer, de tourner l'histoire d'une rixe entre extrémistes en préfiguration d'une montée du fascisme et fissa, à l'image de l'inutile Vallaud-Belkhacem, de demander aux media de ne pas se faire les relais des idées néo-nazis et d'extrême-droite. Ridicule porte-parole d'un gouvernement non moins ridicule et nuisible, faut-il rappeler à sa culture politique que ce fut Mitterrand qui obligea à ce qu'on ouvrît l'espace médiatique à Le Pen, dans les années 80, pour amoindrir la droite ? Faut-il lui rappeler que ce furent ses vieux copains socialistes qui, pour sauver des sièges, introduisirent de la proportionnelle en 1986 et offrirent à Le Pen and co 35 députés ? Est-il  possible d'énumérer les média complices des idées brunes ? Voudrait-elle brider l'espace d'expression, voyant dans Le Figaro, Valeurs actuelles et La Croix les vers pourrissant la démocratie ? Bergé vient bien d'accuser Frigide Barjot d'avoir du sang sur les mains. Tout est possible en cette France nourrie de bêtise. Mais l'amalgame est un jeu connu des aspirants autoritaires...

    Quelle terreur, donc ?

    Un simple glissement sémantique, en fait. Clément Méric fut d'abord médiatiquement un militant d'extrême-gauche. Mais cela n'était guère porteur, eu égard à la manière dont la classe politique institutionnalisée, à commencer par le parti de la rose, traite habituellement cette engeance agitée. Était-il possible de se mettre du côté d'un trotskyste ou apparenté ? Problème sans doute. On ne pouvait pas, sans être en porte-à-faux et dépasser le compassionnel, tenir la ligne politique qui, paraît-il, plaçait la victime du côté des extrêmes, car il faudrait alors envisager un jour de devoir tenir la même posture pour la mort, dans un combat de rue, d'un facho patenté. Il fallait le ressort de la langue de bois et des fausses moustaches pour convertir le débit en crédit. La requalification de la langue est un des modes les plus classiques de la terreur, parce qu'elle s'impose par le haut : elle est un signe non seulement du pouvoir en soi mais aussi l'affirmation de son droit illimité à redéfinir le réel à sa convenance. Cela n'a rien à voir avec la polysémie ou la métaphore. Ce à quoi on assiste alors est un transfert symbolique mettant entre parenthèses (ou annulant même parfois) le partage commun du sens. Telle a été, en moins d'une journée, la transmutation de l'élément politique.

    Ainsi parut-il que c'était un militant non plus d'extrême-gauche mais antifasciste qui avait trouvé la mort. L'antifascisme est pratique : il ouvre la clé des bonnes âmes et impose le respect, c'est-à-dire le silence. Il a de plus l'avantage d'être soluble dans la doctrine libérale (fût-elle maquillée en bavardages de gauche). Il est le blanc-seing par quoi certains s'achètent ou se rachètent une virginité. Mieux encore : c'est une étiquette fédératrice, devant laquelle vous n'avez plus qu'à vous taire. Vous êtes, vous devez être anti-fasciste, pro mariage gay, aimé le progrès, être de gauche, mondialiste (2). Au fond, l'identité démocrate française, aujourd'hui, c'est un peu comme le formulaire que vous remplissez quand vous allez aux États-Unis : le choix est réduit et contraint. Antifasciste, donc, la victime, ce qui supposerait en bonne logique (je veux dire, quand on applique un principe d'équivalence des termes) qu'extrême-gauche et antifasciste soient synonymes. Pourquoi pas ? C'est en tout cas un brevet de bonne conduite absolument imparable. Les staliniens du PC en usèrent pendant des décennies pour couvrir les horreurs du Goulag, la Révolution culturelle chinoise et le soutien aux Khmers rouges. Ce genre de révisionnisme historique est pour le moins répugnant et suppose que l'on fasse des confusions malhonnêtes dans les époques. Mais de telles pratiques sont le fondement même de ce qu'on appelle la propagande, eût-elle les apparences des pensées les plus nobles. L'antifascisme, comme position politique, mérite mieux qu'un traitement postiche, qu'un accommodement de circonstances. Or, les socialistes et les journalistes soumis à leurs intérêts ont œuvré en ce sens, un peu comme ils l'avaient fait un an plus tôt dans l'affaire Mérah. Il faut croire qu'ils n'ont pas eu honte de leurs raccourcis d'alors et qu'on leur a vite pardonné ces pratiques nauséabondes.

