Ole Ukena, Original Fake, 2011
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Ole Ukena, Original Fake, 2011
Ole Ukena, Original Fake, 2011
Et tous ces tableaux statistiques, ces reliques d'une économétrie nous ayant amenés au gouffre, les encadrer, écrire son nom dessous et les mettre aux enchères, chez Sotheby's ou ailleurs, dans je ne sais quelle salle des ventes, de Milan, New York ou Paris, à moins que dans les pays émergents, ou à Shanghai... Et toutes ces courbes enchevauchantes, ces lignes brisées, aussi dures que des barbelés, ces alignées de chiffres, comme une citation trop réelle, vraiment mortifère, d'Opalka, les vendre en disant c'est de l'art, de l'art, de l'art, de la photo d'art, et qu'elles fassent l'extase jubilatoire, montée au carré, voire au cube, de ceux qui nous ont bel et bien baisés. (1)
(1) Le mercredi, 1er aout 2012, pendant plus d'une heure, chaos sur la bourse de New York. Les programmes de trading Knight Capital foirent. Voilà ce que donne le résultat de l'agitation sur le titre Novartis (illustration). Si on vous disait que c'est du Candas Sisman, par exemple, ou du Parvianen. Mieux : du Jim Campbell...
Dernièrement, une mienne connaissance revenant du cinéma s'étonnait de se retrouver devant des distributeurs de tickets d'entrée. Nulle caissière dans la cahute. Sans doute l'heure choisie était-elle trop peu «productive». Le fait est qu'il se retrouva face à la machine.
Et de regretter le temps que nous connûmes, de l'ouvreuse qui vous guidait parfois à la pile de poche dans le noir d'une salle silencieuse, de l'entracte où la même passait dans les allées pour les Esquimaus glacés. Aujourd'hui, c'est la machine, les couloirs criards et les étals, avant de prendre l'escalator, où se déversent les sucreries, le pop corn et le coca. Une sorte de bonheur américain...
Oui, les ouvreuses, et tous ces petits emplois (ceci dit sans aucun mépris) disparus.
Il y a quelques années, j'ai lu que le retour des pompistes dans les stations correspondrait à une augmentation d'un centime du prix du litre d'essence (à condition d'ailleurs que toute la répercussion fût supportée par le consommateur. Il ne faudrait tout de même pas mettre en danger la santé économique de Total et consorts...) et la création de 10 000 emplois. Il est vrai que depuis les stations ont singulièrement réduit en nombre. Et puis, un centime, vous dira que le Fangio Pol Polish, le parvenu jantes 18", le bobo en 4x4 ou le nanar customisé, c'est énorme ! Passons...
Je ne sais si le calcul est si viable, si le gain en terme de travail serait aussi haut. Reste qu'il faudrait bien trouver de la main d'œuvre et le désastre est tel que ce serait un moindre mal que de pouvoir travailler. Mais ce n'est évidemment pas à l'ordre du jour. Le temps que nous avons connu d'une société qui donnait, même dans des conditions peu avantageuses, une place à chacun est révolu. Certains diront que c'est de la nostalgie, encore une fois. Pas de doute : nostalgique est l'esprit qui a connu (et c'était pour le début des années sombres) un monde où la misère ne proliférait pas comme aujourd'hui. Stupide, enfantin et inconséquent est cet esprit, qui ne veut pas admettre que la logique mise en place désormais serait la seule acceptable.
Les ouvreuses et les pompistes, donc, mais aussi les caissières. À dégager ! C'est un luxe que nous ne pouvons maintenant nous permettre. Penser aux modestes est une gabegie inconséquente, un renoncement aux gains de productivité. Un luxe, vous dis-je, qui porte atteinte aux aspirations d'un autre luxe, celui promu par les rois des actions, des dividendes, des stock options, du ratio maximum. Un luxe humain qui blesse cet autre luxe, le luxe morbide et facile, de mauvais goût dont les capitaines d'industrie pseudo esthètes, les spéculateurs arrogants, les magouilleurs financiers, les footeux à la tête pleine d'eau et les comédiens à multiples passeports sont les figures emblématiques.
