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Du monde des images - Page 7

  • Une question de cadre

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    Il s'appelle Tich Quang Duc. Il est bonze et le 13 juin 1963, en signe de protestation contre le régime de répression anti-bouddhiste instauré dans son pays, il s'immole par le feu. C'est un acte politique. Un engagement définitif et sans retour possible. La mort est au bout. On peut imaginer que tout religieux qu'il est, inscrit dans une longue tradition méditative, il n'ignore pas que le monde des images mondialisées est en marche, que de cette rue, son geste vont se multiplier, se répandre et que de ce point surgiront commentaires et discours.

    A-t-il vu le photographe, Malcolm Browne, avant de s'asperger d'essence ? A-t-il su qu'il établissait avec lui une relation qui se prolongerait indéfiniment ? Possible, mais cela n'est pas décisif parce que, lancé qu'il est dans l'histoire de sa propre disparition, il en est réduit au pari (très pascalien) de l'autre comme œil témoin.

    Il faut se contenter, plutôt, de regarder cette image-choc, de celles qui pétrifient le spectateur et le remplissent d'horreur. On éprouve, certes de façon purement symbolique, la souffrance de ce corps incandescent. On ne voudrait pas être à sa place. On se demande même à quel degré de désespoir ce bonze est tombé pour s'infliger une telle douleur. La force d'âme et l'oubli de soi ne sont pas des explications assez tenables pour qu'on ne puisse pas être démuni (1).

    Je veux m'arrêter sur les choix du photographe. Un cliché découpe la réalité. S'il a un contenu, il a aussi des limites, des bords. S'il a deux dimensions, il a aussi une profondeur. S'il saisit ce qui lui est extérieur, il a toujours un angle de vue. La photographie est une prise : saisissement du réel, fragmentation du réel, déformation du réel.

    Ici, Malcolm Browne, sans voyeurisme, dynamise la scène. Ses choix (conscients ou non) participent de l'empathie que peut éprouver le spectateur. Si le bonze est au centre du cliché, le choix du plan d'ensemble moyen oblige l'œil à faire le tour du lieu, et ce n'est pas rien. La route, la voiture (celle du bonze), les passants, le jerrican sont autant d'éléments qui servent deux objectifs. En les conservant, Browne définit le contexte et le contexte est un condensé de vérité (2). Tich Quang Duc n'agit pas hors du monde mais dans le monde. Le photographe ne veut pas qu'on faire abstraction de l'espace. Cela ne signifie pas qu'il transforme ce geste en spectacle, bien au contraire. La distance incluant l'entourage du bonze n'est justement pas un effet de distanciation, une protection plus ou moins affirmée mais la condition nécessaire pour que le spectateur s'incorpore le destin de cet homme. Les quelques mètres séparant le martyr de l'objectif (mètres qui partent aussi de toutes parts, avant, arrière-plan, côtés) marquent la continuité du monde. Des mondes pourraient-on dire : celui du bonze, dans cet espace oriental que nous ne sommes pas obligés de connaître mais que nous savons être là ; le nôtre, parce que cette voiture, ces passants, ce jerrican, nous les connaissons aussi pour savoir qu'ici aussi, nous pourrions en voir des exemplaires. C'est par cette moindre concentration autour du sujet violent que Browne replie l'horreur qu'il prend en photo sur notre propre monde, et ainsi en appelle à notre conscience. Cela s'est passé. Il y avait la vie qui tournait, des gens qui passaient. Pas de décor en feu, pas de trace de guerre, mais le quotidien. L'immolation est survenue et personne n'a bougé. La photographie, en fait, introduit la durée, et la durée est effrayante. Plus, peut-être, que l'action fixée sur l'argentique. L'instant capturé par l'appareil ne prend sa pleine valeur que si notre œil développe l'avant de la scène : les préparatifs, l'aspersion, l'installation, la mise à feu. Il n'est pas question de se faire un film, de jouer avec son imaginaire mais de ne pas pouvoir détourner son esprit (son œil intérieur...) de la rigueur logique par quoi un homme met fin atrocement à ses jours. Pas pour lui, mais pour les autres (et ces autres pourraient être nous). Malcom Browne ne s'en tient pas à la douleur de la crémation, c'est-à-dire à ce qui s'est poursuivi après le cliché ; il concentre tout le cheminement de l'homme à ses cendres.

    À ce titre, le capot ouvert de la voiture et le jerrican sont essentiels à la compréhension du moment. Ils sont une mise en demeure à ce que nous ne nous méprenions pas sur le sens de ce que nous voyons. Ils sont les signes du temps écoulé qui nous amène à la combustion et au stoïcisme du bonze.

    La photographie est prise de trois-quarts face. Impossible sans doute de faire face, de regarder dans les yeux la mort. Le corps est encore intact, comme s'il y avait incompatibilité entre le bonze et la flamme. Moment du corps toujours préservé et qui, donc, nous ressemble, et ressemble à ceux qui regardent. Solidarité de l'un pour les autres, identité des différences qui donne à la scène une allure de manifestation improvisée. Les autres, là, semblent comprendre. Ils partagent et cette longue flamme, au sol, est une part d'eux-mêmes. L'un prend sur lui la souffrance des autres, et le mouvement général du feu amène le spectateur à considérer la foule : des bonzes, qui entourent et respectent le geste. Browne fait comme eux, il devient l'un d'eux et nous, qui sait, l'un d'eux aussi.

    Le caractère déchirant de cette photo tient à ce qu'elle rejette tout traitement héroïque du geste. Elle ne cherche pas à singulariser l'acte, tout en refusant de le banaliser. Browne prendra d'autres clichés, la crémation avançant. Ils ont moins de force que celui-ci, le premier de la série. Il aurait pu être le seul, parce que la suite on la connaît et doublement. Pour le geste, c'est la mort. Pour sa symbolique, c'est la misère des armes à la disposition des opprimés, qui espèrent une mobilisation, ailleurs, loin, à l'autre bout du monde, après eux, après n'être plus rien sur l'asphalte.

     

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    Le cliché de Browne a été repris près de trente ans plus tard, pour illustrer (le problème est déjà là : illustrer...) le premier album éponyme du groupe Rage against the machine. La comparaison est sans appel.

