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Du monde des images - Page 10

  • Bomber (le torse)

     

    Ce sera ainsi, toujours ainsi, désormais. On te l'aura dit et répété : qu'il n'y a pas de sort qui te soit réservé, qu'il en va de ton destin, et ton destin, c'est toi. Tu auras eu le choix d'en être, ou pas. Ce sera à la convenance de ton désir. Désir de souffrir (pour y parvenir), de t'amender (pour qu'on te reprenne quand tu auras déplu ou désobéi), d'exulter (quand tu seras parvenu à ce qu'on t'avait promis, et dont tu ne savais en quoi cette promesse consistait -sa consistance, justement-). Et quand tu auras des doutes, parce que les nœuds de tes boyaux seront bien plus incendiaires que celui de ta cravate, t'empêchant de respirer autre chose que la fureur du chronomètre, il y aura toujours quelqu'un pour te dire, à la sortie du bureau, dans le dédale des couloirs métro(nomiques), habité du désir d'enfin revenir chez toi : regarde comme c'est magnifique, ce graffiti. Ici, on peut écrire ce qu'on veut. La preuve qu'on est libres...

                                                                                            Photo : Micha Bar Am, San Francisco, 1976

  • Écran plat

     

     

    À regarder de loin en loin les journalistes de télévision, leur effacement singulier : momies diaphanes assorties à l'esthétique grotesque des lieux où ils officient ; à entendre leur fausse impertinence et leur servilité commerciale, on en déduit que le pouvoir n'a même plus besoin d'eux, qu'ils ne sont même plus, pour reprendre l'image forte de Sighele, cette main qui mettait jadis son empreinte sur le "plâtre mouillé" de la masse.  C'est une certitude sans visage. Parce qu'elles sont paradoxalement anonymes, ces icônes médiatiques. Des hommes déguisés en gendre idéal ; des femmes éduquées au couvent des oiseaux. Le propre, le lisse, le glacé : telles sont les vertus cathodiques de l'information. Il n'est pas nécessaire d'y croire. Tout est dit, tout est ailleurs...

  • Une photographie de Proust

    Proust avait une manie. Lorsqu'il rencontrait une personne avec laquelle il voulait se lier durablement, ou dont il sentait qu'elle aurait une place nécessaire dans son existence, il lui demandait une photographie. Cette habitude lui permettait aussi d'utiliser, de croiser, de déformer des détails réels dans l'œuvre romanesque qui a fait de lui le plus grand écrivain de notre langue.

    Ce cliché est pour l'heure le dernier connu de Proust vivant. Il n'a pas encore le visage creusé et la barbe noire des photographies prises sur son lit de mort. Il n'a plus ce visage délicat, un peu efféminé qu'aura immortalisé le tableau de Jacques-Émile Blanche. Il a l'allure d'un bourgeois satisfaisait début-de-siècle. Rien que de très banal. Il pose. Petite raideur, accentuée par la légère contre-plongée. Ce n'est pas une photo pour la gloire. Elle n'aurait qu'un intérêt relatif, si elle n'était la dernière d'un Proust contemplant le monde. Mais le regard nous échappe : le trois-quart face nous prive de l'acuité des pupilles. Il est lointain, comme dans une échappée où nous n'aurons droit qu'à la trace du sillage. Quoiqu'écrire ainsi revient à donner à la photographie un supplément de sens induit par ce que nous savons du modèle. Privé que nous sommes (du moins le suis-je...) de motivations du photographe et de Proust lui-même, nous brodons, et nous pourrons ainsi penser chaque détail de la matière argentique pour nous raconter une histoire : pasticher l'auteur, en quelque sorte, et ce serait d'un grand ridicule.

