usual suspects

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Du monde des images - Page 3

  • Les limites du jeu

    C'est en réentendant par hasard la désastreuse version de l'adagietto de la 5e de Mahler choisie par Visconti que j'ai repensé à Michael Nyman et aux emprunts faits à Henry Purcell. J'avais écrit dans un billet, il y a quelques mois, que je trouvais fort plaisant ce jeu. Il ne s'agit pas ici de revenir sur ce jugement mais d'en préciser les limites.

    Michael Nyman s'amuse. Sérieusement et avec un respect certain. Il n'essaie pas de maquiller son inspiration. En ce sens, il est moins retors que le cinéaste Peter Greenaway, avec lequel il travaille, et dont le goût pour les mystères ne peut se comprendre sans une lecture borgésienne des faux-semblants et des intrigues. Mais je l'écrivais déjà : cette aisance citative, cette forme répétitive du second degré a quelque chose de postmoderne. Ce sont les armes un peu desséchées d'un art facile de la composition. Il ne faut pas confondre  la technique et le savoir-faire avec la virtuosité et l'inspiration. Et moins encore la ludique disposition des formes avec un sens profond du discours. L'emprunt, lorsqu'il court derrière son modèle, a toutes les chances de se transformer en une démonstration superficielle. Si la citation est une des principes de l'art (1), elle n'en est pas l'essence.

    En ce qui touche au travail de Nyman, et notamment les compositions pour Meurtre dans un jardin anglais, il est curieux et révélateur de retourner à la source et de comparer celle-ci, dans la mesure du possible, avec sa postérité cinématographique. Et pour plus de netteté dans la confrontation, il est préférable de commencer, d'ailleurs, par la réorchestration, car c'est un peu de cela qu'il s'agit, proposée par notre contemporain.



     

    Voici maintenant la version originale, dans toute sa dimension baroque, magnifiquement chantée par Andreas Scholl.


     

    Il n'est pas question de comparer, puisqu'il n'y a rien, en valeur, à comparer. Ce qui nous transporte avec Scholl, cette élégance de la voix, son intériorité, et le phrasé propre à la musique de Purcell, tout cela disparaît dans la version de Nyman. Cette dernière a d'abord pour objectif de coller à l'image, d'en être l'accompagnement. Et pour ce faire, il est indispensable qu'elle s'efface, qu'elle ne soit qu'un habillage plaisant. Le motif qui sert de ligne mélodique est alors enrobé. Les cordes ne portent plus un rythme marqué, une scansion qui, à intervalles réguliers, interpellent l'auditeur, mais ils servent de continuum  à un propos auquel ils sont en fait étrangers. Cette sorte de lissage gomme les surprises et l'attente. La note qui vient est, d'une certaine manière, contenue dans la précédente. L'arrangement ne dessine plus un sentiment ou un paysage ; il uniformise la durée, pour que tout soit bien à sa place (ce qui, en l'espèce, est assez amusant, quand on connaît le scénario du film...). En fait, la relecture de Nyman fait sourire par le principe d'anticipation dont elle relève. Mais il n'est pas fautif de cela. Il serait absurde de lui en tenir rigueur. Il répond un programme qui relègue la musique au second plan. Le terme d'arrangement définit fort bien et la finalité du produit et la conduite à tenir pour que tout soit conforme à sa destination commerciale. Il ne s'agit pas de trouver la friction, le dérangement ou l'écart mais l'harmonie la plus convaincante. Non pas l'harmonie comme structure, telle qu'elle a été développée par la musique occidentale depuis longtemps, avec le souci d'un ensemble homogène (dont la forme la plus sensible est sans doute la symphonie et que mettra en cause la musique dodécaphonique par exemple), mais l'harmonie comme neutralité, avec une fluidité qui tourne à la mollesse. Sur ce point la musique de film est un produit, c'est-à-dire un pur effet de production, comme la pop. Il est inutile, dans les deux cas, de vouloir en faire une expérience vivante (le concert pop est musicalement un désastre par nature et il est significatif que c'est moins la musique que l'ambiance qui retient l'attention de ceux qui aiment ce genre de divertissement), au contraire de la musique classique ou du jazz. C'est d'abord une histoire de studio et l'ingénieur du son ou le producteur compte parfois bien plus que les musiciens eux-mêmes (2). Dans le cas de Nyman, la transformation de la gravité de Purcell en une pièce aisément mélancolique marque avec clarté ce qui organise l'horizon d'attente de l'auditeur. Il s'agit d'une élégance propre et sans aspérité. Une musique d'ornementation qui, en même temps, cherche l'effet le plus efficace dans la subordination.