    Le plan est serré, concentré sur l'étrangeté immatérielle du feu qui lèche le corps. Ce sont les flammes que l'on montre, avec l'illusion, presque, qu'elles viendraient de l'homme. Combustion spontanée. Acte sans origine, figé dans sa spectaculaire volatilité. Cela pourrait se passer n'importe où et n'importe quand. Ce qu'il faut, c'est que ça cogne, que dans une devanture, on ne l'oublie pas. Il faut que le nom du groupe récupère au maximum l'effet. C'est la deuxième mort du bonze Tich Trang Duc, sa réduction commerciale d'icône protestaire pour de petits musiciens popeux, pompeux qui nous feront croire qu'ils sont rebelles, forcément rebelles. Rage against the machine exploite la fascination de la violence, joue avec le feu, facilement, gratuitement. Le temps n'a plus de substance. On est dans le pur événement. Il a fallu zoomer sur le bonze. La photographie est moins nette. Un peu de flou qui synthétise tout. On a évacué le sens de l'acte. On en a fait un exemple, un signe quasi indépassable. Il y a, dans le fond, quelque chose de warholien dans ce choix : la même recherche de l'impact facile, la même lisibilité, la même rentabilité.

    Cela peut impressionner l'âme sensible, donner du grain à moudre à ceux qui croient naïvement à la portée du message pop-rock. Laissons-les à leurs illusions

    La dimension politique du rock, du rap, de la pop, etc. est, me semble-t-il, à l'image de cette différence symbolique. Un recadrage : tout est dit. Recadrer, comme des gosses, parce que derrière il y a la pompe à fric et tout le saint-frusquin. Bien des pochettes de musique commerciales jouent avec la provocation : sexuelle, gore, parfois politique. La liste est infinie. Celle de Rage against the machine est à mon sens la pire qui soit...

     

    (1)Quoique des actes similaires de la part d'employés licenciés ou de chômeurs en fin de droit rendent aujourd'hui ce geste moins "hors de pensée". Il serait bon, dans tous les cas, de réfléchir à cette similitude. Certains diront pour se rassurer que ce sont des exceptions. D'autres feront le parallèle entre la guerre économique et la guerre tout court, l'oppression des rentabilités exponentielles et celles des armes et des prisons.

    (2)On rappellera que Hitchcock  ou G. Stevens, pour filmer les camps nazis, recommandaient des plans larges pour éviter les soupçons de manipulation.

     

  • Écran de fumée

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    L'émotion que peut immédiatement provoquer l'arrêt tout aussi immédiat de la télévision publique grecque est une preuve (pas un signe, une preuve : un aveu tangible) du dérèglement contemporain. Cela ne s'était jamais vu dans une démocratie. Fichtre ! J'apprends donc que la démocratie, ou pour être plus précis : le degré d'atteinte à la démocratie, se juge à l'aune de la télévision d'État. L'affaire est savoureuse quand les trémolos viennent des voix de ceux qui veulent en purs libéraux (de tous bords : de droite comme des socialistes. C'est une affaire de déguisement) détricoter le tissu étatique, justement, et national.

    Cette réaction peut doublement s'interpréter, et à chaque fois il s'agit d'une vulgaire duperie. La télévision serait donc la démocratie et le troupeau régnant se veut l'ardent défenseur des valeurs associées à cette ambition politique. Il s'agit d'être dans l'esbrouffe d'une revendication que tous les autres actes, bien plus déterminants et nocifs, contredisent. Faire payer les Grecs jusqu'à plus soif, mettre le pays sous tutelle, épargner la racaille bancaire étrangère qui fut complice de cette déliquescence. La télévision n'est pas synonyme de démocratie. Cette dernière conception s'est élaborée historiquement bien avant que ne puisse être envisagée la moindre technique de diffusion hertzienne (ou par câbles...). Et il y a une certaine ironie à considérer que l'appareil médiatique d'état ait servi par principes la diffusion de la pluralité qui garantirait, logiquement, le devenir politique des nations qui prétendent à la démocratie. Ce serait même l'inverse. Mais il faut bien, à coup de contorsions ridicules, trouver dans l'acte symbolique du gouvernement grec une atteinte à l'information, à l'éducation, à l'acculturation du citoyen. On croit rêver. C'est mutatis mutandis pleurer la disparition médiatique de Pujadas, Drucker et Calvi. Il faut une bonne dose de naïveté pour voir une telle situation affoler celui qui réfléchit un peu.

    Deuxième point : ces lamentations posent que l'information (mais là encore, une blague : l' État redevient le pourvoyeur de la vérité et de la liberté) est l'essentiel du processus démocratique. Lecture habermasienne du monde un peu simpliste, il faut bien le reconnaître mais qui sied fort bien à l'air du temps qui nous vend la communication sous toutes ses formes comme le stade ultime de l'affranchissement des masses quand celles-ci sont de plus en plus victimes d'un processus d'abrutissement. Abrutissement qui ne tient plus, comme au temps du stalinisme bon teint, par le contrôle des canaux de diffusion mais par le mouvement inverse : multiplier les sources, les canaux, les producteurs, les pourvoyeurs (comme on parle pour les drogues) et noyer le poisson, ce qui revient à noyer le citoyen réduit en lambeaux. Sur ce point, à l'heure du numérique, de l'optique et des connections en tous genres, la disparition de la télévision publique d'État est une anecdote.

    Pour qu'il n'en fût pas ainsi, il aurait fallu que celle-ci n'eût pas cédé aux sirènes pourries de la production commerciale, qu'elle ne se fût pas auto-détruite dans la course à l'audimat et à la part de marché.

    La télévision grecque d'État est morte. Un verre à sa santé. Et que crève, dans un même mouvement, le service public français.

    Parce que cette agitation me fait rire, quand m'affligent la misère du peuple grec, sa soumission à la finance internationale et aux instances politiques qui en sont le bras armé. Et je dis bien : bras armé, car en l'espèce la violence est autrement plus destructrice que de ne plus voir des couillonnades. Mais la décomposition héllène n'occupe personne. Elle est entrée dans le paysage. Les Grecs crèvent et l'on passe son chemin ; les Grecs vivent dans la terreur d'une mort lente et l'on détourne la tête. En revanche que s'éteigne l'écran et tous les crétins s'affolent.

