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Du monde des images - Page 5

  • Vidé de toute histoire

     

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    Il a suffi de six gamelles dans le massif alpin, d'un risque de déflation (qui est bien plus terrible que l'inflation, laquelle inflation est pourtant, nous répète-t-on depuis longtemps, la pire des choses), un convoi louche du côté de la Russie, trois breloques (ou quatre, ou cinq) en athlétisme, un mille et quelquième mort d'Ébola (quand la malaria, ce sont des centaines de mille...), le suicide de Robin Williams, comique troupier d'un cinéma américain mainstream (comme on dit de nos jours), tout cela qui faisait qu'on avait notre quota de fait divers, de triomphalisme cocardier, et de bavardages sur un génie qui n'avait pas même fait un grand film, et alors Lauren Bacall n'était plus rien, et sa disparition finissait à la mi-journée au quatrième sous-sol...

    J'avais déjà été assez surpris, à la mort de Liz Taylor, d'une certaine forme de confidentialité. Et voilà que je la retrouvais. Bizarrerie du calendrier, creux estival, indisponibilité des pleureuses de service...

    Je crois que c'est plus simple. Même s'il ne s'était rien passé (mais il ne s'est rien passé, on a fabriqué du discours informatif, on a occupé l'antenne, et à ce titre tout est bon, sauf, peut-être, les chrétiens d'Orient qu'on massacre...), Lauren Bacall n'aurait pas tenu la distance, parce que Lauren Bacall n'est rien. Je n'entends pas qu'il faille en faire des heures et des heures, et qu'une actrice soit une icône devant laquelle on doit se prosterner. Je veux dire qu'elle n'est rien parce que le XXe siècle a produit (le mot n'est pas trop fort) des stars, des légendes, des monstres sacrés, dont la durée de vie est dérisoire. Lauren Bacall n'avait aucune chance et fût-elle morte le même jour que Robin Williams qu'elle eût dû céder la place, parce que dans la hiérarchie contemporaine des vanités elle est déjà reléguée dans les terres de l'ignorance.

    Elle avait 89 ans, ne tournait plus (ou presque) depuis des lustres. Elle était, d'une certaine manière, entrée dans l'histoire du cinéma et notre époque, notre culture consumériste, hédoniste et immédiate n'a que faire de l'histoire, de toutes les histoires. Au petit matin, c'était une légende ; à midi, un troisième titre, le soir plus rien. Lauren Bacall était une actrice mais son œuvre, si lointaine, ses films, si vieux, ses personnages, si datés, n'existent plus pour un monde de l'obsolescence accélérée. On pourrait croire que la littérature ou les arts les plus anciens sont touchés par cette inéluctable déchéance. Il n'en est rien. Lauren Bacall, c'est aussi dépassé, ennuyeux et vide que Beethoven ou Proust. Cela ne leur dit rien, et si cela ne leur dit rien, il faut en déduire que cela n'a jamais existé. 

    Dès lors, fallait-il évoquer Bacall et Bogart, le regard de Lauren servant le petit-déjeuner à Humphrey dans Les Passagers de la nuit de Delmer Daves (et son début en caméra subjective...) ? Fallait-il revenir sur ce que fut le cinéma hollywoodien, les années 40 et 50 ? Fallait-il esquisser une histoire des vraies stars de l'époque ? Mais pour qui ? Pour des gens que leur passion d'il y a cinq ans ennuient déjà.

    La veille, on avait déprogrammé pour célébrer Robin Williams et sa mémorable Madame Doubtfire (vu, il y a longtemps, trois minutes : insupportable de cabotinage. Autant revoir un bon vieux Jerry Lewis...). C'était jouable : pas trop ancien et en couleur. Pas de quoi perturber de trop le cinéphile contemporain. Mais Lauren Bacall...

     

     

  • Miroirs (IV) : Gary Schneider, sous X.

     

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    Gary Schneider,  The Genetic Self-Portrait, 1997

     

    Jean-Jacques Rousseau inaugure le texte même des Confessions d'une citation latine censée définir la nouveauté de son projet : Intus et in cute. Intérieurement et sous la peau. Mais ce n'est qu'une formule, une visée métaphorique de l'écriture car de ce qui est sous la peau nous n'en saurons jamais rien. Pourtant le corps : sa masse, son volume, son architecture, sa mécanique, son système pression/dépression, ce corps-là est effectivement l'autre premier de notre singularité. Mais nous avons tendance à le mettre entre parenthèses, sinon pour en faire une apparence, le volet matériel de notre représentation.

