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Du monde des images - Page 4

  • En pensant à Jacques Réda

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    Je n'y ai pas immédiatement pensé, en le faisant. Je n'ai même pas réfléchi que c'était une façon de voir le monde et de se dérober. Ou pour être plus exact, de sentir qu'il y avait à la fois un intérêt pour ce que je regardais et une forme de retranchement. La vitre. Le double vitrage du train. La paroi froide qui éloigne plus encore le monde. La fenêtre d'un train n'est pas une fenêtre comme les autres. Il ne s'agit pas de s'accouder pour regarder les passants, être dans le point fixe et contempler le théâtre. Il y a bien quelque chose qui défile mais nous défilons tout autant que lui. Nous n'avons pas le temps de nous arrêter, et ce qui nous arrête (dans l'esprit, j'entends, le détail ou le moment de vie que l'on capte) n'est déjà plus là. Nous sommes ailleurs. Tout est ailleurs. Vaste monde et perte infinie.

    Prendre des photographies à partir d'un train (à partir, dis-je, par la force des mots puisque le train est en fait déjà parti. Il est loin, toujours plus loin), c'est adopter une position (peut-être une posture) que jamais plus je ne retrouverai. Plus que tout : sentir le furtif. Et en même temps, ce furtif se fixe, et je suis comme à l'arrêt. Ainsi, pensè-je à Jacques Réda qui, dans L'Herbe des talus, rêve avec la légèreté grave qu'on lui connaît sur ces ouvertures presque intrusives d'un train au ralenti sur des pièces éclairées en bord de voie, sur ces vies qu'on ne reverra pas et qui s'offrent, d'une certaine façon.

     

    Sur cette photographie, il y a les fils, les voies, des sortes de hangars, des voitures garées. Il y a surtout ce bâtiment, en retrait, et ces fenêtres. Rien qui soit misérable ou dégradé. On peut même imaginer que la construction en est assez récente. Mais je pense alors à ces vies rythmées par l'échéancier ferroviaire et la tentation, peut-être, de se perdre, à l'une de ces fenêtres, dans le décompte, sur vingt minutes, une heure, deux heures, des convois qui filent. De ces lucarnes, la vue est laide, le panorama triste. Il n'y a alors que les trains, eux-mêmes pas toujours reluisants, qui animent un après-midi de retraite ou d'ennui. La ritournelle des sifflets et du claquement métallique. Et la vitesse, massive et rude, qui m'emporte, loin de cet endroit dont je ne connais pas le nom...

    Photo : Philippe Nauher

  • La confusion des plans, Lewis Baltz

    Au jeu idiot des œuvres que l'on voudrait emporter sur une île déserte, outre le nu magnifique de Boubat, il y aurait aussi celle qui suit, de l'immense Lewis Baltz, disparu en novembre dernier.

     

    LEWIS BALTZ IRVINE.jpeg

    Construction Detail, East Wall, Xerox, 1821 Dyer Road, Santa Ana (1974), from “The new Industrial Parks near Irvine, California." 

    En 1974, le photographe américain, figure majeure du mouvement New Topographics, vient explorer avec son objectif une zone industrielle californienne et, plutôt que de sonder, à la manière des Becher, dont il est proche, l'architecture complexe des espaces, il s'attache justement à ce qui, à première vue (1), n'accroche pas : les surfaces, les panneaux, la raideur métallique, l'étendue uniforme. C'est un peu comme s'il voulait abandonner le pittoresque en ce qu'il suppose une aspérité, un défaut, une variation pour l'intransigeante inquiétude de ce qu'on ne regarde jamais vraiment, puisque c'est toujours la même chose, sans relief.

    Le livre publié par Baltz est une des plus grandes merveilles qu'il soit donné de voir (2). Il y dévoile une intransigeance formelle fascinante. Alors que tant de clichés cherchent à faire entrer le bruit et l'agitation comme signe de la modernité ambiante, le photographe américain en creuse la singularité à travers le silence induit par la froideur des matières et des textures, comme le montrent assez clairement, je pense, les deux exemples suivants.

     

    lewis-baltz_theredlist.jpg

    lewis baltz irvine.jpg

     

    Mais, paradoxalement, l'œuvre la plus singulière de ce projet touche à la construction du mur est de Xerox. Les murs sont encore entre l'enduit et la peinture, une peinture qui semble avoir été étalée de manière anarchique. Les teintes ne sont pas unies. Outre ce désordre des surfaces et des chromatismes, on trouve un certain nombre d'éléments disparates : une porte, une échelle métallique, des bouts de bois, des parpaings. S'ajoute une avancée architecturale dont on détermine mal encore l'utilité. Il n'y a donc rien de bien extraordinaire. Ce n'est pas le sujet qui en impose mais son traitement. Le choix d'une posture frontale, avec une certaine distance qui aplatit la profondeur et use de la bordure noire inférieure pour, en quelque sorte, encadrer l'ensemble, tout cela donne à cette photo une allure de tableau, comme si ce qui avait pris par la lumière n'était en fait qu'une construction picturale. C'est en cela que je trouve ce cliché admirable. Il explore d'une manière tout à fait insolite la fameuse opposition entre la photo et la peinture. Non pas selon le mode ancien des pictorialistes de la fin du XIXe siècle, en essayant de "rattraper" le trop de vérité de la photo par un trucage tirant l'œuvre vers le tableau, mais en réussissant à composer un espace réel, avec son inévitable profondeur en une surface à deux plans, ce qui définit, selon Clement Greenberg, le modernisme en peinture...

    Dans cette photo convergent, d'une part, l'écrasement des volumes et la quasi neutralisation des objets en formes filant vers l'abstraction idéale (comme s'ils étaient "décharnés"), dans le sens où ils ne sont plus des fonctionnalités mais des expériences plastiques, et, d'autre part, la métamorphose du fond, du mur, en une toile imaginaire. Le travail inachevé, dans la réalité, devient une expérience abstraite. Laquelle expérience rappelle étrangement les peintures de l'expressionnisme abstrait américain, de Rauschenberg à Johns, en passant par de Kooning. Cet écho n'a rien de surprenant quand on sait que la première exposition de Baltz en 1971 est assurée par Leo Castelli, le même Castelli qui lança par la grâce d'un hasard à peine croyable, Jasper Johns en 1958.

