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Du monde des images - Page 8

  • Téléscopage


    Cette publicité, ce qu'on appelait réclame alors, terme que l'on entend encore dans la bouche de certaines vieilles personnes, est l'un des cinq spots auxquels eurent droit les Français, à la télévision nationale, le 1er octobre 1968. La célébration du Boursin constituait même la première séquence de l'ensemble. Jacques Duby, que l'on retient surtout pour être un remarquable et agaçant Camille dans Thérèse Raquin,  caricature un insomniaque. Ce n'est pas du grand art :  air idiot du comédien, dialogue fondé sur la redondance maximale, final aux grandes orgues ; mais, dans le fond, pas plus indigne que les pubs contemporaines. Après le Boursin, qui servait d'entrer, on pouvait boire léger avec Régilait, vérifier la maille avec Tricotel, réfléchir à l'industrie avec Schneider, se délecter des plaisirs du beurre avec Virlux. C'était tout un programme.

    On ne peut que s'amuser du moment où est apparue la publicité à la télévision. En plein été, le conseil des ministres avait décidé d'autoriser sa diffusion sur le petit écran. C'était un 31 juillet. On s'étonnera sans doute que dans la continuité d'un printemps qui fut agité, allant jusqu'à menacer (du moins feignit-on de le croire) le pouvoir en place, il était urgent de statuer sur la réclame. Il est classique de se servir des moments de creux : les gens sont en vacances, ils bronzent, ils se reposent, pour prendre des mesures en douce, des mesures évidemment désagréables. Que nenni, cette fois ! L'exécutif se penchait sur une question de com' ! Et contrairement à certaines promesses que des mesures dilatoires repoussent aux calendes grecques le citoyen eut droit, à l'automne, à ses spots. Comme au cinéma...

    Vu sous cet angle un peu facétieux, il est donc possible d'analyser la crise de 68, cette effervescence pseudo révolutionnaire s'écrasant très vite dans le désir avoué de la consommation et du fameux pouvoir d'achat, comme une fièvre qu'un peu de fraîcheur télévisuelle vient calmer. Le contestataire du moment trouvait que s'il devait y avoir de la richesse, celle-ci devait en partie lui revenir (1). Se réveillant (à défaut d'éveiller sa conscience) devant l'abondance, il avait envie d'avoir sa part du gâteau. L'homme de 68 (2) voulait être de son temps. C'était le ventre qui parlait. Il fallait pouvoir se lever en pleine nuit pour vérifier l'abondance, comme un symbole de sécurité.

    Que la révolte printanière accouche de ce qui deviendra un jour l'essence télévisuelle, de ce dispositif terrible permettant d'obtenir, ainsi que l'avouait Patrick Le Lay quand il dirigeait TF1, du temps de cerveau disponible pour Coca-Cola, voilà qui n'est pas sans saveur.

    (1)Il faut avouer, à sa décharge, que l'univers politico-syndical ne permettait guère d'aller plus loin dans l'analyse. Les communistes, en productivistes impénitents, ne se distinguent pas dans le fond des aspirations américaines. Il faudra un jour revenir sur la grosse escroquerie intellectuelle que représentent les faux semblants du bolchévisme en matière économique.

    (2)Je ne parle pas ici des étudiants, lesquels, à l'image de ce que devinrent leurs leaders, étaient des guignols de première ; je pense à la classe ouvrière, oui, la classe ouvrière. Le mot classe : cette réalité sociale et économique que la droite a toujours ignorée et que la gauche a fini par trouver si vulgaire...

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  • Walker Evans, la profondeur de champ...

    Le bonheur de l'actuelle exposition Edward Hopper ne doit pas nous faire oublier que cet automne aura aussi été le temps d'une autre grâce, avec l'édition, pour le 50è anniversaire de l'exposition au MoMA, des Photographies américaines de Walker Evans (1). Ce merveilleux ouvrage, loin des évanescences pictorialistes qui eurent longtemps cours, dévoile, dans un ensemble en deux parties, une Amérique à la fois à visage humain (c'est-à-dire dans le saisissement d'une ambiguïté où se mêlent l'aisance et la misère) et géographique (essentiellement urbaine). Ainsi que l'indique le texte figurant sur l'édition de 1938, dans un premier temps il s'agit « des gens vus par la photographie » ; ensuite Walker Evans explore « une expression américaine indigène […] C'est l'accent du pays [...] ». Cet ensemble, Jean-François Chevrier l'assimile à un "recueil de poèmes en prose" (2).

    Les portraits témoignent le plus souvent d'un envers du rêve américain. Ils ont un souffle propre à la straight photography, comme si Evans voulait retenir dans l'instant de la captation, l'essence sublime et profonde d'une histoire silencieuse et douloureuse. Il ne s'agit ni de rechercher la beauté du modèle, ni sa véracité (au sens où il aurait une valeur symbolique), pas même son incongruité. Les hommes et les femmes retenus par l'artiste ont une simplicité, presque une insignifiance, qui les rend justement touchants et significatifs. Le décor, le plus souvent est simple, parfois minimaliste, l'angle de prise sans effet : l'instant fait tout et on sent qu'une fois le cliché tombé dans l'histoire de la boîte noire la vie aura continué son chemin.