Photo : Jean-Philippe Poli
Caravage, Narcisse, 1599, Palais Barberini, Rome
Se rappeler d'abord l'histoire racontée par Ovide, dans Les Métamorphoses
Comme cette nymphe [Écho], d'autres, nées dans les eaux ou sur les montagnes, et auparavant une foule de jeunes hommes s'étaient vus dédaignés par Narcisse. Aussi une victime de ses mépris, levant les mains vers le ciel, s'écria : « Puisse-t-il aimer, lui aussi, et ne jamais posséder l'objet de son amour ! » La déesse de Rhamnonte exauça cette juste prière. Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l'argent ; jamais les pâtres ni les chèvres qu'ils faisaient paître sur la montagne, ni aucun autre bétail ne l'avaient effleurée, jamais un oiseau, une bête sauvage ou un rameau tombé d'un arbre n'en avait troublé la pureté. Tout alentour s'étendait un gazon dont ses eaux entretenaient la vie par leur voisinage, et une forêt qui empêchait le soleil d'attiédir l'atmosphère du lieu. Là le jeune homme [Narcisse], qu'une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit parla beauté du site et par la fraîcheur de la source. Il veut apaiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu'il boit, épris de son image, qu'il aperçoit dans l'onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n'est que de l'eau; il s'extasie devant lui-même ; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros. Étendu sur le sol, il contemple ses yeux, deux astres, sa chevelure digne de Bacchus et non moins digne d'Apollon, ses joues lisses,son cou d'ivoire, sa bouche gracieuse, son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable. Sans s'en douter, il se désire lui-même; il est l'amant et l'objet aimé, le but auquel s'adressent ses vœux; les feux qu'il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu'il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s'atteindre ! Que voit-il ? Il l'ignore ; mais ce qu'il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite. Crédule enfant, pourquoi t'obstines-tu vainement à saisir une image fugitive? Ce que tu recherches n'existe pas ; l'objet que tu aimes, tourne-toi et il s'évanouira. Le fantôme que tu aperçois n'est que le reflet de ton image ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s'éloigner, si tu peux t'éloigner.(1)
La beauté du récit, sa dramatisation qui se prolongera jusqu'à la tragique dissolution de l'être, font de ces quelques lignes une pure merveille. Elles ont ouvert sur la thématique désormais archi-connue du narcissisme, dont la société postmoderne hédoniste fait ses choux gras. Et l'œil qui fascine (2) se transforme en nombril. On pense alors à tout ce que la psychologie et la psychanalyse ont exploité en la matière, sans parler de l'érotisme, si l'on veut bien relire la retorse Histoire de l'œil de Bataille.
C'est sans doute de venir au palais Barberini avec autant de valises qui fait que le point crucial du tableau du Caravage aura mise autant de temps à poindre. Toujours la même question, dans le fond : qu'es-tu capable d'accepter qui te dérange ? dans quelle mesure la tentation de l'ignorance, sous le vernis du savoir, te mène loin ? loin de la réalité, loin de toi, loin des autres (en bien comme en mal). Il faut pourtant se méfier de ce peintre, de sa forme ultime d'art, comme point suprême de ralliement d'une envie de vivre et d'une terrible lucidité.
Le tableau n'est pas spectaculaire, s'il faut oser ce paradoxe. Il lui manque, à première vue (!), une force dramatique, une tension brusque pour une attention remarquable. On lui préfère, en ce lieu muséal, le serpent de la Madone des Palefreniers, par exemple. Il y a une forme d'injustice devant un tel chef d'œuvre à ne pas être plus attentif. Dans cette histoire, on regarde l'eau, le reflet. On connaît, se dit-on, le fin mot de l'affaire, et le tour est joué. Erreur. Caravage n'en fait qu'à sa tête. Il détourne, et démonte donc, le texte. Il en donne sa version. Une version, ni plus belle ni plus profonde que celle du texte d'Ovide, ce n'est pas la question, mais une version qui creuse un autre sillon du lien que nous créons avec le mythe.
Dire qu'il n'y a pas de tension est d'abord une erreur. Il faut regarder le bras de Narcisse dans sa verticalité franche. Dans la même pièce (mais le proche est souvent le plus lointain...) du musée, il suffit de faire quelques mètres et l'on retrouve son semblable, mortifié d'une terrible fin : Holopherne cédant sous le coup de Judith...
