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Du monde des images - Page 6

  • Le temps nous est conté


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    Ce titre n'est pas mien. On le retrouvera dans un très beau portfolio de Philippe Lopparelli, à la suite d'un séjour dans les Carpates.

    Je m'en saisis. Je lorgne vers lui et son détournement en pensant à toute la volonté que nous mettons parfois à nous raconter des histoires et, aussi, à ce qu'on nous en raconte. Il n'est plus question, alors, d'avancer, d'égrener les heures, mais de demeurer, d'être dans la demeure des mots. Celle-ci est magique. Elle ne prend pas la forme du lieu où les mots jaillissent, elle le remplace. Les mots feront les murs, la charpente, le sol et les vitres. Tout sera de mots et les mots ne seront jamais les mêmes et donc l'agencement de la demeure non plus. Parfois, enfant, on s'en offusquera. Le conteur a oublié un passage, ou une anecdote, ou simplement un tout petit détail et on le coupe. On lui demande de tout remettre en ordre, sinon un cochon n'y retrouvera pas ses petits et l'histoire sonnera faux. Il faut que le mensonge de la fiction reste, à certains moments de notre vie, parfaitement exact, sans quoi on aura l'impression que la maison ne tient plus.

    Dans la demeure des mots, quand le dehors est suspendu, que nous allons à rebrousse-chemin et que le temps nous est conté, d'une époque dont nous ne nous souvenons plus, que nous n'avons jamais connue, mais que la grand-mère suscite (pour nous) et ressuscite (pour elle)... Nous sommes alors dans la même unité de temps, le même drama, le théâtre de tous les instants. Une fois, l'après-midi aura avancé de quelques degrés au sextant ; une autre fois, la nuit aura fait son apparition sans que nous ayons peur ; une autre fois encore, le marchand de sable ne tardera pas et nous emporterons dans un dernier sourire l'apaisement des heures qu'on ne peut jamais compter.


    Photo : Philippe Lopparelli.

  • Profondeur de Simone Martini

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    Simone Martini, L'Annonciation et deux saints, 1333, Gallerie des Offices, Florence

     

    Il n'y a rien d'autre qu'un fond d'or. Le décor est sommaire. L'habillage viendra plus tard, les jeux de perspective aussi (on pense à Vinci). Pour l'heure, dans le panneau centrale de l'œuvre, simplement elle et lui.

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    Lui, beau, d'une beauté quasi androgyne, humble de sa fonction de messager et pourtant habité de la douceur de la Parole qu'il amène. Elle, le bras replié, une main près de son cou, l'autre sur un livre, le corps saisi, elle a déjà l'éclat de son devenir. Son étonnement n'est que passager. 

    Ils sont l'un à l'autre. Non pour eux-mêmes mais dans une histoire qui les dépasse.

    Martini peint la plus belle des Annonciations.


  • De Veronese à Klein, la confiscation...

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    Veronese, Le Mariage mystique de Sainte Catherine, 1547 Yale University Art Gallery, New Haven

    Véronèse est un peintre sublime dont certaines œuvres laissent le contemplateur sans voix. Le Repas chez Levi est d'une démesure magique. En plus de ses tableaux, l'artiste a laissé dans l'histoire de l'art une trace rare : une couleur. Le vert Véronèse, lequel vert se retrouve dans le vêtement supérieur de Sainte Catherine.

    Un autre peintre a ce privilège : Yves Klein.

     

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    Le bleu de Klein. L'IKB (International Klein Blue). Marque déposée. Propriété industrielle. 

    Le génitif n'a plus la même valeur. La possession est devenue de plein droit. C'est une arrogance sonnante et trébuchante. Un autre monde. L'expression, le sentiment et l'art n'ont plus cours. La touche est secondaire ; c'est la couche qui compte. Le badigeon uniforme contre la nuance de la couleur dans le dess(e)in. 

    D'un côté une forme d'éternité, de l'autre une assurance bancaire à 70 ans après la mort de l'inventeur...