    En ces temps de bêtise condensée, il est difficile de ne pas céder à la misanthropie absolue et pire : de ne pas tomber dans un nihilisme qui, en soi, est une dérision et une absurdité de plus. Mais il ne m'est pas indifférent de voir le pays de Platon, d'Hérodote et Çavafy (si chère à Marguerite Yourcenar) filer dans le royaume des ombres, de le voir promise à la disparition, à n'être plus qu'un point, puis rien.

    Les manes de la Grèce sont notre tombeau et devant ce désastre, ce n'est pas un écran de plus ou de moins qui peut changer la vision du monde. Sonner la charge de l'indignation quand on coupe l'antenne, c'est être pourri jusqu'à la moëlle. C'est avouer que sa culture, on l'a faite en regardant Intervilles, Champs-Élysées, Maguy et Les Enfants du Rock... De quoi pleurer, en effet...


    Photo : Justin Arnaud

     

  • Album

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    Ainsi commence la longue histoire de toi en témoin de toi-même, (on ne t'avait pas demandé ton avis, il est vrai : tes parents t'avaient juste inclus dans la danse), l'initiale de la reproduction, qui t'accompagnera désormais, argentique, parfois, numérique, de plus en plus, trace de toi pour chaque instant, depuis le moment où tu n'étais pas encore là, juste une ombre, un contraste qui fit le tour de la famille et des amis, puis un être, impérieusement consultable, en ces transformations sur le mur Facebook, le disque dur des parents, oui, toi, infiniment, dans ton premier jour, informe et effrayé, dans ton deuxième jour, le matin, le midi, le soir, plus tous les jours qui suivirent, toi, devenu catalogue en octets de tes visages successifs, héritiers de toutes tes métamorphoses, de tous tes toi qui doivent, sans doute, porter sens dans ces cheveux qui changent, ce corps qui grandit, ces mimiques si différentes qui n'appartiennent qu'à toi pour qu'on y retrouve les traits de Paul ou Jacques. Ainsi commence la comptabilité narcissique des rôles que tu tiens, de cette histoire que l'on voudrait que tu organises et poursuives, maintenant que tu es grand, que tu sois un organigramme de tes années filantes, où je ne sais quel hacker, quelle autorité ou quelle émission de télé viendront piocher, que toute minute puisse être convertie en signes de vie, et pour cela, rien de mieux que la photographie, ta mère te l'a dit, qui s'émeut toujours vingt ans après devant cette échographie, que tu me montres en ouvrant tes œuvres complètes (des tomes et des tomes), et qui me dégoûte tant...

    Photo : X 

  • De Marilyn à Lady Gaga...


     

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    C'est en feuilletant les pages d'un livre de photographies (accompagnées d'un texte de Truman Capote) qui lui est consacré que l'on prend conscience combien l'image de Marilyn est imprégnée d'une constance capable de nous la rendre familière. Par delà ce qu'elle vécut et qui n'appartient qu'à elle, son visage reste le même et si de toute sa beauté pulpeuse et magique il est plutôt logique d'en retenir les accents mélancoliques de la fin, des Misfits, sa présence demeure, persiste, tout au long de sa vie publqiue. Il n'y a en elle aucune mystification, seulement l'apprêt nécessaire à ce sacrifice hollywoodien devant lequel nous avons une position si ambiguë : à la fois l'attrait d'un monde d'artifice et la désillusion de cette guerre du faux qui ne fera que s'accentuer.

    Les pages se tournent et ce toujours-là-même est la mesure désormais impensable d'un temps présent qui, lui, veut que nous soyons toujours autres, toujours dans le possible à venir, toujours dans la surprise, toujours dans le dérangement, c'est-à-dire le réarrangement de soi, dans une perpétuelle course à l'invention pour exister.

    Et de penser, par ricochets, à Lady Gaga dont des étudiantes me montrèrent l'an passé le véritable visage, ne sachant quel il était. De penser, oui, à Lady Gaga dont le transformisme incessant n'est pas qu'une marque de fabrique, une manière de se singulariser : il ressortit aussi d'une métamorphose plus profonde de l'époque identitaire. À mesure que s'affichent les revendications de cet ordre se développe le besoin d'être incessamment ailleurs. Les multiples apparences de Lady Gaga, qui ne font plus qu'un avec ses apparitions, soit : la concomitance de l'être et de sa recomposition en autre, n'ont rien à voir avec le grimage de carnaval ou le maquillage classique de l'artiste (par quoi, parfois, justement il se signe). Que l'art du maquillage soit inhérent à l'espace spectaculaire et à la mise à l'écran d'une réalité que l'on vend pour éventuellement vraie est une évidence. Que cet art qui fascinait tant Baudelaire fasse l'aller-retour entre la scène et la vie, nul ne peut en disconvenir. Il suffit de rappeler, comme un trait symbolique, que Max Factor et Elisabeth Arden, avant de monter leur entreprise de cosmétiques, furent des maquilleurs de cinéma. Mais  la problématique de Lady Gaga est un saut qualitatif aux perspectives vertigineuses.

    L'invisibilité de Stefani Germanotta (son nom à l'état civil) est d'une tout autre mesure que purent être, par exemple, les déguisements des musiciens de Kiss : elle est con-substantielle d'une disparition profonde de ce qu'elle est. Se montrant autrement qu'elle est, mais dans le dépassement programmé de ce qu'elle est déjà devenue, puisque le but du jeu est qu'on ne la reconnaisse pas, sinon dans une reconnaissance qu'elle soit inconnaissable, elle dévoile à travers le masque l'accomplissement du narcissisme suicidaire de l'époque contemporaine. L'être-autre est devenu la défaite annoncée de ce que j'ai déjà fait pour être autre. Les multiples visages de Lady Gaga sont proprement des images, des imago, ces masques mortuaires que les Latins portaient en procession aux funérailles. Ils ne sont pas ce qu'elle a pu trouver pour être mais le signe de ce qu'elle n'a pu trouver que transitoirement.