     

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    Ce n'est pas le détail qui concentrerait un discours précis et visible mais l'ensemble qui devient lui-même détail d'un univers forcément inabordable dans sa totalité. Peut-être comme peu de photographes Walker Evans indique à qui contemple ses œuvres que la puissance de la vie est ailleurs que dans ce qu'on regarde, dans l'au-delà des bords du cliché, qui n'est plus (mais ce n'est pas rien) qu'un indice.

     

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    Ce n'est pourtant la première partie de l'ouvrage mais certains clichés de la deuxième partie, lorsque le photographe fixe son attention sur des lieux, des constructions, qui retient l'attention. Généralement il n'y a personne ; parfois un ou deux individus. On pourrait croire qu'il s'agit d'une entreprise quasi technique de repertoire d'architecture s'il n'y avait cette constante distance sensible qui charge l'atmosphère d'une tension rappelant le travail de Hopper, justement. Le peintre absorbait par l'épaisseur des couleurs choisies l'air, le souffle du monde. À l'opposé d'une démarche impressionniste, il voulait que tout soit pesé et compté. On retrouvera, par des moyens évidemment différents, cette même sensation chez Evans. J'avais déjà évoqué ce côté troublant dans un ancien billet, ce sentiment que quelque chose (ou quelqu'un) s'absente du monde. C'est une récurrence.

     

     

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    La modestie de la bâtisse, l'étrange disposition des bancs au premier plan, la luminosité égale, crue, tout cela allié à la frontalité de la prise donne à cette photographie une épaisseur curieuse. Dans le même temps que la pancarte nous indique le lieu de culte et donc de rassemblement, Evans choisit d'évoquer le désert, la solitude et le silence. Par ce décalage, il creuse la question du territoire quand nous n'y sommes pas, la question des choses que nous les mettons entre parenthèses quand nous sommes ailleurs. De ce qui reste, alors que c'est, pour l'heure, peu de chose. La monumentalité n'est pas le souci d'Evans. Son goût pour les structures répétitives, les alignements définit assez clairement qu'il ne se place pas du côté du particulier, de l'exception mais du côté du commun, et donc du quotidien.

     

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    La vie est là, certes, et d'un rien elle s'anime, évidemment. Mais ce que retient Evans, dans son objectif, n'est pas si éloigné de Hopper : avant que tout ne se mette en branle, il y a une organisation de l'espace, et du temps, qui contraint et étouffe. Ces deux photographies invitent le spectateur à suivre la route (ou la rue), à se conformer à la trace, trace elle-même redoublée par l'alignement des maisons, toutes pareilles, jusque dans ce qu'on supposera être la touche d'originalité. Un détail marginal dans un univers qui n'offre justement pas de marge...

    En lisant (faut-il écrire en parcourant...) Photographies américaines, on comprend mieux l'admiration qu'ont suscitée et l'auteur et le livre ; on ne s'étonne pas de la confession de Cartier-Bresson, dans une lettre adressée à Peter Galassi, conservateur du MoMA, en 2001 : « If it had not been for the challenge of the work of Walker Evans I don’t think I would have remained a photographer » (S'il n'y avait eu le défi que représentait l'œuvre de Walker Evans, je ne pense que je serais resté photographe).


     

     

    (1)Walker Evans, Photographies américaines, Five Continents Editions, 2012

    (2)Jean-François Chevrier, "Walker Evans, American Photographs et la question du sujet", Communications, vol. 71, 2001, pp.63-103.


  • De quoi parlent-ils ?

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    Gerard ter Borch, ca 1654, Rijksmuseum, Amsterdam

     

    Gerard ter Borch fait partie de ces fort nombreux peintres flamands ayant exercé leur art pendant le siècle d'or des Provinces-Unies. Il n'est pas le plus connu : Vermeer et Rembrandt, bien sûr, Peter de Hooch ou Frans Hals aussi, ont laissé dans l'histoire de leur art une marque bien plus importante.

    Ter Borch, comme beaucoup de ses contemporains artistes, avait intégré l'idée d'un marché, parfois fort avantageux, de la peinture. Et pour plaire à la potentielle clientèle bourgeoise, il se spécialisa dans les scènes de genre capable de séduire les acheteurs. Il fallait donc que la représentation ait des accointances avec le décor même où le tableau pouvait être accroché. Ce n'est pas un peintre négligeable mais il ne s'agit pas ici de s'étendre sur ses qualités propres. La curiosité se porte sur un aspect plus amusant, plus surprenant, et elle concerne le tableau qui ouvre ce billet.

    Cette œuvre, Goethe l'évoque dans les Affinités électives, publié en 1809. Voici ce qu'il écrit : 

    "La réprimande paternelle de Terburg, que la belle gravure de Wille a rendue familière à tous les amis des arts, était le sujet du troisième tableau, aussi intéressant dans son genre que les deux premiers.

    Un vieux chevalier assis et les jambes croisées semble parler à sa fille avec l’intention de toucher sa conscience. L’expression de ses traits et de son attitude prouve, toutefois, qu’il ne lui dit rien d’humiliant, et qu’il est plutôt peiné qu’irrité. La contenance de la jeune personne, debout devant lui, mais dont on ne voit pas le visage, annonce qu’elle cherche à maîtriser une vive émotion. La mère, témoin de la réprimande, a l’air embarrassée ; elle regarde au fond d’un verre plein de vin blanc qu’elle tient à la main et dans lequel elle paraît boire à longs traits."

    Pour résumer : une scène moralisante dans un milieu bourgeois ; une manière de garder l'œil sur sa progéniture.