    Disons plutôt que ce cliché ne nous émeut pas, tant il rappelle le caractère insondable du corps, du visage si nous les mettons en regard à la page blanche. Y a-t-il un air artiste, une gueule d'écrivain, une silhouette créatrice, comme l'époque contemporaine essaie tellement de nous le faire croire ? Que désormais les écrivains, entre autres, soient des visages est peut-être un des signes les plus marquants de la faillite de la littérature, sa compromission avec les lois du marché. Après avoir, selon la précieuse définition bourdieusienne du champ, déterminé son créneau, pour faire son trou, l'écrivain a concédé que son corps (non pas son cerveau ou sa main, qui tenait la plume) pouvait être un argument de vente. J'ai déjà écrit, à propos de Baudelaire, ce que je pensais de la posture comme forme d'apparition inaugurée par le plus ténébreux (dit-on) des poètes (1). Au moins, quand je regarde les photos de Proust, et jusqu'à cette ultime (encore impensée comme telle et qui, peut-être, un jour, sera remplacée par une autre), je n'y trouve pas cette même dérive (peut-être parce que sa gloire est, quoi qu'on en dise, posthume).

    Il pourra sembler singulier, voire inutile, de souligner que l'objet de ce billet vaut d'abord pour son insignifiance, pour le silence qu'il impose devant la puissance de la littérature. Encore une fois, regarder Proust, l'homme, celui qui, dans une certaine mesure, nous est indifférent ; et  il est plutôt curieux de se demander, en vain, ce que lui-même aurait pu retirer (et le verbe est très mal choisi) de ce cliché, de cette recherche d'une dignité un peu froide, comme d'une protection ou d'un regret de ne jamais être un homme à particule. Proust serait alors, ce que n'est pas le narrateur, aussi caustique puisse être parfois son esprit quand il examine le monde, un masque, un avatar ultime de ses infinies (quoique...) transformations. Regarder cette photographie et penser à la peinture de Blanche fait ressurgir, dans la différence amère que signe le temps passé, un épisode de La Recherche et  ramène le lecteur à la si fameuse soirée pendant laquelle Marcel (en admettant que le narrateur...) reconnaît à grand peine ceux qui firent et traversèrent son existence. Ce ne sont pas des photographies par quoi il accède à la grande loi du temps, à des signes extérieurs, des indices, mais une expérience immédiate de la disparition du passé paradoxalement encore présent. Devant un tel désastre lui reste l'écriture. Cela doit nous inciter à la défiance face au déluge d'images de l'époque contemporaine : il y avait dans l'esprit de Proust une lucidité surprenante à vouloir subvertir la photographie, les traces qu'elle laisse, pour en tirer une quintessence qui s'achevait dans les mots.  

    (1)Laquelle posture a été érigée en principe majeur par l'universitaire Jérôme Meizoz sans que ses propos ne soient très décisifs au regard de la pensée bourdieusienne.

  • Subversion/soumission

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  • Toucher la réalité de la fiction