    Lady Gaga n'est pas une femme (ou un homme) mais une virtualité du temps présent, toujours présent, et donc toujours mort. Elle est une figure, un processus qui se montre au grand jour. Ses chansons, ses chorégraphies ne sont ni pires ni meilleures que le tout venant du easy listening FM. Ses produits n'ont rien de remarquable, ses talents non plus. En revanche, elle peut fasciner, par sa réalité d'objet virtuel. Un virtuel qui tendrait à devenir le fantasme de chacun. Faire de sa vie un perpétuel jeu de masques, où la réalité est suspendue de n'être plus qu'un arrière-plan permettant de se mettre en scène. C'est une course plus lourde de sens que le toujours plus du consumérisme classique, quand on pouvait croire faire la différence entre l'objet et soi. Lady Gaga, c'est l'objet en soi, l'objet de soi, et un soi diaphane, qui ne peut se fixer à rien.

    Le précurseur pop de ce naufrage est évidemment Bowie, le Bowie qui se grime en Ziggy et multiplie ensuite les accoutrements, les modes, les orientations musicales, surfant sur ce qui peut se vendre, Bowie dont on fait une expo et qui sort un album minable.

    Nous sommes loin, avec eux, de la chair de Marilyn, loin de ce temps où coûte que coûte la supposée superficielle et facile Norma Jean Baker demeurait fidèle à elle-même, et nous, fidèles à elle, parce que nous y trouvions une part de nous-mêmes, parce que nous savions que tout jeu a ses limites, parce que le fait de n'avoir qu'une vie est peut-être une désespérance, certes, mais une désespérance qui ne se contre pas en se démultipliant, en fracassant les miroirs.

    De Marilyn à Lady Gaga, il y a bien plus qu'une perte qualitative sur le plan artistique, bien plus que le triomphe de la société du spectacle : c'est la suppression volontaire et jouissive du sujet. C'est la mort de l'Autre, l'angoissante mort de l'Autre qui hantait la pensée d'Emmanuel Lévinas. Autant dire un crépuscule...

  • Vide amateur

    Sans doute n'a-t-il pas compris immédiatement, mais je n'en saurai rien... Ce fut soudain un bruit, immense, un grondement qui décrochait du haut des montagnes, une effervescence blanche et massive, pas une vague, les bouillonnantes sur la platitude de l'océan : un lit à pic, ou presque, de terreur.

    Il était peut-être arrêté à reprendre son souffle, à moins qu'il n'ait senti dans son dos la cavalcade. Elle était là, face à lui, très lointaine et pourtant si proche. Il a planté ses bâtons, sorti son portable et filmé.

    Tout était blanc d'abord, et c'est demeuré ainsi plusieurs secondes. Blanc et presque inoffensif. Puis le blanc a commencé à manger le soleil, il a viré à la grisaille, une grisaille de plus en plus intense, avant que tout ne cède au noir.

    Quand les sauveteurs l'ont retrouvé, il avait, malgré la force de l'avalanche, contre son ventre sa main tenant son portable. Et tu te demandais un temps s'il fallait voir dans son geste du courage, de la lucidité ou du désespoir. Futile débat de morale... Plus tard, tu as pensé à autre chose : à ce désir quasi morbide de filmer sa mort, d'être là, encore et toujours, de s'arracher, même pour rien, à la vaine existence, de se prolonger, coûte que coûte, de préférer fixer l'écran, pour te faire pleurer, peut-être, plutôt que de chercher à fuir. Plus tard, encore, tu t'es dit qu'il avait dû croire en l'objet qu'il tenait, y croire, c'était cela, comme en un dieu quelconque, avec un œil inquisiteur qui finirait sur une plateforme vidéo. Plus tard, encore plus tard, tu as balayé ces images, absurdes et vindicatives, de ta mémoire, ta mémoire, la seule à laquelle tu tiennes, sans retouches ni pixels, et tu as continué de vivre...

  • L'amour, en toutes lettres

    Un soir, en 1978, parce qu'il était venu dans la ville où je vivais, Alain Cavalier passa aux actualités régionales, ce qui nous changeait évidemment de la rubrique "bouses, vaches, noix de saint-jacques et maïs" qui donnait le si peu de consistance à ces informations censées nous concerner. De Cavalier, je ne connaissais rien, mais l'extrait que l'on passa me saisit tellement, dans sa fureur presque anodine que je voulus voir ce film, absolument. Il s'agissait de Martin et Léa. Martin, c'est Xavier Saint-Macary, juste, mesuré, sur le fil ; Léa, c'est Isabelle Ho, insaisissable et magique. Ils vivent en couple, dans la vraie vie. Lui, je l'ai revu vingt-cinq ans plus tard, dans un film antérieur de Cavalier, Plein de super. Elle, plus jamais (aucun souvenir d'elle dans Mortelle randonnée...). Lui est mort dix après ce film, d'une crise cardiaque. Elle, trois ans après lui, du sida.

    Ce film est un éblouissement dans l'approche de ce que peut être la complexité amoureuse. Au dessus, et dans un genre beaucoup plus marivaldien, il y a Rohmer... Cavalier, lui, prend l'histoire sans plus de fioritures, au ras d'un quotidien qui désarçonne. Parce que la vie n'est pas toujours à l'image qu'on se fait de ceux qu'on rencontre. Martin et Léa partagent un lien sans immédiateté. Ce n'est pas un jeu mais un risque qui se déploie sans cesse. Avec des failles dans lesquelles ils se sentent parfois prendre corps, paradoxalement.

    Dans l'extrait qui suit, hélas trop court, celui-là même à qui je dois d'être aller les voir, ces deux-là, Martin décide de rompre. Il écrit une lettre...

     


     

    La séquence est incomplète. Il manque quelques secondes. Les plus extraordinaires. Son remords le pousse à mettre le feu à la boîte aux lettres. Brûler sa lettre, les lettres, brûler d'amour. De quoi vous émouvoir pour une éternité.

  • Facile, trop facile...

     

    Nous en étions restés à cette idée peut-être simpliste que les responsabilités vous endurcissent, ou, pour le moins, qu'elles vous obligent parfois, la mort dans l'âme (mais ce n'est qu'une métaphore...), à faire ce que vous n'auriez pas voulu faire.