    Le portrait, dans sa version picturale, n'échappe pas malgré ses perfectionnements successifs à cette théorie du reflet. Le visage, hiératique et archétypal, se précise peu à peu pour livrer, par ses mimiques ou un regard habité, une part du mystère humain. Et nous, spectateurs, nous admirons la ressemblance (quoique, le plus souvent, nous n'ayons nul modèle pour vérifier), la vérité du trait ; nous scrutons le caractère jusqu'à nous dire : c'est lui, c'est bien lui, tout à fait lui.

    Gary Schneider tente, de son côté, le dépassement de cet abîme des apparences, en explorant le répertoire à la fois concret et pourtant si abstrait de son individualité. Il ne se peint pas, il ne se photographie pas, il se radiographie. Mettons de côté la critique possible qui reversera cette pratique dans le territoire de la facilité technique, du concept postmoderne de la dérision et de l'astuce propice à l'exploitation commerciale. Ces considérations ne sont pas vaines mais portent moins que les questions en contrepoint du procédé choisi (1).

    Outre que ce qu'il fait est à la portée de tous, l'intitulé de l'œuvre joue à plein sur la mystification possible de l'entreprise. Il faut convenir, c'est-à-dire admettre sans autre forme de procès, qu'il s'agit bien de l'artiste (et non de sa cousine, d'un ami, ou d'un inconnu dont Schneider aurait récupéré le cliché). C'est un pacte : lui, en chair et en os, lui noir sur blanc, mais lui inversé. Nul moyen de vérifier, à moins d'avoir accès à son dossier médical. Il nous reste à croire.

    Or, au cœur de l'originalité de l'être, se nichent d'étranges impressions. Avec toute la bonne foi du monde, je ne peux reconnaître celui qui se présente. On pourrait même dire que la matérialité du corps m'éloigne de lui plus que ne le ferait un cliché classique. La conformité, même symbolique, semble moins compter que la ressemblance. Schneider va donc à rebours de l'idée traditionnelle de la photographie comme vérité par le fait de sa valeur d'empreinte, de son caractère indiciel. En donnant à voir ce qui est le propre de son corps, il neutralise toute possibilité d'identification. La précision radiographique annule la reconnaissance. Le spectateur s'évertuera dans l'étude du cliché, il n'en retirera rien (à moins que médecin il ne décèle une anomalie ou une nécrose : lecture pathologique de la matière à montrer. Mais ce ne sera au fond qu'un diagnostic concentré sur un point de l'ensemble). Il ne pourra se faire une idée de Gary Schneider.

    En revanche, ce même spectateur à tout loisir de se reconnaître dans cette œuvre. L'énigme de l'auteur, puisqu'il y a neutralisation du rapport de ressemblance, n'interdit pas une identification du spectateur. L'effort de transparence, qui consiste à décharner l'individu, à ne garder que l'armature, va de pair avec l'impression que nous sommes tous un peu pareils. La chair ne cache plus rien. L'os n'est pas à nu mais presque.

    Ainsi, d'aller au profond revient-il moins à percer le mystère de l'unicité qu'à découvrir la banalité de ce que nous sommes. Peut-être est-ce pour cette raison (mais pas seulement : l'association à la maladie tient une place non négligeable) que la radiographie nous importune, et que l'on ne peut se détourner du travail de Gary Schneider. Elle touche à l'indiciel, et il n'y a ici pas loin de l'indice à l'indicible. C'est l'intime, l'intime qui nous reste tant mystérieux, avec lequel nous vivons sans jamais pouvoir réellement le voir. Dans L'image précaire, Jean-Marie Schaeffer souligne avec beaucoup d'à propos l'étrange rapport que nous entretenons à la radiographie. "(l'image radiographique) est [...] souvent vécue comme image interdite : autant on aime montrer ses photos-souvenirs, autant on préfère tenir cachées les radiographies de ses organes ou de son squelette. Lorsque, dans La Montagne magique de Thomas Mann, le jeune Hans Castorp se trouve confronté pour la première fois à l'image radiographique de son propre corps, il se rend compte qu'il contemple une image qui en fait ne lui est pas destinée : c'est comme s'il jetait un regard dans son propre tombeau. L'image radiographique anticipe le travail de la putréfaction, éliminant la chair pour ne laisser subsister que les ossements : "... et pour la première fois de sa vie il réalisa qu'il allait mourir."

