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off-shore - Page 64

  • Caravage, rencontre essentielle

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    Caravage, La Vocation de saint Matthieu, 1598, Saint-Louis-des-Français, Rome

     

     

    C'est plus que tout ailleurs, pour des raisons qui n'ont rien à voir avec le désir, comme à sant'Agostino, le lieu suprême de la jouissance. Peu importe le jeu de l'ombre et de la lumière, l'éclairage venant de la droite, la fausse luminosité de la fenêtre et l'affairement de Matthieu qui compte ses pièces. Tout est dans le bras tendu, dans cette désignation sans pareille qui fracasse l'œil du contemplateur. Il faut imaginer que le Christ est entré et, sans coup férir, a désigné l'élu, celui qui, parmi les quidams, pouvaient être l'attendu.

    Caravage respecte évidemment ce qui fonde le lien biblique, le contentement apostolique. Il est, à la lettre, dans les traces du texte. Mais, comme il est définitivement de coutume chez lui, il détourne son art vers une autre profondeur. La lettre ne vaut que si, selon les catégorisations aristotéliciennes, elle est subvertie. Ainsi en est-il de cette désignation de Matthieu... Lui, insensible à l'attente qui vient de survenir compte encore, avec assiduité, ce qui compte. Pièces sonnantes et trébuchantes, ce qui veut dire : monnayables à l'aune des valeurs humaines (tant il est vrai que, déjà, Caravage mesure que tout est transposable dans l'ordre de la matérialité....). Matthieu n'est pas occupé aux comptes ; c'est un leurre. Il est la concentration de ce qui veut s'inscrire dans le temps. Son matérialisme est l'effroi de l'instant à venir : il a la tête prise dans les calculs. Et Lui, magnifique, beau, serein, a le bras tendu. Il ne désigne pas, simplement. Il vient à la rencontre de celui qui ne l'attend pas. Il est tout ce que le monde contemporain ne peut comprendre : le bras tendu vers l'imprévisible, l'en deçà du calcul. Le Christ caravagien a la beauté incandescente de l'humanité qui ne veut pas ignorer l'humanité. On pense, en le voyant, au Dieu impavide et brutal de la Sixtine de Michel-Ange, à la fois proche et lointain. Il en est la négation outrageuse. Proche parce que le lointain est le devenir cruel de celui qu'on abandonne. Ici, rien de tel : le Fils tend le bras, la main, définit nonchalamment le lien, cette inéluctable relation qui fait la fraternité, après laquelle toutes les républiques post révolutionnaires construisent leurs illusions libérales.

    Caravage peint le message, la lettre et la désignation. Pas la peine de revenir là-dessus. C'est même ce qui peut le sauver de toutes les restrictions inquisitoriales. Mais il va au delà, toujours au delà : le Fils ne parle pas. Son geste ne requiert pas l'ordre mais la prochaine reconnaissance. Il sait ce qu'il va pouvoir demander sans même le demander. Toute la provocation du peintre (et il y en a eu avant ; il y en aura plus encore après) n'est pas là où on l'imagine. Elle ne provient pas du prosaïsme de la scène mais de l'évidence de la rencontre. C'est au sens second une passion. Matthieu est à Lui, non pas en serviteur, pas même en apôtre mais en compagnon de route. Le bras si remarquable, et la main, et le doigt, sont la requête du puissant au modeste, le retournement du pouvoir vers celui à qui il se destine. Le Christ est beau et visible, quand le visage de Matthieu est une énigme. Normal : le mystère n'est pas dans Celui qui est déjà engagé dans le combat mais dans celui qui, inconnu de tous, inconnu de lui-même, va partager ce combat.