    Cette faillite de la musique de film, nul sans doute mieux que Bernard Hermann, le compositeur quasi attitré d'Alfred Hitchcock, ne l'incarne. On ne trouve même pas chez lui l'humour qui traverse les œuvres de Nyman. La médiocrité de ses compositions proprement classiques n'étonnent pas tant son pendant cinématographique se complaît dans une soupe facile de radoteur mahlerien. Quand l'Autrichien de la fin du XIXe siècle offrait une musique capable de troubler son public, l'Américain, par un travail de simplification, s'installe dans le confort du prévisible.

    Retour à Mahler, donc, et pour se donner du baume au cœur, la version du fameux adagietto, version de Mengelberg, qui va l'essentiel.


     

     

     

    (1)Parmi les belles lectures sur ce sujet, il y a La seconde main d'Antoine Compagnon

    (2)Une histoire de la pop pourrait se bâtir à partir de ces personnages en retrait que sont les producteurs et les ingénieurs du son. Sans eux, bien des "sons" ne seraient jamais sortis : Phil Spector, Quincy Jones, Hugh Padgham, Nigel Godrich, Steve Lillywhite, George Martin, Todd Rundgren, Ken Scott,...

  • Miroirs (VII) : Mark Rothko, tragique

    rothko autoportrait.jpg

    Mark Rothko renonça assez vite à l’art figuratif et en particulier à la représentation des personnes parce qu’il avait « l’impression d’abimer le visage ». Renoncement qu’on ne peut discuter (c’est-à-dire contester) du point de vue esthétique, voire sur le plan éthique. L’artiste est souverain. Mais si l’on considère l’histoire des idées et leur formalisation, on peut effectivement s’interroger sur ce glissement qui relègue au rang de quasi archaïsme la question de la figure humaine. Faut-il y voir comme Paul Virilio la matérialisation d’un art impitoyable qui a, entre autres, récusé l’histoire d’après 1945 (même si l’horreur n’est pas réductible à cette période) ? Il est en tout cas troublant que Rothko ne peignit qu’un auto-portrait, en 1936.

    En 1936, pendant que d’autres organisaient l’effacement systématique des juifs, le peintre abandonnait l’idée de se tenir à distance de lui-même. L’affaire, nous l’avons écrit d’emblée, semblait avoir une raison plus théorique. Néanmoins, cet abîme avait aussi à voir avec cette question d’identité qui allait faire de Markus Rothkowicz, à partir des années 40, Mark Rothko. Troncation du nom, mais dans une certaine limite, pour ne pas tomber dans l’identifiable immédiat : Roth, comme Philip Roth ou Joseph Roth, par exemple… Ne plus se peindre parce qu’il y a, peut-être, une difficulté à se peindre. Un problème de légitimité. Dès lors, on regarde cette unique expérience avec une certaine circonspection.

    La question de la ressemblance n’est pas vraiment au cœur du tableau. On le reconnaît assez facilement, si l’on se réfère aux photos de l’artiste. L’œuvre n’est pas en soi très remarquable. Les couleurs sont pauvres, l’angle de vue est assez classique (l’amour de Rothko pour Rembrandt), les proportions n’ont rien d’originales et nous sommes loin des « déformations » qu’ont depuis longtemps exploré les cubistes et leurs suivants. Alors quoi ?

    Les yeux. Encore que le terme soit inapproprié, puisque Rothko porte déjà les lunettes qu’on lui connaît. Mais ce n’est évidemment qu’un élément secondaire, parce qu’il s’agit plutôt du regard. Et le regard est d’abord une question dynamique. Si les yeux existent en soi, le regard, lui, n’a de sens que dans le rapport avec l’objet qu’il a en perspective. Le regard, c’est à la fois l’acte mais aussi un choix, une manière de. Il est l’essence même de la peinture et de sa théâtralisation (si l’on veut se rappeler que l’étymologie grecque du mot renvoie au verbe « regarder »). Il est le fondement de l’art de Rothko, comme de tout peintre. La peinture est un regard porté sur quelque chose et la manière de faire procède d’une manière de voir.

    Quid donc de cet œil dissimulé, de cette obscurité fondamentale dans la représentation de soi ? Il ne ferme pas les yeux, mais il accentue l’écran par quoi n’importe qui peut prétendre être une énigme. Faut-il croire qu’un homme aussi grave que Rothko puisse ainsi se mettre en scène ? Ce serait à peine croyable. Si l’on considère la position du corps, le trois-quarts face, il est de toute manière évident que le modèle ne nous regarde pas. Son œil fuit quelque part. Il n’essaie pas d’accrocher notre attention. Le vrai trouble tient au redoublement de cette noirceur que le spectateur peut décomposer : le noir de l’organe et le quasi noir des verres de lunettes. De quelle angoisse cette dissimulation marque-t-elle la vérité ? 