    Ainsi, dans cette œuvre, le photographe ne singe pas, ne rattrape pas l'art pictural. Il ne trafique pas. Il prend le réel, dans toute sa brutalité et son inachèvement, le monde en chantier, pour le sublimer par la seule réflexion (au double sens du terme) de la distance à prendre face à lui. Plus que la technique, et Baltz n'en manque pas, c'est l'œil de l'artiste qui sidère. la grandeur d'un art tient certes à l'inattendu qui le sous-tend, mais plus encore à un inattendu ne procédant pas (ou le moins possible) d'une posture esthétique flagrante. La frontalité de la prise n'est pas pour rien dans la magie de ce cliché. Le point de vue cherche tellement l'impression de la neutralité qu'on est dérouté devant ce dépouillement, comme si l'objet photographique (l'instrument, l'appareil) s'absentait et qu'à la place notre regard se trouvait contrait de regarder ce qu'il ne peut pas voir. Non pas un art en soi, donné ou voulu comme tel (3), mais une construction qui détourne la banalité en tableau, l'inertie en drame (au sens grec de drama, une action). Cette confusion multiple (de la réalité à l'artistique, de l'inachevé en achevé -puisque l'œuvre est achevée, du désordre à l'ordonnancement, du tridimensionnel au bi-dimensionnel), tout photographe, je crois, aimerait un jour la rencontrer. Il ne s'agirait de copier Baltz. Plutôt d'être soi-même pris au piège de son illusion...  

     

    (1)Mais la photographie n'est pas la vue. Elle est une vue, une certaine vue. Une vue de la vue. Il y a toujours une distance supplémentaire puisque, contrairement à notre œil mobile, le cadre est fixe. C'est un cadrage...

    (2)Comme le sont, en faisant fi des questions de style, Paris la nuit de Brassaï, Americain Photographs de Walker Evans, Twentysix Gasoline Stations de Ed Ruscha ou Places d'Aaron Siskind...

    (3)Pour faire simple : ce mur barbouillé n'est pas du street art. Voilà pourquoi il prend un sens bien supérieur.

  • Édouard Boubat, l'étendue du désir

    Est-ce l'association rebattue de la mort et du sexe qui a fait ressurgir, après les quelques lignes sur Mapplethorpe le cliché qui suit, daté de 1950, dont Edouard Boubat est l'auteur ?

     

    ÉDOUARD BOUBAT NU.jpg

     

     

    Mais la manière dont je la regarde (précisons ici : la photographie, pas la jeune femme. Pas encore) ne touche pas vraiment à cette question, parce que je ne vois pas, je ne sens pas cette puissance morbide en mouvement dans ce noir et blanc. Bien au contraire : il y a une vitalité et une fluidité qui en sont l'essence, et c'est donc en me délestant de cette pensée initiale de la mort qui organisait l'autoportrait de Mapplethorpe que je me fonds dans l'univers de Boubat. 

    En fait, il s'agit surtout de comprendre la singularité prenante de cette photographie, à mes yeux la quintessence du désir photographié, quand l'époque est à la démultiplication des corps nus, si l'on s'en tient au seul ordre de l'image, il n'est guère possible de comptabiliser nos rencontres avec la nudité : clichés de mode, publicités, magazines féminins et pour hommes, porno sous toutes ses formes : revues, films, internet, pro ou amateur... Nous n'en avons jamais fini. Des culs, des seins, des sexes, féminité et virilité, selon les envies et selon des modalités très différentes : du flou lointain des paparazzi au porno chic de Richardson en passant par le glamour papier glacé de Vogue, le vaporeux de David Hamilton ou l'érotisme à corde raide d'Araki. Tout est possible et autant le dire : il y a rarement en la matière des résultats qui plaisent et émeuvent. C'est l'excitation (et la frustration) qui domine. Le thème semble épuisé.

    En découvrant cette photo de Boubat, l'histoire remonte à cinq ou six ans, j'ai vu immédiatement le sommet indépassable (et depuis lors, toujours indépassé, alors même que j'ai cherché quelque chose qui s'en approchait, ce qui fait que les nus regardés ne se comptent vraiment plus) d'un imaginaire physique, où se mélangent mystère, sensualité et une forme gracieuse de pudeur.

    Avant même de trouver un sens au cliché de l'artiste, il faut s'arrêter sur le premier tournant de l'histoire qui est, justement, la possibilité, pensée inconcevable, d'être étonné. La surprise est d'autant plus grande qu'elle se concentrait sur un sujet dont le traitement vulgaire, jusque dans ses prétendues recherches, fourvoie la photographie vers le convenu bas de gamme ou, pire encore : l'alibi esthétique ou, plutôt esthétisant (1). Et pour ce faire, la vulgarité et les effets faciles sont des critères majeurs : poses suggestives, frontalité du regard (2), le vaporeux, l'environnement chic, etc.

    Rien de tout ce n'apparaît dan le cliché de Boubat. Si l'on considère d'abord la qualité de l'exposition et de son traitement, nulle poussée dans les contrastes pour marquer le corps ou son environnement d'un sens supplémentaire, ce dont veut se charger trop souvent le travail d'esthétisation. La sobriété du spectre noir et blanc ne détourne pas l'attention : tel est le paradoxe de cette photo. En ne soulignant rien de précis par une empreinte technique bavarde, Boubat concentre le caractère fortuit de la prise. Sans doute cette œuvre procède-t-elle d'une longue élaboration ; du moins ce qu'on nous en donne en cèle-t-il la réalité. Ainsi pense-t-on au commun d'un petit matin, dans un été chaud, quand le linge même est une gêne. Tout est silencieux dans la pièce. Le lit est en désordre : reste d'amour ou simple négligence, au choix. Le photographe est en aplomb de la jeune femme, créant un effet singulier de distance. Alors que souvent l'objectif "mange" le sujet, comme la préfiguration du désir du spectateur, ici, il reste en deçà. La verticalité, dans son invraisemblance furtive ne laisse pas de place à la complaisance. La jeune femme est dans sa tranquillité abandonnée. Elle dort. Il ne peut en être autrement. Elle n'est pas là pour nous, et c'est dans cet oubli de soi et de l'autre que le désir particulier surgit (3). La suspension du temps et du mouvement engagent l'œil à la contemplation. 

    Une masse noire capte le regard : la chevelure, qui se répand, à la fois abondante et désordonnée. Elle est la marque de la sensualité et le masque absolue de l'identité. Le spectateur contemple une femme sans visage, laquelle substitue à la reconnaissance (qui elle est, à qui nous pourrions donner un nom) un mystère qui lui fournit justement une réalité plus grande. Le dépeigné est de fait le reste d'une histoire passée. C'est la trace fantasmée du plaisir, dans un écho baudelairien. Un classique en somme. Mais que serait ce signe de la féminité, ce bonheur profus s'il n'y avait ce geste impossible : le bras replié dans une angulation impossible et qui, tout en appartenant à la jeune femme, vient se poser sur le cou, ainsi que le ferait un amant attentif. Là est une des richesses magiques du cliché. Cette main, avec les doigts délicatement écartés, barre la chevelure, la traverse, et raconte une caresse sans la montrer et cette gestuelle sèche, presque acrobatique, désigne la continuité du corps par le dos, légèrement alangui. Le bras, le dos, la raie des fesses, comme une logique diagonale remplissant la photo, chargeant la surface à peine marquée du dos, justement, d'une sensualité exquise (4).