    J'ai connu dans ma jeunesse des autonomes et des anarchistes qui avaient eux aussi des gros bras qui aimaient la baston et j'aurais craint certains soirs de les croiser. Ce sont d'ailleurs eux avec qui la police des gouvernants socialistes ont parfois eu mailles à partir. Mais ce n'est évidemment pas le sujet. Ce n'est jamais le sujet.

    Dès lors, comment ne pas rester amèrement dubitatif devant cette énième tentative de récupération, devant cet énième travail de moralisation confondante de la part de ceux qui pensent avoir pour eux, ad vitam aeternam, les valeurs universelles (3) Il est ridicule et sommaire de penser que de telles arguties médiatiques puissent encore longtemps faire illusion. Ces procédés sont propres à creuser plus encore le fossé entre les politiques et la population. Éluder la réalité en recourant à des recettes aussi éculées consterne.

    Une mienne connaissance me faisait justement remarquer que le mis en examen est fils d'émigré espagnol, d'origine modeste, quand la victime est fils de professeurs de droit. Il y a là comme une inversion symbolique. Le garçon issu du peuple, qu'on aurait attendu à l'extrême-gauche, est à l'extrême-droite, quand le fils de bourgeois s'entiche des rêveries trotsko je ne sais quoi. Les sociologues à la petite semaine, qui ne voient pas grand chose du monde mais qui aiment discourir sur les plateaux télé, devraient prendre en considération ce bouleversant paramètre. Ce serait, me semble-t-il, plus intéressant, plus porteur, pour analyser la décomposition sociale d'un pays livré aux vents frais du libéralisme intégral, que de pavoiser à la couleur des étendards de quelques anars et autres ultra-gauchistes de salon comme on en trouve à Sciences-Po (avant que de rentrer dans le rang des pantouflages rémunérateurs). Il ne s'agit nullement de défendre qui que ce soit, de trouver des excuses à qui que ce soit mais il est intolérable que l'argument social et politique soit la propriété des mêmes. On aurait par exemple aimé entendre les instances de l'État s'exprimer sur le passage à tabac d'un prêtre le 13 mai dernier. Pas une ligne dans Le Monde, dans Libération. 

    Antifascisme, donc, puisqu'il faut croire que nous sommes à l'orée d'une éruption brune. Encore faudrait-il le prouver ? Encore faudrait-il alors prendre les mesures en accord avec les paroles. Car toute cette mise en scène manque de profondeur. Si les groupuscules d'extrême-droite sont dangereux, qu'on les interdise, qu'on les combatte aussi virilement que sont capables de le faire les forces de l'ordre pour évacuer une usine occupée par des salariés. Si le Front National est un danger pour la démocratie, qu'on l'interdise. Purement et simplement. Si l'on est vraiment antifasciste, on ne peut pas prétendre comme on l'entend jusque dans les rangs de la droite (Fillon en tête) qu'il n'est pas dans l'arc républicain.

    Pour le reste, l'antifascisme est une pirouette dont se targue à tout moment la gauche, oubliant qu'elle fut historiquement un pourvoyeur non négligeable des troupes fascistes dans les années 30-40.

    Dernière chose : l'indulgence pour l'extrême-gauche et son masque antifasciste ne doit pas nous faire oublier que l'antisémitisme de ce milieu, au nom d'une lutte contre la capitalisme et le soutien aux mouvements post-coloniaux passant par la haine d'Israël, les rend fort perméables à certains discours islamistes. Il suffit de les voir s'accointer sur les campus. Mais de cela nul n'est jamais censé parler.

     

     

    (1)Serge Halimi, Les Nouveaux Chiens de garde, Raison d'agir, 1997 (édition revue en 2005)

    (2)Pas altermondialiste, mon-dia-liste !

    (3)Ce qui ne manque pas de sel tant, par ailleurs, il conteste l'universalité au nom de la diversité...