      Taxi jaune

     
    Il n'est peut-être pas tant de lieux à travers le monde que l'œil n'ait ainsi condensé dans sa mémoire, à travers les filtres incandescents de la filmographie (la photographie aussi, certes), que New York. Et pour qui arrive dans cette ville pour la première fois, il est certain que la question de la connaissance relève sans doute, dans un sens qui, évidemment, est biaisé, de celui de la re-connaissance. En soi : les retrouvailles avec ce que l'on croyait déjà connaître. Sorte de métempsycose au travers d'une expérience d'un déjà-vu où, pour reprendre MacLuhan, le medium est le media.
    Tu es dans dans Manhattan, ou Brooklyn,  autant dire que tu viens rendre visite à Kojak, Shaft, que tu viens te rappeler The Yards, la brusquerie d'un univers construit par le fantasme de l'écran. Tu n'es alors que le produit d'une imagerie facile où se mélangent les gueules de policiers véreux, de mafiosi caricaturaux, de junkees exsangues et de solitudes livrées à la rue. Tout cela dans le battement en contre-plongée d'une architecture démesurée. Tu n'y as jamais cru vraiment, tu t'en es fait un cinéma, une lubie adolescente. Tu n'es que le potentiel sclérosé d'une rêveuse bourgeoisie (même si tes moyens sont ceux d'une classe moyenne en voie de paupérisation) qui s'en vient, avec l'outrangeuse componction des affidés, vérifier que New york est telle que tu la voyais, comme on vient comprendre que Rome est Rome, La Mecque La Mecque. Mais tu n'y crois pas. Pas vraiment. Car il y aurait quelque chose de mortel à ce que le cinéma, l'écran, l'axiologie télévisuelle, tout cela soit la fonte (comme on parle en typographie) de toute ta vision. Et quand tu pars pour New York, tu rêves, au fond de ton âme, qu'il en soit différemment, que la réalité soit, sinon déceptive, du moins comme un infini clynamen où se nicheront ta rêverie concrète, la combinatoire du réel et de ton imaginaire.
    C'est bien cette improbable défaite du tangible sur laquelle tu travailles quand, dans l'avion survolant l'Atlantique, tu penses aller à la découverte d'un Nouveau Monde. Et u te trompes.
    Certes, les belles âmes diront que tu ne t'attaches qu'à un détail, et qu'un détail n'est pas le monde. Ce en quoi ils ont tort, parce que tu sais, toi, que le reste, l'insignifiant, l'insoluble, l'irréductible (comme le reste des divisions dont tu as appris qu'elles ne tombaient pas toujours juste) sont les vraies puissances de l'existence. Tu sors du métro, station Bedford Stuyvesant et la première vision qui te frappe est celle de la couleur des taxis. Le jaune criard et tranché dans le coin de ton œil. Dans deux heures, tu comprendras que la puissance de ce jaune prend tout son sens, dans les rues de Manhattan, dans la largeur ventilée de la Cinquième Avenue, dans Times Square de chromatismes surexcités. Le jaune des taxis. Ce que tu as toujours connu sans le toucher et qui est là, comme une succession d'absides et d'ordonnées brutaux (et lents pourtant, car, et c'est bien là ta seule surprise, nul élan, nulle vitesse outrée : un glissement ouaté...) pour laquelle tu ne sais où donner de la tête. C'est alors l'impression que tu n'es pas venu connaître mais vérifier, avérer le flou de ton enfance rêveuse, dans l'intrication des histoires de série B, et l'imaginaire est là, oui, là, dans sa boursouflure intégrale de présences passantes. Les taxis jaunes existaient comme des entités virtuelles, les pacman d'un univers dont ton père te disait : "l'Amérique", comme si ce mot n'avait rien représenté d'autre qu'une illusion désirable (et redoutable). Les taxis jaunes circulent, tu les frôles. Il serait même possible que l'un d'entre eux te percute et que, blessé, tu finisses dans une de ces ambulances blanches filant, hurlante sirène dans une mer de béton, vers l'hôpital ou la morgue. Tu penses à Nicolas Cage. Tu penses à Robert De Niro. Tu penses à Griffin Dunne. Tu n'es que le passager obscur d'un réel assorti à la fiction. Les taxis jaunes défilent. Ils sont la seule vérité tenable de ta mémoire assujettie au désir de la fiction. Tu n'es rien, à les regarder passer : simple vérificateur de tes propres interrogations sur un monde infiniment dupliqué par la fiction. Tu es dans un film, dans le film du moment que tu vis, dans le film de ta vie déroulé à même la correspondance d'une série  quelconque qui commence toujours par un mort, à même les grandes avenues et rues d'une cité quadrillée par le besoin d'horizon. Et d'horizon, toi, tu n'en as pas. Les taxis jaunes te ramènent, d'une certaine façon, à la défaite de ton imagination. Tu es à New york, , trop là. 
    Il y aura les parallèles, les méridiens sur quoi vont glisser, ouest-est, nord-sud, ces abeilles frigides de ton esprit. Puis vient la nuit. Les phares des taxis jaunes lubrifient le fond de ton œil. Ils ont pris plus encore possession du territoire. Ils te cernent. Leur couleur a désormais un luisant magique. Tu ne peux pas les rater. Tu as compris en une soirée que ta présence au monde tient en partie à ta soumission aux clichés que l'on t'a donnés, depuis ton plus jeune âge, et qui font de toi un assermenté des imageries collectives. Voilà pourquoi, malgré la tentation, tu t'abstiendras d'en héler un. Tu ne prendras pas le taxi. Tu marcheras autant qu'il t'est permis, tu marcheras, habité d'un certain sentiment de dérision, parce qu'au fond, tu sens instamment la primauté de la fiction...
     