    Puis, la rondeur des fesses, qui n'aurait rien d'original, s'il n'y avait cette ombre double pour en sublimer la sensualité. C'est la chute des reins et la cambrure légèrement foncée qui rappelle, dans sa beauté désirable, un tableau de Bonnard intitulé Le nu à contre-jour, en date de 1908. C'est surtout le noir sublime et rêvé cachant par la blancheur du drap la base de ces mêmes fesses. D'être ainsi en partie cachées (sans parler alors que les jambes n'existent pas), elles s'offrent davantage au regard. Leur suggestivité douce, comme si l'œil n'avait pas besoin d'une exhaustivité anatomique pour trouver son bonheur, est la magie même de ce cliché. Tout est dans la contradiction de cette image qui, dans la retenue de sa composition, produit une sensualité inaccessible pour celles qui ne nous privent de rien. Mutatis mutandis, on trouvera une idée semblable dans le souvenir que nous laissent ces actrices des années 50 ou 60, dont nous n'avons jamais vu que les épaules nues, quand nous oublions sur le champ les ridicules nudités contemporaines.

    D'une certaine manière, la beauté de cette photo ne tient pas à son réalisme (il ne s'agit pas de photo-journalisme. Il n'est pas question de rendre compte d'un événement) mais à sa vraisemblance, à cette intrusion d'un possible et même d'un déjà-vu dont l'esprit veut garder la mémoire ou le secret. La beauté magique de cette jeune femme excède de très loin ses formes douces et généreuses. C'est dans son endormissement qu'elle révèle sa vitalité, et par sa vitalité alanguie sa physicité. Ce point est le sujet essentiel de la photo et son encadrement double : en haut les deux pans du mur et l'arête de leur "rencontre", en bas, l'obscurité qui efface le lit, n'en souligne que mieux la puissance. Cette beauté, quoique masquée et circonscrite, est pleine et entière.

    Le désir le plus profond contient en lui une part de silence et d'inachèvement. Le cliché de Boubat cerne magnifiquement ce paradoxe. (s')offrir est peu de chose s'il s'agit d'éviter à l'autre (ici le spectateur) de faire son chemin personnel vers l'objet de son désir. C'est ce qui manque trop souvent, aujourd'hui. Le photo de Boubat a plus d'un demi-siècle. Faut-il croire au hasard ? Ou bien le charme qui la constitue (5) tient-il aussi de ce qu'elle nous raconte un temps lointain, où le corps pouvait encore se voir à la dérobée ? Ce n'est pas, de toute manière, dans ce qui circule dans l'époque contemporaine que l'on peut découvrir un bonheur aussi fort. La libido  y trouve peut-être son compte mais le résultat est maigre. Cette photo est le point d'ancrage de cette tentation du nu. Pour l'heure, rien au dessus.

     

    (1) Si l'on veut bien rire des argumentaires sirupeux des photographes de "filles" cachant mal leur intérêt très "juvénile", ce que, dans le domaine littéraire, Gabriel Matzneff illustre parfaitement.

    (2) Bien loin de l'absorbement cher à Michael Fried. Mais il est notable que longtemps la frontalité fut bannie des publicités de lingerie. Il ne fallait pas "exciter" (ou provoquer ?) le spectateur, notamment sur des panneaux d'Abribus. Le "Regardez-moi dans les yeux" d'Eva Herzigová pour Wonderbra marqua une rupture.

    (3)Il suffit d'un rien, évidemment, pour que le même principe produise un effet différent. Boubat, dans ces années-là, prend le cliché qui suit.

     

    boubat, nu à la plage 1950.png

     

    Grand ratage. Impossible d'y croire, c'est-à-dire d'être séduit, emmené ailleurs. Le cliché désigne de manière excessive ce qui est offert...

    (4)Et c'est très curieux de voir que ce dos qui n'est pas l'objet majeur du désir est plus impressionnant qu'un autre cliché de Boubat gâché par l'excès citatif : Ingres et Man Ray, alors même que le dos est le sujet central de la photographie.

     

    boubat nu de dos 1950.jpg

    (5)J'entends ici par constitution ce que l'on peut dire d'un corps dans toute sa pesanteur 

  • Miroirs (VI) : Robert Mapplethorpe, sans sourciller...

     

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    Autoportrait à la canne

     

    Memento mori. Sagesse antique dont nul ne peut raisonnablement s'éloigner. Le tragique, banal, circonscrit dans les bornes du corps, alors qu'on passe une partie de l'existence à vouloir le conjurer.

    Le cliché date de 1988. Dans un an, le photographe sera mort. Il est atteint du sida. Nous sommes encore à une époque où les miracles sont rares, les thérapies imprécises. L'espoir n'est plus de ce monde. C'est un temps où l'on enterre en série, dans un climat de peur assez palpable. Fare sex, sortez protégé... Soit, mais toutes les précautions n'enlèvent ni la crainte ni le désarroi.

    Mapplethorpe a les traits tirés, le visage marqué. Sa beauté sauvage et angélique a laissé la place à une raideur sourde, fruit malin de la fatigue maladive. Il fait avec, comme on dit. Il n'y a pas de prémonition brute de la mort dans cet autoportrait mais une mise en forme, un mélange d'arrogance esthétique et de simplicité à vouloir tout maîtriser. Dans le temps : avant et après ; dans l'espace : le devant et l'arrière. Mapplethorpe veut (r)emporter la fin : finitude et finalité.

    Quel est le fond de l'histoire ? Le photographe en liquide, de manière radicale, l'évidence. En s'habillant de noir (comme on porte le deuil...) l'artiste supprime le corps, l'intègre à l'arrière-plan lui aussi noir qui, par ce biais, n'en est plus un au sens strict, puisqu'il est l'horizon (en somme un futur) amené jusqu'à l'assomption d'une planéité qui  transpose un présent perpétuel : être et ne pas/plus être là. Le noir est lisse et le corps démembré. La disparition est en cours et ce n'est pas l'effacement absolu que Mapplethorpe nous montre, vide sidérant ou rideau total, mais la mise en scène du reste, et par dessus tout : l'image.

    Le visage de Mapplethorpe re-produit l'imago originel, soit : le masque mortuaire que présentait la procession funéraire. Ce visage, si éteint dans sa matité creusée, est en apesanteur et on pense à quelque peinture symboliste de Gustave Moreau. La morbidité est coupée du sol, de sa réalité la plus pesante, pour se concentrer en un masque où la dernière ardeur vient des yeux, des yeux qui nous fixent après s'être fixés eux-mêmes, au second degré, quand l'artiste s'est pensé de l'autre côté de l'appareil (ce qui rabat la photo sur la thématique de la frontière, à franchir, une fois pour toutes). Il se regarde se voir et le moindre élément de divertissement (pascalien...) a été éliminée; le pathétique n'est pas de mise. Il viendra plus tard, quand nous regarderons le cliché comme un testament et que nous nous dirons qu'il savait (ce qui est, sur un plan logique, une fausse explication puisque, par principe, nous savons "cela" depuis longtemps, depuis le moment où nous avons compris que nous étions mortels).