    Caravage peint les expressions avec une rigueur, un réalisme disent certains, sans égal. Pourtant celui dont on nous présente la vocation reste sans traits. Ce n'est d'ailleurs pas tant la vocation que le peintre évoque que ce temps qui le précède. Il ne peint ni l'émerveillement, ni la contemplation mais l'écart qui sépare Matthieu de lui-même. En clair, l'avant de la Révélation, étymologiquement une Apocalypse. Caravage peint cet avant de la frontière après quoi rien ne sera plus comme avant. On attend, en contemplant ce tableau, que le futur apôtre lève la tête et que tout se fasse. Au fond, si l'on osait une comparaison, ce serait représenter la Vierge seule, avant qu'elle soit la Vierge, avant que n'arrive l'Ange. Ce n'est pas l'étonnement qu'il met en scène mais cet état bientôt impensable de l'homme occupé par la matière, et bientôt libéré d'elle.

    Devant une telle imminence, on n'abandonne tout. On fixe l'instant. On est habité...

    *

    Ce qui fait le prix de l'art caravagien se cache (ou se révèle) aussi dans la possible transgression de la lettre. Il est le sens littéral et cet autre par quoi nous pouvons trouver cette continuité de l'être qui nous habite. Dans ce tableau, ce n'est évidemment pas du Christ dont nous pouvons être le plus proche. Pas même de Matthieu, d'une autre façon, parce que nous ne sertons jamais des élus, des choisis, des êtres hors du temps offerts à une destinée qui les dépassent. Nous savons que nous ne sommes pas tragiques et que nous ne passerons pas le temps qui nous est imparti. Alors ? pourquoi Matthieu concentre-t-il notre attention à ce point ? Pourquoi est-il si proche de nous, par delà le message biblique, quasi littéral dont il est le porteur ? Il est nous en ce que nous perdons à chaque fois que la vie nous y a confronté le moment du basculement. Tout émerveillement est projection de l'attente et aussi effacement, abstraction, mieux : amnésie du moment d'avant, de ce qui nous étions et qui s'efface. Matthieu est notre frère par l'opacité du temps qu'il incarne. Replié sur soi, il exprime comme personne l'instant d'avant, et l'impossible souvenir qui précède les inévitables fracas dont nous parsemons nos vies. Le Matthieu du Caravage est nous pour autant que nous savons reconnaître que rien n'est écrit. Pas sur le mode assez grossier du le meilleur est à venir, mais en ce que l'à-venir est inconnaissable, qui a les moyens d'effacer une part de nous-mêmes. Caravage peint de Matthieu l'instant dont il ne peut se souvenir. Cela n'a rien à voir avec le moralisme augustinien du retour dans le droit chemin, d'un rigorisme éthique amenant à une rédemption. L'œuvre du peintre est à la fois plus universelle et plus prosaïque : peux-tu savoir ce qui t'attend ? Es-tu capable de savoir ce qui te bouleverse ? Tu es engagé dans ta quotidienneté et soudain un être apparaît : un dieu, un homme, une femme, qu'importe... Tu étais concentré sur toi-même et brusquement l'Autre te tire vers un ailleurs, vers lui, vers le monde, vers ta part inconnue (maudite, qui sait ?). Tu ne peux te suffire à toi-même. Tu n'es pas ta seule finitude.

    Si Matthieu est replié encore, c'est pour mieux se déployer ensuite. Si le Christ est là, c'est en fait qu'il a parcouru un long chemin. C'est une rencontre, la certitude d'une rencontre, l'indéfectible d'une rencontre. De celle que tu emportes dans la tombe, sans tristesse, sans regrets, sans honte. Son histoire, au delà de la Bible, devient aussi la nôtre, et celle de ceux qui nous accompagnent. Imparable...

  • L...

    La baignoire faisait sa taille, comme un cercueil. Il ne prit plus que des douches, à jets très chauds, jusqu'à la fin de sa vie.

  • già via Porta Ticinese

    PORTA TICINESE (ed SAEMEC).JPG

     

    Dans le centre de Milan, la via Porta Ticinese a un petit côté rebelle. Certes, comme on le sait désormais, la rébellion est plus un jeu qu'autre chose. Elle est une posture possible, sous contrôle et sans réel avenir. C'est une manière de se raconter des histoires et de faire durer le plaisir de la marginalité et de l'adolescence. La via Porta Ticinese a donc ses graffitis, ses tags, ses panneaux revendicatifs, ses murs barbouillés, où quelques récalcitrants, peut-être inspirés pour certains par Basquiat, vitupèrent et font du social.