    Il faut croire que ce bon vieux Johann Wolfgang était faillible dans ses interprétations parce qu'il ne s'agit nullement d'une mise au point paternelle, bien au contraire. Et c'est justement cet écart qui amuse.

    Dans un fort intéressant article, Odile Le Guern (1) éclaire notre lanterne. Cette toile porte désormais le titre sans ambiguïté de Conversation galante. Le chien est par exemple un motif fréquent au XVIIe et son lien avec l'espace amoureux est non négligeable, et notamment dans les scène grivoises et galantes. Il est là, dans l'œuvre de Ter Borch, avec la bougie, symbole phallique imparable. La grande tenture rouge cache le lit. ll serait bien difficile d'imaginer qu'un homme si jeune puisse endosser le rôle paternel. L'éclat de la tenue féminine ne peut non plus tromper sur l'entreprise de séduction. Ainsi, le visage invisible de la demoiselle, tourné vers son interlocuteur masculine, ne peut s'imaginer (mais faut-il imaginer ce qui n'existe pas, puisque la peinture ne donne que ce qu'elle est...) sous le signe de la soumission. Elle attend que l'affaire se fasse, que le prix soit ajusté, et la vieille au milieu est l'entremetteuse classique.

    Pour ajouter au savoureux de la méprise, il se trouve que cette œuvre réapparaît dans la toile d'un autre hollandais, Samuel van Hoogstraten, et ce dans un contexte qui lève l'équivoque. Entre la bougie, la clef dans la serrure et les pantoufles à l'abandon, on doit se rendre à l'évidence que la citation tronquée (on ne voit que la jeune fille) infléchit la lecture du tableau de ter Borch vers le commentaire à connotation sexuelle.

     

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    Samuel van Hoogstraten, Vue d'intérieur ou les pantoufles, 1658, Louvre


    Il est évidemment charmant de voir une œuvre ainsi balancer d'un extrême à un autre dans son interprétation. De la reprise familiale vers la scène de bordel (ou presque). Il serait trop facile de moquer la naïveté (et pourquoi pas la cécité...) de Goethe en ce cas bien précis. L'erreur d'appréciation est commune. Ce grand écart, plein d'ironie, laisse néanmoins penser que la construction d'un sens n'est pas chose aisée, que la bonne foi (pourquoi soupçonner l'écrivain de pudibonderie : ce serait absurde) n'est pas la garantie de la vérité, que l'évidence est un paramètre relatif, que la peinture, malgré sa circonscription nous laissant croire qu'avec toute l'attention requise nous feront le tour de l'œuvre, est un piège, un piège sérieux, redoutable et délicieux. 


    (1)Odile Le Guern, "Stéréotypes picturaux et polysémie" in La polysémie ou l'empire des sens : lexique, discours et représentations, PUL, 2003

     


     

     

     

  • À la volée...

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    Si tout ce que tu as appris, si tout ce que tu sais devait te garantir des heures qui viennent, de l'aube qui pointe, tu ne serais plus vivant, tu ne serais plus une existence. Rien ne t'attend et tu n'as pas de répertoire exhaustif. Tu croises des visages et des histoires ; pour chacun et chacune, il te faut une part d'oubli et d'ignorance. Sans quoi tu n'es plus qu'un personnage, un scénario où rien ne manque, où tu ne manques rien. Si tout, en toi, finissait par être motivé, dans l'enchaînement des semaines et des mois, tu perdrais la possibilité nécessaire de tomber et de te relever, de t'exalter et de craindre, de mourir. Si tu regardais, dans le miroir, sans ce supplément d'âme inconnu en toi, tu ne garderais plus le souvenir -et sa course fluide- de ce qui est et n'est plus là, ou pas encore, en même temps.

     

     

    Photo : Florentine Wüest



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  • The final cut

    Les 30 juillet sont décidément bien cruels pour le cinéma. En 2007, Michelangelo Antonioni et Ingmar Bergman disparaissaient et c'était comme une étrangeté de les rassembler ainsi, vieux qu'ils étaient déjà, peut-être, et presque plus cinéastes, mais indissociables dans leurs différences mêmes, quant à la manière de traiter du silence, de cette extension improbable des embarras à être avec autrui dont on chercherait à la fois la présence et l'absence. Ils avaient l'un et l'autre fait chemin dans l'incroyable légèreté qu'il y a à se faire du mal, même sans le vouloir. Pour l'Italien, on sentait bien que tout, ou presque, tournait autour de le délitement progressif qui fait sentir à l'individu l'éloignement, la disparition ou le manquement de celui ou celle en qui il escomptait. De comptabilité humaine, il était aussi question chez Bergman mais il s'agissait alors non de s'en remettre à un dénouement quasi inespéré du lien, plutôt de le réactiver afin de désintégration. Le catholique fouinait du côté de la Providence, d'une certaine façon, pendant que le rigoriste suédois, à la suite d'un Dreyer dont il était la version un peu criarde (tant dans les voix que dans les effets scéniques), œuvrait dans le procès hic et nunc de nos turpitudes et de nos absences à l'ordre. Bergman refourguait la énième version tragique de l'existence, et c'était parfois un peu fastidieux et démonstratif, n'évitant pas le pire comme dans Cris et chuchotements, pendant que le ferrarais (de la même ville donc que Giorgio Bassani) s'échappait lui dans ce qui pouvait former des tableaux tremblants de nos fragilités affectives et sociales. La Notte et L'Éclipse sont de pures explorations de temps impensables : au delà de la crise, ce qui reste quand il n'y a plus rien. C'est bien que de l'errance, ou un désarroi affectif : le soliloque du corps perdu à lui-même dont la vie n'est pas/plus capable de retrouver l'origine, et donc le sens. Sur ce point le générique de La Notte est un modèle d'expressionnisme quasi abstrait.