    Regarder l'autoportrait de Gary Schneider revient à se confronter aux illusions de nous-mêmes et plus encore, en ces temps où le corps est devenu marché, monnaie, pièces détachées, nous sentons que ce qui fait notre propre, notre distinction est le plus susceptible de se fondre dans le commun. La radiographie évide le sujet ; les rayons X nous passent sous X et le supplément de détermination devient la marque de notre anonymat. La monstration de l'intérieur, de ce jamais-vu et jamais-visible, se retourne tout autant contre son auteur que contre le spectateur. La science objective et l'esprit n'y trouve pas matière à se rassurer. 

    Si la tentative de Schneider, au delà des considérations esthétiques (est-ce beau ? est-ce une œuvre ?), a une portée, sans doute faut-il la comprendre comme le signe d'un monde où la connaissance se dissocie de l'humanité. L'autoportrait radiographique porte le masque d'une raison technique, matérielle où l'homme, pris au plus près, au plus profond, est absent. La morbidité qui s'y rattache n'a rien à voir avec les écorchés ou les gisants en squelette des siècles passés, et en particulier ceux du baroque. Le plus terrible du travail de Schneider est justement qu'il n'est pas macabre, même pas repoussant, il est froid. Il conjugue à la fois le vivant le plus évident (puisque radio il y a) et le mort le plus absolu (puisque l'appareillage est capable de vous transpercer).

    La transparence est inhumaine. On ne devrait jamais l'oublier.

     

    (1)Si l'on veut voir ce que donne la radiographie comme formule d'un petit esprit, il suffit d'aller voir les "œuvres" consternantes de Nick Veasy...

  • Alkan et Honegger, à toute vapeur

    Ce Chemin de fer composé par le très méconnu Charles-Valentin Alkan touche moins par son caractère virtuose que par l'imaginaire suggéré, un délice avec une ombre d'effroi, par la vitesse de cette invention démoniaque dont certains disaient qu'elle pouvait vous ramollir le cerveau. Cette pièce date de 1844 (le train en France à moins de vingt ans). Elle a une charge romantique et sans doute que l'on passerait vite s'il n'y avait pas le titre. C'est alors qu'on écoute cette course, à l'allure variable, et qu'on s'essaie, mais en vain, de comprendre cette troublante fascination devant un engin devenu pour si banal. 


     

     

    Honegger, quatre-vingts ans plus tard, donne une tournure plus dramatique à cette aventure, comme si l'architecture de la musique orchestrale était plus à même de rendre l'emballement bruyant et que la forme brutale prenait le pas sur le rêve de voyage. Le titre dit tout, d'une certaine manière, avec une ironie à peine voilée : Pacific 231. Ce n'est plus le rail mais la bête. Un petit côté zolien qui traîne, surtout vers la fin.




  • Daido Moriyama, à l'endroit, à l'envers

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    Volupté détournée que la série des Thighs de Daido Moriyama. Le corps est pourtant là, au plus près, pourrait-on dire, et c'est sans doute ce qui en conditionne le caractère ambigu et presque insaisissable. L'objectif colle quasiment à la peau ; la peau a une odeur, un parfum, une identité, car désirer revient aussi à mettre en jeu le plus que l'œil, le plus que la main (ou le bout des doigts). Mais le jeu de Moriyama est d'une grande subtilité. Puisque nous sommes près, nous ne voyons rien, ce qui en dit long, d'une certaine manière, sur la construction de l'érotisme. Il y a toujours quelque chose de médical dans la proximité, un sens de l'observation qui fait le décompte des particularités et des imperfections. D'ailleurs, le spectateur comprendrait aussitôt de quoi il retourne s'il n'y avait le subterfuge de ce qui cache, de ce qui cache faussement, et donc pose l'énigme.