    Certes, ces traits tirés, dans l'aveu qu'ils portent, sont, plus qu'à la normale, une certaine essence du portrait, du pourtraict, d'abord peint, puis, photographique, tiré. Le relief de la maladie lui donne sa profondeur, et l'on se demande aussi combien il est nécessaire que le désordre règne pour que nous nous intéressions à la vie (laquelle n'a pas de valeur intrinsèque, ne comptant qu'à mesure de sa perte). La beauté en souvenir poignant nous émeut, mais elle n'est qu'une transition, quand Mapplethorpe se redouble en ce pommeau mortifère, en cette tête de mort qu'il feint de ne pouvoir regarder mais que d'une main ferme il projette vers nous, frontalement et nettement.

    L'artiste excède le fatras baroque des vanités. Inutile d'accumuler les objets, les signes, les symboles, les allusions ou les preuves. Trop facile, le jeu des déformations et des anamorphoses (comme dans Les Ambassadeurs de Holbein). Le crâne, les orbites oculaires, les maxillaires, l'osseux et le décharné sont le destin à l'état brut et c'est avec un courage plein de noblesse que Mapplethorpe en revendique la présence. Cette main est, de fait, l'élément le plus émouvant du cliché, sa part la plus vivante. Car si la tête de mort et le visage du photographe sont des équivalents, comme les deux temps d'une histoire en miroir, la main, unique replie l'inéluctable sur un choix digne. Elle ne lâche pas prise, et grâce à elle, la résignation recule. C'est un peu comme si, au contraire, des versets de L'Ecclésiaste, le savoir loin d'augmenter la douleur, en suspendait la réalité. Elle est la main vivante chère à Keats, celle qui tranche (dans) le vif.

    On connaît le "ça a été" barthésien. Cet autoportrait vient en démentir la portée simplificatrice. Mapplethorpe ne cherche pas tant à témoigner de ce qui le guette que de détruire la linéarité de toute existence. Sa force d'anticipation s'entend comme l'acquisition d'un droit à l'éternité parce que théâtraliser son devenir revient à en choisir l'essence. La mort n'est plus alors une défaite mais une péripétie que le photographe regarde en face, et cette loyauté envers soi est la plus belle manière de ne pas se perdre en attendant ce qui ne peut manquer d'arriver...

  • Trompe l'oeil

    Le Mépris s'ouvre sur une citation : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". La fiction est donc un leurre par quoi je trouve, malgré tout, un certain bonheur, une attente, quelque chose qui ouvre une porte à mes fantasmes.

    En voyant toutes ces troupes démocrates, ou prétendant à l'être, l'autre dimanche, en entendant le manifestant de base, l'anonyme, ou souriant d'être interviewé, ou grave du message qu'il voulait faire passer (2), cette phrase m'est revenue en tête, et ce, d'autant plus, qu'à l'autre bout de la chaîne signifiante (3), les grands du monde défilaient en se tenant la main, un peu comme on fait une ronde à la maternelle. Les optimistes, ou les béats (les mauvais esprits diront : les (d)écervelés...) y ont vu un beau témoignage de fraternité et de lutte, alors qu'avec un peu de lucidité, il était évident que cela tournait à la mascarade.

    Mais, dans le fond, c'était un moment cinématographique. On se serrait fort dans les bras, comme à la fin d'un film d'action ; on pleurait comme dans les mélos ; on se retrouvait innombrables comme dans une fresque épique. On hésitait entre L'Armée des ombres, Naissance d'une nation, et Kramer contre Kramer. Il fallait que tout soit filmé, filmable, filmique. Pas une minute qui ne fût une mise en scène, avec comme ligne directrice : la solidarité et le partage. Ou plutôt : l'expression de la solidarité et du partage. Tout était fait pour que la charge de la preuve soit irréfutable. Nous sommes en démocratie, la démocratie vaincra et nous sommes tolérants (sans nous poser de question sur ce qu'est la tolérance et quelles en sont les limites). Tous ceux qui participaient s'étonnaient d'en être. Ils avaient des images dans la tête et le slogan aphasique collé au front (4) : ils croyaient un temps que le monde avait suspendu son cours violent, qu'ils étaient les remparts de la liberté. Ils fantasmaient sans limites, et les démonstrations politiques leur donnaient raison, croyaient-ils.

    Cela avait beau ressemblé à un clip pour une chanson caritative, peu importe. On se faisait des films à croire que plus rien ne serait comme avant, que les méchants, jamais ouvertement nommés, ne passeraient pas (5). Tout tenait là : dans la démonstration universelle, casting de choc à l'appui. Certains pensaient peut-être à la marche des droits civiques de Luther King, vivant un moment historique, forcément historique.

    Et c'est justement sur ce point que la réaction prenait un air de fantasme. On bavardait en filmant ce qui marquait un avant et un après, une date mémorable à coup de milliers, de centaines de milliers, de millions... Et plus le nombre enflait, plus le quidam se croyait acteur du monde qui le dévore. Ils n'intériorisaient rien ; ce n'était pas le but. L'objectif était de faire masse, et en faisant masse, d'effacer symboliquement la réalité. C'était, disaient certains, un moment de communion. Mais quelle communion quand la spiritualité ne réduisait à la liberté d'expression et à la laîcité ? Les manifestants promeneurs balançaient des lieux communs occultant la violence politique sous-jacente, ils péroraient sur le vivre-ensemble et le refus des amalgames.

    C'était assez triste, en fait. Comment s'en étonner ? Le cinéma n'a d'intérêt, dans son entreprise fantasmatique, qu'à condition qu'il marque nettement sa distance à la réalité (6), jusqu'à la subvertir. Mais le politique filmé comme du cinéma, c'est justement l'inverse. Il ne subvertit rien ; il efface le monde ; il atrophie la pensée ; il substitue l'émotion à la réflexion.

    Or, c'est notre désir d'aveuglement qui mène l'Occident à sa disparition, par le reniement de son histoire et de ses ascendances. De cela, l'autre dimanche, il ne fut pas question. Pas étonnant puisque le raout était organisé par la gauche, celle-là même qui a réussi à faire passer Jaurès pour un héros et à reléguer Péguy dans les sous-sol de la réaction.  C'était une raison suffisante pour rester chez soi, ne pas être dupe et se dire que nos fantasmes d'amour universel sont ridicules devant l'horreur de ce qui venait d'advenir, de ce qui va advenir...

     

     

    (1)Cette phrase attribuée par Godard à André Bazin, est en fait, sous une forme légèrement différente "le cinéma est un regard qui se substitue au nôtre pour nous donner un monde accordé à nos désirs" de la plume de Michel Mourlet dans son article Sur un art ignoré publié dans le n° 98 des Cahiers du cinéma)

    (2)En somme, la minute de célébrité wahrolienne dans l'ère cathodique ou digitale

    (3)ou in-signifiante, si l'on s'y arrête un peu. Sur ce point, j'invite le lecteur de ce blog à lire les deux billets de l'ami Solko : "Je suis Saussure" et "La corruption des signes". Ils sont très éclairants.