    Et de se dire qu'inéluctablement, assumer une fonction revient à se retirer en partie de soi-même, à se conformer à cette affiche un peu statufiée qu'on définit comme la représentation. D'une certaine manière, cela s'appelle la dignité. Cette dignité doit avoir, parfois, les allures du masque. C'est ainsi que le théâtre, le vrai, tragique et terriblement humain, prend son sens, dans ce qui est caché, retenu, aboli de l'être qui parle et qui agit..

    Mais, dans ce qu'il faut bien appeler une mise à disposition publique de tous les signes de l'humanité, les larmes ont pris une place de choix et l'homme dont on dit qu'il est le plus puissant du monde (si l'on veut admettre que la politique nucléaire état-unisien n'est pas, par exemple, un pouvoir sans conséquences...) n'aura pas ménagé ses effets durant ces deux derniers mois.

    1)

     

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    Nous sommes dans le Wisconsin, début novembre. C'est son dernier meeting. Il est crevé, épuisé d'aller à coups de millions de dollars aux quatre coins du pays pour mettre une rouste au mormon. Il a les nerfs à vif sans doute, le corps qui rend l'âme et l'impression que l'affaire est bien partie. Mais c'est ainsi : une sorte de post coitum animal triste. Il va remettre le couvert et la bonne surprise de 2008 devient une confirmation. Il pleure. Sur ses efforts ? Sur l'improbable ? Sur ceux qu'il a déçus et qui rendront sa victoire moins large ? Sur sa gloire qui va prendre du galon ?

    2)

     

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    Nous sommes à son QG, début novembre. Il est avec son équipe. Il est le capitaine triomphant qui vient rendre hommage au cercle restreint de ceux qui n'ont pas dormi, qui ont donné corps et âme. Il leur doit une fière chandelle. Il a l'air d'un lycéen, nouvellement bachelier, dont le destin l'emmène loin de sa famille, des amis, de ses potes, de son quartier. Il boucle une aventure : le côté boy-scout, c'est fini. Lundi, c'est retour au  bureau. Moins excitant, moins d'adréaline. À en avoir des frissons dans le dos.


    3)

     

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    Il est à la Maison Blanche. Nous sommes à la mi-décembre. 26 morts à Newtown, soit, en une fois, la moyenne journalière américaine des morts par arme à feu. Une sorte de packaging instantané, en somme. Il évoque des mômes abattus sèchement qui auraient fait de bons petit(e)s américain(e)s. Pour eux, c'est fini : ni corps, ni âme. Il pleure. Il est père. Il imagine. Il est humain. Il est président et comme il l'a dit pendant la campagne, en réponse à une question qui lui était posée, qu'il croyait au deuxième amendement autorisant chacun à être armé. Mais ce n'est rien. Il est ému. Ça se voit, ça doit se voir.

    Ces émotions répétées, dans des contextes et pour des raisons fort divers, ont quelque chose de grotesque. Elles mélangent la fébrilité d'une réussite conditionnée par l'argent (la campagne d'Obama, c'est un milliard de dollars), l'émotivité du sportif qui décroche la timbale, le pathos facile de l'impuissance politique, la compassion qui vous dédouane de tout. On aimerait qu'il ait les larmes aussi abondantes sur la misère que répand la politique américaine à travers le monde, sur les horreurs économiques dont usent les grands groupes de son pays pour satisfaire des actionnaires encore plus voraces, qu'il sorte son Kleenex à chaque bombe explosant à Bagdad ou ailleurs. Mais à ce train-là, je crains qu'il ne puisse pas beaucoup travailler et que la déshydratation le guette.

    Certains diront qu'il est humain, que ce n'est pas Bush, lui. Bien sûr... Ce n'est que "l'obscénité démocratique" que dénonce Régis Debray dans un court essai (1) ainsi intitulé et qui parut en 2007 et dont j'extrais les phrases suivantes :

    "Obscène, en termes techniques, est le forum dont la dramaturgie se met à obéir à la télécratie. Ou qui passe, plus précisément, du plan large au gros plan qui vient fouiller le visage, la larme au coin de l'œil, le baiser sur la bouche et le petit dernier -au cours d'un cérémonial officiel". 



    Régis Debray, L'obscénité démocratique, Flammarion, "Café Voltaire", 2007.

  • Faux-semblants

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    Alors même que le volcan islandais clouait le voyage au sol, en avril 2010, le voyageur pénétrait dans l'antre du MoMA pour se retrouver, entre autres, dans une grande salle bruissant des interrogations visiteuses parce qu'en son centre une dame, avec des allures de prêtresse sanglante, assise, immuable, attendait que se succèdent les quidams qui viendraient fixement, silencieusement, la défier du regard.

    Autour il y avait tout un appareillage technique, parce qu'on filmait ce qu'on appelle une performance. Les inconnus qui se prêtaient au jeu renonçaient à leur droit à l'image : ils participaient à une œuvre d'art, a work in progress. Dès lors, l'opportunité d'une petite éternité valait bien cet abandon. 

    Vous pouviez ainsi contempler cette plaisanterie pour autant que vous eussiez la patience et le ridicule de croire qu'il se passait, , quelque chose sous prétexte qu'une institution en avait ainsi décidé. Et la première de ces institutions était l'artiste elle-même. 

    Elle s'appelle Marina Abramovic et elle n'en est pas à son coup d'essai en matière de provocation et d'apparent questionnement sur l'état et le devenir du monde. Il faut dire que ce genre de posture est devenu, dans le tournant de l'art (toujours en état d'être) contemporain, courant. C'est l'histoire du concept, dans le fond : une escroquerie à coup de "tu peux croire mon affaire obscure et confuse mais elle te dira plein de choses sur toi et ce qui t'entoure"... Pour cette expérience new yorkaise, elle avait intitulé cela "The artist is present". Pour le coup, elle ne mentait pas. Elle payait de sa personne : il n'est pas facile de rester ainsi immobile dans un monde qui a érigé la bougeotte en mode existentiel majeur. Sa rigidité de statue mérite le respect, cette mise en danger dans une confrontation avec l'inconnu force l'admiration. Souvent, on reproche à l'artiste d'être dans sa tour d'ivoire, de contempler le commun à distance, d'être élitiste. Dans cette expérience Marina Abramovic revient sur terre. On pourrait, de cette façon, enfiler les perles et ratiociner sur la profondeur de l'engagement. Seulement, la casuistique, comme toujours, a ses limites.