    Sur quels reflets existons-nous ? vers quoi glissons-nous infiniment alors même qu'en contrepoint le monde est là ? La structure est visible et suggère que l'ensemble puisse être habitable mais ce ne sont que jeux de renvois et les noms qui s'affichent et changent à chaque étage passé expliquent déjà que la structure se suffit à elle-même : son immuabilité efface tout. L'ouverture vers le lointain n'est pas un appel de l'horizon mais la concentration corrosive d'un ailleurs qui ne peut être que la réduplication d'un ici sans tain, sans profondeur, sans vie. Le spectateur doit se dire qu'il va falloir s'accrocher pour pouvoir tenir, et la lenteur du film n'est pas tant un choix esthétique que l'essence même de ce que devient le cinéma quand il nous parle vraiment : le récit d'une fin (ce que Godard dira autrement mais avec un génie sans égal dans Le Mépris deux ans plus tard) dont le générique (mais les discussions autour de L'Odyssée entre Fritz Lang et Michel Piccoli sont tout aussi "parlantes"), et sa citation truquée, nous ouvre aussi à l'inquiétude déceptive d'une Bardot qui glose, à défaut de glousser...



    Entre le Suisse et l'Italien, en 1962, Chris Marker réalise La Jetée. 26 minutes d'images où le réel est pulvérisé dans sa matérialité fixe par la voix off qui n'est pas là pour combler ce que le film n'arrive pas à montrer (comme le font les mauvais réalisateurs et les mauvais scénaristes), mais dont l'objet est justement de tout déconnecter. Récit à la fois d'un présent et d'une science-fiction, La Jetée est elle aussi une œuvre de la fin. Une œuvre de la fin sans fin, même, toujours dans l'attente de son propre achèvement. Certains diront que ce n'est pas du cinéma, qu'il y a tromperie sur la marchandise (mais justement parce qu'ils veulent que le cinéma soit une marchandise, un estampillage technique. Et ceux-là ont gagné puisque l'intelligence cinématographique tient essentiellement dans ses effets spéciaux. C'est donc peu dire combien ce mode d'expression est devenu bête...). Tromperie, non. Erreur, soit, tant Marker demande au spectateur d'être là, bien en face de l'écran et de suivre la marche, c'est-à-dire de combler le vide qui se crée. Œuvre mal jointée, en quelque sorte, La Jetée reste en mémoire de cette alliance apparemment contre-nature sur le plan esthétique du récitatif et du décor fixe.



    Chris Marker est mort un 30 juillet, comme Antonioni et Bergman. Il était vieux et l'on dira que sa trace était déjà faite. Ce n'est donc pas le regret d'un espoir inassouvi qui attriste, mais de penser tout à coup que ces grands réalisateurs (Bergman étant le moindre, me semble-t-il) avaient entamé, avec Godard, nos certitudes et clos le cinéma il y a fort longtemps, dès le début des années soixante. Après, plus grand chose. Des redites. 



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  • Le goût secret de la féodalité

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    Le Tour de France s'est achevé. Il fut ennuyeux et les commentateurs se sont désolés mais, comme le remarque François Bégaudeau, dans Le Monde du 21 juillet, on peut s'étonner du succès médiatique d'une « manifestation aussi suivie qu'indigente ». Il s'en va chercher la solution dans la seule temporalité de l'événement : « la clé, c'est l'été. C'est les congés payés. C'est la disponibilité estivale. » Et d'ajouter que le spectacle télévisuel devient un quasi parent de notre quotidien : « Ce compagnon, cet animal domestique, ce poisson rouge, entre dans la pièce par la petite lucarne qu'il suffit d'allumer. Le voici parmi nous, c'est le Tour de France ». Sans doute y a-t-il de cela mais l'affaire me semble un peu courte en analyse.

    En fait, il faut bien comprendre que la médiatisation de l'événement en a changé la nature. Ce qui, pendant longtemps, fut une réalité radiophonique, puis télévisuelle (mais à petites doses, on ne diffusait guère que les trente derniers kilomètres dans mon enfance), est devenu une machinerie qui couvre une bonne partie de l'après-midi, voire plus. Il est donc possible de suivre l'histoire dans sa quasi totalité. Le caractère narratif s'en est donc considérablement accru. Le téléspectateur n'arrive plus sur la course comme un invité de dernière minute. Il remonte loin dans le déroulement de l'épisode et parfois, même, pour les grandes étapes de montagne, il voit les premiers coups de pédales. L'intégralité est pour lui, et la multiplication des caméras, hélicoptères et motos, lui donne le sentiment qu'il ne rate rien. Il s'est donc produit pour le Tour ce que fut le bouleversement imposé par Canal+ en matière de retransmission footballistique. Le confort suffit-il néanmoins à expliquer l'engouement ? Il y a les à-côté pseudo culturels et le caractère « paysage naturel », cette étrange beauté de la France vue du ciel, ce caractère Yann-Arthus Bertrand du récit, qui nous réconcilient avec le territoire d'une façon qui rappelle que le Tour de France, créé en 1903, est indissociable d'un arrière-plan politique qui exaltait, dans le cadre français d'une reconquête des territoires perdus en 1870, l'envie de définir, de souligner les frontières. C'est d'ailleurs pour cette raison que nombre de fervents de la Grande Boucle s'insurgent contre les départs de l'étranger et les étapes en Angleterre, en Belgique, en Italie ou ailleurs...