    (4)J'y reviendrai cette semaine, sur ce pauvre "Charlie".

    (5)Qu'ils se méfient, les derniers à avoir levé le poing en criant "no pasaran" ont très mal fini...

    (6)Y compris quand on maltraite la réalité, à la manière de Lynch par exemple.

  • Les collabos (II)

    Il paraît que la une du Point révolte Manuel Valls et que Cazeneuve proteste. Qu'y voit-on ? La photo non floutée d'un des frères Kaouchi abattant à bout portant le policier à terre. Qu'a-t-elle d'indigne ? Est-elle plus choquante que le célèbre cliché d'Eddie Williams, au Viet-Nam ?

     

     

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    Le ministre de l'Intérieur trouve cette image (celle du Point) "révoltante".

     

     

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    Il invoque le respect du mort, des familles, etc., toutes ces excuses bidon qui ne les empêchent pas, eux, et lui le premier, de récupérer politiquement l'affaire. En quoi donc ce cliché est-il révoltant ? A-t-il été commandé par Le Point ? Est-ce un montage ? Une plaisanterie de mauvais goût ?

    Non. C'est le réel, le réel cru, sans floutage, sans masque. C'est la brutalité pure d'une exécution sanguinaire. C'est ce qui a été vécu, ce sont les derniers instants d'un homme qu'on abat comme un chien. Si la violence doit être passée au filtre de la bien pensance, qu'on le dise tout de suite ; si la barbarie doit être masquée, il faut le dire, en faire une loi.

    Le Point a raison. L'émotion, puisque émotion il y a, ne doit pas se contenter de mots, de regrets et de larmes. Elle doit avoir prise sur la réalité. En regardant cette photo brute, nous n'augmentons ni la peur, ni l'effroi : nous en prenons l'exacte mesure. Et d'abord l'exacte mesure sur celui qui va mourir (et qui est déjà mort quand nous regardons la photo...). Il ne suffit pas de s'indigner et rejeter l'image, sous prétexte qu'elle est susceptible de manipulation, comme si les mots, eux, ne pouvaient pas être manipulés et sur ce plan, Cazeneuve, Valls et sa clique savent faire.

    Ces deux-là protestent et on les comprend, parce que cette image, quand je la fixe, elle m'en rappelle une autre, impossible à voir, jamais vue, presque impensable, celle de Merah tuant à bout portant une petite juive. Et cette réalité en une de l'hebdomadaire fait écho à cet autre massacre, à cette horreur effroyable commise, sans qu'il y ait le moindre cliché, par un enfant perdu de la République ainsi que le définissait l'actuel premier ministre.

    C'est en vertu de ce passif délétère, de cette compromission, qui verra les islamo-gauchistes reprendre les rennes pour se refaire une virginité morale sur le dos des dix-sept morts que je n'irai pas défiler demain. On ne mange pas avec le diable, même avec une grande cuillère.

  • Caravage, l'entaille

     

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    Caravage, Saint François en méditation, Palazzo Barberini, 1603

     

    Il n'est pas le tableau que l'on remarque aussitôt quand on entre dans cette salle du palais Barberini. La Judith et le Narcisse l'éclipsent, et pour plusieurs raisons. On identifie tout de suite le sujet dans ces deux dernières œuvres ; le peintre fixe sur la toile l'acmé du récit ; stylistiquement, il joue les contrastes de telle façon que le contemplateur ne peut pas être saisi par la composition. Ces deux tableaux sont proprement spectaculaires. Il n'en est pas de même pour le saint François (1). Les couleurs y sont très homogènes et passablement ternes. La palette, réduite, participe d'une austérité visuelle qui donne à cette œuvre des airs de Zurbarán avant l'heure. Il faut reconnaître que le sujet et le thème choisis n'incitent ni à l'effervescence ni à la rêverie (2). C'est une vanité. Un genre convenu, à la rhétorique sans surprise. Le XVIIe siècle, et plus particulièrement le baroque, travaillera sans cesse cette angoissante vision de notre dépérissement et de notre mortalité. Si l'on ajoute que le saint choisi par Caravage est saint François d'Assise, l'humilité et la sobriété sont quasiment consubstantielles au sujet.

    Par un nouveau détour aux autres chefs d'œuvre de la salle, on cerne, au delà de la différence de style, une variation toute singulière qui prend notamment sa source dans le regard des personnages. Judith est véritablement fascinée par son geste, l'œil entre effroi et désir, qui prolonge la lame égorgeant Holopherne (dont la douleur est comme exorbitée de ne pouvoir accrocher le regard de son bourreau). Narcisse a les yeux clos. Il sonde l'insondable, qui est toujours au plus près de soi, dans ce qui est inaccessible. Le saint François, lui, est absorbé, la tête penchée vers le crâne. C'est l'aspiration méditative du vivant par le mort. Aspiration, dans une double acception : ce qui m'absorbe, à la limite de la terreur ; ce qui me prolonge et me fait penser au delà de moi-même. Saint François n'est pas un braillard élégiaque à la Hamlet (3). Le regard du saint est plongé dans les orbites creuses du crâne. Ces cavités sont les plus terrifiantes parce qu'irréductibles à la chair de surface. Le profond y est désigné comme tel par ce reste orbital, délimité par les os. Le miroir de l'âme, selon la métaphore classique, est un puits sans fond. «La maladie de la chair» (Bernard Noël) s'y révèle dans toute sa cruauté.

    Pour en atténuer la rigueur, le peintre a détourné le crâne. Le pire ne se voit pas, et surtout pas en face (4). Il se devine ; il s'imagine. Il ne peut pas être exemplaire et donc pas totalement exemplarisé, parce qu'il faut bien que tout le monde en fasse, un jour, une expérience propre, en propre. Le tableau du Caravage se déploie comme un imaginaire qui, malgré la rudesse du style, demeure en deçà de ce qui est/sera notre singulière relation à la mort (5).

    Le memento mori est un poncif, et Caravage n'est pas vraiment homme à se plier aux poncifs. Le lieu commun le dérange. Il compose en décomposant, en détournant. Si Poussin disait qu'il avait détruit la peinture, ce n'est pas seulement en considération de son réalisme stylistique fracassant, que personne d'autre n'a pu approché (6). Cette potentialité ravageuse (7) n'est pas seulement sensible, dans le formalisme de l'ensemble, l'éclat sombre des tons, l'effacement terrible de l'arrière-plan. Elle est aussi dans le dérangement de la forme scrupuleuse qui égratigne la netteté du tableau (8), empêchant qu'il se forme absolument, complètement. Précisons tout de suite que nous ne sommes pas dans le punctum de Barthes, ou le clin d'œil qui supposerait de la connivence avec celui qui regarde (à la manière de ces peintres qui se peignent dans la foule et nous regardent. Chez Caravage, il n'y a pas de jeu. La preuve en est que quand il se peint, c'est dans sa mortalité sacrificielle...). La tension dans l'univers du peintre prend souvent le chemin du détail, non pas réaliste, mais "glissant", comme une interpellation sourde. Ce sont les mains tendus de la vieille dans Judith, les pieds de la Madone des Pèlerins, le ventre gonflé de la Vierge, la jambe du cheval dans la conversion de Paul, les yeux fermés de Narcisse,...). Dans ce tableau, c'est le trou dans le vêtement du saint, le trou à l'épaule, qui forme comme une auréole de chair dont on pourrait trouver la correspondance dans ce qui illumine (un peu) le visage : la pommette droite.