    En fait, ce qui trouble tient d'abord au titre : "The artist is present". On aurait compris que cela s'intitulât "The woman is present", "The people is present", "we are present" (1). Point du tout : The artist is present. Titre où se mélangent le constat, c'est clair, et l'affirmation, pour ne pas dire la revendication. Nous sommes à la fois dans l'évidence et ce qui est censé la dépasser. Et de nous demander si, alors, il ne s'agit pas d'une épiphanie, une expérience quasi mystique. Ce fut une apparition... On connaît la suite : l'ironie y gagne ses galons d'art littéraire. Pour l'heure, au MoMA, nous en sommes loin. La phrase cingle d'abord comme une extension maximale d'un ego démesuré. Nous avions connu l'œuvre sans signature, l'œuvre signée (le tournant renaissant, quand Vasari se permet des biographies), l'œuvre pensée mais pas faite (le conceptuel). Nous en arrivons à l'artiste comme finalité et preuve de sa propre détermination. Plus rien à faire que d'être un nom. C'est bien au delà que n'importe quel happening. C'est le moi qui couvre toute la surface et devant lequel nous ne sommes que des supplétifs.

    On méditera sur cette évolution narcissique et médiatique qui permet désormais à l'artiste (ou prétendu tel) d'être sa totalité servie sur un plateau  (ou dans un film). Alpha et oméga du monde, il est là effectivement. Tout discours est superflu. Il nous donne à penser. Il est une incarnation de la pensée. En ces temps de scepticisme (au moins pour l'espace culturel occidental), cela laisse rêveur, que l'on puisse ainsi adhérer à une telle escroquerie car la présence de Marina Abramovic ferait rigoler les réelles présences de Georges Steiner. Il en va de ce monde qui substitue l'introspection et la pensée sur la longueur pour une immédiateté qui peut durer (et un quart d'heure devant le travail d'Abramovic semble une éternité).

    Cette présence (fausse, artificielle) fait penser à son contraire : à un jeu sur l'absence possible dont Piero Manzoni, dans une autre époque, gratifia ses contemporains. En 1961, il proposa des boîtes de conserve contenant de la Merde d'artiste.

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    Il appartenait au mouvement de l'Arte Povera. Faire quelque chose avec peu. Et ici, il n'allait pas chercher bien loin. Il recyclait et proposait une part de lui-même. C'était aussi une question de présence. Fallait-il ouvrir la boîte pour vérifier l'annonce (et découvrir que ce n'était qu'un effet d'annonce...), ce qui revenait à détruire l'œuvre ? Fallait-il n'en rien faire et prendre acte, ce qui revenait à dire que dans ce cas-là l'artiste était en partie absent, puisque invisible ?

    Ce genre d'interrogations est fort drôle, quand on en discute un soir, après avoir un peu bu, quand on cherche des solutions, un concept, pour atteindre la notoriété... Très drôle, parce qu'on peut avancer les solutions les plus farfelues. Mais au petit matin, après avoir cuvé, l'individu sérieux, et honnête, que n'agite pas l'illusion de la pompe à phynance (d'où peut surgir la merdre, dirait Jarry), en rigole et passe à autre chose. Il a mieux à faire que de se ridiculiser, comme Marina Abramovic.


    (1)Et j'aurais eu envie de fredonner, par dérision, "we are the world"...

  • Voici Le Monde...

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    Parfois, quand vous faites vos courses et que vous vous répartissez les joyeux ennuis de l'attente aux caisses, vous êtes celui (ou celle) qui a fini le premier. Alors, vous attendez (comme quoi, on ne sort jamais vraiment du système) et les grandes et moyennes surfaces ayant eu comme prétention de répandre la culture, elles ont des rayons littérature réductibles au tout venant de la palinodie consumériste. On y trouve évidemment Musso, Lévy, et Millénium, mais aussi les multiples avatars de l'écriture journalistique devant quoi, aujourd'hui, le monde de la littérature recule insensiblement. 

    Mais revenons à notre pénible attente et au rayonnage des exemplaires de la moderne littérature. Nous attendons donc et nous voyons, bien en évidence sur le présentoir, un couple. C'est une romance, une sorte d'illustration (pour ne pas dire une inscription dans le marbre) du glamour. Il a le charme vague -très vague- d'un Cassavetes ou d'un Berstein bouffi, elle, le brushing et le magnétisme, hélas éteint, d'une Liz Taylor. Ils posent, ils nous regardent. Ils sont les symboles parfaits (et la perfection est alors le signe même de l'imperfection, pire : de l'imposture) du duo kitsch, de l'histoire mainte fois épuisé de l'union idéal. Ils ont tout pour être heureux : l'art de la séduction (comme quoi, photoshop est magique, un véritable détournement) en absolu témoignage de la réussite. Il faut que nous les enviions, que nous les désirions, que nous nous projetions ; et nous avons l'air un peu crétin avec nos sacs plastiques où se mélangent, pêle-mêle, les tomates séchées, la salade trévise, le San Daniele, deux bouteilles de Perrier, trois courgettes et un pot de confiture poire-mandarine. Il y a de quoi se sentir minable, n'est-ce pas, d'être ainsi ancré dans la prosaïque quotidienneté... Eux, si beaux, si forts, si loin. 

    D'ailleurs, ils ont un nom : les Strauss-Khan, comme il y avait les Kennedy. Ce n'est pas un couple mais une légende. Une entité double mais complexe. Un monde, un univers, une histoire, une romance, un scénario...  Tout ce qu'on veut, pourvu que l'on soit capable de comprendre que par le pluriel il s'agit moins d'eux que de nous, de notre médiocrité face à leur existence quasi cinématographique. Pourtant, nous, miette de l'univers (à l'aune du diktat médiatique), nous savons combien ce titre est faux puisque leur vie commune a volé en éclat. Mais c'est bien le principe des gens d'exception d'exister par delà leurs échecs, les troubles du quotidien, les mensonges, les petits arrangements du pouvoir, les trahisons, les douleurs... Ils sont insubmersibles. Il est donc possible, sans le moindre ridicule, sans qu'ils aient même l'idée d'intenter un procès à l'éditeur, de poser avec autant d'aplomb, de faire que ce cliché du passé puisse survivre à l'épreuve de la réalité. Ils sont dans l'éternité de leur représentation, dans ce qu'ils avaient décidé d'être, et que rien, et surtout pas la réalité, ne peut entacher.