    Car c'est bien une angoisse latente que nous raconte cet autoportrait. La noirceur désignée du regard n'est pas une afféterie, mais la trace d'une (in)consciente torture de ce qui sera l'appui de l'artiste pour exister, pour s'exprimer. Et l'on descend un peu plus bas dans le tableau, pour observer les mains. Croisées, l'une sur l'autre, l'une tenant l'autre, la pressant, comme s'il y avait péril en la demeure. Les mains, ou l'autre medium de la peinture, ce qui traduit la vision, lui donne sa densité. Le passage du virtuel au réel. La crispation que l'on sent en elles est troublante. La liberté est comme absente de l'œuvre. L'artiste n'est pas au travail (il est habillé pour sortir, peut-être, avec sa cravate) mais il porte toute l'attention de sa représentation autour des deux conditions de son existence comme peintre. Ce n'est pas son visage qu'il abîme, ni même sa figuration sociale ou proprement existentielle. On y lit plutôt un étrange aveu de cette impossibilité à aller au-delà de ce qu'il serait censé représenter. Il se montre et on pense petit à petit à une posture de contrition, à la mise à peine transformée (la cravate est bien sûr trop claire, trop voyante) d'un homme en deuil. De qui ? De quoi ? Comme le tableau ne contient lui-même aucun élément narratif extérieur, il ne reste pour le spectateur qu'à se retourner vers le sujet en tant que tel : Rothko lui-même.

    Cette œuvre est à la fois très belle et très émouvante. Elle est si loin de ce qui fera le succès de l'artiste, de son goût pour les couleurs vives, avant que ne viennent les tons sombres et la touche finale de la chapelle de Houston. Certes, il est toujours facile de revisiter une toile à la lumière d'un destin tragique et d'en faire un acte prémonitoire. Une toile n'est pas un acte, sinon à être déclarée comme telle. Mais cette volonté, dans cet unique autoportrait, de se dépouiller du moindre orgueil de l'art est poignante. La simplicité y est une forme d'aveu et une manière de clore le débat autour de l'homme. Arrivé à ce point, on comprend mieux pourquoi il a voulu explorer l'énergie de la couleur, d'où il pouvait se soustraire.

     

     

     

  • L'arborescence

    IMG_0279D.JPG

     

    "We are accidents waiting to happen" (Radiohead)

    Tu t'es trouvé là par hasard, et le hasard sait parfois nous trouver. Tu allais monter dans le tram ; tu t'es retourné et face à toi, ce papier. 

    Ce n'est pas un Post-it, ni une feuille classique, A4 ou A5. Son format est propre au destin que lui a assigné l'auteur du message. Sa rectangularité moyenne rappelle moins celle d'une enveloppe que celle d'une photographie, ce qui ne manque pas de te faire sourire.

    Elle a été scotchée à l'un des grands panneaux de verre de l'arrêt. Peu importe le nom de l'arrêt. Elle fait tache, en quelque sorte, au milieu de toute cette transparence triomphante. Elle intercepte le spectacle de la rue : les gens qui passent et les voitures. Elle veut interpeller celui qui attend. Elle attend quelque chose de celui qui attend, sans savoir s'il y aura jamais une réponse.

    Ce ne sont que quelques mots mais, en soi, une histoire que tu peux essayer de reconstituer (comme un crime ?) en t'en tenant à la stricte probabilité chronologique. Une histoire dont les protagonistes ont des caractéristiques floues. Réalités presque secondaires.

    Tu imagines qu'il y avait une pochette, ou une grande enveloppe qu'un enfant, ou un adolescent (tu ne penses pas à un adulte. Impossible de dire pourquoi...), puisque photos de classe, a perdu quelque part. C'est un lieu vague : dans la rue. Il n'est pas précisé laquelle. Est-ce l'essentiel ? Quand on a perdu un objet, toutes les rues se ressemblent, c'est-à-dire s'annulent. Peut-être n'est-ce qu'une facilité de langage ? Le malheureux l'a, qui sait ?, oublié sur un siège de l'arrêt. Du moins le supposes-tu, en associant le lieu du message à celui de la perte. Ou bien il faudrait que tu arpentes le quartier pour voir si, d'aventure, d'autres billets identiques ont essaimé. Mais c'est improbable parce qu'il s'agit d'une rédaction originale (un manuscrit, pour faire littéraire) et non une photocopie. Le bord mal découpé du papier induit un acte impromptu, le produit d'une décision sur le vif, parce que l'inconnu venait de trouver ce qui avait été oublié, et donc perdu. Il a ouvert l'enveloppe (tu veux qu'il y ait une enveloppe, sans savoir pourquoi) et si cela n'avait été que publicité ou papiers sans importance, ou même des cours, il aurait laissé tomber. Mais il a été attendri par ces photographies, ce qui te pousse à l'hypothèse d'une classe du primaire plutôt qu'à des lycéens. Il s'est projeté dans ce que pouvait représenter cette perte (ou souvenu d'une propre perte, ancienne ou récente, et il voulait conjurer le sort des disparitions douloureuses). C'était d'autant plus facile qu'il passait devant la mairie du 8e, à moins qu'il n'y travaille (et tu imagines le plaisir qu'il éprouvera devant le visage ravi de celui qui viendra reprendre son bien).