    Certes, l'explication vraisemblable correspond à une allusion à la modestie de la mise comme métonymie de celle de François. Mais Caravage aurait pu se contenter de suggérer le lambeau, l'usure d'une manière moins crue, car, dans le fond, c'est moins le vêtement abîmé que l'on fixe que le corps surgissant, dans la clarté de sa carnation, comme une compensation à cette méditation autour d'un crâne. Cette trouée, ne serait-elle pas aussi le signe contradictoire du mort, et de notre mort, la résistance de la chair devant sa déchéance ? Cette trouée n'est-elle pas la négation, très relative sans doute, du vide orbital ? Ce que l'on veut abstraire ne se résout jamais à son abstraction. Du moins ne faut-il pas croire que l'histoire se fera d'elle-même. Le saint, d'ailleurs, peut-il la voir, cette déchirure qui, d'une certaine manière, lui tourne le dos ? Et la méditation, le long silence face à la mort, droit dans les orbites (puisque les yeux...) ne s'imposent-ils pas justement parce que la chair est toujours tentée de forcer l'habit, la croyance, Dieu, sa malédiction et sa miséricorde ? Il n'est pas question de soutenir que Caravage fait ici œuvre impie ou vaguement sacrilège. Il ordonne plutôt, sous une forme très particulière, le combat intérieur de chacun. Cette tache plus claire dans le tableau n'est pas un défi, une étrangeté dans son économie mais un élément de sa narration. Sans cette marque, la plongée en soi, et la question du corps oublié (c'est-à-dire relégué à sa moindre importance), n'ont pas le même sens. Le combat est toujours incertain et le saint, comme tous, doit relever le défi. 

    Ce n'est pas la pauvreté qui fait le sens de ce tableau, et la méditation sur l'éphémère de la vie, mais la question du reliquat de la chair, parce qu'à tout moment elle peut revenir réclamer son dû. Elle n'est pas sale, ni sordide. Elle a suffisamment de puissance pour ne pas être quantité négligeable. Caravage peint un tableau sombre, austère. Dès lors, la moindre échappée nous appelle. Ce n'est pas par un détail distrayant que ce détour se fait. Celui-ci renvoie au cœur même de son sujet, quasiment au centre de son tableau. Il ne s'agit pas d'une découverte dont on jouirait après une contemplation minutieuse mais une marque, un tatouage à l'envers, si visible et vraisemblable (la pauvreté...) qu'on oublierait presque qu'il est d'abord un acte de peinture, une différence chromatique pour une réaction oculaire, une entaille dans le règne de l'équilibre. C'est par l'irruption de la peinture comme peinture que Caravage fragilise l'ordre muet de la méditation. Il le fait sans grandiloquence. Il respecte, à sa façon, le silence du moment mais il capture notre regard pour que nous allions y voir de plus près (9). Et ce n'est pas à une forme très nette qu'il confie cette charge, à un objet aux contours assurés, à la visibilité identifiable. La chair est ici une surface. Elle n'a pas d'autre réalité que d'être. Son étendue est secondaire, sa "plasticité" aussi. Seul le pigment compte, et comme différence. Autant dire : comme question. 

    Une question à laquelle le peintre ne cherche pas à répondre puisqu'il n'en fait pas la lumière du tableau. Ce peu de chair ne sauve rien ; il n'éclaircit pas l'œuvre. il l'aggrave. Et quand, après avoir quitté la salle, le musée et Rome, de cette toile, dans la mémoire, au milieu d'une recomposition approximative d'un homme fermé sur lui-même, sorti d'un fond noir absolu, ressuscite d'abord ce stigmate de notre humaine condition, parce que, sans doute, la vie est-elle un enjeu plus tragique que la mort...

     

     

    (1)Du moins celui que nous évoquons car il en va tout autrement si l'on pense à la première œuvre de Caravage consacrée à ce père de l'Église, L'extase de saint François d'Assise, de 1594

     

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    Caravage, L'Extase de saint François d'Assise,  The Wadsworth Atheneum, Hartford, 1594

     (2)Même si le mot "rêverie" est discutable puisque cette activité n'est pas si anodine et légère. Il n'est pas question de rêvasser. l'esprit qui se détache de l'immédiat entre progressivement dans un autre rapport au monde. il n'est pas dans l'imaginaire, il n'est pas extatique, mais pose une distance par quoi les vicissitudes font écume, se rétractent au profit d'une intériorisation chargée de gravité. C'est d'ailleurs tout l'esprit des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau (dont les détracteurs, voltairiens en diable souvent, raillent les manières et la tendance évaporée, alors même qu'il s'agit d'un des livres les plus vigoureux du XVIIIe siècle.

    (3)La pièce de Shakespeare est écrite en 1601 mais publiée en 1603, l'année même où Caravage peint son tableau

    (4)La Rochefoucauld écrit dans ses Maximes  : "Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement."

    (5)Et l'on sent bien que la relation à la mort est fort éloignée de la relation de la mort puisque nous serons toujours absents de la relation de notre mort, du fait même que nous ne puissions pas dire "je suis mort" autrement que métaphoriquement.

    (6)Les pires peintres que je connaisse sont les caravagesques italiens : de Manfredi à Gentileschi en passant par Ambrosia ou Daniele Crespi. Leur nullité barbouilleuse réhausse pour le coup l'école de Bologne (les Carache et cie), grande rivale du maître inégalé.

    (7)Je ne puis manquer cette anecdote. Alors que j'écris ce billet, j'échange, pendant une pause, quelques SMS avec une mienne connaissance et le hasard d'une maladresse de frappe me renvoie une réponse savoureusement lacanienne : ca ravage. Qu'elle soit ici remerciée de son "erreur".

    (8)Ce que j'appelle "forme scrupuleuse" renvoie à l'étymologie du scrupulus. Le scrupulus est le petit caillou dans la chaussure, qui gêne notre marche.

    (9)Mutatis mutandis, nous serions comme saint Thomas désirant toucher la plaie du Christ. Or, un an auparavant, le peintre a fini L'incrédulité de saint Thomas, exposé aujourd'hui à Postdam.