    Mais il était question de l'ennui. Épreuve devenue terriblement mécanique (si j'ose dire) depuis plus de vingt ans, à l'aube du règne de Miguel Indurain, le Tour de France s'est plié comme jamais à des impératifs économiques qui, sous couvert de stratégies déterminant les moments forts du parcours, les conduites à adopter, ont en quelque sorte réduit chaque étape à deux portions, évidemment congrues : la première heure de course et les trente derniers kilomètres. Entre, plus rien. Et c'est au moment où l'on file les heures télévisuelles à l'infini qu'il n'y a plus rien à voir, plus rien à vivre. L'important n'est donc pas l'imprévisible de la course mais le verrouillage du scénario. Et sur ce point, la frilosité des directeurs sportifs, leur stupidité dans leurs analyses, la servilité des coureurs expliquent en grande partie le désastre.

    Il faut dire que jadis les courses elles-mêmes constitutaient le plat essentiel du menu d'un cycliste. Il s'entraînait en participant aux épreuves qu'il était susceptible de gagner. Cela explique pour beaucoup le palmarès hallucinant de Merckx, lequel palmarès ne sera jamais plus égalé, ni même approché. De nos jours, les cyclistes ne courent plus, ils s'entraînent. Ils ne s'alignent plus au départ d'une classique, ils font des stages (en altitude, au bord de mer). Les mauvaises langues diront que c'est le seul moyen tenable pour appliquer les protocoles de dopage très élaborés (on est loin de l'antique pot belge quand on touche à l'EPO et aux auto-transfusions). Ils font ainsi des apparitions épisodiques pour lesquelles il ne faut absolument pas qu'ils se ratent. Indurain et Armstrong ont montré qu'on pouvait ne jamais se rater et ne faire qu'une épreuve par an, la plus célèbre, la plus porteuse, en termes médiatiques. C'est bien tout cela, mais l'ennui est au bout de la route.

    Alors pourquoi regarder encore ? Il y a sans aucun doute le caractère héroïque de certains exploits, le dépassement fou de soi devant la difficulté. Plus qu'aucun autre sport, le cyclisme exalte l'au-delà, le risque et la solitude. Et à cela, nul n'échappe un jour ou l'autre. Ocana chutant dans le col de Menté en 1971 ; Merckx dépassé par Thévenet en 1975, dans la montée de Pra-Loup ; Hinault à la ramasse derrière Fignon en 1984 ; Indurain défaillant en 1996, les images demeurent. Pour célébrer ces moments d'audace et de désarroi, de grandeur fracassée, il faut relire Blondin, plus que tout. Dans un autre registre, et même Barthes en parlait dans ses Mythologies, la morale ambiguë de ce sport, entre le désir personnel et le poids de l'équipe à laquelle on se soumet, n'est pas sans intérêt. « C'est une morale qui ne sait ou ne veut pas choisir entre la louange du dévouement et les nécessités de l'empirisme », écrit-il. C'est en effet une étrange construction que l'on trouve dans ce sport, dont on rappelle sans cesse qu'il est un sport d'équipe, mais une équipe au service d'un seul (lequel peut changer selon que l'on soit dans une course à étapes ou une classique).

    Tel est le point que je voudrais alors aborder. Cet ennui qu'a imposé la transformation économico-technologique du sport avait déjà sa source dans le caractère féodal de la hiérarchisation des coureurs : le leader, les équipiers. Et ceux-ci ont d'autres noms bien plus révélateurs, selon les cas : les poissons-pilotes, les gregarios, les porteurs d'eau, la garde rapprochée... Ils sont le menu peuple et rien ne peut se faire sans qu'un de ses membres ait un bon de sortie. Une anecdote en dira plus que tout long discours. En 1963, au championnat du monde, Benoni Beheyt gagne devant son leader Rik Van Looy. Il est mis au ban et arrête sa carrière, pourtant prometteuse, à 26 ans. La soumission de Froome à Wiggins, durant ce Tour 2012, alors même qu'il lui était supérieur, n'est donc pas une nouveauté. La révélation de cette puissance dans les deux accélérations que se sera permis le premier, à la Toussuire et à Peyragudes, parce qu'elle a été télévisée, ne fera qu'amoindrir le succès du second. C'était là que se tenait l'intérêt de l'épreuve, et je crois, l'attente non dite des téléspectateurs : le désir impalpable de voir la féodalité tomber, de voir, dans la même équipe, le lieutenant prendre la place du chef, qui tenait lieu de chef, sans l'être vraiment, comme un usurpateur. Les affrontements fraticides sont les plus beaux, ici comme ailleurs, ceux dont se délecte le public avec le plus d'avidité. Il n'est pas tant question de luttes entre leaders que de voir secoué le joug des ordres, et la félonie est un délice.