  • Féerie, lobotomie

     

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    Il y a quelques jours, le cirque lyonnais des lumières battait la chamade pour un tunnel, un nouveau tunnel que les autorités avaient illuminé, illuminé, illuminé. Un tunnel écolo, pour vélos, piétons et bus propres... Autant dire : une prouesse technique et une idée transcendante. Et la foule de s'engouffrer, pédestrement, pour 1,8 km de bonheur souterrain, à oublier la vie, le monde, le ciel, le vent, les dernières feuilles. Le boyau est courbe, pour que le promeneur puisse supporter le trajet. La ligne droite, quelle horreur ! Les esprits récréatifs pouvaient ainsi penser (bien grand mot) que la vraie grandeur du monde était de s'enterrer, de s'enfoncer dans le béton et ne pas voir le bout du tunnel (comme une métaphore assez facile d'une déliquescence de chaque jour). C'était surprenant que tant de monde s'extasie pour un tunnel... Le spectacle devait être sidérant : un visiteur en est mort ! Le cœur a lâché ! Et tout à coup, la Grande Œuvre tombait dans le fait divers...

    Il est sensible que l'institution municipale a bien compris les enjeux du divertissement contemporain, des abysses de bêtise qu'il offre comme possibilités. La matière du happening, de la performance est secondaire. L'annonce crée la chose. C'est la pensée magique de l'abrutissement collectif.

    Qu'attendre, alors, pour l'an prochain ? La visite en file indienne des nouvelles pissotières illuminées à partir du système d'évacuation ? Une garden party dans le nouveau parking souterrain (5 niveaux) du centre ville ? "Labyrinthe et lumières" dans la prochaine barre HLM désaffectée, avant implosion, le dernier jour des festivités, au soleil couchant ?...

    Photo : Nicolas Tikhomirov




  • Figure du pouvoir

     

    Figure vénérable que celle de Leonardo Loredan, doge de Venise au tournant du XVIe siècle et qui, plus qu'aucun autre dignitaire de la Sérénissime, voit sa personne traverser les âges et venir jusqu'à nous. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu'on a été immortalisé par deux peintres aussi magnifiques que Carpaccio et Giovanni Bellini (dit Giambello).

    Deux portraits. Deux fois, à un an de distance, la représentation du pouvoir. Deux variations, en apparence, mais bien plus pourtant. La question ne porte pas sur l'évaluation de l'art de l'un et de l'autre, sur les capacités des deux peintres (1) mais sur ce que projettent les deux portraits. À chaque fois le modèle est représenté dans son habit d'apparat, avec la coiffe qui désigne son autorité politique. Le caractère officiel des deux tableaux ne peut faire mystère. 

    C'est moins l'homme que la fonction qui est en jeu. Mise en scène du pouvoir, certes, mais avec une relative modestie des effets. On évite dans les deux cas les fastes, la grandiloquence. L'homme seul, le Doge, tel qu'en lui-même. Le pouvoir en son incarnation.

    Un an d'écart entre les deux peintures et pourtant deux explorations très distinctes de la puissance et de l'exercice de la force politique (et de sa transformation à venir).

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    Carpaccio, Portrait du doge Leonardo Loredan, 1500, Musée Carrara, Bergame

     

    Carpaccio peint Loredan de profil, selon un modèle ancien (si l'on veut penser par exemple au premier tableau d'un roi seul : le Jean II Le Bon, au milieu du XIVe siècle. On se tournera aussi vers l'œuvre anonyme représentant Louis XI). On pense à l'art des monnaies. Un tel choix marque les traits du personnage. La silhouette souligne la rudesse et la sécheresse du visage. Les deux lignes qui traversent la joue durcissent plus encore le portrait. L'unité chromatique (l'habit, la coiffe et le teint) accentue l'austérité de la représentation. Le pouvoir politique tire sa force et sa forme d'une sévérité sans laquelle on ne comprendrait pas sa légitimité. La fenêtre ouvre sur un paysage qui rappelle l'île San Michele, celle qui serte de cimetière  à la ville. Rien qui puisse vraiment adoucir le propos.