  • Face à face

    C'est dur, la frontalité. L'image frontale... Pas celle qui se voudrait absolument tranchante, pas le scoop, ou l'image-choc, qui neutralise l'œil, mais l'image frontale et fixe, et pourtant mobile. Est-elle encore de mise aujourd'hui, est-elle encore cinématographiquement viable, tenable ? Et si j'écris cinématographiquement viable, tenable j'entends : visible, acceptable, et donc rentable, puisqu'il n'y a plus désormais qu'une indispensable harmonie entre l'apparence et le rendement monétaire pour justifier de la survie du (déjà défunt ?) 7eme art. L'image frontale, qui dure et s'impose à nous de toute son autorité agressive, parce que fixe, alors que nous associons désormais, assez bêtement, l'autorité au mouvement incessant, à la captation par le montage, le temps très court des plans. Il faut aujourd'hui vidanger l'œil sans cesse, ne pas lui laisser la possibilité de s'imprégner du monde. Le monde n'existe pas, ou n'existe plus, et un certain cinéma, américano-mondial, fait tout pour que nous ne puissions plus croire au monde autrement que dans un procession virale de séquences accélérées. Le film d'action (mafia, guerre, espionnage, super-héros vengeurs,...) a triomphé et avec lui la mort du spectateur pensant (mais certains, depuis Duhamel, Adorno et consorts, diront qu'il n'a jamais existé, qu'il n'a été qu'une fiction critique).

    En regard de cela (si l'on ose la formule), le passé du cinéma présente des raretés, des perles qui paraissent alors désuètes ou inconsidérées, entre autres : ces cas longs de frontalité. Le spectateur lambda des temps postmodernes sera à coup sûr jeté dans un désarroi, voire une gêne, palpable. Ce sont ainsi ces longs plans fixes dont il se demande quand ils s'arrêteront, dont il attend qu'ils se brisent, parce qu'ils imposent une humanité que la société contemporaine essaie d'effacer.

    On fera donc passer tout ce cinéma qui jouait du plan fixe et de la frontalité pour une école expérimentale, ou une vague esthétique underground, ou un parti pris intello. Bref, du passé, de vieilli, du (temps) perdu.

    Exemple parlant. Deux ou trois choses que je sais d'elle de Godard, tourné en 1967, avec la si magnifique Juliet Berto.

     

     

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    Une scène banale de rencontre (1), dans un café sans relief, avec un flipper et un client au flipper, coupé par le plan, mais si présent, et doublement : son corps en secousse et le bruit de l'engin. De quoi entretenir toute une rêverie ou un discours freudien de l'image sexuée/sexuelle (de mise, vu le contexte puisqu'il y a tentative pour séduire). Mais devant le flipper, et à côté d'un client avec lequel elle a commencé à discuter, il y a Juliet Berto. La question n'est pas de savoir si l'on a envie de contempler l'actrice parce qu'elle est belle (certes, elle est très belle. Néanmoins, on peut toujours faire autrement : les photos sont là pour remplir cet office) mais de sentir que le plan à partir duquel elle est seule à l'image, et l'autre, l'homme, n'est plus qu'une voix off, ce plan nous force à la regarder, à regarder la banalité d'une femme dans un café, qui fume, et qui parle. Cette banalité est pourtant sublimée, terriblement, par le fait même que Godard insiste sur cette réalité en ne cherchant jamais à construire, par ce qu'il appellerait un artifice, une échappée vers autre chose, ce qui serait effectivement une scénarisation vide et factice de ce qu'il veut montrer (et qui détruirait d'ailleurs ce qu'il veut montrer). La caméra fait face, et c'est une nécessité puisque le personnage de Juliet Berto, comme pris à son propre piège de la rencontre, se trouve progressivement embarqué dans une discussion qu'il ne maîtrise plus.

    On (je veux dire Godard) pourrait faire du champ/contre-champ, un ping-pong classique qui tiendrait lieu de fil narratif et d'explication à cette chose mystérieuse qu'est une rencontre (2), mais il sait qu'agir ainsi, agir cinématographiquement de cette manière, c'est bidon et suranné (et ainsi, nous, plus tard, spectateurs touchés par les tentatives de ceux qui veulent faire un cinéma moins académique, nous finissons par être ennuyés par les ficelles du métier. Et le champ/contre-champ est un des pires qui soient...). Alors, le plan fixe, le cadrage bien de face. Un face à face avec soi-même à travers un face à la caméra qui prime sur la pseudo analyse psychologique des stratégies de conquête. J'avance un pion, tu me réponds, je rejoue, tu contournes, etc, etc, etc. Paradoxalement, le gars est hors-jeu. Ce recours technique est essentiel, parce que dans la vie, le problème (ou la question) est moins souvent l'autre que soi-même. Ce plan fixe concentre donc toute la sévérité d'une situation banale, d'un seul point de vue. Il n'est pas question pour l'œil du spectateur de fuir ailleurs, de trouver des formes de contournement. Godard en reste à ce seul corps tronqué (elle est assise), à la seule expressivité modulée du visage et c'est si rare de se retrouver au cinéma dans le temps long d'un déchiffrage de l'être, de devoir scruter la variation non des gesticulations du réalisateur mais celle de la promesse d'un visage (pour détourner Baudelaire). Sans cette longueur (et certains useraient du terme pour dire que c'est ennuyeux...), on ne comprendrait pas ce qu'il y a de compliquer dans le personnage incarnée par Juliet Berto ; on n'apprendrait rien sur ce qui peut arriver quand on est face, ou en présence, d'un homme/d'une femme qui débat et se débat avec la difficulté de la relation à l'autre.

    Cette profondeur remarquable, profondeur de la surface cernée par le temps en fait, Godard l'envisage sans recours dramatique, comme au fil des minutes qui passent. Il y a sans aucun doute d'autres manières de faire (à la Bergman, notamment), avec plus de violence dans la durée des plans : c'est une autre histoire. Pour la scène qui nous concerne, on comprend aisément que ce choix est désormais impossible. Le cinéma français contemporain, oscillant entre le parisianisme creux des années 90 et le retour d'un social faisandé aux bons sentiments, ne peut absolument plus se permettre ce genre d'audace. Il lui a fallu un cynisme toc ou un pathos bien pensant. C'est pour cette raison que le Godard des années 60 est précieux, par le fait de cette humanité presque perdue, qu'il aborde de front. De front, parce que de face...

     

     

    (1)Il fut un temps possible de voir la scène sur youtube. Pour des raisons de droits, elle a désormais disparu. Ne reste qu'une photo "hors cinéma" qui permet seulement de saisir le contexte. Il faut donc imaginer que la caméra est face à Juliet Berto, que l'homme n'est pas visible et que le client du flipper (la cliente en fait) est tronquée. Quant au phrasé de la malicieuse et subtile Juliet...

    (2)Et s'il faut parler de ping-pong chez Godard, cherchons du côté de la scène dans l'appartement entre Paul et Camille dans Le Mépris.