Judith tuant Holopherne, 1598, Palais Barberini
Ainsi Narcisse est-il, en partie, le compagnon d'infortune d'un cruel qui se croyait au-dessus des lois et qui le paie de son sang. Le calme et la légèreté du cadre dans lequel Narcisse est peint ne sont que des apparences, des semblants de quiétude. On pourrait dire alors que c'est justement cet ensemble délicat qui projette un trouble invisible sur l'eau. Le bras s'appuie au sol, alors même que l'histoire se joue dans l'eau (3). L'autre main sert aussi, formant un cadre supplémentaire, un tableau dans le tableau, une mise en abyme, dont la ligne d'horizon n'en est pas une, dont la ligne horizontale n'est pas une perspective mais une ligne de partage, et plus encore : une limite, une déchirure, une faille qui ouvre à la fausse ressemblance, au semblable factice... On s'y perd, en fait, et le résultat sera terrible.
Mais tout cela n'est rien à côté de l'élément qui forme le cœur de l'étonnement. Narcisse a les yeux fermés. Les yeux fermés...
Le regard, chez Caravage, n'est pas rien. C'est le dramatique par excellence, ce par quoi la vieille qui assiste Judith dans son crime jouit de la vengeance, ce par quoi l'autoportrait en Goliath décapité devient un cri abominable de souffrance. Les yeux, le savoir des yeux. Pas leur expressivité, seulement. Un élément moteur.
Narcisse mourrait de se regarder mais le peintre le représente paupières closes. Est-ce l'indication de la disparition prochaine ? Peut-être. À moins que ce ne soit la captation de ce moment d'orgueil où le plaisir de se regarder recourt à l'œil clos, comme un plaisir muet et ravi ? Peut-être.
Mais ne faudrait-il pas y lire une autre signification, un autre motif que la perdition promise à qui trop se regarde, à qui cède à trop de contemplation fabuleuse ? Caravage laisse le miroir de côté et fouille ailleurs, dévoile un sens supplémentaire à la commune mésaventure de Narcisse. Ce dont il est le signe porte non seulement sur le désir de se voir, pas la peine d'y revenir, mais aussi sur le désir de ne pas se voir. Tel est le secret, double, du trouble narcissique : ne voir que soi, et n'être pas capable de se regarder en face. Se gonfler de toute sa suffisance et ignorer sa réalité, être au-delà et en-deçà de soi. Le Narcisse n'est pas seulement l'être qui ne veut que soi en finalité ; il est celui qui, pour y parvenir, doit faire de sa propre personne le point aveugle du tableau. Il est le faux sage (4) qui ne peut arriver à rien d'autre qu'à se supprimer.
Caravage a choisi cette discrète expérience. La moins spectaculaire, la plus étrange, la plus intime, celle qui nous renvoie à nos propres mensonges, à l'inamicale rêverie dans laquelle nous nous plongeons parfois, tant il arrive souvent que nous soyons notre pire ennemi.
(1)Traduction Georges Lafaye, édition des Belles Lettres.
(2)On reconnaîtra là une allusion au poème de Baudelaire À une passante dont la thématique oculaire est centrale, et tout aussi douloureuse
(3)Un peu comme l'inscription funéraire de Keats, à Rome, au cimetière protestant : Here lies one whose name was written in water (ci-git celui dont le nom était écrit dans l'eau).
(4)À l'inverse de Tirésias, et même d'Œdipe arrivé au bout de son hybris...