    Il aurait pu donner un numéro de téléphone. Mais non. Il veut rester anonyme, ou craint de divulguer au monde ses coordonnées.

    Message sans destinateur ni destinataire nommés, ce qui suppose que les photos ne donnaient pas d'indications précises non plus. Grammaticalement, des anonymes, alors que le message en lui-même défie les règles de plus en plus appliquées de l'indifférence bien comprise.

    Tu laisses passer le tram et tu relis le message. Écriture capitale. Ni homme, ni femme. Maintenant, tu es convaincu que ce billet est unique et que celui qui a perdu les clichés ne l'a pas encore lu, sans quoi il l'aurait arraché, aurait béni son auteur et couru à la mairie. Les mots n'ont pas trouvé leur cible, comme dirait le monde communicant. Le cœur de l'un n'a pas (encore) touché la tristesse de l'autre pour la calmer, à moins que l'autre s'en moque et que ces photos n'ont aucune importance pour lui ; et peut-être que cette rencontre en différé n'aura jamais de suite tant il est évident que nous ne savons que rarement où et quand nous avons oublié quelque chose. Le perdu nous est par essence un mystère, comme certaines retrouvailles d'ailleurs : le livre qu'on cherchait depuis des années, il est là...

    Ce message mourra peut-être du temps qui passe, de l'humidité qui l'abîme, du soleil qui fait pâlir l'écriture, de la main d'un employé chargé de la propreté des arrêts. Ainsi les photos resteront-elles un temps sur une pile, dans un bureau municipal, ou dans un tiroir de l'accueil. Le vœu aura été vain.

    Tu lis donc un texte qui ne t'est pas destiné (sans que tu te sentes pourtant intrusif...), sur lequel tu ne peux agir, sauf à usurper une identité pour aller récupérer le précieux paquet. Tu n'es pas la bonne personne. Évidemment.

    Cependant, ce rectangle de papier n'est pas sans attrait pour toi, qui tiens dans les mains un appareil photo. À ce point de ta déambulation urbaine, dans ce qui en sera l'extrême géographique, à la recherche des histoires que les choses veulent bien te concéder de leur mystère, il y a cette anecdote. Tu sais que tu vas te l'approprier et qu'elle va ainsi, sous un certain angle, devenir tienne et se prolonger sous d'autres cieux.

    Ce message devient ainsi un objet trouvé qui serait resté lettre morte dans ton esprit s'il s'était agi d'un portable ou d'un animal domestique. Ce sont des photos. Tu y accroches une continuité symbolique. Tu vas faire d'un oubli un souvenir.

    Tu te places face à lui et, avant de prendre la photo, tu réfléchis à ce que tu désires emporter. Le cadrage n'est pas une affaire de technique mais de sens. Tu as d'abord envisagé un plan serré, où le billet prendrait toute la place. Le message serait tout, hors de contexte. Tu serais n'importe où et il deviendrait n'importe quoi. Pas plus qu'un jeu. Il faut que tu élargisses le plan. La vitre, les voitures, le marquage au sol comptent tout autant. Ils sont même, tu le pressens, l'essence de cette déposition, pour qu'en regardant ce qui restera on puisse imaginer justement qu'il n'en restera rien d'autre. L'espace, même flou, (ré)introduit le temps et la capacité de celui-ci (c'est même sa substance première) à délier le monde. Le flou, accentué, est même une mélodie du monde qui file sa quenouille pendant que le temps des photos perdues est, lui, une suspension. La perte est une effraction dans l'écoulement des heures, des jours, voire des semaines (avant que peut-être les clichés ne retrouvent leur propriétaire). Tu as un besoin impératif du flou, de l'arrière-plan indistinct, pour justement distinguer la question en suspens de toute cette histoire : chacun retrouvera-t-il son bonheur ? Et c'est même pire que tu ne l'imaginais quand, après, tu te rends compte que sur le message lui-même il y a un certain flou. Comme si la forme que tu inventes devait garder une empreinte de ce qui avait été écrit. 

    Donc : toi, tu arrives, tu t'arrêtes et tu prends la décision d'en faire quelque chose. Ainsi les photos perdues (mais peut-être pas...) laissent-elles une trace dans une photo qui leur doit tout, laquelle devient par ironie le signe (peut-être) ultime de leur existence (si l'on veut croire au pire : sorties un jour du tiroir et jetées à la poubelle par quelqu'un qui les avaient rangées et se dit : "Encore là ? Maintenant, un peu de nettoyage"). La place est un croisement et tu essaies de fixer ce carrefour d'absences, de lui donner un semblant d'éternité.