    Les bas résilles. Mais savons-nous dans le premier cliché qu'il s'agit de bas résilles et de cuisses, si l'on ne va pas lire le titre. Cela pourrait être tout autant un travail expérimental, une construction abstraite. Le corps n'est pas là. À la place : des formes et de la matière. Ou plutôt : une structure, un quadrillage, et une surface dont on ne prend que l'unicité, la belle et lisse apparence. Cela peut faire penser. L'esprit doit chercher dans ses propres souvenirs, son histoire personnelle. Peut-être... Tout est caché et pourtant cette photographie laisse rêveur. On y revient et on fouille, et l'on comprend. Il y a évidemment le hors-champ d'un corps entier, nu sans doute, mais cette considération n'importe pas. Très secondaire. Et faire davantage : se concentrer sur ces formes en combat. La résille qui épouse, en une enveloppe à la fois tendre et souple. Les alvéoles (comment dire autrement ?) varient. Elles sont la respiration du corps flexible. Elles ne luttent pas ; elles jouent ; elles s'ajustent. Et l'on imagine le frémissement de la peau qui sent sur elle ce mouvement sage et permanent. Le corps est donc à la fois ce qui plie la matière, en éprouve l'extension, ce qui en jouit, et ce qui se montre ainsi, dans un jeu de cache-cache. 

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    La deuxième photographie amplifie le principe. Ce n'est plus le corps qui donne l'ordonnancement du cliché mais la géométrie contradictoire de la résille. Tout file, dans tous les sens, et par l'œil qui regarde les sens du spectateur s'éveillent. Il parcourt le corps, suit les fils qui s'entrecroisent, le tissu qui s'échancre. La matière, dans ses multiples variations, dans ses tensions diverses, parle du corps, de son poids, de ses torsions. On pense à du Vasarely, à ces exercices surfaits de l'Op Art. Ce serait presque une variation sur les mailles, s'il n'y avait, comme un sol magnifié : le corps, le corps désiré et désirable, d'être ainsi révélé dans ses infinies séquences. Alors, on abandonne Vasarely et on s'en va vers une métaphore géographique, quasi topographique d'un univers à la fois contracté et tendu. Chaque centimètre carré, sans une échelle uniforme, est répertorié, mais il n'y a pas de légende : c'est une pure utopie, l'éphémère grâce de la pose. Le quadrillage ne nous apprend rien. Il dévoile. On reconnaît un pied, et un autre. On suppose des cuisses ou un mollet. Un bas-ventre aussi, mais si discret. On navigue d'un relief à un autre, d'un sol à un autre. L'esprit sait que ces divers enchevêtrements forment un tout, un tout que l'on peut, le cas échéant, connaître mais qu'ici on explore, point par point, avec une infinie délicatesse. La torsion demeure encore dans les limites d'une séduction sereine et la beauté émane de ce que le corps n'est pas forcé. Presque une rigueur, et, peut-être, une négligence de celle qui se laisse regarder. 

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    Il n'en est pas de même pour la troisième photographie. Ce n'est plus la maille qui fait le scénario mais le corps lui-même. L'écrin se résout à abandonner le terrain à ce qui n'est alors que visible, trop visible. La pose est acrobatique, le saut dans l'explicite sans filet. Le spectateur s'est éloigné. Il a un ensemble sous les yeux, une forme que, malgré les apparences, plus rien n'enveloppe. On n'a plus envie de s'égarer puisque l'essentiel est advenu. Tout est technique. La balance est rompue. La cliché fait comme un bruit. Si le mot n'ouvrait pas vers des considérations un peu simplistes, l'idée de la pornographie ferait son chemin. La pornographie, en ce que celle-ci outre la rêverie et se solde par une sorte d'épuisement de l'œil. Moriyama passe de l'ardeur qui, d'une certaine manière, ne regardait que nous, dans les clichés précédents, dévolus qu'ils étaient à ce que nous écrivions une histoire singulière, vers un rendu glacé dont on sait qu'il inhibera le désir en le ciblant à coup sûr. La contorsion débouche sur une concentration spatiale de l'attention qui dilue le plaisir : ce sont les affres de la certitude. Dans un tel cliché (qui est aussi, à son corps défendant peut-être, un cliché de l'érotisme facile), il n'y a plus la "vision intensive" qui, selon Moholy-Nagy faisait l'essence de la photographie.

    Dans les deux premiers clichés, on était dans la recherche, et photographique, et physique. Dans le dernier, on tombe dans l'illustration facile et l'épuisement du sujet. Comme passer de l'art à une pub pour Aubade. Dans les deux premières photos, on rend visible ; dans la troisième, on reproduit du visible (pour reprendre la fameuse distinction de Paul Klee) en faisant croire qu'il n'en est rien. À ce jeu-là, on préférera la radicalité d'un Araki ...