    Il n'y aurait rien de très mémorable si tout au long de cette rue, sous les plaques municipales qui en rappellent l'identité, un inconnu (ou un groupe) ne l'avait rebaptisée avec un à propos qui dépasse les coups de balais habituels. Ainsi lit-on : via dell'ironia. Non è una conseguenza ma una necessità. Rue de l'ironie. Ce n'est pas une conséquence mais une nécessité.

    On a tant d'appellations en forme d'hommage (Jaurès, de Gaulle, Jeanne d'Arc,...) ou déterminés par l'environnement (l'église, le marché, le pont,...) qu'on remarque cet écart par le choix même du mot : l'ironie. Imaginons que nous introduisions ainsi une réalité moins monumentale, topographique ou historique. Rue de la métaphore, boulevard du mensonge, avenue de la gourmandise, impasse du péché (forcément...), place de la fatigue, allée du courage, square de la soif...

    Pour l'heure, c'est l'intrigant décalage que le commentaire qui fait le sel de l'affaire, puisqu'il oriente l'ironie dans un sens facétieux. Pas une conséquence mais une nécessité. Qu'est-ce à dire ? Qu'il ne faut pas découvrir l'ironie ou en user quand les nuages s'accumulent, que l'inquiétude gagne et que le découragement s'intalle. Si être ironique devient un choix en désespoir de cause, il y a fort à parier que toute parole sera amère. L'ironie sera atrabilaire au pire, mélancolique au mieux. Elle aura à sa façon reconnu, pour qui y recourt, la défaite consommée. Ironique, à ce titre, pointe la paralysie. Elle est un trait d'esprit, quand la matière politique a pris barre sur l'esprit.

    Mais le poète de la via Porta Ticinese voit les choses autrement. L'ironie est une nécessité. Elle est là avant que tout se joue, comme un étai majeur à l'avancée dans la vie. Elle n'est pas une saillie brillante et drôle mais une tournure profonde de l'âme pour neutraliser l'ordre et se faire un chemin dans le labyrinthe de la vie. L'inconnu qui a placardé une telle revendication donne une magnifique leçon d'optimisme.

     

     

    Photo : SAEMEC

  • King Creosote et Jon Hopkins, dérivant

    Le Diamond Mine fruit de la collaboration entre l'Écossais King Creosote et l'Anglais Jon Hopkins est une petite merveille. Les compositions de l'album recueillent la lenteur sans pathos, traversent le cœur d'un minimaliste que l'on croit facile alors que c'est en dépouillant à ce point la mélodie des enjolivements possibles de la production que l'on devine toute l'intelligence des deux compères. Là où beaucoup tourneraient vers les travers new age, avec des morceaux-paysages, eux fouillent encore et encore et surprennent avec délicatesse.

    Ci-après le court et suave Bats in the Attic


     


  • Par ailleurs dans l'actualité (VI)

    C'est beau l'Asie, exotique et chaleureux. Les rues grouillent de monde, avec un éternel enthousiasme. En plus, des gens qui bossent. Rapides, efficaces, silencieux. Parfois, dans l'univers des sweatshops si utiles pour optimiser les profits des vendeurs de fringues et rendre plus improbables encore les discours d'ici sur la mode, le style et l'élégance, il arrive qu'un bâtiment s'effondre.

     

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    Près de 400 morts, 700 blessés. Une broutille pour ce continent si exotique et chaleureux. Les rues grouillent toujours de monde. C'est à peine une info, ici. On fait un ratio. Vu la population, tout juste une dizaine de morts ici.

    Ici. Ici. On dit toujours ici. Et là-bas, à Dacca ou Bombay ? On s'en fiche, en fait, malgré les apparences.