    N'est-ce pas le lot de notre existence ? Cette (re)collection de signes que nous nous passons sans le savoir. Cette effraction de la vie des autres dans la nôtre, pour n'en faire rien souvent, ou parfois s'y arrêter et repartir avec un souvenir dans notre camera oscura. Il n'est pas dit qu'un jour (logarithmiquement parlant, tu es sûr qu'on te prouvera que c'est même probable), tu ne reçoives pas un message de qui a écrit sur ce bout de papier, parce qu'il aura vu ton cliché sur la Toile. Tu ne le souhaites pas, on s'en doute. Tu ne veux surtout pas qu'il perde son mystère, qu'il ait un visage, une identité, une histoire. Une histoire qui viendrait contredire la tienne. C'est d'ailleurs à ce niveau que tu perds toute empathie pour celui qui a perdu ces photos de classe. Il fallait y penser avant, pour que tu n'aies pas le désir et le plaisir d'y penser après...

     

    Peut-être est-ce la suprême invitation de cette aventure ? Qu'une part de la vie prenne sa source dans ce qui est perdu et que tu te nourrisses des abandons, des oublis, des négligences, des incertitudes, des vaines envies que tout soit conservé...

    Photo : Philippe Nauher

  • Liquidation

    Régis Debray, de mauvais garnement révolutionnaire, est devenu procureur acerbe des temps contemporains. Sensible à la religiosité du monde (ce que des idiots positivistes appelleront des bondieuseries...) et soucieux de ne pas voir l'histoire et la culture de l'Occident s'effondrer sous les coups de boutoir d'une hyper-modernité prométhéenne, il s'effraie de ce devenir radieux où la communication, entre autres, a valeur de sésame dans une société pour laquelle le fond doit disparaître pour n'être plus qu'un jeu de forme(s) (1). Et le philosophe de rappeler un distingo essentiel entre la communication et la transmission :

    "L'idée qu'on peut assurer une transmission (culturelle) avec des moyens (techniques) de communication constitue une des illusions les plus typiques de la "société de communication", propre à une modernité de mieux en mieux armée pour la conquête de l'espace, et qui l'est de moins en moins pour la maîtrise du temps (restant à savoir si une époque peut à la fois domestiquer l'un et l'autre, ou si toutes les cultures ne sont pas vouées à préférer l'une ou l'autre). .Laissant de côté cette question philosophique, on se contentera d'observer les raisons objectives de l'actuelle ivresse de communication, dont la gueule de bois occupera sans doute le siècle qui s'ouvre. Que ce soit pour en dénoncer les mystifications ou en exalter les potentialités, négative ou laudative, notre superstition du communiquant dérive vers l'explosion informative. Notre parc de machines nous fascine, notre gamme d'institutions nous ennuie, notamment parce que le premier se renouvelle à toute allure, et que la seconde se reproduit peu ou prou à l'identique. Pour franchir l'espace, un engin suffit. Pour franchir le temps, il faut un mobile, plus un moteur, ou encore une machine matérielle ou formelle (comme l'écriture alphabétique), plus une institution sociale (l'école, par exemple, vecteur de la culture livresque, voire, bientôt, son ultime abri). Les industries à renouvellement rapide de la communication gagnant de vitesse les institutions à rythme lent de la transmission, la nouvelle géographie des réseaux focalise l'attention, reléguant au second plan les chaînons devenus plus ténus et précaires de la continuité créatrice. Les mass-médias de l'ubiquité (la mondialisation) déclassent les médiums peu ou prou essouflés de l'historicité. Les premiers ont redistribué les rapports entre l'ici et l'ailleurs de façon beaucoup plus sensible et ostensible que les rapports l'avant et l'après. D'où le privilège spontanément accordé par l'esprit public aux moyens de domestication de l'espace sur les moyens de domestication du temps. On l'a mainte fois relevé : notre territoire s'élargit, notre calendrier se rétrécit ; l'horizon optique recule, la profondeur de temps s'estompe ; et on navigue sur le Web plus facilement que dans la chronologie. En d'autres termes, au moment où la Terre entière peut suivre simultanément le Mondial de foot à la télé (la synchronie), Racine ou La Passion du Christ deviennent lettre morte pour les écoliers de France (la diachronie). (2)

    La distinction que propose Debray est précieuse parce qu'elle dépasse la classique opposition entre tradition et modernité, laquelle supposait que la seconde se donne comme une redéfinition de la première, ce qui l'incluait de fait dans le processus de création et de pensée. On ajustait, on approfondissait, on réfutait, on contournait. Le combat, inscrit sur l'échelle du temps, n'effaçait pas ce qui précédait mais le "moderne" déniait au "conservateur" la précellence de ses vues et de ses idées, tout en les intégrant dans son propre processus intellectuel. Il était contre, c'est-à-dire à la fois en opposition et en appui.  Cela supposait de lui une connaissance et une maîtrise de "l'adversité". L'ignorance ne pouvait être la boussole de son expérience. Un exemple simple : Picasso se pense contre/avec Velasquez. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, il peint dans la continuité d'un certain classicisme qui l'obsède (3). 