     

  • Flambant neuf...

    john gress.jpg

    Ce n'est pas que le monde soit dans tes cordes (tu t'en doutais), ou même que tu composes aisément avec des forces contraires, mais que tu puisses désormais éteindre le feu de tes pires souvenirs, les désosser, pour l'inspection des jours meilleurs, des pièces encore bonnes, négociables, malgré la rouille et le vert-de-gris qui ont failli avoir ta peau, et te dire : "de cela, j'ai su en faire une chose que nul ne pourrait vraiment reconnaître, ni même identifier"... Que tu puisses le faire et être sans-regrets.


    Photo : John Gress/Reuters

     


  • Bruckner, monde proche...

    Parce que les ritournelles hollywoodiennes, du temps béni du cinéma, ont familiarisé les spectateurs avec les envolées lyriques et les compositions-paysages, la musique symphonique de l'ère romantique a souffert d'une certaine dévalorisation. Brahms, Mahler, entre autres. Et Bruckner, peut-être plus que tous. Certaines interprétations n'ont pas arrangé l'affaire, en faisant traîner infiniment des adagios pour en faire un sirop indigeste. Nous avions déjà évoqué le cas mahlerien avec l'interprétation géniale de Mengelberg pour l'adagietto de la 5e. 

    Ce qui suit relève de la même logique. Furtwangler dirige le Philarmonique de Berlin. Nous sommes en 1942, autant dire un monde antédiluvien pour un contemporain qui balance ce qui a été produit l'année précédente. 1942 : un son qui n'a pas le lisse du numérique. Mais tout y est : la profondeur des cordes, la charge discrète des cuivres, l'élégance d'une tenue orchestrale. Un maître dirige le 2eme mouvement de la 7e symphonie de Bruckner, une impression à la fois proche et différente de la version mise  en ligne sur ce blog. Un bonheur qui n'en finit pas.



  • Job (substantif)

    Dans la série des anglicismes qui ne devraient servir à rien mais dont l'usage induit une inflexion de l'esprit français vers les valeurs anglo-saxonnes, il y a job.

    Nous sommes déjà passés de l'époque du métier à celui de l'emploi, ce qui, pour beaucoup, signifie un rabais qualitatif du travail et pour la plupart une disponibilité, une flexibilité, une employabilité dont le nouvel esprit du capitalisme (comme l'ont si bien décrit Boltanski et Chiapello) voudrait nous faire croire qu'elles sont une chance, alors qu'elles sont les révélateurs d'une incertitude chronique et stratégique (du point de vue des dirigeants). Et ce n'est pas la dernière loi socialo-libérale sur la "sécurisation de l'emploi" (justement) qui va arranger la situation. Le désastre est tellement flagrant et la complicité des gouvernants de progrès tellement évidente qu'on se doit de rappeler tout ce qu'un Jean-Claude Michéa dénonce d'une gauche qui fait pire, d'une certaine manière, que la droite.

    Mais revenons à notre job.

    Pour les gens de ma génération, l'usage de ce mot était circonscrite : il renvoyait quasi exclusivement à cette période estivale pendant laquelle on cherchait un boulot pour financer ses études ou partir en septembre avant que la fac ne reprenne son train-train en octobre. Le job avait par excellence cette connotation joyeuse parce que temporaire d'un travail qui ne pouvait pas nous définir, par lequel nous étions concernés pour autant que le plaisir ou l'indépendance relative était au bout. Jusqu'à un certain point (je pense à ceux qui faisaient des colonies), le job servait à vous fabriquer des souvenirs.

    Avec le temps, le job s'est installé dans le quotidien, dans la continuité annuelle d'une société en crise, dans la perpétuation des incertitudes sociales et économiques. Ce qui tenait du furtif et du sommaire sans crispation s'est transformé en une recherche répétitive et flottante pour échapper la misère et à la précarité. Le job d'été n'est plus, ou si peu. À la place : trouver un job. Un job à l'année, s'entend, selon des contrats précaires, des renouvellements aléatoires, et des conditions défavorables. Par le biais de toutes ses connotations, le mot job a signifié que le monde du travail français avait changé, que les heures de gloire de l'ouvrier et de l'employé lambda, dans ses revendications de reconnaissance légitimes, étaient passées.

    Le job, c'est le managériat à l'américaine. C'est le triomphe symbolique de MacDo. C'est l'effacement de toute valeur humaine au profit de la comptabilité. Xavier ou Paul a trouvé un job : autant dire que ce sont des années de CDD et, même en cas de CDI, une plongée à la minute en cas de baisse d'activité. Le job cadre bien avec l'éternel jeunisme ambiant. Il va de pair avec le discours stratégique qui demande à ce que de votre énergie vous fassiez un plus pour l'entreprise. Et de presser le citron avant de le jeter.