Sois à ce que tu fais. Bien sûr... La question est de savoir dans quelle mesure, jusqu'à quel point. Car il arrive un moment où l'histoire excède la concentration, la qualité requise à la bonne effectuation de la chose, à son accomplissement. Et nous sommes alors, comme un prisonnier, à ce que nous faisons. Il n'est pas question de dire que cela est bien pire que l'esclavage, dûment établi, juridiquement établi, mais il n'y a pas lieu pour autant de s'en réjouir. Soldat famélique d'une cartographie qui nous compte pour peine perdue et miette sèche, nous avançons : nous sommes à la secte, à l'entreprise, à la structure, au groupe, à la communauté, à l'œuvre de bienfaisance, au club, à l'association, aux heures de veille forcée, à la montre, à la pendule, à la pointeuse, à la parole donnée, au craché-juré, à la tâche à finir, au bouclage qui n'attend pas, aux comptes à rendre, au compte rendu pour demain, à la relecture du rapport par quoi tout peut encore tenir, au dernier entraînement assurant la victoire, à la dette, à la promesse, à l'amitié, à l'amour, au dressage du plat pour des invités qu'on ne voudrait pas décevoir, à la énième fois où l'on essaie de se reproduire en oubliant de jouir, au rendez-vous de la garde alternée, aux astreintes même le week end, à la réunion imprévue, à la rectitude de ton corps défilant, à l'ordre, au contre-ordre,...
Sois à ce que tu fais, obtempère, obéis, mime, joue, singe, grime, et tais-toi...
Photo : X
Quant à l'irrémédiable perdu, ou à perdre, en toi et hors de toi, en discernes-tu toujours le plaisir et la peur, le désir et la thrène ?
Le sociétal, comme on dit, n'est pas le social, moins encore le politique. Cela pourrait l'être, d'une certaine manière. Être un élément du politique. Encore faudrait-il qu'il y ait une véritable politique. Et lorsque moi-président est élu en mai, sur la base qu'avec lui (entendons : à l'inverse de celui dont il va prendre la place), tout sera différent, que la gauche vient au pouvoir pour vaincre le seul ennemi qui vaille, l'invisible et si puissante finance, c'est un miroir déformant du politique qu'il projette aux yeux de l'opinion. Opinion qui y croit, qui va voter massivement (quand même...), qui chante le dimanche soir, et qui sent, dit-on, que l'air est soudain devenu respirable.
Si nous n'avions pas à payer le prix de cette escroquerie (et je la paie, moi, bien moins que d'autres...) on pourrait en rire mais la nudité-nullité de la pensée au pouvoir est telle qu'il lui faut absolument se battre sur des détails, sur des effets d'annonce. C'est l'utilité du sociétal. L'affaire ne serait pas nouvelle (la défense de l'école privée, le CIP, le PACS,...), dira-t-on. Si, pourtant...
La gauche qui est désormais au pouvoir est une droite de rechange. La droite qui doit se charger des besognes libérales dont la droite visible ne peut s'acquitter. Et cela pour deux raisons : parce qu'une partie de son électorat n'en voudrait pas (ceux que la doxa qualifiera de cathos, fachos, réacs...), parce qu'elle risquerait, cette droite, de voir débouler dans la rue des manifestations qui ne seront pas organisées par une base de «gauche» face à un gouvernement qu'elle a aidé à porter au pouvoir. La gauche est une droite de rechange, dis-je, c'est-à-dire qu'elle s'est fondue dans le moule libéral, qu'elle en a adopté les principes fondamentaux, au-delà même de ce que représente, et c'est un beau paradoxe, la droite classique, conservatrice. Pour l'écrire autrement, la gauche est aujourd'hui économiquement plus à droite qu'une partie de l'opposition qu'elle fustige...
Prenons le mariage pour tous. Laissons de côté, même si cela a son importance, l'effet neutralisant du débat qui se déploie à ce sujet. La vive polémique a son importance en ce qu'elle est un agent masquant d'une politique qui suit à la trace (et qui ira plus loin, c'est certain) celle menée par Sarkozy. Était-il urgent de débattre sur le droit des homosexuel(le)s à se marier ? Etait-ce intelligent que dans la torpeur de l'été on décide de mettre en avant cette énième proposition moi-président, quand celui-ci avait déjà renié des engagements plus lourds, à commencer par le traité budgétaire ? Certains diront que non, évidemment, et ils ont raison, d'une certaine façon. Ils ont raison si l'on se place du point de vue des impératifs économiques de crise (1), si l'on se place sur le seul plan de la réactivité gouvernementale face à une situation d'urgence. En revanche, il est tout à fait logique que la gauche se précipite sur cette question, quand elle a entériné tout l'appareil idéologique de l'économie libérale. Il lui reste à faire le travail sur le plan sociétal, justement.