    Dans la peinture de Carpaccio, il y a comme la fixation d'un temps ancien, quand la rigueur seule valait loi. Le pouvoir est chose sérieuse. Il n'y a qu'un visage à offrir. En ce sens, le profil détermine la thématique de l'unité. Loredan est froid, marmoréen. il ne présente aucune faille. Il délimite et définit le pouvoir comme une œuvre austère et en partie cachée. Le secret est posé : il est constitutif de la puissance. On le sait, on le voit. Le tableau est coupé en deux. À gauche, le paysage, le ciel et la lumière ; à droite, le noir absolu, l'impénétrabilité des choses, le silence. On le voit ; on voit qu'une part de l'être-au-pouvoir sera invisible, incernable. Au moins n'a-t-on pas l'aporie contemporaine de la transparence...

    Le Loredan de Carpaccio est, d'une certaine manière, très clair : très clair de son obscurité posée comme préalable à tout. Tout est peint, jusque dans ce qui ne peut se peindre, sinon au noir. Œuvre au noir d'une alchimie des puissances qui ne transigent pas...

     

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    Giovanni Bellini, Portrait du doge Loredan, 1501, National Gallery, Londres

     

    On reconnaît aisément Leonardo Loredan dans le tableau de Bellini. Il ressemble à celui de Carpaccio. Ce n'est, malgré tout, pas le même homme. Peint de trois quarts face, sur un fond bleu qui adoucit l'ensemble, le doge porte des habits clairs. L'ombre du visage est à peine soulignée, moins un signe à interpréter qu'un effet de vérité inclus dans le cadre perspectif.

    Cette fois, le spectateur contemple le visage dans sa totalité. Il regarde le pouvoir en face. Mais le pouvoir le regarde-t-il lui, en face ?

    La première impression qui se dégage du portrait de Bellini renvoie à l'humanisation du personnage. Les traits sont adoucis, moins anguleux ; le nez et le menton tranchent moins. Un instant, on pense à un homme ordinaire, presque banal, une image quasi parfaite de cet idéal vénitien incarné par le modèle républicain. Tout doge qu'il est, Loredan reste un homme. Impression fugitive cependant, parce que le portrait est moins beau qu'il n'est fascinant, c'est-à-dire dérangeant. Son unité physiologique n'est pas en cause. Il n'y a pas d'erreur ou de maladresse. La question est ailleurs, dans la faille symbolique que l'artiste a fixée dans ce visage. Faut-il d'ailleurs parler de faille, alors qu'il ne s'agit, dans le fond, que de détermination politique. 

    La profondeur de ce portrait scelle son secret en deux points. Le premier est le moins original : ce sont les yeux. Loredan ne fixe pas le spectateur potentiel. Son regard se porte au-delà. Tout présent qu'il soit, son être demeure insaisissable. Il n'est pas à qui il se donne à voir. Bellini, malgré tout, n'explore pas ce qui pourrait être de l'arrogance ou de la vanité. Il cerne plutôt l'inévitable retrait du monde par quoi, justement, est orienté le monde du point de vue du politique qui en a la charge. L'œil politique bellinien possède en même temps la vivacité (l'œil est petit, la vue perçante. Une sorte de rapace...) et le détachement. Il a l'air d'un sphinx.

    Cela suffirait-il pour en faire un chef d'œuvre ? Sans doute pas, s'il n'y avait la bouche. Peut-on voir plus remarquable ambiguïté qu'elle en peinture ? N'épiloguons pas... mais d'avoir vu, il y a longtemps, ce tableau à Londres, il m'en est resté un souvenir fulgurant, et presque désagréable. Loredan ne sourit pas. Sa bouche n'est pas très marquée, les lèvres sont fines. Il a le sérieux de la fonction. Il ne sourit pas. Quoique... La commissure gauche (face à nous) semble légèrement se soulever. On le regarde encore. La bouche est délicate et tranquille, presque indulgente. Pourtant à la commissure droite, la raideur. Tout est là, dans la rigueur indicible que j'ai devant moi. Telle est l'étrange modernité du tableau de Bellini, sa beauté terrible et sa grandeur révélatrice. Le pouvoir est-il réductible à l'écrasante distance et à la puissance implacable ? C'est la version de Carpaccio.

    Le pouvoir tient-il à l'incertitude dans laquelle on laisse celui qui le subit ? Dans la magnanimité de façade par quoi on se laisse prendre au piège ? Dans le jeu des rôles multiples que les puissants apprennent à maîtriser ?