    Il a fallu attendre le tournant des années 2000 et même un peu au delà pour le mot franchisse une étape supplémentaire, celle de l'univers politique. L'an passé, Copé l'ectoplasme disait que pendant la campagne il avait fait le job (a minima semble-t-il). Ce jour, Valls je-n'aime-que-moi déclare qu' "il y a un président de la République François Hollande qui je l'espère est là pour longtemps. Il y a aussi un Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, qui fait bien son job." Laissons de côté ce que le propos porte d'implicite et d'ambition. Retenons simplement que la politique est un job, que la direction politique est un job, que l'orientation d'une nation est un job.

    Faire le job... Il ne s'agit plus d'un travail. Cela n'équivaut pas à faire son travail. L'idée est tout autre. C'est le triomphe de la logique d'entreprise. Le job est indissociable du business. Il n'est pas étonnant que des personnalités aussi peu politiques que Copé ou Valls (mais les autres ne le sont pas plus) usent d'un tel vocabulaire. Le repli du politique sur les critères de l'économique, de la finance et des cadres comptables ne peut qu'aboutir à ce dépérissement. Ayrault fait (bien) son job ; il ne mène pas une politique. Et pour cause : il faudrait qu'il en ait une, qu'il ait le droit d'en avoir une, qu'il ait la volonté d'en affirmer une. Mais rien de tout cela ne peut désormais advenir.

    Reste le job. C'est-à-dire la posture et l'instrumentalisation à peine cachées maintenant de la classe politique qui occupe la place ou le poste, en sicaire obéissant de la finance (l'ennemi par principe, comme dirait l'homme normal...). Pour le job, la compétence est moins importante que la stratégie, la valeur moins porteuse que le symbole (sans quoi Ayrault ne l'aurait pas décroché, le job). 

    Dans le job, les ordre viennent d'ailleurs, la pression est extérieure, la raison invisible et le souci commun une petite brume qui se dissipe.

    Et après faire le job, que nous reste-t-il à attendre (façon de parler évidemment, puisque nous n'attendons rien, en soi) ? Do the job. Une version anglaise intégrale ou le statu quo. Belle perspecive d'un langage politique niché entre l'euphémisme (le mot rigueur n'a pas de raison d'être) et le sabir minimum d'une mondialisation asséchante et destructrice.

  • Lucca

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    Il y a d'abord l'œil que tu ouvres, dans un endroit qui n'est pas ton quotidien, où la chaleur s'est infiltrée et le drap est à mi-corps ; tu te retournes, avec lenteur et délices. Et dans ce mouvement, toi en caméra monoculaire (ta pupille droite est atrophiée d'une mémorable cuite) à voir le bout du lit, la commode défraîchie qui fait la fierté de l'hôtelière, puis les projections striées des persiennes, claires et régulières. Dans ce semblant d'obscurité, elles dispensent une linéarité jaunie et multiple, une intromission sépia du monde dans ton cauchemar alcoolisé qui n'a ni fin de soirée ni escalier pour monter à l'étage ni déshabillage. Tu as gardé ton pantalon et personne à tes côtés. Le jour en lamelles est là et par la profondeur de la clarté dont il se signe, tu sais qu'il fait beau, chaud même et c'est parce qu'elles te donnent tous ces indices qu'aussitôt tu entends la cacophonie de la place, et tu sais qu'à la minute où, arrivé à la fenêtre, tu pousseras les volets qui n'ont pas été fixés, juste retenus, tu seras la proie du soleil, et heureux...


    Photo : X

  • Femme en bleu (X) : Matisse

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    Matisse, Femme à l'amphore, 1953

     

    La Femme à l'amphore de Matisse, à bien des égards, est la réponse à la femme-cafetière de Cézanne, quoique le mot réponse soit un abus, l'établissement d'une fausse identité, parce que la seconde n'est pas la négation, ou la suppression, ou le détournement de la première.