La transformation fondamentale de l'ultra-libéralisme, au regard de sa forme plus ancienne, est le glissement progressif de l'économie dans toutes les sphères de l'espace social et individuel. C'est faire que tout soit monnayable, que tout puisse entrer dans des rapports d'intérêt transposables sur le plan d'un échange financier. C'est là qu'intervient une nouvelle définition de la liberté. Celle-ci n'est plus constitutive d'une construction individuelle, sur un plan philosophique (pour faire court), accréditant l'idée d'une possible émancipation des personnes ; elle est un signe, comme les objets sont des signes (pour reprendre Baudrillard). La liberté fait signe, et en tant que telle, elle est soumise à la loi des signes qui, en territoire libéral, impose sa conversion en acte économique.
Le mariage pour tous doit se concevoir comme un acte faisant progresser l'activité économique libérale d'un degré de plus. Le problème n'est pas tant de placer chacun sur un pied d'égalité au nom du droit de s'aimer (2) que de poser les bases d'un droit à la procréation par assistance médicale, ce qui revient à créer un marché de mères porteuses (3). On peut nous emballer l'affaire sous les mots de l'amour (belle blague ! Depuis quand le mariage est affaire d'amour ! Il suffit de lire le Code civil pour se convaincre du contraire. C'est un contrat...), il ne faut pas être dupe. Le mariage pour tous est l'ouverture vers les dérives mercantiles mettant en jeu des enfants, que des couples ayant les moyens pourront s'offrir. C'est la possibilité de monnayer la grossesse. Sur ce point, Pierre Bergé a eu l'heureuse bêtise de formuler de manière cinglante l'enjeu du débat, quand il déclarait le 16 décembre dernier :
"Nous ne pouvons pas faire de distinction dans les droits, que ce soit la PMA, la GPA ou l'adoption. Moi, je suis pour toutes les libertés. Louer son ventre pour faire un enfant ou louer ses bras pour travailler à l'usine, quelle différence ? C'est faire un distinguo qui est choquant."(4)
Le propos a choqué. On peut comprendre, mais ce serait une grave erreur de l'attribuer au débordement d'un esprit atteint de sénilité. Ceci dit sans ironie. Ce propos est en fait le dévoilement d'une conversion radicale de la gauche à cette logique de marché jouissif, telle qu'en parlait déjà Fredric Jameson quand il envisageait les transformations culturelles du capitalisme tardif. Et sur ce plan, certains ont acquiescé plus vite que d'autres aux débordements du libéralisme hédoniste. Le mariage pour tous est le fruit d'un lobbying gay parisien, de gauche, forcément de gauche, qui, plutôt que de s'interroger sur ce qu'est la vraie homophobie (ce qui lui demanderait de reconsidérer les concepts de classe à l'aune de la relégation sexuelle (5)) veut à la fois la conformité pour jouir du possible (avoir des enfants) et la différence pour jouir tout court. Rappelons à cet effet que la jouissance est un terme de droit (avoir la jouissance d'un bien), et c'est bien de droit qu'il est question ici, et d'un droit qui à un coût.
Or, et c'est un fait économique, une certaine gentry homosexuel a les moyens de faire face à ces dépenses médicales ; elle a les moyens de louer un ventre, de négocier la gestation (n'est-ce pas charmant) (6). L'ultra-libéralisme a le devoir de trouver encore et encore des marchés. Il peut le faire en mettant en marche deux éléments complémentaires : les ressources de la technologie et la promotion, sous des formes trompeuses, de la liberté individuelle. L'indifférenciation sexuée, la substitution du genre au sexe, cette récupération post-soixante-huitarde des revendications pseudo-libertaires ne sont que des stratégies pour élargir le champ d'investigation économique (7).
L'élargissement de l'économie à toutes les sphères possibles a de plus grande chance d'aboutir lorsque tous les principes millénaires et les puissances qui essaient d'en limiter les effets sont mis à mal, sont ridiculisés et voués à n'être plus que balivernes. C'est bien pour cela, notamment, que les partisans du mariage pour tous se sont acharnés comme jamais sur l'église catholique, sur les cathos. Ils ont bien compris que l'enjeu était de taille (8).