     

  • Miroirs (I) : Egon Schiele, par transparence

    egon schiele autoportrait aux doigts écartés 1914.jpg

    Egon Schiele, Autoportrait aux doigts écartés, 1914, Geementemuseum La Haye

     

    Ce n'est pas une affaire de chair, mais de jointures et d'os ; moins encore une question de ce qui pourrait se remplir, car les traits ne s'arrondissent pas. Et il faut entendre par traits, la superposition symbolique de la trace laissée par l'outil du dessin et l'apparition du modèle, dans un effet de ressemblance. Une trace qui s'apparente souvent à un sillon, presque une ornière.

    Quel angle de soi donner, quand on ne veut être que la somme hideuse, ou pour le moins dérangeante, de tous les angles et les nœuds de son corps ? L'homme a l'air soucieux, presque absent. La tête penchée se combine aux doigts, longs, qui entrent dans la joue, quasi la transpercent, comme si l'oubli était tellement fort que le corps en soi n'existait plus vraiment. La moue est dubitative. Il y a un semblant de théâtralité. On pourrait penser à une certaine affectation mais la mimique glisse trop vers la grimace pour que l'on puisse se dire : l'artiste prend la pose, il joue et fait des mines. Il y a un dépouillement si terrible que la rêverie morose et romantique ne prend pas, et plus on regarde cet autoportrait, plus il remonte loin dans notre histoire, dans ce qu'elle pourrait être. On y devine une histoire de la souffrance, une histoire de la maladie. Il ne nous restera un jour que la peau et les os, à la manière des clichés médicaux et des négatifs photographiques. 

    Mais l'œuvre de Schiele est évidemment plus troublante puisqu'elle n'a pas la prétention de la vérité argentique. Elle est avant tout une projection déformée, comme tout autoportrait : une mise au loin de soi, une distance trouble qui tient, au moins, dans l'écart entre la feuille et le corps véritable, le corps véritable réduit à la main et la main au crayon qui dessine. Cette main qui, au premier plan, forme comme un éventail déchiré.

    La peau et les os, et guère plus. Tout est transparent. Quelque chose passe à travers et qui n'est pas sans densité, la densité même de ce que n'a pas touché la mains de l'artiste, ou à peine effleuré, parce que de toute manière toute tentative de se peindre est vaine et le manque (pourquoi pas un manquement ?), ce qui est raté compte autant que ce qui a été capturé. Il y a ce qui a été mis sur la feuille mais le vide est tout aussi élémentaire que le trait. La couleur est forte et visible mais comme en périphérie : le manteau et les cheveux sont les seuls signes de l'opacité et de la consistance qui permettent de différencier le visage. Pour le reste, en effet, la couleur doit composer avec le fond même de la feuille. Le corps de l'artiste n'est pas habité, incarné. Il n'est qu'une trace, un quasi souvenir de soi, pour plus tard. La mort est pré-figurée parce que l'existence est étriquée, racornie. Les yeux sont des charbons éteints mais, sur un certain points, presque lumineux, comme les ardeurs d'un maquillage entaché de larmes ou de fatigue. La blancheur est, comme souvent chez Schiele, la matière la plus forte, par quoi justement il in-forme son dessin d'un transitoire, d'un déjà-vécu qui fait frémir. 

  • Quoi que tu filmes...

    L'État des choses est le dernier film de Wenders qu'on ait envie de regarder. C'est plus qu'une envie : une nécessité, un impératif esthétique doublé d'une langueur pleine d'humanité. L'argument scénaristique est mince, d'une certaine manière. Un film en tournage au Portugal, sur la côte, à Cascais. Une histoire de survivants en quête d'un nouveau coin pour vivre. Encore quelques scènes avant que l'imparable n'arrive : il n'y a plus de pellicule, plus de fond. Le film s'arrête au bord de l'océan, dans un dédale hôtelier en déshérence. Chacun n'a plus qu'à passer son temps, entre ennui et désir froissé. Le film est lent, dans un noir et blanc fabuleux que l'on doit à Henri Alekan. On aimerait que le temps s'étire à l'infini et que les heures déliées de toute obstination se multiplient. Mais il faut bien que le film (dans le film) se continue et le réalisateur, Friedrich Munro, parte chercher de quoi rebondir. Il file aux États-Unis pour récupérer l'argent nécessaire auprès de son producteur. 