    On dit ici parce que c'est ici que ça se passe. Ici qu'on cherche la couleur du nouveau pull, le déroutant imprimé flashy, le coordonné tueur chaussures ceinture col en V, pour la soirée de demain. Une soirée demain ? Où ? Ici. Ici chez moi. C'est bien pour ça qu'on s'appelle, non ?

    Photo : Reuters

  • En suspension

    jours fériés, silence, travail

     

    On écartait un peu plus les persiennes, déjà entrouvertes. Le fil du jour devenait un bandeau par lequel on voyait la place amnistiée de sa turbulence quotidienne. Il était presque neuf heures du matin. Les parents dormaient encore. Grasse matinée des jours fériés, quand rien n'était ouvert et qu'il fallait attendre le passant familial bravant l'heure de la sieste pour une promenade digestive. Les courants d'air n'embarquaient personne dans le centre ville. Les stores métalliques étaient tirés. Les boutiques avaient encore des allures de vieilles merceries et de jolis capharnaüms. Le ronflement d'une Simca 1000, lointaine, passant au rond-point, faisait penser à un avion.

    Il y avait un air de religion : c'était pourtant le premier mai. Les seaux de muguet s'étaient vidés avant midi. Chacun avait offert son brin. Tout était semblable au balancier de l'horloge : égal, lent, serein. Le grand frère lisait Stendhal ; la petite sœur dessinait et toi, tu classais les fiches cartonnées de tes animaux sauvages en rêvant de Tarzan, du cri de Johnny Weismuller et du visage angélique de Maureen O'Sullivan.




    Photo : Robert Doisneau

  • De Marilyn à Lady Gaga...


     

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    C'est en feuilletant les pages d'un livre de photographies (accompagnées d'un texte de Truman Capote) qui lui est consacré que l'on prend conscience combien l'image de Marilyn est imprégnée d'une constance capable de nous la rendre familière. Par delà ce qu'elle vécut et qui n'appartient qu'à elle, son visage reste le même et si de toute sa beauté pulpeuse et magique il est plutôt logique d'en retenir les accents mélancoliques de la fin, des Misfits, sa présence demeure, persiste, tout au long de sa vie publqiue. Il n'y a en elle aucune mystification, seulement l'apprêt nécessaire à ce sacrifice hollywoodien devant lequel nous avons une position si ambiguë : à la fois l'attrait d'un monde d'artifice et la désillusion de cette guerre du faux qui ne fera que s'accentuer.

    Les pages se tournent et ce toujours-là-même est la mesure désormais impensable d'un temps présent qui, lui, veut que nous soyons toujours autres, toujours dans le possible à venir, toujours dans la surprise, toujours dans le dérangement, c'est-à-dire le réarrangement de soi, dans une perpétuelle course à l'invention pour exister.

    Et de penser, par ricochets, à Lady Gaga dont des étudiantes me montrèrent l'an passé le véritable visage, ne sachant quel il était. De penser, oui, à Lady Gaga dont le transformisme incessant n'est pas qu'une marque de fabrique, une manière de se singulariser : il ressortit aussi d'une métamorphose plus profonde de l'époque identitaire. À mesure que s'affichent les revendications de cet ordre se développe le besoin d'être incessamment ailleurs. Les multiples apparences de Lady Gaga, qui ne font plus qu'un avec ses apparitions, soit : la concomitance de l'être et de sa recomposition en autre, n'ont rien à voir avec le grimage de carnaval ou le maquillage classique de l'artiste (par quoi, parfois, justement il se signe). Que l'art du maquillage soit inhérent à l'espace spectaculaire et à la mise à l'écran d'une réalité que l'on vend pour éventuellement vraie est une évidence. Que cet art qui fascinait tant Baudelaire fasse l'aller-retour entre la scène et la vie, nul ne peut en disconvenir. Il suffit de rappeler, comme un trait symbolique, que Max Factor et Elisabeth Arden, avant de monter leur entreprise de cosmétiques, furent des maquilleurs de cinéma. Mais  la problématique de Lady Gaga est un saut qualitatif aux perspectives vertigineuses.