Pour ce faire, il faut des gens capables d'enjoliver le changement, de proposer le progrès (sans dire de quoi il retourne vraiment) contre la réaction, de promouvoir la liberté contre l'oppression, de brandir l'étendard du respect contre le drapeau noir de l'intolérance. C'est la logique du plus. Le mariage pour tous est un plus, et le plus ne peut être que bon. Et le bon, parce que l'histoire a été ainsi écrite, ne peut être que de gauche. C'est au nom de ce diktat progressiste qu'une philosophe de salon, une dénommée Beatriz Preciado, ci-devant directrice du Programme d'études indépendantes musée d'Art contemporain de Barcelone (Macba) éructe initialement dans Libération du 15 janvier sur les contestataires :
"Les catholiques, juifs et musulmans intégristes, les copéistes décomplexés, les psychanalystes œdipiens, les socialistes naturalistes à la Jospin, les gauchos hétéronormatifs, et le troupeau grandissant des branchés réactionnaires sont tombés d’accord ce dimanche pour faire du droit de l’enfant à avoir un père et une mère l’argument central justifiant la limitation des droits des homosexuels."
Le lecteur appréciera ces raccourcis magnifiques et le vocabulaire. L'hétéronormatif est splendide : une manière d'avilir l'hétérosexualité en la faisant passer pour une banalité petite bourgeoise, un conformisme pisse-froid, une sordide obéissance à la logique procréatrice. Mais d'apprendre qu'elle est proche des queer culture et qu'elle est la compagne de Virginie Despentes m'éclaire, sans me rassurer : je sais depuis quelque temps déjà que les révolutionnaires en chambre sont les pires compagnons d'armes de l'horreur. (9)
La boucle est bouclée.
(1)Quoique ce que j'écris là soit un peu biaisé puisqu'il est faux de dire que nous sommes en crise. La crise est un moment, l'acmé d'une situation qui s'est développée, un moment décisif. Or nous sommes depuis près de 40 ans en crise. Tout simplement parce que c'est l'ordre même du monde soumis à un économisme croissant et destructeur. Ceux qui pensent qu'un jour quelqu'un nous en sortira se leurrent. Il faudrait alors repenser la totalité du développement. La dégénérescence du système, et la mort politique, économique et sociale qui en résultera, violente, impitoyable, aura eu raison de toute les jugements.
La krisis grecque était l'acte de trancher devant une situation confuse et incertaine. On voit bien que la confusion et l'incertitude sont, paradoxalement, le fondement d'une économie ultra-libérale, fonctionnant sur la précarisation des acteurs et le flottement des situations...
(2)Auquel cas, n'en déplaise aux plus audacieux : il faudrait reconnaître à deux adultes (un frère et une sœur) le droit de se marier. Le mariage n'est donc pas pour tous, en dépit de son appellation marketing pour ne pas dire qu'il s'agit d'un mariage homosexuel.
(3)Pour couper court à toute critique sur ce point, je précise que je suis contre les procédures de procréation assistée, qu'elles soient destinées aux hétérosexuels ou aux homosexuels. Sur ce plan, la science se doit d'avoir des limites et l'individu se doit de concevoir que son bon plaisir n'est pas tout.
(4)PMA : procréation médicalement assistée
GPA : gestation par autrui
(5)Dans les banlieues par exemple, ou dans l'espace culturel maghrébin, où l'homophobie est tenace. Mais il lui faudrait, à cette côterie, penser l'Autre dans sa diversité problématique, le comprendre, l'affronter, débattre avec lui, et ne pas le voir seulement comme jouet d'une bonne conscience. Il lui faudrait quitter ce côté gidien qui ne la lâche pas : l'exotisme de l'enculage est une philosophie méprisable...
(6)Car c'est une ficelle grossière que de découpler (!) mariage pour tous et PMA. À partir du moment où le mariage homosexuel est posé comme l'égal du mariage hétérosexuel, il n'est plus constitutionnellement possible de limiter les droits du second par rapport au premier. Tout étudiant de licence de droit le sait bien...