    On comprend vite que L'État des choses est une œuvre en abyme. Le cinéma est en miroir. Un certain état du cinéma, auquel Wenders tournera bientôt le dos (1). Le personnage principal est surnommé Fritz. On saisit l'allusion et quand il va à Hollywood, c'est l'étoile de Fritz Lang qui apparaît sur un plan. L'État des choses n'est pas un prolongement du Mépris : il en est la forme reconstruite. Quand, dans le premier tout s'achevait presque parodiquement (et Fritz Lang finit L'Odyssée), dans le second, tout s'achève définitivement. Dans le film de Godard, le cynique et imbécile Prokosch était encore un personnage visible et cherchant à paraître ; dans celui de Wenders, la menace économique est invisible. La puissance fait main basse sans montrer son visage.

    Les huit dernières minutes du film sont centrées sur le tour en camping-car que font Fritz et son producteur escroc. Bavardages creux, faux détachement, risibles amitiés. On revient alors au point de départ.

     


     

    Un coup de feu. Un homme s'écroule. Et la caméra au poing, comme un moyen de répondre. Un balayage sans objet, sinon la seule volonté de filmer, coûte que coûte, comme un témoignage. Une sorte de cinéma vérité grotesque, dont meurt évidemment le héros. Alors vient le plan fixe, au ras du sol, l'immobilité de l'objet dans la disparition induite du sujet. La caméra est là. La pellicule, celle qui manquait tant quand il avait des choses à dire, peut se dérouler maintenant qu'aucune main ne la tient.

    C'est une scène spectaculaire, dont les trente ans sans la revoir, n'avait pas altéré la profondeur. Ce qui pouvait passer pour un effet un peu simpliste a pris entre temps une tout autre valeur. De même que la métaphore initiale de Cinecittà dans Le Mépris signifiait la mort prochaine du cinéma (ou du moins d'un certain cinéma), de même cette disparition de l'être et la possibilité de voir l'objet durer infiniment semblent prémonitoire de cette inexorable décomposition du réalisateur au profit des faiseurs techniciens. Fritz Munro pointe sa caméra, son ultime caméra, comme une arme alors même qu'il est désarmé. Il ne pense plus. Il est cyclopéen. Il n'est personne. Réduit à sa fonction scopique, il ne sait où regarder, ne sait que filmer. Il ne voit plus rien. Sa caméra erre. Et on se dit que bien des prétendants au titre de réalisateur, ces trente dernières années, ne valent même pas ce balayage.

    En revoyant ce si beau film, si beau que vous oubliez la suite de Wenders, et vous ne lui en tenez pas rigueur : n'eût-il fait que ce film que vous lui en seriez reconnaissant, en le revoyant, on perce une partie (une partie seulement) du mystère qui, au-delà de la nostalgie, peut nous attacher à des images fortes. Elles sont à la fois souvenir, reste d'une présence jamais effacée, et présage, ce qui nous aide à un peu plus de lucidité, laquelle lucidité se paie, mais cela, c'est une autre histoire.

     

    (1)À moins de considérer le pitoyable Paris Texas comme une réussite. Wenders passe à la couleur et c'est fini. Quand il y reviendra, dans Les Ailes du désir, le charme et la profondeur auront disparu. Ne demeurera que l'exercice de style.

  • Ruines

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    Il se pourrait qu'un jour, l'anagramme du Louvre développé par le dessinateur Marc-Antoine Matthieu (1), le Révolu, redistribution ruineuse : le musée comme pétrification absolue, que cette anagramme ait force de loi. Le lieu ne contiendra pas seulement les restes du temps mais aussi les poussières du sens qu'on voulait lui assigner, et plus encore : les restes du sens de ce qu'il contenait.

    Révolus, déjà, la brûlante contemplation de la beauté, le silence, la sacralité. À venir la révolution (c'est-à-dire la révocation) des Dieux, de tous les Dieux qui acceptèrent d'être peints, qui présidèrent à l'élévation des déesses, des envoyés gracieux, des archanges et des vierges, des héros et des martyrs, des passions tragiques et des sacrifices édifiants.

    Le révolu, pour ne pas écrire le banni. L'art ne sera plus l'obscur, le mystérieux, mais le rebut de ce qu'on appellera alors l'obscurantisme.