    Avec l'expérimentation de Kandinsky, dont on occulte trop, au passage, le pendant spirituel, et le scandale duchampien, on pénètre dans un autre monde. La toile est blanche (4) ; l'héritage est niée ; les valeurs congédiées. Pire : le discours change de nature. De ce détour par l'histoire et le récit, qui liaient à la peinture, comme source et détournement, il devient sa fin en propre. Il est sa propre justification. Il suffit de lire la logorrhée d'un Soulages ou d'un Boltanski, d'un Klein ou d'un Manzoni, pour mesurer dans quelles profondeurs abyssales nous sommes tombés. Il suffit de considérer les postures de Kossuth, de Fluxus ou de Beuys pour comprendre que la mise en scène de soi à travers l'œuvre est devenue l'obscur dessein de l'artiste. Et que l'on recouvre cela du sceau de l'originalité...

    La magie de Giotto, du Titien, du Caravage, de Velasquez, de Goya, de Manet, de Cézanne tient d'abord en ce qu'ils empruntent la matière qu'ils travaillent. Leur œil porte dans/à travers le jeu autour d'un "sujet" qui les précède. Leur manière apparaît justement parce que le "fond" ne leur appartient pas. Contrairement à ce que dit Nicolas Poussin, Caravage ne détruit pas la peinture. Il en joue tout en la respectant. Peut-on en dire autant de notre contemporanéité ? Faut-il s'en étonner ?

    L'attaque de Debray contre cette illusion technologique, qui renvoie au procès plus général du progrès déjà entamé par un Walter Benjamin par exemple, est pertinente mais elle ne suffit pas. Il n'y a pas d'illusion technologique sans dessein plus profond de la part des hommes qui en font leur art de penser. La substitution d'une réflexion construite, élaborée dans le temps (c'est-à-dire dans la durée et par la prise en compte d'une temporalité excédant la seule existence de l'individu) par la prothèse informatique ne s'explique pas seulement par l'enthousiasme délirant devant les prouesses techniques. Elle est aussi au cœur d'un dessein plus funeste. La coupure temporelle qu'ouvre la répétition incessante de l'instante, du moment présent comme finalité est inséparable d'une autre coupure, spatiale celle-ci, visant à faire des individus (les fameux citoyens de l'ère post-révolutionnaires...) des êtres hors-sol. Le rétrécissement temporel n'a pas exactement comme correspondant un élargissement spatial. Il ne s'agit pas de compenser l'un par l'autre, pour établir un nouvel équilibre. L'entreprise de liquidation qui sous-tend l'idéologie contemporaine est de rendre l'un et l'autre totalement inopérant. Des êtres sans passé et des êtres sans lieu.

    Pour ce faire, il faut une culture qui n'en soit plus une. Tout procède alors en deux temps. Il a d'abord fallu que l'art devienne cette arme (fictive) de l'émancipation face à la tradition et tout le XXe siècle (même si cela avait commencé avant) est un long cheminement vers la mise à mort de la tradition figurative (en peinture), de la composition chromatique (en musique), du style distinguant l'écrit et l'oral (en littérature). Tout devenait possible et les agents de légitimité se trouvaient d'abord dans les acteurs du marché. Ensuite, il a fallu donner à toutes les nouveautés leurs lettres de noblesse au nom d'un égalitarisme démocratique bien compris. De là les comparaisons et les célébrations délirantes, faisant du moindre groupe pop une prolongation de Bach et de Mozart (mais sur un mode plus festif, plus fun, plus populaire, et plus simple...). De là, le moindre barbouilleur et fou de concept en nouveau Vinci... Ce fut le temps d'une confusion culturelle dans laquelle nous baignons joyeusement.