    Puis quelques jours passent et comme il n'est pas de réalité sans une certaine forme de répétition (dont nous essayons de neutraliser la pesanteur en trouvant des subterfuges), nous revenons au même endroit et cette fois, nous prenons le livre et le lisons en diagonales. Autant dire que nous ne le lisons pas ; mais en même temps nous en saisissons la substantifique moëlle, laquelle est aussi peu nourrissante qu'une carcasse de poulet d'élevage. La pauvreté de la prose s'allie à la médiocrité du propos. Cela pue le cancan et le cul-de-basse-fosse, l'analyse politique micro-ondes, la tambouille des petites fiches scolaires. Rien que nous ne sachions déjà, après tant de déballages de presse, rien qui ne puisse nous rendre indifférent au personnel politique et médiatique

    Cette médiocrité assez putride, nous ne la devons pas à quelque paparazzo en mal de célébrité, à quelque plumitif people. Que nenni ! Nous sommes redevables de deux journaliste du Monde. N'est-ce pas magnifique ? Au fond, ce n'est rien d'autre que du Voici pour bac +3 (mais en écrivant cela, je mesure que je méprise inutilement et injustement le lecteur ou la lectrice de Voici... sans atteindre jamais la cible véritable : le lecteur contemporain du Monde.). Il y en a qui glousseraient devant le populo engagé dans la lecture d'une biographie de Rihanna ou d'Amy Winehouse. Mais, là, l'histoire vole autrement plus haut. Il est certain que le sujet est porteur et que la profondeur intellectuelle de ce qui fut un phare (sinon Le phare) de la presse française ne peut plus s'indigner que deux de ces journalistes aillent à la soupe. C'est humain, parisien, vulgaire mais il faut bien arrondir ses fins de mois...

  • En vedettes américaines...

    Maintenant que le grand cirque a rangé ses pistes, ses parades et son orchestre tonitruant, on se retourne et l'on se demande vraiment ce qui nous vaut de bénéficier ainsi d'une couverture aussi complète de l'élection américaine. Il faut dire que l'engouement ne date pas de l'année. Il y a eu le tournant Bush (une raison de plus pour vouloir lui faire un procès à ce crétin des Alpes...). Il avait concentré une telle montée d'affect, essentiellement contre lui, qu'il a donc fallu que les médias hexagonaux fassent des mandats présidentiels outre-Atlantique une histoire que nous aurions à vivre par procuration. Les États-Unis, c'est un peu nous, avec La Fayette et toute la troupe (1)... C'est sans doute au nom de cette vibrante filiation que nous vîmes en 2004 des journalistes français en pleurs quand il fut entendu que Bush le fils remettait le couvert pour quatre ans, et que nous les vîmes (les mêmes ? de toute manière ils sont interchangeables) pleurer (décidément...) à l'annonce du triomphe d'Obama. Je les écoutais, abasourdi devant autant de bêtise, nous expliquer qu'une nouvelle ère commençait, que l'Amérique, territoire de l'espoir, de la réussite et du mélange, était de retour, que la même Amérique qu'ils avaient décrite comme peuplée de fachos bellicistes avait changé : de l'amour, du respect, de la solidarité, désormais. 

    Il ne semble pas que les quatre ans d'Obama aient bouleversé l'ordre des choses. Qu'il soit noir (ou métis, pour les puristes des deux bords, parce qu'en la matière, il y en a un paquet pour qui Barack Obama n'est pas assez blanc, ou pas assez noir...) est un paramètre secondaire. On nous l'a pourtant vendu comme un élément essentiel. Barack Obama est d'abord un homme établi dans la classe supérieure de la société américaine et je doute que son mandat ait pu le rapprocher de cette misère et de ce désœuvrement qui marquent tant le peuple américain, à commencer par les noirs, ceux des ghettos s'entend...

    Il y a, en tout cas, un point sur lequel les années écoulées ont laissé les choses en l'état : la mise en scène vulgaire et spectaculaire de la représentation politique. Il est fort étonnant que ceux qui, pendant des années, ont moqué et voué aux gémonies le bling-bling président, ne se répandent pas sur les modèles communicationnels dont usent tous les candidats à l'élection américaine. Parce que si comparaison ne vaut pas raison, certes, il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont le lieu de tous les possibles, à condition d'avoir de l'argent, et dans des proportions qui font passer les campagnes de Hollande et Sarkozy pour du patronnage agricole, et de s'autoriser toutes les bassesses.

    Cette démocratie exemplaire dont on nous rebat les oreilles, c'est d'abord celle du fric et des discours faciles, celle de la morale érigée en principe cardinal et de l'hypocrisie dans les moyens choisis pour discréditer l'autre. Car il s'agit bien de cela : la démocratie américaine fonctionne d'abord comme une entreprise de destruction ad hominem. Les idées ne sont rien (mais on le comprend, car sur le fond, ils sont tous d'accord). Ne reste que la fibre intime qui fera passer l'autre pour un être incertain. Tout président ou challenger qu'il soit, le candidat est l'homme à abattre. Et pour ce faire, il n'y a pas de limite. Deux exemples édifiants...

    Le premier est un clip de campagne du candidat républicain Rick Perry (battu pour la primaire par Romney). Il vise le président Obama. Il est construit comme une bande-annonce de blockbuster catastrophe. Tout y est : la musique, la dramatisation par le rythme (plans courts, accumulation d'images symboliques), voix off profonde, activation de tous les réflexes primaires des temps de guerre, invocation d'une mythologie belliciste. Si l'on s'en tient à ce seul contenu, il est vraisemblable que Perry élu, il n'aurait plus eu qu'à incarcérer Obama pour haute trahison et le passer par les armes.