    L'invisibilité de Stefani Germanotta (son nom à l'état civil) est d'une tout autre mesure que purent être, par exemple, les déguisements des musiciens de Kiss : elle est con-substantielle d'une disparition profonde de ce qu'elle est. Se montrant autrement qu'elle est, mais dans le dépassement programmé de ce qu'elle est déjà devenue, puisque le but du jeu est qu'on ne la reconnaisse pas, sinon dans une reconnaissance qu'elle soit inconnaissable, elle dévoile à travers le masque l'accomplissement du narcissisme suicidaire de l'époque contemporaine. L'être-autre est devenu la défaite annoncée de ce que j'ai déjà fait pour être autre. Les multiples visages de Lady Gaga sont proprement des images, des imago, ces masques mortuaires que les Latins portaient en procession aux funérailles. Ils ne sont pas ce qu'elle a pu trouver pour être mais le signe de ce qu'elle n'a pu trouver que transitoirement.

    Lady Gaga n'est pas une femme (ou un homme) mais une virtualité du temps présent, toujours présent, et donc toujours mort. Elle est une figure, un processus qui se montre au grand jour. Ses chansons, ses chorégraphies ne sont ni pires ni meilleures que le tout venant du easy listening FM. Ses produits n'ont rien de remarquable, ses talents non plus. En revanche, elle peut fasciner, par sa réalité d'objet virtuel. Un virtuel qui tendrait à devenir le fantasme de chacun. Faire de sa vie un perpétuel jeu de masques, où la réalité est suspendue de n'être plus qu'un arrière-plan permettant de se mettre en scène. C'est une course plus lourde de sens que le toujours plus du consumérisme classique, quand on pouvait croire faire la différence entre l'objet et soi. Lady Gaga, c'est l'objet en soi, l'objet de soi, et un soi diaphane, qui ne peut se fixer à rien.

    Le précurseur pop de ce naufrage est évidemment Bowie, le Bowie qui se grime en Ziggy et multiplie ensuite les accoutrements, les modes, les orientations musicales, surfant sur ce qui peut se vendre, Bowie dont on fait une expo et qui sort un album minable.

    Nous sommes loin, avec eux, de la chair de Marilyn, loin de ce temps où coûte que coûte la supposée superficielle et facile Norma Jean Baker demeurait fidèle à elle-même, et nous, fidèles à elle, parce que nous y trouvions une part de nous-mêmes, parce que nous savions que tout jeu a ses limites, parce que le fait de n'avoir qu'une vie est peut-être une désespérance, certes, mais une désespérance qui ne se contre pas en se démultipliant, en fracassant les miroirs.

    De Marilyn à Lady Gaga, il y a bien plus qu'une perte qualitative sur le plan artistique, bien plus que le triomphe de la société du spectacle : c'est la suppression volontaire et jouissive du sujet. C'est la mort de l'Autre, l'angoissante mort de l'Autre qui hantait la pensée d'Emmanuel Lévinas. Autant dire un crépuscule...

  • À l'écart

     

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    Tu es dans le train, alors que le jour passe. Les nuages font des tâches sur le blé encore ras et vert. Au milieu des champs de colza éclatant, le long d'un chemin de terre, alors que pas un édifice, bâtisse, corps de ferme, ni même mur miné, ne pointe, un rectangle petit, entretenu, militaire. Au milieu de rien, un rien qui passe comme un éclair pour toi, ce lieu commémoratif qu'on a relégué, visible de ceux seuls qui descendent vers le soleil pour trouver du repos.

    Rectangle sans destinée, sans vie, de ne pouvoir accueillir le moindre nouveau. Rectangle clos et pour tout dire définitif.