    Il se pourrait qu'un jour on se reprenne à brûler des œuvres, des tableaux, quand il ne sera de Dieu que le grand Architecte de l'univers ou qu'il ne sera de Dieu que Dieu. La haine des iconoclastes... Les détours de l'aveuglement sont souvent sans appel. Vinci, Caravage ou Titien, d'autres encore, se croyaient au-dessus des vicissitudes du monde, non par vanité, mais convaincus qu'ils étaient que l'œuvre spirituelle, cette figure qui sort du marbre déjà inscrite dans le marbre, pour reprendre les mots de Michel Ange, toucherait, imparable, et éternelle, l'œil et l'âme de son contemplateur.

    Ils avaient tort.

     

    (1)Marc-Antoine Matthieu, Les sous-sol du Révolu, éditions Futoropolis, 2006

  • À venir, Caravage

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    Caravage, Garçon à la corbeille de fruits, 1593, Galleria Boerghese, Rome

     

    La corbeille est pleine. Elle déborde. Elle a l'abondance théologique des natures mortes du temps. On y dénombre une générosité dont se nourrissent l'esprit autant que le corps.

    Le jeune garçon enserre la corbeille. il a la modestie d'un serviteur. Comme souvent chez Caravage, le contexte n'est pas précisé. Il ne cherche pas le genre, la fuite anecdotique dans la ritournelle des heures : temps du repas ou de l'offrande ? Il concentre le drame dans le dépouillement.

    Au premier abord, ce tableau intéresse peu. On passe vite. Le jeune garçon a un visage, une allure et une tension érotique qui en rappellent d'autres dans l'œuvre du peintre ; pour la corbeille, on pense à celle de 1599 (donc postérieure). Puis, à la énième visite, toutes les autres n'ayant été que lettres mortes en somme, l'œuvre abandonne son irrésolution. 

    Le regard mélancolique apparaît, du personnage, qui semble lointain, retiré du monde et de sa trame. on sent la faille. La douceur angélique s'altère et la tension de l'âme (plus forte que les signes de l'Éros) atténue la rondeur des traits. Tout allait au mieux ; rien ne laissait présager le drame. Qu'a-t-il vu qui le leste ainsi d'une gravité inquiète et d'un retrait insondable ? Une humeur sans nom ? Un souvenir ?

    À moins que ce ne soit l'étrange défaut de la corbeille, cette feuille qui s'en échappe, jaunie, se fanant, et telle, profanant l'illusion d'un temps candide et plein. Elle retombe comme se défait l'ingénuité. Le monde est cruel de signes de notre disgrâce.

    Mais Caravage a-t-il jamais cru que la vie était autre chose qu'une course à l'abîme (1).

     

    (1)Pour reprendre le titre du roman que Dominique Fernandez a consacré à l'artiste.

  • Par delà le temps...

    La question n'est pas de savoir ce qu'est pour chacun la beauté, le sens de la beauté, sa pure formalisation mais il y a un trouble à y réfléchir, un trouble qui jamais n'est aussi intense qu'à l'heure d'une confrontation au temps.

    Dire que le rapport que nous entretenons à ce sujet est conditionné par une représentation sociale, circonscrite au cadre par quoi nous construisons nos représentations, dire cela est enfoncer une porte ouverte. La beauté d'un visage est pour le moins le fruit d'un désir que nous projetons sans doute, mais aussi l'effet de paramètres auxquels nous nous arrêtons à peine tant, si l'on veut s'y attarder, ils nous sembleraient vulgaires : taille, forme, grain de peau, couleur de peau,... La beauté, ainsi traitée, n'est plus une abstraction, ce qui s'éprouve sans concept, mais une mathématique souterraine.

    C'est ainsi que les beautés fatales d'une époque nous sont presque toutes insondables et que celles qui forgent l'imaginaire contemporain semblent être sans équivalent. Les femmes s'extasient devant Brad Pitt et trouvent, en général, peu d'attrait à Cary Grant ; le charme de Ryan Gosling est une évidence quand celui d'un Clark Gable est dépassé. Et ce qui concerne les femmes trouve son équivalent chez les hommes : Scarlett Johanson plutôt que Rita Hayworth, Angelina Jolie et non Brigitte Bardot.