    Il y a simplement que l'on regarde le temps passé et combien les procédures ont modifié le sujet, au double sens du terme : thème choisi et figurabilité. La femme-cafetière de Cézanne était comparaison à l'objet, et quasi disparition de la femme dans l'objet. Le référent n'était pas là où on croyait pouvoir le placer. Le peintre explorait une coexistence (fort peu pacifique d'ailleurs) entre l'être et l'objet. Il y avait un espace, une séparation (de là, peut-être, l'ironie) et l'œil se promenait de l'un à l'autre. L'histoire du sujet, la servante, avait fait son œuvre. Elles (l'histoire et la servante) avaient proprement épousé la fonction, l'allusion domestique de la destinée. Les traits étaient durs, les pans rigides, les couleurs métalliques (avec ce qu'il faut de rouille, car l'un ne va pas sans l'autre).

    La Femme à l'amphore de Matisse se découpe, c'est le mot qui convient, sur un fond inexistant. Tout se concentre sur elle. Elle atteint à une forme (par le fond...) intemporelle. Elle n'a pas d'expressivité immédiate, elle est pure reconnaissance. On pourrait dire qu'elle est lisse, aussi unie que l'indique le choix chromatique. Il n'en est rien. Réduite à sa composition de silhouette, elle est remplie de toutes les facultés imaginatives dont nous voudrons bien la remplir. Corps bleu et plein, comme un contenu liquide (étendue infinie par la seule profondeur en surface de la couleur... magique), elle est, dans sa propriété visible, le contenu de l'amphore. Sa liquidation comme objet séparé. Il n'y a ni contenu, ni contenant. La femme de Matisse accueille, à bras ouverts, l'objet, s'unit à lui et dans les formes c'est une sorte de réversibilité, comme un corps se reflétant dans l'eau.

    Tout est en courbes et les courbes effacent les coups de ciseaux. Tout est courbes alors même qu'il y a des tranchants droits. Mais nous sommes si absorbés de la beauté nue (et d'une nudité qu'on ne verra pas, qui n'aura aucune obscénité...) qu'on oublie la réalité des segments formels : la taille droite, les bras tranchés secs, le haut de l'amphore. Rien n'y fait. Matisse offre une dynamique qui fait de la souplesse la vérité première de l'œuvre et de la vie qu'elle évoque. La cafetière de Cézanne était posée et la femme-cafetière statique. C'était la pose (et, dans la vie fourmilière de la servante, une pause). Rien de tel ici. On imagine la marche, le déhanchement, quelque chose qui navigue dans le corps, qui descend de l'objet vers le corps, avec ces bras-anses qui redoublent l'amphore d'une jarre supplémentaire, faisant que le vide, le blanc creusé par le corps remonté vers l'objet dessine un autre monde, une vérité supplémentaire du contenu et du contenant.

    Cette anse des bras est décisive. L'œuvre avait censément deux parties. Elle n'a plus qu'une unité, une femme-amphore, laquelle se sublime en un autre motif, une forme qu'on ne voit pas immédiatement. Alors que la femme-cafetière de Cézanne nous arrêtait à la pesanteur de l'objet, irrémédiable, Matisse fait apparaître une autre présence, une autre présence qui n'assujettit pas la femme à un rôle (d') accessoire. Ce n'est pas non plus pour y trouver une essence de la femme, sa réalité (laquelle d'ailleurs ?) idéale, car cet être-à-l'amphore n'est pas une abstraction. On la connaît. Certes, on pense à l'imagerie grecque mais aussi à l'imagerie africaine. On imagine la marche, le long d'un chemin poussiéreux, le soleil ; on sent l'odeur du contenu, son instabilité liquide. L'artiste, avec trois fois rien, moins de marge de manœuvre et de recours (à la tentation réaliste, entre autres), délivre par quelques coups de ciseaux une histoire du monde, lointaine et modeste.

    Ce découpage a aussi un écho dans l'œuvre de Matisse. Ce sont des femmes, plus connues et plus érotiques, leurs jambes pliées, un genou remonté. Des femmes du repos et du mystère. Elles sont infiniment moins troublantes que celle-ci dont les seins se devinent, dont la taille fille, les hanches s'épanouissent mais quid des jambes. Rien sur ce point, sinon une pointe qui s'effile, une forme délicate et menue, un goût furtif du bonheur, une rafraîchissante douceur qui n'a pas besoin de traits ni de précision. Matisse a saisi un instant et nous n'avons plus qu'à faire le reste, loin d'un univers rigide, cerné, urbain, sérieux...