    Ce n'est pas le saisissement fugace d'une scène, comme tu te souviens de l'évocation de Réda, un rectangle vivant de lumière dans la vie, vertical et vitré, mais l'inimaginable de l'Histoire. Cette géométrie de croix éconduite du moindre hameau même, qu'un agriculteur longe aux temps des labours, de la semaille, et de la récolte, tu peux croire qu'une lointaine famille est venue y retrouver un sien. On voyait bien au loin la colonne centrale surtout dans toute cette platitude mais les chemins vicinaux étaient si abstraits qu'il lui a fallu un certain temps pour arriver à son point de chute. Un cycliste du dimanche matin, lui, s'est retrouvé par hasard, devant le petit portail de fer et, par curiosité, cuissard et maillot de la Mapei, gourde à la main, il est allé lire quelques noms qui n'ont rien évoqué. À l'heure d'aujourd'hui, a remarqué un nouvel administré, on pourrait reporter les noms sur le monument aux morts, sur la place du village, et donner la parcelle à Brisson : cela lui ferait un beau carré. Il faut bien passer à autre chose.

    Tu es dans le train, très loin désormais, toi aussi passé, et tu fomentes encore deux ou trois anecdotes possibles, comme des départs de feu.

     

    Photo : X

  • Transparence (substantif)

     

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    La transparence, ça nous regarde. Voilà bien la formule qu'on nous adresse du haut des assemblées, des couloirs dorés, des arcanes du politique. La transparence est notre droit, notre inscription égalitaire dans l'univers démocratique. Elle est la synthèse de nos pouvoirs dus par le monde qui parle pour nous. Le donnant-donnant. Homme normal ou arriviste vulgaire, ils viennent, comme des destins nus et purs le dire au citoyen : la transparence, ça vous regarde. C'est votre bien, votre blanc-seing nécessaire à notre crédibilité. Ils viennent avec comptes et bilans, dans leurs costumes inquiets d'hommes intègres, forcément intégres (et ce n'est pas tant leurs écarts qui troublent, nous ne croyons pas à la vertu du politique, moins encore à sa pleine lumière, mais leurs impossibles reconnaissances de pris-dans-le-sac.)

    La transparence. Rien dans les mains, rien dans les poches.

    La transparence, listée, légiférée, mise en scène, pour pas grand chose, en fait, car les mots doivent être remplis, être une matière et une épaisseur du monde, san quoi je peux aisément découvrir l'horreur réversible qui se cache, là et ailleurs.

    Comme cette transparence qui nous regarde, à laquelle nous nous exposons, qu'on le veuille ou non, sur les réseaux, dasn l'organigramme insondable des connections, du numérique, de la vidéo-surveillance, de la structure eye fish de l'espace, de l'historique des appels, des indices de satisfaction, des numéros de transactions, des cryptages, des cookies, des bases de données, comme cette transparence de nous-mêmes à la machinerie marchande et sécuritaire, sécuritaire parce que marchande,

    transparence sécurisée en zones, délivrant les plus nantis de l'angoisse, accroissant la terreur, ailleurs, entre miséreux.

    Transparence qui nous regarde : terrible, reptilienne et fluide. La seule, l'essentielle, toujours plus galopante et que l'on masque et protège en offrant, sans même y croire tout en dramatisant l'annonce, cette autre transparence qui ne dit absolument rien du politique.


    Photo : Elliot Erwitt

  • De...

    Cela avait commencé à son entrée dans le primaire. Pas en cours préparatoire, parce que l'institutrice était nouvelle dans l'établissement, mais dans la classe suivante, quand il avait eu monsieur Béquart (il n'avait jamais oublié son nom) et que celui-ci, à l'appel, avait marqué un temps d'arrêt après avoir levé les yeux pour identifier le nouveau qu'il était (un nouveau parmi tous les autres, puisqu'il n'y avait pas un seul redoublant), et qu'après ce temps d'arrêt il lui avait dit, à lui, et à lui seul (les autres n'auraient pas ce traitement de faveur).

    -Vous êtes le frère de Nicolas ?

    Il avait répondu timidement oui. Avec le recul, trente ans plus tard, il avait d'autres mots que ce monosyllabe. D'autres mots lui venaient, un peu agressifs.