    La confusion formelle entre la fiction (dont on rappellera quel rôle elle joue dans la construction de l'imaginaire politique des Américains : il suffit de voir le contenu de leurs séries, et notamment de celles produites par la Fox et ses proches : de 24 Heures chrono à NCIS) et la réalité n'est pas innocente. Les États-Unis ont un goût particulier pour le story-telling politique. Ronald Reagan en avait fait le fonds de son idéologie sécuritaire et paranoïaque. Le clip de Perry ne fait que reprendre les thématiques classiques du conquérant de l'Ouest. Il est gouverneur du Texas : l'Amérique profonde et authentique, loin des tendances européennes bon chic bon genre de la côte Est. Ce recours au story-telling rappelle combien ce pays fonctionne en se leurrant sur sa puissance. Le mélange réalité-fiction révèle d'abord une impossibilité à penser le réel et à penser une altérité du monde. L'illusion est la règle, le bluff la méthode, le passéisme glorieux la boussole. Dès lors, tout est possible puisqu'on en rêve. La composition binaire du message de Perry s'explique par cette croyance en un au delà de la réalité, celle qui s'impose aux États-Unis comme au reste du monde. On peut toujours fermer les yeux et se faire des films. Hollywood n'arrête depuis trente ans de nous resservir la même soupe de la grandeur américaine pour cacher la misère du quotidien. Il est pathétique de voir Perry user de telles ficelles scénaristiques mais cette situation est symptomatique d'une expression politique marquée par la vacuité de son action et la pauvreté de son idéologie. Dès lors, le politique américain ne peut survivre à son néant qu'en se métamorphosant en un personnage cinématographique et en truquant le monde pour en faire un espace de studio.

     


     

    Le deuxième clip est un chef d'œuvre de vulgarité. Ce n'est plus, comme précédemment, l'idée que la politique se ressource dans les valeurs du combat, mais celle, plus simpliste encore, qui assimile le vote à la sexualité. Lena Dunham, qui joue dans Girls, explique combien il est important de trouver l'homme juste la première fois. Et la première fois qu'elle a... voté, c'était pour Obama.

    Le premier élément consternant tient au fait que le candidat, ou son équipe, n'a pas désapprouvé l'initiative de l'actrice. Le mauvais goût passe après l'effet choc du clip (et les Républicains ont crié au loup, si j'ose dire). Il mobilise, il fait le buzz et c'est d'abord ce qu'on lui demande. On ironisera bien sûr quant au contenu proposé, dans un pays qui pratique la pudibonderie avec une maestria prodigieuse. Ne jamais parler de cul, mais y penser toujours : cela pourrait être leur devise. La prestation de Lena Dunham illustre parfaitement ce dévoiement de l'action politique qui se réduit peu à peu à n'être qu'un objet de consommation et ne peut survivre comme réalité qu'à condition qu'elle s'efface paradoxalement comme réalité. Transformer Barack Obama en partenaire sexuel peut outrer, certes, mais un tel raccourci n'est jamais que la concrétisation impensable (mais pas si impensé que cela) d'une évolution qui fait de l'homme (ou de la femme) politique, dans les sociétés contemporaines occidentales, une incarnation fantasmée de toutes les réussites : celui qui a le pouvoir, celui qui connaît les grands de ce monde, celui qui connaît les acteurs, les chanteurs, les réalisateurs, celui qui connaît les people, bref, celui qui a tout (et dont le pouvoir politique devient secondaire, presque anecdotique...). La déclaration de Dunham incorpore le politique dans une histoire fétichisée où celui que l'on veut est purement et simplement (mais cela veut dire qu'il n'en est rien) l'objet de son désir. Transférer le sens de la responsabilité et la sagesse politiques sur le terrain du savoir sexuel est pour le moins régressif. La raison collective est mise au placard pour laisser place à l'affect individuel et, le temps d'un clip, d'un déclaration, d'un coming out, on ramène le politique à un investissement privé. Il est très drôle de voir une femme, dans ce pays si sourcilleux sur le plan du féminisme et des gender studies, se comporter de la sorte, parce que si on voulait inverser les termes, on pourrait supposer que dans quatre ans, si Hillary Clinton se présente, on aura un beau gosse venant au devant de la scène pour expliquer qu'une femme mature (pourquoi pas une cougar ?) c'est le top de l'initiation. Quand on en arrive là, il n'y a plus grand chose à espérer de la parole politique.

     


     

    Ces deux exemples, aussi dissemblables puissent-ils paraître, ne sont que les deux faces d'un même objet, d'une même représentation. Ils définissent le politique à la lumière d'un profond creux idéologique. Il ne s'agit plus de faire son choix à l'aune d'une architecture conceptuelle déterminée mais de ramener celui-ci à une immédiate satisfaction de son seul fantasme. On se rappelle la formule, d'ailleurs faussement attribué à André Bazin, qui inaugure Le Mépris de Godard : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". Pas de doute : nous sommes au cinéma. C'est une actrice qui le dit, c'est un cinéaste qui le filme...


    Il est toujours possible de se consoler en se disant que tout cela se passe à 7000 kilomètres, que les Amerloques sont les Amerloques. Ce n'est qu'une question de temps, et rien de plus. Les socialistes ont déjà adopté le principe des primaires (2) et le clip ultime de François Hollande est fort instructif (notamment en comparaison de ceux des autres candidats) sur le changement qui s'opère. Il a raison, l'homme normal, le changement, c'est maintenant, et pour ce qui suit, c'est cadeau, comme on dit...


     

    (1)Pour d'autres, bien sûr, leur viennent à l'esprit les pages magnifiques de Chateaubriand s'extasiant de la nature dans toute sa luxuriance romantique. Mais il s'agit d'une référence qui n'a plus cours. Que ferait un passionné royaliste, perdu entre les XVIIIe et XIXe siècles, dans ce paysage moderne qui veut de l'actuel, du contemporain et fait une fixation sur un futur perçu comme en apesanteur. La Fayette, au moins, sent la poudre. C'est du western avant l'heure...

    (2)L'UMP va suivre, et c'est hilarant de voir (mais j'y reviendrai bientôt) que ce sont les gens de gauche qui singent les pratiques d'un pays où le plus à gauche des politiques est chez nous un ultra libéral...