    La bouche de Loredan fait converger tous ces temps divers du pouvoir qui n'est pas un, d'un bloc, sans quoi il ne survivra pas, mais protéiforme.

    Cette bouche par où sortent le pardon ou la sentence, la mansuétude et la terreur. Elle est le fonds/fondement du tableau. Bellini ne réduit pas le pouvoir à un état des choses, l'être, mais lui suppose une dynamique que seule peut modeler la parole. Le Loredan de Carpaccio est muet, celui de Bellini parle. Et il nous parle. Il est contemporain du pouvoir que l'on met désormais en scène.

    Le theatrum mundi est infiniment redoutable, quand on n'en connaît ni les règles (ou si peu...) ni les visages les plus élémentaires. On se prévient d'un Loredan de Carpaccio. On s'arme, tant bien que mal. On est démuni devant un Loredan de Bellini. L'extraordinaire puissance de cette œuvre vient de là, puissance de ce qui est dit, avec finesse, sans que jamais la beauté de l'art et la délicatesse de la main ne passent au second plan. Du génie, rien de moins...



     

    (1)Carpaccio est un peintre sublime. Le cycle de la Scuola di San Giorgio dei Schiavoni est un des plus beaux qu'on puisse jamais admirer à Venise.

    J'ai évoqué Bellini (et le vol d'une de ses œuvres vénitiennes) dans une nouvelle.

  • Blaise Cendrars, le kaléidoscope...

     

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    Au milieu du récit épique et poétique de ses pérégrinations, dans Bourlinguer, mélange de souvenirs sauvages et vifs, de considérations sensibles et acerbes, Blaise Cendrars s'arrête dans sa course. Il se regarde. Ou plutôt : il réfléchit au regard des autres, et à la trace qui va, d'année en année, la trace de soi, l'impression de soi, sur les diverses matérialités de l'époque. C'est écrit au sortir de la guerre, autant dire une ère antédiluvienne pour un contemporain figé dans l'éternel instant de sa technologie tactile : texte simple et imparable dans un temps qui laissait, peut-être, encore espérer autre chose que la mire et le mirage.

    "Aujourd'hui, c'est le 1er septembre 1947, c'est le jour de mon anniversaire, j'ai soixante ans. Qui suis-je ?

    Les quelques portraits de peintres, que je viens d'énumérer dans le paragraphe précédent ne me servent à rien pour répondre à cette quesion, pas plus que ne me sont utiles pour résoudre ce problème de l'identité de soi les milliers de photographies pittoresques que l'on a pu faire de moi dans tous les pays du monde, les instantanés, les bouts de pellicule, les chutes de films de montage et les négatifs que l'on a pu collectionner quand je faisais du cinéma et parce que j'y figurais comme acteur, ou comme metteur en scène ou auteur du scénario, dans le générique, les agrandissements et les clichés publicitaires et jusqu'à cette radiographie en relief que l'on a faite de moi au lendemain d'un accident d'automobile, où l'on voit par transparence mon cœur à l'aorte déviée, le docteur Dioclès, le grand spécialiste de l'Hôtel-Dieu, pointant de son stylomine mes poumons, mon estomac, mes intestins, mon foie, ma rate et me faisant toucher du doigt les vraies et les fausses côtes de ma cage thoracique qui encerclent ces organes comme dans un tonneau et compter mes vertèbres, du sacrum, entre les os iliaques, jusqu'à la pinéale, en avant du repli postérieur du cerveau, cette documentation n'est bonne à rien, ne me livre tout au plus qu'une image fugitive, chronométrée en telle et telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, sous telle et telle latitude, dans tel et tel rôle, tout cela ne répondant pas à la question : en vérité, qui suis-je ?"


    Photo : Christopher Anderson.

  • Le tragique, Godard.