    La question de l'oreillette est une énième version d'un débat plus profond. Faut-il obéir ? Faut-il désobéir ?, et donc : comment désobéir ? Froome a obéi, a montré ostensiblement qu'il avait obéi, et dégoûté tout le monde : suiveurs, commentateurs, spectateurs, téléspectateurs. Il est en effet tout à fait curieux que le sport populaire par excellence, aussi bien par ses pratiquants que par l'origine des gens qui s'y intéressent, soit aussi celui qui, d'une manière radicale, reproduit le déséquilibre des rapports symboliques d'une société dévalorisant les petits, les obligeant à rappeler en toute occasion leur infériorité. Dans nul autre sport, le mot règne, pour définir la puissance d'un champion, n'est aussi approprié. On lui doit tout, on lui prépare tout, on lui sacrifie tout.

    Alors, le téléspectateur guette la catastrophe mais dans une relation ambiguë de fascination : que les meilleurs livrent bataille (et les ascensions sont faites pour cela), et pour ce faire, que les équipiers s'épuisent pour finir comme ils peuvent, dans l'anonymat d'une arrivée dans le brouillard, pendant que les meilleurs qu'ils ont protégé sont sous le feu des projecteurs ; mais aussi : que le second couteau brise ses chaînes et mettent au pas ceux qui ont moins été exposés. La question est de savoir lequel de ces deux désirs prime sur l'autre. L'amoureux du Tour de France espère-t-il le bouleversement ou l'ordre établi ? Dans le premier cas, il va vers la désolation tant le corsetage de la course, entre codes anciens et frilosité moderne, est promis à un bel avenir ; dans le second cas, il faudrait considérer le Tour de France comme une entreprise d'aliénation exemplaire. Mais, sur ce point, nous ne sommes plus dans du sport...

    Et si nous ne sommes plus dans le sport, c'est peut-être parce qu'au-delà de la théorie du reflet depuis longtemps soumise à la critique, il faut sentir dans l'attrait pour l'épopée estivale de la petite Reine comme la trace de ce qui fonde la puissance même du pouvoir établi : sa reconnaissance effective, quand on croit qu'il est fait pour être comme il est, et le fantasme d'une altérité contestataire se rencontrent mais dans un rapport inégalitaire, parce que la durée de l'épreuve, ces trois semaines où à chaque jour suffit sa peine, donne au fur et à mesure de son déroulement de moins en moins de place pour le fantasme. Mais le téléspectateur, dans le saisissement de chaque fait de course qu'on monte en épingle, se laisse prendre au piège, ou veut se laisser prendre au piège. Ce n'est pas de la facilité, plutôt une histoire qui ressemble à l'impossible du joueur de casino qui croit que la prochaine fois sera la bonne. Un rien de désillusion qu'on ne veut pas s'avouer.

    La place énorme prise aujourd'hui par le sport tient sans doute, parmi d'autres raisons, à ce goût troublant pour ce qui ramène le commun à sa commune condition et à l'acceptation à peine consciente de cette situation. Nous l'évoquons pour le cyclisme mais l'histoire est aussi vraie pour le football, dans un autre contexte : non plus le "chacun à sa place, malgré tout", du vélo, mais le "tout est possible, y compris pour les pauvres" du ballon rond. Espoir dérisoire dans une période qui se développe comme un processus de régression sans précédent depuis deux siècles...


    Photo : X


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  • La politique blockbuster

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    Fin de campagne. Dernier billet sur le sujet. Il sera bien temps après de penser à l'intérêt que cela avait et aux accrochages que cela a suscités. Pour l'heure, on se dit : dernier billet, conclusion dans le calme alors même que cela pue abondamment, que Sarkozy s'extrémise non par idéologie mais pour pratiquer la politique de la terre brûlée et faire que son camp ne s'en relève pas (et Marion Le Pen se délecte...).

    Finir en douceur une campagne âpre et ennuyeuse signifie imparablement célébrer les femmes pour trouver un peu d'espoir. Les femmes en politique sont la quintessence de la délicatesse, un autre regard, une démocratie apaisée. Du moins c'est ainsi qu'on me l'a vendu, cette équation femme politique, depuis que je suis jeune. Naïf (ou sensible) comme je suis, j'ai voulu y croire. De même, l'idée qu'avec le crépuscule sarkozyste s'achevait l'époque du clinquant et du m'as-tu-vu. Retour aux affaires (1) de la gauche. Du sérieux, de l'austère, du common man, de la madame tout-le-monde, de la modestie... La gauche, la vraie, dans toute la sincérité d'une tradition qui remonte à Jaurès et compagnie.

    C'est dans cet esprit, sans doute, que les Inrocks ont choisi de faire leur couverture sur la nouvelle garde socialiste. J'imagine que le Huron voltairien ou l'Indien de Montaigne voyant une telle photographie, à l'aveugle, déclarerait qu'il s'agit de quatre actrices réunies, à coup de fric, pour un blockbuster où l'on trouvera de l'action, du suspens, du sexe et de l'amour. On y trouve tout : le mélange cultural studies, la beauté un peu mystérieuse, la rudesse des regards, le chic retenu et le décontracté de marques. Le lecteur suppose qu'elles sont quatre sur la photo mais que le scénario a prévu que certaines s'affronteront. C'est un casting où chacune a un rôle, incarne une certaine ligne hollywoodienne, entre femme fatale et femme de tête, entre sévérité et sensualité, entre traîtrise et fidélité. L'Europe, l'Asie, le monde arabe : tout y est. Très mainstream. Les visages fermés, le sourire carnassier, le style un peu masculin et le rouge à lèvres qui claque. Toutes ensemble et déjà prêtes à s'entretuer. D'ailleurs le titre du film dit tout : Girl Power On a hâte d'y être. Pas de panique : elles arrivent, les Drôles de Dames de la rue Solférino. Et de se demander laquelle in fine terrassera les autres et trouvera l'amour dans les bras du magnifique héros dont l'affiche fait l'économie...