    Mais cela ne pouvait suffire. La technologie en soi n'avait pas tout pouvoir. Alors il y eut/il y a le ressort politique : la destructuration pédagogiste, la dynamisation inter-disciplinaire, le très fameux "apprendre à apprendre", le ludique à tous les étages, le relativisme culturel avec un travail sournois de culpabilisation post-coloniale, la condamnation de l'autorité, et j'en passe. Il fallait pour que tout aille à son terme l'armada politique et la collaboration technocratique d'une élite qui veut vivre dans un "entre-soi" dont elle sortira encore plus confortée, plus riche, plus méprisante. Les derniers délires ministériels sur l'inter-disciplinarité sont à l'image de cet objectif mortifère. "Fais bouger la littérature". N'est-ce pas magnifique ? À défaut de travailler à une pensée construire, critique et autonome, balayons le passé, ridiculisons-le ou, pour le moins, rendons-le acceptable. Ce n'est plus l'individu qui va vers le passé, vers la tradition, qui travaille à sa liberté en se confrontant à une altérité distante, dont la parole et la phrase sont singulières, mais le passé qui doit abandonner sa spécificité pour n'être plus qu'un matériau avec lequel l'individu peut jouer. Pour liquider, il ne faut pas seulement effacer, parce qu'on ne peut pas tout effacer (5). Pour être plus efficace, il suffit de dévoyer, de vider de sa singularité le passé. Il suffit, au nom d'un idéal démocratique abstrait, d'invoquer la grandeur de chacun pour que tout finisse par se valoir. Faire bouger la littérature est un exemple parfait de cette entreprise de décervelage. Non seulement des pédagauchistes y participent avec zèle, animés d'une envie d'intéresser les élèves (6), mais les plus hautes instances, pour des raisons très différentes, y œuvrent tout autant.

    La liquidation de la France n'est pas seulement inscrite dans le projet politique européen et dans la faillite des finances publiques. Elle l'est aussi dans cette lente et machiavélique installation de l'esprit le plus obscur et étroit qui fera du citoyen du XXIe siècle un esclave sans âme, sans feu, ni lieu, et d'une certaine manière, sans tombeau.   

     

                                      

    (1)On comprend de facto ce en quoi le trajet artistique qui nous mène vers l'art abstrait, l'art conceptuel et les balivernes de l'art contemporain n'est, hélas, pas un hasard, mais le fruit d'une décomposition où l'expression esthétique doit se suffire à elle-même et les intentions de l'artiste poser les bornes du "message". Élan grotesque et narcissique, à tout le moins. Kandinsky, en peignant la première toile abstraite, a ouvert la boîte de Pandore. Après lui, se sont engouffrés tous les charlatans de l'idée et du concept, idée et concept qui comptent d'abord comme valeur ajoutée, marge bénéficiaire. Warhol, Kossuth, Beuys, Fluxus, On Kawara, et maintenant Maurizio Catelan ou Jeff Koons ne sont pas seulement des fumistes. Ce sont des monstres qu'une société sans âme a fait prospérer. Il n'y a pas de quoi être fier. 

    (2)Régis Debray, Introduction à la médiologie, PUF, 2000.

    (3)PIcasso est un parangon de cette expérience-limite, avant que l'on ne bascule dans le n'importe quoi. Ce n'est pas un hasard si un esprit comme Jean Clair le célèbre mais fait le procès de l'art contemporain. Autour de PIcasso se définit une limite dont l'enjeu excède la peinture. Le fait que celui-ci n'ait jamais abandonné la figuration n'est pas une affaire d'opportunité ou d'audace (il n'en manquait pas) mais d'éthique. Il peint Guernica comme une fresque aussi nébuleuse que les élucubrations de Bosch ou de Brueghel, ou comme les Jugements derniers d'un Memling ou d'un Jordaens.

    (4)Quelle belle (et désastreuse) symbolique que le Carré blanc sur fond blanc, de Malévitch, peint en 1918. L'artiste peut nous l'habiller de tout un verbiage lyrique du genre : « J’ai troué l’abat-jour bleu des limitations colorées, je suis sorti dans le blanc (...)" (in Création non-figurative et suprématisme, en 1919). Il ouvre la voix à cette fascinante exploitation (plutôt qu'exploration) du monochrome.

    (5)Pour 1984, on verra plus tard. Mais l'optimisme est de rigueur.

    (6)Ce qui est ridicule. Pascal n'est pas intéressant. Ni Montaigne, ni Bossuet. Ils ne se sont jamais envisagés en auteurs scolaires. Que les radicaux de la tabula rasa aillent jusqu'au bout et les suppriment. Ce sera plus respectueux que de vouloir les rendre sympas, cools ou intéressants....

     

  • Trombinoscope

    Le Monde a décidé que les 130 morts de novembre, outre leur sépulture particulière, prendraient place dans un porte-folio où chaque portrait serait accompagné d'un texte commémoratif mêlant émotion et intimité. Ainsi les victimes du terrorisme ne tomberaient-elles pas dans l'anonymat d'une comptabilité technique et froide. Le journal se charge, en quelque sorte, de leur assigner une présence au-delà de leur disparition, et de le faire dans le cadre d'un espace public : le site web.

    Cette ambition peut être louée. Nul doute qu'elle le sera et que d'aucuns y verront un hommage émouvant, une manière délicate d'intégrer le malheur individuel au drame collectif. Pour faire œuvre, sans doute, dans cette histoire partagée à laquelle on voudrait nous faire adhérer selon des normes définies par le pouvoir. Soit... Mais cette démarche ne pose pas moins question.