(7)Le cri des hirsutes de 68 « il est interdit d'interdire » est, comme c'est étrange !, un programme que ne désavoueraient pas les tenants d'un marché libre, capable de régler de lui-même les conflits.
(8)Ce qui explique d'ailleurs les attaques violentes contre les évêques, quand, par ailleurs, on ménageait les autorités musulmanes (le recteur de la mosquée de Lyon avait précédemment manifesté...)... Sans doute, parce que cela aurait mis en porte-à-faux les tenants du différentialisme et du droit-de-l'hommisme.
(9)Qui se ressemble s'assemble. J'invite donc le lecteur à la délectation (soyons kantien...) des œuvres (?!) littéraires et cinématographiques de Virginie Despen
Par ailleurs, j'entends, en même temps, la complainte de cette Preciado. Elle a le précieux dans son nom, et elle y croit. Et croit sans aucun doute que le libéralisme de mœurs espagnol est une manière de conjurer le sinistre héritage franquiste. Mais elle devrait savoir, si elle avait un tantinet de cervelle, que l'escalade de la négation pour abolir un régime abject (ce que fut le franquisme) est justement le meilleur moyen de le réhabiliter, de gommer en lui la caricature qu'il fut, de donner à ses nostalgiques les moyens de leur retour politique. Elle devrait, en plus, s'interroger sur le fait que les pays catholiques les plus permissifs sont ceux qui ont subi la crise libérale la plus sévère, à commencer par l'Argentine. Mais penser le politique autrement que par le prisme du cul, de la chatte et de la bite est une chose fort difficile pour certain(e)s intellectuel(le)s soi disant émancipé(e)s...
photo : Antoniol Antoine /SIPA
Et d'apprendre qu'entre deux fronts, la Somalie et le Mali, le président François Hollande trouve le temps, le lundi 14 janvier, de demander à son ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll "d'approfondir les éléments de diagnostic de l'état sanitaire" des deux éléphantes sous le coup d'une décision d'euthanasie, animaux dont la frontiste Brigitte Bardot défend la cause, menaçant même de quitter la France en cas d'exécution de la sentence. Les cas d'urgence ont, par principe, priorité sur tout...
N'est-ce pas magnifique ? Par ailleurs, rien à ajouter sur le défilé contre le mariage pour tous, dont le sieur Sapin a dit que dans deux mois il aura été oublié (belle manière de manifester... son mépris).
Alors, puisqu'il faut être incongru, délirant et sans mesure, tout le monde au zoo. Le groupe s'appelle Cage the elephant et le titre est tout un programme : In one ear (And it goes In one ear,/And right out the other,/People talkin' shit but you know I never bother,/It goes In One Ear,/And right out the other,...)
Telle était la réalité de l'arbre sous le pont, la chronologie insensible à la rêverie que nous aurions voulu garder. Réalité intransigeante. Non celle de l'arbre vainqueur des masses betonnées, contraignant architectes, maîtres d'œuvre, hommes de l'art et simples exécutants à se plier à sa loi, à se loger à son enseigne ; mais tout autrement : d'avoir été planté après, comme un défi ou une décoration. L'arbre n'avait pas passé outre ; il s'était fondu dans le décor, avait épousé les règles en vigueur pour être cette curiosité amusante, capable de nous faire croire que la nature était reine alors qu'elle réussissait, comme la balafre, petite, au menton d'un beau visage, à nous faire ignorer le reste.
Ainsi construit-on, en dure et en paroles, une esthétique faussaire de la résistance, dans les jardins d'agrément, les parcs fleuris où vient éclore l'urbanité des poussettes, de familles endimanchées, dans le slalom des Nike et des Rebook ; ailleurs, ce sont les squares ombragés, ou les linéaires d'arbres, sur les quais ou les avenues, arbres vils, aux rebelle écorchures (la maladie de l'air irrespirable, ou l'aveu, en cœur, que Victor aime Jessica).
Chaque soir, l'arbre disparaît. Ne demeure plus que la froissure du vent comme signe de son existence. On l'entend. Parfois le craquement d'une vieille branche qui tombe ; ses inquiétantes cambrures au dessus de nos têtes n'amusent plus et nous leur préférons le droit et fade chaperonnage des réverbères.
Photo : Ludovic Maillard.