    -Ben oui, mon grand ! Parce que des Lebray-Chassin-Galay, peut pas y en avoir des tonnes !

    Fabrice Lebray (le nom du père) Chassin-Galay (le nom de la mère). Ce qui fit de lui une bizarrerie identitaire toute sa scolarité, et au delà. Il était né à Oviedo et les Espagnols n'avaient rien trouvé à redire. Personne pour souligner à ses ascendants que la progéniture pouvait se passer de ce genre de fantaisie.

    Il devint donc, pendant les quatre ans qui suivirent, n'ayant pas la chance de tomber sur d'autres énergumènes éducatifs que ceux de son frangin, le frère de. Il fut frère de. Et le malheur voulait que le Nicolas qui ne serait jamais frère de brillât plus que lui. Ce qui lui valut, comme une deuxième couche, d'éternels parallèles dont il sortait forcément perdant. Il n'était plus alors frère de mais au regard de, en comparaison de. En comparaison de la réussite, des résultats, de l'intelligence, du brillant...

    Il crut, au collège, que l'affaire était plus jouable, le nombre d'enseignants étant singulièrement plus élevé. C'était histoire de probabilités. Sur six profs de maths et huit de français, sept d'anglais (il pensa un temps choisir l'allemand pour avoir la paix mais renonça), le sort pouvait se montrer généreux et lui donner sa chance. Évidemment, il n'en fut rien. La sixième fut un calvaire. La cinquième itou. Une accalmie en quatrième (sinon la mère Gendrot qui déplora son manque d'esprit scientifique, en comparaison de. Comme si disséquer trois grenouilles exsangues était le sommet de la scientificité !). En troisième, l'affaire recommença. L'apothéose avant la délivrance.

    Il s'orienta à l'inverse du frère bien-aimé. Pire que l'inverse : pas les lettres contre les maths, pas les langues contre le bec Bensen. Il vira de bord, fit un apprentissage en ferronnerie, au grand dam de la parentèle qui aurait bien vu un artiste, un écrivaillon dans la famille, puisqu'il tenait dans le saint Nicolas du lieu leur Pasteur fin de siècle.

    Il apprit à tordre le métal, à dompter le feu et le fer. Cela lui plut. Il rencontra Rosaline (Il l'aimait tout en trouvant qu'elle avait un prénom de cheval. Elle lui expliqua qu'en fait elle aurait dû s'appeler Rosalinde mais l'officier d'état civil s'y était opposé et pris de court le père se rabattit sur cette forme abâtardie). Elle avait, elle aussi, eu envie de marteler la matière. Elle était douée. Quelques années passèrent et un jour, à pas même vingt-cinq ans, elle eut une révélation en visitant une exposition consacrée à cet idiot de Tinguély, oui, idiot, disait-il, tant l'affaire lui semblait une fumisterie même pas belle. Ce fut un point de discorde si fort qu'il faillit réduire leur amour en capilotade.

    Nicolas entrait au CNRS.

    Il travaillait, lui, chez Paul Montero, faisait des grilles, des rambardes de balcons, des ballustrades, des aménagements d'intérieur.

    Rosaline passait la moitié de son temps à des projets sculptés délirants qui le faisaient marrer.

    Marrer jusqu'à ce qu'un Belgo-Slovène qui tenait une galerie à Bruxelles tombe sur quelques photos exposées dans un café qui la jouait underground. Il voulut qu'elle lui fournisse des œuvres. Elle s'exécuta.

    Et c'est ainsi que Rosalinde Corcy prit son envol, qu'il fallut faire des expos, des vernissages, passer des soirées où des gens beaucoup plus riches que lui se demandaient ce qu'il faisait là, l'air un peu perdu, jusqu'à ce qu'il la montre du doigt discrètement et qu'un crétin, ou une idiote, ne puisse s'empêcher de conclure :

    -Ah, oui ! Vous êtes le compagnon de...

    Et la phrase était étrangement suspendue, comme s'il n'avait pas fallu écorcher le nom de l'autre, comme s'il était impensable, au fond, de les associer...