     

  • Lueurs noires de Boltanski

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     Christian Boltanski, Sans titre, assemblage de photographies, boîtes en métal et lampes 1989

     

    Bientôt nous fûmes agrégés au sol, aux fils qui pendaient des toits crevés de nos ardentes demeures. Nous regardions à travers leurs trous les étoiles. Le confiteor de nos âmes, fleur de farine sur laquelle aurait soufflé un vent hargneux si bien qu'il ne restait rien de nous, ou si peu, sonnait aussi creux que nos orbites évidées de toute passion. Nous étions de la barbaque à passer le temps sur le sable ou sur le carrelage d'un bord de piscine. La branloire pérenne de notre babil faisait penser aux pétarades d'une paille dans l'eau. Nous étions seuls, infiniment. Bientôt fermes lambeaux et cela nous plaisait tant, nous rassurait tant qu'il aurait fallu plus qu'une urgence guerrière ou bactériologique pour nous voir remuer les paupières que d'ailleurs nous n'avions plus. C'était si beau, si lumineux, si terrible, si insoutenable. Comme un naufrage, un carnage, un héritage.  Mais nous ne savions pas, enfants, petits-enfants de la sûreté démocratique, abasourdis d'avoir été langés, maternés, éduqués, fortifiés, écoutés, adoubés, encensés, protégés. Et tout cela pour rien, ou presque.  Parce que nul ne peut jouer à se faire peur au risque qu'un jour il ne se retrouve devant le mur de ses propres nécroses.

    Comme de se dire que jamais peut-être ton être ne pourra supporter une œuvre de Christian Boltanski, sans que tu saches vraiment pourquoi, sinon qu'elle est là, cette peur irrépressible qui te fait sortir de la pièce, quasi hurler. Tu crois que tu en auras fini le jour venu. Mais quel jour peut venir qui te fasse oublier celui d'avant ?

    Car c'est bien de cet usage fort singulier de la lumière (indirecte, libre) que vient, entre autres sans doute, cette avalanche intérieure que provoque Boltanski. À l'envergure d'un monde où la fée électricité nous mènerait aux portes du bonheur, il répond par l'éclairage restreint, quasi confiné, se répandant dans la fragilité de sa bataille perdue contre l'espace infini. Là où l'ampoule (le néon, l'allogène, qu'importe) vient à paraître, elle disparaît de son impuissance même, progressivement et ce sont les demeures de l'ombre, du ténébreux abandon qui gagnent en présence, qui signalent leurs denses variations (comme un sabbath de sorcières). La hantise est désignée par Boltanski, sans être nommée, sans être formalisée, parce que la nappe diffuse n'est pas une chose, tout juste un signal qui annonce la frontière mystérieuse. Elle augure d'une perpétuelle expansion de sa forme, comme si le monde lui était dévolu. Nous fermons les yeux, les rouvrons sur les étoiles, le toit de nos certitudes bien nourries crevé. Nous sommes aveuglés, énucléés de tant de lucidité et fuyons dans une autre salle, pour un autre monde, plus conforme à notre renoncement.

  • masculin-féminin : toute une histoire

    Le mépris, ce n'est pas la méprise. La méprise n'étant pas elle-même toujours méprise. Quand mépriser est éloigner, se mépriser n'est peut-être rien d'autre que de s'imposer à soi comme bourreau. Dans la méprise, il y a l'erreur. L'erreur de ne pas vouloir admettre que morts, nous ne serons rien ; que morts, nous aurons rendu les armes, à commencer par celles grâce auxquelles nous nous sentions sinon libres, du moins protégés. Mais nous nous sommes mépris, et ainsi, avons coupé le pont pour qui venait vers nous. Et nous parions de tout cet arbitraire du sentiment social, ce dans quoi nous fondons notre ignorance de la vie, de l'autre, de soi. Le mépris, c'est ne pas savoir perdre, avoir peur de perdre. Et tirer sa révérence à l'inconnu ; ne pas accepter de croire (hors de toute divinité). Alors qu'il faut croire pour la beauté du geste, croire pour le potentiel défié face à la défaite. Croire, tendrement, totalement, tragiquement. Ce que Jean-Luc Godard filme comme personne, parce que son nom est personne, soit : celui (ou celle) dont l'identité ne m'est pas encore connue, ou que je connais déjà, et dont je voudrais qu'il (ou elle) ne fût pas, et qui restera en moi, jusqu'à la mort, mais que, pire encore, j'aurais pu ne jamais connaître, et qui m'aurait manqué, comme il (ou elle) me manque, infiniment.