    Que les Inrocks tentent le coup d'une politique rock and roll n'étonne pas. C'est de leur niveau : bobos de gauche décalés et vaguement révolutionnaires du MP 3. Leur ligne d'horizon, fort basse, comme leur intelligence, ne peut guère viser autre chose. En revanche, que les égéries du PS se prêtent au jeu, qu'elles n'y voient qu'une stratégie de com supplémentaire, sans en saisir ni la puérilité (eh oui, les filles, vous ne serez jamais Uma Thurman ou Scarlett Johanson (2)) ni l'indécence, ni le déni que représente une telle posture, voilà qui consterne. Il ne s'agit pas d'être dupe : s'engager à ce niveau en politique n'est pas le fait d'enfants de chœur, de bons samaritains. Soit. Mais jouer avec les codes d'une pensée jeune (!) et illusoirement rebelle est pitoyable. Que la gauche aux aspirations moralisantes cède à la tentation n'est pas à sa gloire. Mais il y aura toujours des bonnes âmes pour m'expliquer que cela n'a absolument rien à voir avec Sarkozy et Carla, le Fouquet's, Nicolas et ses amis du show-bizz... Je ne vois pas la différence et je trouve que finir symboliquement ainsi qu'avait commencé l'histrion hystérique, c'est risible (sauf que je n'ai pas envie de rire, au fond...).

     

     

    (1)J'aime bien cette expression. Elle est savoureuse, car, dans la majorité ou dans l'opposition, quel parti politique a-t-il jamais quitté les affaires ? Ou pour l'écrire autrement : les affaires ont-elles jamais quitté les politiques ?

    (2)Je prends à dessein des exemples contemporains pour renforcer le ridicule. Il eût été infamant d'aller invoquer les mânes d'actrices authentiques...

     

  • Parler au micro

     

    journalisme,décence



    Il s'est approché du micro. Il avait les yeux rougis par le chagrin. Il venait de perdre un ami de longue date. Il était effondré ; il s'y attendait mais ce n'est pas exactement attendre que cette chose immonde forcément triomphante. Alors le journaliste lui a demandé si l'heure n'était pas à se souvenir des bons moments. Il a eu l'air ahuri devant une telle ineptie. Que voulez-vous que je vous dise ? Par la réponse en forme de question, il bottait en touche. Il fuyait avec le tact nécessaire la grossièreté de l'interlocuteur et la profondeur de sa misère. Ainsi restait-il dans le jeu lissé que les médias organisent au décès d'une célébrité. Poser la question absurde : lui-même savait qu'il aurait pu être à sa place, de l'autre côté du micro. Il ne fait que son travail. Si c'en est un...


    Photo : X...



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  • Intra muros

           Pour S.

    J'ai découvert cette vidéo par le biais d'une mienne connaissance, graffeur, writer (1), peintre, à laquelle j'ai déjà eu l'occasion d'expliquer mes réserves sur cet art urbain qu'on appelle imprécisément le tag. Je ne suis pas un adepte de ce mode d'expression, mais la question n'est pas là, si l'on veut bien considérer le travail entrepris par ceux qui ont décidé de s'approprier un lieu désaffecté, comme sait en laisser une société obnubilée par la consommation et l'obsolescence de plus en plus rapide des choses...

    Il s'agit donc d'un parking de grande surface, d'une grande surface qui a rendu l'âme (et c'est évidemment une manière ironique de parler tant ces lieux se déterminent d'abord par leur impersonnalité). Abandonnée, avant que d'être détruite et qu'on y refasse les mêmes horreurs, sans doute, cette friche commerciale a été prise d'assaut par l'imagination colorée et brutale de ces mystérieux combattants des murs blancs, sales, sans propriété. Et plutôt que de laisser la misère du temps gagner la partie, ils ont enfreint la loi, pour la beauté du geste, car il est certain qu'à moins  qu'un coup de dés magnifique ne convertisse ce parking anonyme en territoire de l'Unesco ce qu'ils ont entrepris finira en gravats (ou pire : qu'un repreneur vienne et, devant cette avalanche de couleurs et de formes, s'empresse de tout remettre en ordre : du blanc, du blanc, du blanc...).

    Ainsi jouent-ils des turpitudes d'un monde-ogre... On pourra disserter longuement sur le discours artistique de ces writers, la beauté esthétique de ces géométries, en pourfendre la laideur et les facilités. Peut-être. Mais ces six minutes à toute vitesse, entre les piliers d'un des pires endroits que notre civilisation ait créé en nous faisant croire que là était le sésame d'un bonheur à crédit, ces six minutes en accéléré, on peut aussi les regarder comme une tentative désespérée, non pas de refaire le monde, mais de suspendre sa laideur poussièreuse. Ce n'est pas un acte social mais une question politique ; pas un jeu d'enfant, mais des arabesques sérieuses d'adultes. Lorsqu'on retourne à l'air libre sur le toit de ce délabrement caché, le writer dessine des croix, comme si, effectivement, il fallait bien faire une croix dessus, sur le rêve, sur la liberté de dire non, sur le lendemain, et la caméra saisit à la volée la misère visible des tours immenses, dans une banlieue quelconque, une parmi d'autres...