    Parfois même nous ne comprenons pas ce qui a pu séduire un société passée. La beauté est alors une énigme (1). On devine juste quelques éléments symboliques qui pourraient justifier tel ou tel engouement. L'éloignement est là devant nous.

    Quand la conscience de cet étrange travail est comme bouleversée, c'est qu'opère la magie véritable d'un visage.

    Au milieu de l'exposition sur le surréaliste américain Joseph Cornell, le visiteur découvre la photographie d'une femme par Man Ray. Elle s'appelle Lee Miller, elle-même photographe assez célèbre (2). L'œuvre de l'artiste est magnifique (plan, éclat de la lumière, etc.) mais que dire du modèle. Un modèle à la fois ancré dans son temps, un visage dont on reconnaît qu'il est caractéristique des années 30 mais qui, malgré tout, dépasse son époque, touche à une universalité des visages où l'on a envie de se noyer. Le cliché ci-dessous n'est pas celui de Man Ray mais il éveille la même densité dans l'œil.

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     Il y a dans le visage de Lee Miller une présence intemporelle de la beauté, comme chez Ava Gardner ou Louise Brooks. L'effet se situe bien au-delà du registre esthétique. Chez chacune d'elles, concentrée dans leur visage se noue une histoire à la fois attendue et déjà connue. Elles ne ressemblent pas : ce n'est pas le problème. Mais face à cette énergie, le miracle de la contemplation se fait. Un éblouissement absolu, une porte secrète, un mystère dont on ne sait pas s'il faudrait à jamais le laisser tel ou cherche à en découvrir les arcanes...

     

    (1)Mais la sensualité tout autant : l'érotisme des corps n'est pas neutre, ne va pas de soi. Il est aussi le fruit d'une attente variable, d'un fantasme malgré tout défini, d'un regard situé en deçà de celui qui regarde...

    (2)Pour être honnête, son nom traînait dans sa mémoire mais à brûle-pourpoint je n'aurais pu lui donner une identité précise...

     

    Photo : Arnold Genthe

  • Polymorphe...

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    Étrange univers de violence symbolique, me dis-je, il y a quelques semaines, en voyant par hasard deux minutes d'une énième émission de divertissement où il s'agit de voter pour tel ou tel, d'éliminer, selon le bon plaisir de la démocratie téléspectatrice, un candidat ou un autre. Étrange passion de plus en plus répandue que de voir la sanction par sms (facturé 0,34 centimes l'appel) devenir la norme et de dégager les énergumènes (originellement parlant : les possédés... ou la télévision en diablerie exorciste. Mais de quoi ? De la bêtise ? Et qui sont les possédés, d'ailleurs ?) dont la trombine ne vous revient pas. Il doit y avoir une jouissance singulière à vouloir ainsi sanctionner, encore et encore, bien au chaud dans son canapé. Jouissance consternante et inquiétante que de regarder choir ceux que l'on a désignés, d'être quelque part (mais (in)justement invisible) vainqueur.

    Ce phénomène est récent, sa pratique croissante, et on sait qu'il touche essentiellement ceux qui se sont le plus rapidement soumis aux nouvelles logiques de l'entertainment médiatique : les moins de trente ans, pour qui ont fait les émissions de ce genre...

    Les moins de trente ans...

    Ceux-là même qui n'ont cessé de réclamer à ce qu'on ne les discrimine pas en classe, ceux-là même qui n'ont cessé de contester l'ordre et la note, ceux-là même qui ont crié contre l'évaluation et la sanction.

    Enkystée d'un moi débordant, infantilisée (et s'infantilisant) jusqu'à plus soif, cette nouvelle génération (x ou y, peu importe la dénomination) ne se prive pas de jouer à tous les coups les censeurs satisfaits. À la fois fière de soi et impitoyable. Il faut d'ailleurs voir ce à quoi on aboutit dans le désordre terroriste des mises en scène de soi et celle des autres sur Internet. Et le phénomène n'en est qu'à ses débuts.

    Il n'y a pas de contradiction dans les termes. C'est même le fondement d'une nouvelle logique de représentation dont nous parlerons bientôt, ce mélange arrogant et cruel de décontraction et de fureur qu'incarnent les nouveaux symboles patronaux (à commencer par Zuckerberg en parangon...).

    Souhaitons-leur d'avoir un jour à se mordre les doigts de s'être ainsi grisés d'un pouvoir de télécommande...

     

     

     

    Photo :  Daniela Roman