     

    Puisque le tragique est l'inéluctable, le déjà-écrit, l'illusion de l'action, il faut reconnaître que les dix premières minutes du Mépris de Godard sont parmi les plus tragiques de ce qui a pu être jamais tourné. Le réalisateur y condense la mort de l'art qu'il est lui-même en train d'élaborer. Et si l'on parle de condensation, c'est presque dans l'acception que Freud donnera à cette notion quand il analyse le fonctionnement du psychisme. Dix minutes pour que tout explose, en trois temps. Après, l'histoire pourra se dérouler, les déchirements multiples se produire : le trio (?) amoureux, les frictions du tournage de L'Odyssée, la mélancolie troublante d'un Fritz Lang qui finira coûte que coûte le film (1). Mais tous ces artifices qui donnent encore une linéarité au Mépris ne sont, d'une certaine manière, que le développement, une redite, de ce qui est débattu dans ces dix fameuses premières minutes. 

     

     

    Trois temps.

    Le générique, dit, d'une voix monocorde, accompagnant le long plan fixe d'un travelling (2). La contradiction entre le moyen et l'objet inaugure la réflexion sur ce qu'est déjà devenu, en partie, le cinéma : une machinerie dont les foules peuvent s'extasier mais qui relève essentiellement de la facilité. Godard filme une caméra qui glisse sans effort. Tout est sur rails. Le cinéma est un train qui file, mais la fixité du plan est comme le déni du déplacement. L'image est coupée en deux. Georgia Moll qui marche : la parole fausse et la fausse apparence ; la caméra de Raoul Coutard qui la suit, comme son ombre. Et l'ombre de la caméra devient lentement, par le mouvement de rotation qui la fait s'adresser à nous, instrument muet et cyclopéen, le monstre dévorant, à nous regarder autant que nous le regardons. Belle image à travers quoi nous passons, et pendant que Jean-Luc Godard cite faussement André Bazin (2), l'hypnose du monde cinématographique commence.

    Deuxième temps.

    Puisqu'il faut parler d'hypnose, comme d'une lancinante amnésie de ce pour quoi nous serions venus voir du Godard, il n'en est peut-être pas de plus ironique (mais une hypnose ironique, cela dépasse l'entendement) que celle construite autour de cet autre attendu du moment, attendu devenant de fait éternel : le corps de Bardot, et pour être plus direct : le cul de Bardot. En long et en large. Le cul en travelling : voilà décidément l'acte unificateur. Le caractère quasiment ludique de la démonstration fonde le creux de ce qu'il y a à montrer (3). Le spectateur en veut pour son argent, et de Bardot que voulait-il, qu'attendait-il ? Godard règle l'affaire d'entrée. Il expédie d'une certaine manière les affaires courantes, avec un humour grinçant. L'image ne lui suffit pas. Il faut qu'il plâtre cette exposition grotesque d'un dialogue tout aussi grotesque. C'est le cinéma de papa, avec ses clichés tentants, émoustillants, propres à remplir d'aise le néo-bourgeois ou le petit employé qui, pour le reste du film, s'ennuiera à mourir. Ce traitement du corps de Bardot, à la fois désiré et indésirable comme tel (tout juste un peu de viande libidinale, et encore), est moins une critique des mœurs du temps que celle des aspirations faussement esthétiques d'un cinéma qui vire au populaire. Brigitte Bardot, ou le rêve déjà dépassé de ce que sera la Michèle Mercier dans la série des Angélique (4) puis, plus tard, toutes ces boursouflures décorées à l'érotisme plus ou moins soft. À la voix atone du générique succède la platitude d'un Piccoli qui ne sait trop quoi dire. Des mollets, des cuisses, des épaules ne peuvent guère faire de la matière poétique quand il s'agit d'une simple évaluation. Le corps sublimé soit, mais les considérations niaises d'une amante lassée, non.

    Troisième temps.