    La musique est de Phil Glass. Les concepteurs de ce film l'ont rencontré. Il a cédé les droits de ce Opening, extrait du très beau Glassworks, pour cent euros. Trois fois rien Le projet lui plaisait... Un Opening d'une douceur mélancolique idéale pour une odyssée dans un univers dérangeant : celui de notre déchéance à venir...

     

     

    (1)ainsi que se définissent ceux qui ne taguent pas, mais dessinent sur les murs, parce que le tag est une signature. Je n'ai pas envie de commenter ici le choix discutable du mot writer...

     


     






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  • Le Prince consort

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    D'abord il y eut le Père, son apparition iconique au centre de l'écran, au bout du tapis rouge. Le Père venait à nous dans son épiphanie de common man transformé en gardien élyséen de la République. Il n'était encore qu'une image, muette. Il ne s'exprima que plus tard, lorsque rancœurs, passions et exaltations se furent assagis. Il fut longtemps invisible, dans sa modestie corrézienne.

    Sur le plateau de France 2, il y avait la Mère, dans sa raideur froide de vainqueur (a)battu. Elle devait reconnaître le triomphe du Père sur celui qui l'avait, cinq ans auparavant, défaite sèchement. Journalistes, et (télé)spectateurs sans doute, guettaient la faille, à travers laquelle apparaîtrait (décidément que d'apparition...) le sentiment profond d'une injustice personnelle. On en sentit poindre l'expression quand elle rappela que la victoire du Père procédait de ce qu'elle avait entrepris avant, que son Désir d'Avenir avait préparé l'avènement du common man. C'était drôle : on sentait que le journaliste avait envie de lui demander ce qu'il avait lui, le Père, qu'elle n'avait pas, ou pas eu, elle, la Mère. Il s'abstint, politesse et décence mêlées, parce qu'il n'était pas question de s'engager dans ce genre de débat, trop délicat, trop guerre des sexes, à l'heure de la parité et du politiquement correct. C'était en filigrane...

    Mais tout cela avait déjà une moindre importance, car avant qu'on lui demandât son avis, à elle, était apparu (oui, vraiment, soirée de tous les sortilèges) le Fils, dans la pleine folie d'une soirée électorale qui ressemblait étrangement à une fête de fin d'examens pour étudiants perpétuels. Le Fils, Thomas Hollande, eut droit au prime time, 20 heures à peine passé, comme s'il revenait au prince héritier d'être le premier commentateur de l'accès au trône de son Père. Il était ému, l'œil un peu humide et la voix tremblante. Il avait cinq ans auparavant échoué avec la Mère ; il gagnait ce soir-là avec le Père. Il était super content, animé d'un frisson jeune et modeste. Il était le Fils digne du Père, tout en n'ayant pas trahi la Mère. Cela ne pouvait qu'attendrir le quidam vainqueur par procuration à qui on avait répété que l'élection était historique, que c'était un choix de société, un tournant, etc, etc, etc et à qui on offrait avant toute autre considération sérieuse une réaction juvénile rappelant les banalités d'un entraîneur de football dans la minute qui suit la victoire : on a tout fait pour, beau challenge, très touché, un grand moment d'émotion, etc, etc, etc.

    Ainsi France 2, toute honte bue de son allégeance sarkozyste cinq ans durant, passait à la minute dans le camp opposé et imposait, en bonne chaîne publique aussi pourrie que ses consœurs commerciales, l'étrange image d'Épinal d'une famille recomposée, dont chaque membre était à un endroit différent mais que la magie médiatique réunissait pour l'occasion. Pendant les deux ou trois premières minutes de cette bascule démocratique, nous n'étions plus que les témoins sidérés d'un moment de télé-réalité auquel se prêtaient (volontairement ? malgré eux?) les trois membres éminents d'une famille politique (entendons ici politicienne). On privatisait pour quelques instants un fait collectif. On en faisait une histoire personnelle, un storytelling digne d'une scène de cinéma. C'était, me semble-t-il, la première fois que l'on voyait ainsi la filiation prendre le pouvoir symbolique, faisant attendre le bon peuple (j'entends : ceux qui sont censés le représenter, soit : les hommes politiques) dans l'antichambre. Non seulement l'opposition était réduite à quia mais les caciques socialistes, les éléphants, étaient relégués au second plan. Le drame familial (lequel est le fondement de tout, c'est vrai, ainsi que l'écrivait déjà Aristote...) prenait toute la place. Et le quidam de se demander si l'on n'était pas en train de nous vendre le président 2022 ou 2027, selon le principe d'un héritage particulier dont Bourdieu a fort bien montré la perversité sociale. Car c'était bien au bénéfice du titre Fils de... que ce bon Thomas s'exprimait ...

    Ce fut le moment glamour de la soirée, la seule nouveauté, comme la petite pointe d'originalité que l'on trouve dans un film qui aligne tous les clichés d'un genre très codifié. Après ce grand moment de télévision, le reste fut fade, ennuyeux, prévisible. Et, en creux, se confirmait que désormais rien, absolument rien, ne pourrait être traité, en information, qui ne se réduise pas à du pathos scénarisé, que la réalité n'était qu'un élément, une ressource, parmi d'autres, de la fiction généralisée dans laquelle le pouvoir et les médias veulent que nous évoluions...