  • Miroirs (V) : Hippolyte Bayard, allégorique

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    Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, 1840

    Lorsque, dans l'histoire de la photographie, il devint patent que le procédé de Daguerre, sur métal, l'emporterait, son concurrent, promoteur du support papier, Hippolyte Bayard comprit qu'il finirait dans les greniers (ou les caves) de l'Histoire. Pressentant que l'ère industrielle donnerait aux seuls triomphants le droit au souvenir, il se photographia en noyé. Autoportrait en mort, d'une certaine manière. Cette première mise en scène de soi n'est pas sans rapport avec l'analyse courante reliant la photographie et la mort. Il faut rappeler la tradition du XIXe pour le portrait des morts sur le lit (Hugo, Ibsen, Proust...) et relire, évidemment, Bazin et Barthes.

    Pour revenir à ce pauvre Bayard, outre le caractère morbide dans la théâtralisation de l'échec, il y a un je ne sais quoi de mélancolique, à penser que toute l'énergie de cet homme se sera convertie en un acte symbolique où l'invention sert en propre à se nier. Voilà qui est terrible : se battre, concentrer volonté et intelligence pour n'être plus qu'une ombre. On imagine Bayard cherchant une formule adéquate pour signifier son désarroi et trouvant, d'un coup, ce subterfuge morbide grâce auquel il devient le premier acteur de l'épopée photographique. La machine sacrifie, et doublement, la vie de son inventeur. 

    Que pouvait signifier, pour un homme de cette époque, de se voir mort ? Les peintres avaient déjà joué avec le feu mais la technique, la distance même de l'art les protégeaient. Ils étaient eux et quelqu'un d'autre. Bayard, lui, se lance brutalement dans la disparition vivante. Il est le premier à se voir mort, à pouvoir s'en faire une idée... Que devint cet autoportrait, pour lui, tout le restant de ses jours, puisqu'il ne mourut qu'en 1887, alors que la photographie triomphait auprès du bourgeois, fasciné et ému. Comment vécut-il de se regarder mort, et pourtant vivant. Vivant mais oublié. Oublié jusqu'à sa résurrection en noyé, dans l'histoire de la photographie ; retour dont on doutera qu'il ait pu la croire possible...

  • Dindes et dindons (de la farce)

    Elle est un exemple parmi d'autres. On aurait pu prendre Pierre Servent, Jacques Attali, Gilles Kepel, Christophe Barbier,... Elle s'appelle Nicole Bacharan, enseigne à Science-Po et à Stanford. Elle fait partie de ces spécialistes, experts, penseurs, qui gangrènent le monde médiatique, venant se répandre sur ce qu'ils sont censés connaître quand l'accumulation de leurs déclarations creuses montre surtout qu'ils parlent dans le vide.

    Nicole Bacharan, qui avait déclaré le jour du 11 septembre que ce jour, "nous (étions) tous américains" (1), qui avait célébré la victoire d'Obama comme un signe de la vitalité américaine et une quasi révolution, est venue l'autre soir expliquer aux idiots que nous sommes le sens des affrontements de Ferguson. Et la pauvresse d'observer que dans cette histoire Obama était confronté aux difficultés d'une ère "post raciale". L'Amérique était dans le post racial et nous ne le savions pas. Au delà du fait que notre experte usait de la ficelle des pré- et des post- dont on peut discuter la pertinence, qu'elle analysait moins une situation qu'elle ne posait un concept pour définir l'autorité de son discours (c'est très efficace : de la rhétorique pure, du sophisme de bas étage...), elle laissait entendre que les États-Unis avaient donc subsumé ou, pour le moins, recomposé les rapports des conflits ethniques et raciaux qui la traversent. Le post signifiait-il le pire ou le meilleur ? Le temps médiatique ne permettait pas de le savoir. Seule la formule compte.

    Devant une telle absurdité, une mienne connaissance n'en croyait pas ses oreilles, qui a vécu dans ce pays (et pas dans les années 80, non, mais sous la présidence Obama) et eu l'occasion de voir combien le modèle américain était une catastrophe tant il sécrétait de ségrégations, de partitions, de communautarisme et d'exclusion. La vacuité du propos lui a fait lever les yeux au ciel. Et l'on aurait aimé que le journaliste qui l'interviewait demande des précisions, ait l'audace intellectuelle d'apporter la contradiction. Mais rien ne vint. L'Amérique est post raciale ! Cela ne veut rien dire, comme ne voulait rien dire, sauf à émouvoir les idiots, l'élection d'Obama, quant aux règles fondamentales du modèle américain, au regard que ce pays porte sur le monde, aux principes qui organisent sa politique extérieure. 

    Je me souviens que dans les années 90 Yves Keppel venait sur les plateaux expliquer que l'islam allait se tourner vers la démocratie, qu'il y a deux ans Jacques Attali prophétisait la mort de l'euro dans les trois mois, qu'à la même époque Patrick Artus annonçait pour 2014 un taux de la BCE entre 2 et 2,5 % (quand il est à 0,15 %). De la bêtise à revendre, mais un droit quasi aristocratique à revenir baver médiatiquement. 

    Il existe donc en ce pays une caste pour qui la rigueur et l'honnêteté intellectuelles n'existent pas. Ils sont au-dessus de ces principes qui ne sont bons que pour le petit peuple. À moins qu'ils s'en sentent exemptés puisque le même petit peuple n'est composé que de crétins.

    C'est sur ce même principe qu'Alain Juppé peut prétendre sans avoir peur du ridicule à la présidence française. Et d'entendre ces jours-ci les louanges diverses sur cet homme d'État. Un quasi visionnaire. Le même qui fut fracassé en 1997 par des législatives anticipées, qui fut condamné par la justice de ce pays pour les magouilles du RPR, qui dut démissionner de son pose de ministre d'État après avoir été battu sur son territoire par un inconnu aux législatives, qui s'est contenté des municipales bordelaises, mort de trouille qu'il est de se reprendre une veste. C'est ce qu'on appelle un homme de classe et d'envergure ! Il avait un jour dit qu'il était habité par la tentation de Venise : lâcher la politique et changer de vie. Qu'il n'hésite pas ! Qu'il aille noyer sa suffisance dans les venelles du Dorsoduro. Je suis pour ma part prêt à verser une obole pour un billet aller simple...

    Bacharan ou Juppé, c'est au fond la même boutique. Dindes et dindons d'un orgueil et d'une prétention sans bornes, installés dans un système médiatique d'une servilité pitoyable. La décadence de la France est aussi décelable par le biais de cette sclérose institutionnelle et intellectuelle. Plus la société se veut transparente, plus la République se veut exemplaire, plus ces deux pôles sécrètent le venin qui nous tue. Le pire n'est pas tant la médiocrité de ces gens que le fait que cette médiocrité dure et par un phénomène d'une grande perversité soit sanctifiée...

     

     

    (1)J'ai beaucoup de mal avec ces élans d'appartenance. Je n'aurais jamais été berlinois, ni juif allemand. De même que je ne suis ni Américain ni enfant de Gaza (c'est-à-dire enfant du Hamas...). Je n'essaie pas d'être ce que je ne serai jamais. Je n'emprunte pas des habits qui ne sont pas à ma taille et je ne parade pas pour faire genre...