    Un cut. Comme un coup sec à l'estomac (quand le boxeur mange le soleil, murmureront certains...), et Paul retrouve Georgia Moll du générique à Cinecitta, pour l'apparition du fantoche : Jerry Prokosch. Producteur Moloch à la pensée réduite à un minuscule carnet de citations. Il est le dieu sans foudre (mais pas sans argent), le décideur sans langue, le bavard sans pensée. Il est celui qui voudrait avoir l'air et qui a défaut d'être se donne le droit d'avoir barre sur les autres. Il est l'argent, évidemment, la combinatoire économique, mais, comme une prémonition, Godard pousse la catastrophe plus loin. Il le met en scène, le met sur scène et l'on pense à cette imparable dérive qui aura vu progressivement les producteurs venir, en même temps que les réalisateurs, sur les plateaux, à la remise des prix, et l'on pense à cette étrange transformation des évaluations par quoi on passe du nombre de spectateurs à la somme des recettes. Incontinent rhéteur d'un monde vide, bredouilleur de Shakespeare, il est la langue vidée de son sang. "Il ne sait pas", dit Javal, qui, pour une fois, ne fait pas semblant. He wants more sex, c'est tout. La boucle est bouclée.

    Tout se tient. L'appareillage est là, les baudruches fantasmatiques aussi, et les nababs incultes mais numéraires sont sur le pont. Le navire cinématographique part à sa perte, emmenant sur des milles et des milles d'ennui et d'abrutissement des populations qui finiront même par s'extasier d'un art confondu avec les seules prouesses de la technique (5). La vulgarité achevée du cinéma, ses ficelles de plus en plus grosses, ses concessions économiques délirantes, ses aspirations à un vernis discursif, tout est repérable dans ces dix minutes proprement fracassantes.

    Mais il est vrai que tirer ce constat a un parfum d'inactuel. Regretter que Godard ait raison dans sa vision d'un art dégradé ne sert d'ailleurs à rien. Ni même se réjouir de sa lucidité. C'est d'ailleurs sans doute ce qu'il y a de pire en la matière : que la lucidité poussée à ce point ne soit plus qu'une veille archéologique. Mais Godard archéologique, ma foi...

     

    (1)Sur le personnage de Fritz Lang, je renvoie au texte publié sur ce blog, quant au destin du réalisateur allemand.

    (2)Travelling dont Godard dit qu'il est 'affaire de morale" (reprenant Luc Moullet qui avait écrit dans les Cahiers du Cinéma que  "la morale est affaire de travellings")

    (3)Il faudra aller plus loin dans le film pour retrouver une même verve drolatique, quand Camille étendue sur la terrasse de la maison de Malaparte cache son postérieur avec un roman policier ouvert. Paul est auteur de romans policiers. En clair, sa littérature, il peut se la mettre au cul, ou ailleurs, cela n'est plus très important.

    '(4)La suite de l'histoire féminine du cinéma n'est que l'exploitation sérieuse du clin d'œil de Godard, quand le destin des actrices est à l'image d'une filmographie où l'on compte sur les doigts d'une main les films où elles ne finissent pas nues à la moindre occasion (y compris faire de la luge ou changer une roue...). C'est sans doute incompréhensible pour certains aujourd'hui mais la terrible beauté d'Ava Gardner prend aussi sa source dans le fait de ne l'avoir jamais vue qu'habillée.

    (5)C'est Avatar et il n'y a vraiment plus rien à espérer. Un monde sans hommes puisqu'un monde sans chair.

  • Sur un ultime rendez-vous...

    Je remets à la date de ce jour un billet publié le 5 avril 2011. Le titre est le même qu'alors. Pas une ligne de plus ou de moins. Les hommages ont toujours quelque chose de pompeux, d'artificiel ; cela ressemble à une convention. Mais les huit premières minutes du film de Patrice Chéreau, mort aujourd'hui, sont, dans le sens de l'esquisse qui les féconde, parmi les plus profondes qu'il m'ait été donné de contempler au cinéma...



    Si nous recherchons l'essence de ce qui nous habite sans même vraiment le savoir, il n'est pas étonnant que certaines œuvres finissent par se réduire, non comme peau de chagrin, mais en une puissance condensée avec laquelle nous ferons chemin, aussi loin que nous puissions faire chemin. Ainsi Ceux qui m'aiment prendront le train s'est-il au fil du temps condensé aux huit premières minutes d'une odyssée à la fois banale et grandiose.






     Ces huit minutes sont celles qui précèdent le moment où le train s'ébranle, le train qui descendra à Limoges, chef-lieu de la Haute-Vienne, plus grand cimetière d'Europe, demeure ultime de Jean-Baptiste Emmerich. Et ceux qui prennent ce train forment la famille parisienne de ce petit-maître de la peinture française, avec lequel chacun, on le comprendra plus tard, porte une histoire.

    Ces huit minutes-là sortent de l'ombre, d'un écran presque noir d'abord, avant que ne se dévoile le visage brut, la mâchoire raidie de Pascal Greggory (François), retranché dans un compartiment, orchestrateur magique par l'intermédiaire d'un magnéto portable d'une double ligne mélodique avec laquelle le réalisateur, Patrice Chéreau, va jongler.

    Deux voix donc. Quoique pas exactement : une voix et d'autres voix. Une voix parmi toutes : celle du magnéto. La voix grave, un peu hésitante dans ses premiers mots, puis elle prend toute sa force désespérée. La voix de Jean-Louis Trintignant, dans sa profondeur absolue. Une voix qui ne s'écoute pas mais se reçoit comme un privilège. On ne le verra pas, lui, sinon par l'intermédiaire furtif d'une photographie. Il est mort. C'est un enregistrement récent. Il est trop tard et quand il parle de lui, s'y reprenant de différentes façons (variations ironiques sur ce qui n'est rien moins q'une nécrologie), nous entendons une voix d'outre-tombe, celle d'un homme fatigué annonçant qu'il va fermer boutique. C'est une basse continue, le leitmotiv qui fait sa révolution et se rappelle au souvenir de François qui l'écoute, jusqu'à ce qu'il propose d'en finir, et justement celui-ci coupe l'enregistrement. Si Jean-Baptiste Emmerich parle de mourir, il faut conjurer comme on peut le fait même de sa disparition. La parole, d'une certaine manière, ne doit pas redoubler la réalité. Elle a quelque chose à voir avec l'éternité.

    La gare est remplie de monde, d'agitations aléatoires (du moins les perçoit-on ainsi) et Jean-Baptiste revient régulièrement au milieu d'autres voix. On le croirait parti, perdu ; il réapparaît. Il est, au cœur de l'image, l'invisible. Il passe en revue sa vie à la moulinette, si j'ose dire, et il semble que rien ou presque ne puisse échapper à sa lassitude : origines, parents, métier,.. Les autres voix sont celles des amis qui, lentement, se rejoignent, se précipitent, pas encore dans la profonde douleur (mais cela viendra). Elles sont bien vivantes, mais encore futiles et anecdotiques, et ne pèsent encore rien devant ce qui a pourtant disparu.Ils n'ont pas d'identité (mais cela viendra) : ils ne sont déterminés que par le manquant, cette part qui, parfois, dans le deuil (ou l'amour parfois), occupe toute la place, à commencer par la nôtre. Cette voix ultime est la raison pour laquelle tous ces corps, pris dans le flot d'un lieu aussi impersonnel, se touchent, se regardent, s'attendent, et font encore semblant (si ce n'est François... J'ai horreur de cavaler, dit-il, comme si d'être le premier arrivé, et seul, un temps, pouvait sauver quoi que ce soit ; qu'être en avance annulait le fait d'être pour toujours en retard. Il est venu écouter la voix, l'interview pendant laquelle il rit et cabotine un peu, et son visage douloureux laisse présager qu'il aurait voulu qu'il en fût autrement de ce dernier rendez-vous, qu'il osât, qui sait, lui dire Je t'aime, d'une manière ou d'une autre, puisque dans le fond, c'est de cela qu'il s'agit : de ne pas s'être dit l'essentiel, ou alors si mal...)

    Cette voix définitive n'est pas celle qui informe mais celle par laquelle ces amis sont informés dans et par la disparition, c'est-à-dire que chacun d'eux désormais est autre, imparablement autre. Cette voix qu'entend le spectateur, ces êtres-là l'ont déjà tous en tête. Ils ont en eux son registre, les paroles échangées du passé révolu à jamais. Il parle de lui ; ils n'en parlent pas. Pas encore. Ils sont dans l'urgence mais cette urgence n'a de sens que parce qu'il y a cette voix à retrouver sans elle. Jean-Baptiste peut démolir en partie son existence de son propre chef, ils n'en ont cure. La voix que nous entendons est la voix intériorisée de leur propre existence avec ou contre lui, avec et sans lui.

    La gare est le lieu de l'onde synthétisée qui annonce les voies, les horaires, les destinations, les retards. Mais ici la voie (la ligne) n'est qu'un détail, la destination sans mystère, l'horaire celui de l'irréparable.

    Aussi destructrice soit cette voix, elle est la plus pénétrante de toutes ; elle creuse son chemin entre eux tous. La gravité de Jean-Baptiste tient à la fois au timbre de Trintignant, qui lui est propre, et de la présence indicible qu'il impose. Cette gravité est la chair que chacun voudrait garder en lui, et dont ils savent pourtant qu'elle s'en est allée. Ils y pensent, leurs yeux y pensent, même quand ils essaient de s'échapper. Chéreau filme merveilleusement ce qu'il y a de déplacé à vouloir masquer, contourner la puissance d'un événement qui nous dépasse. Chacun y va de ses petites affaires, mais la voix est là, toujours...

    Les images défilent ; le montage de Chéreau étourdit. Des  allées et venues, des cercles, giration des hommes et de la caméra, comme s'il y avait le choix de ne pas le prendre, ce train, ce qui reviendrait à suspendre la disparition de Jean-Baptiste, comme s'il y avait moyen de ne pas se séparer de l'être à qui on tient. Il faut que la vie continue, ou que l'on détourne l'absence. Mais tous ces faits et gestes ne sont que des mesures dilatoires, parce que l'essentiel est dans cette voix que François coupe, symboliquement. La douleur, ce n'est pas d'y aller mais de sortir du train, de fumer une cigarette, de chercher un objet à sa colère (Bruno Todeschini ou Olivier Gourmet) et d'admettre que tout cela ne sera pas suffisant. Ce serait un acte manqué, le plus terrible de tous...

  • Le pois de l'art

    La France a Buren et ses bandes de 8,7 cm ; le Japon a Yayoi Kusama et ses points. Selon l'envie, on se croira dans une boutique de Smarties

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    ou dans un lieu dédié au Marsupilami.

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    Pour ces deux artistes contemporains, on nous sortira tout un battage théorique, à commencer par l'imposition par eux-mêmes des concepts (mais le singulier convient mieux : tout est dans LE concept) qui motivent la reproduction ad nauseam d'une trouvaille plus ou moins amusante devenue une signature, un effet reconnaissable et de reconnaissance.

    On peut en rire (et c'est notre cas) mais cela assure les fins de mois de ces charlatans de l'art. Il s'agit de vendre en faisant croire que l'on dit quelque chose. Kusama, comme Buren, c'est du toc philosophico-artistique travesti en visibilité marketing.

    Louis Vuitton ne s'y est pas trompé, qui a sollicité la Japonaise à pois pour des bijoux, des sacs, des chaussures ou des accessoires. Il sera facile d'expliquer pour la énième fois que c'est une manière de rompre les frontières, d'intégrer la beauté de l'art dans le quotidien (un petit effort pour un argument surréaliste...), donner à un artiste l'occasion de rendre son œuvre accessible, de montrer que le commercial n'est pas incompatible avec la créativité...

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    Nous nous contenterons de dire que cette collaboration souligne un peu plus la double aporie de l'art contemporain : un minimum de moyens pour un maximum de fric...

     

  • Marianne affranchie

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    Voilà le nouveau timbre, la nouvelle Marianne. Il paraît que les deux prétentieux qui ont leur nom en bas à gauche se sont inspirés d'une Femen. Autant dire le cri de l'hypermodernité. Et si vous ne comprenez pas, c'est que vous êtes dépassés...

    Esthétiquement, ce visage rappelle au mieux les héroïnes de Roy Lichtenstein, le cheveu un peu fou, l'œil sensuel, la lèvre pulpeuse.

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    Mais c'est pour le versant pop art, tendance "j'ai des références". Parce qu'au pire (mais est-ce le pire, d'ailleurs), incidemment, on pense à la bd plus ou moins érotique et tant qu'à faire autant lire (ou relire...) les œuvres de Milo Manara, dont les femmes sont infiniment plus belles...

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