    En agissant de la sorte, le journal vespéral ouvre une brèche dans la définition même de sa nature. La source d'information vire, en cet endroit, au mémorial. Rien moins qu'étrange, que ce glissement vers le sacré (soit, par l'étymologie : ce qui est séparé). Dès lors, pour cette tragédie qu'on dit nationale et/ou républicaine, alors qu'elle religieuse et politique, le pays ne dresse plus de chapelle ardente mais un autel de fortune (la si bien tombée place de la République) et un mémorial numérique, auxquels s'ajoute la boursouflure des Invalides où la collaboration se refait une virginité (croit-elle...).

    Nous avons donc les morts face à nous, dans le mystère d'une pose qui veut, très souvent, suggérer la vie, l'enthousiasme, le bonheur, tout ce qui peut, d'une certaine façon, exemplifier l'injustice qui leur fut faite d'avoir été fauchés en pleine vie, d'avoir payé pour être libre, d'avoir été les victimes d'un mode de vie qui nous serait propre : la musique, les terrasses, la légèreté, le fun, la convivialité, l'amour, etc, etc, etc (1). Tout ce qui serait, entend-on à longueur de temps, l'idéal français d'une République exemplaire, en phare de l'humanité. Admettons... Mais ces visages, aussi dignes soient-ils, et il n'est pas interdit d'être touché, ces visages face à moi, ce n'est pas la mort en face. La somme de ces disparitions, cet alignement possible sur le web de tous ces visages ne me renseignent pas sur le sens que l'on peut donner à ce qui s'est passé. On rabat la cruauté et l'injustice sur le plan faussement profond de l'accumulation, du quantitatif, de l'effroi que suscite, tout à coup, le dénombrement. Pour que cela marche, il faut que le nombre devienne lui-même signifiant. N'est-ce pas terrible que de se dire la chose suivante : l'aurait-il fait pour dix morts, douze morts, vingt morts ? Quel seuil donne le droit à construire un mausolée ? Je n'en sais rien mais il faut croire que certains ont, eux, l'art du curseur. Je ne les envie pas parce que je ne crois pas à la sincérité de leur calcul, justement parce qu'il est calcul. Il y a dans la récupération compassionnelle pas moins de machiavélisme que dans le cynisme classique.

    Je ne puis donc, en les regardant, ces victimes, m'empêcher de penser que leur mort amenée au rang monumental bénéficie d'un surcroît de médiatisation, d'une course à la larme, d'une valorisation de l'angoisse et de cette étrange parodie d'humanité qui consiste à se dire : j'aurais pu être à leur place. On peut toujours sortir ses mouchoirs mais cela ne définit pas de la pensée. Il ne suffit pas de se mettre à la place de pour avoir une pensée politique. Ce serait même plutôt l'inverse. Cette résolution narcissique de l'événement (c'est-à-dire sa réduction sensible et affective) est même le plus sûr moyen de ne pas regarder la vérité en face (ce qui, en effet, peut signifier qu'il faudra regarder la mort en face...).

    Soyons donc cynique et demandons-nous jusqu'à quand ce trombinoscope aurait droit de cité dans Le Monde. Y aura-t-il une obsolescence du souvenir et du recueillement ? Ou bien sont-ils destinés à demeurer sur le site ad vitam aeternam, dans le Panthéon journalistique ? Cela n'est pas rien. En se transformant en lieu de mémoire, pour reprendre l'expression de Pierre Nora, ce journal fait peut-être ce qui lui semble juste. Il met surtout en évidence que rien n'aura été fait pour que la solennité du partage puisse atteindre chacun de nous. Ce n'est pas le barnum médiatique des visites place de la République, voire au café X ou Y, comme on fait la visite du Père-Lachaise, ce n'est pas la mise en scène rhétorique et musicale (Brel et Barbara ou le secours de la chanson française...) aux Invalides qui peuvent donner au peuple la mesure de ce qui s'est passé. On ne convertit pas un espace en lieu aussi facilement. Et de facto, l'entreprise du Monde prend des allures de redite folklorique (j'ose le dire) de ce qu'on a déjà fait depuis la guerre 14-18 : inscrire le nom des disparus, faire des albums. Nihil novi sub sole...

    Le pire est évidemment que cette pratique, si elle se veut édifiante et symbolique, ne sert pas à grand chose, sans quoi l'histoire du XXe siècle ne serait pas la litanie d'horreurs qu'on connaît. Faut-il y voir le signe de notre incapacité à penser ce qui se déroule sous nos yeux ? Le "plus jamais ça" est une des pires expressions que je connaisse : sa vacuité et son inefficacité sont flagrantes. Dès lors, l'ambition du Monde peut être louable si l'on s'en tient aux besoins du cœur mais elle ne tient pas sur le plan de la raison, et ce que j'attends d'un journal, c'est qu'il explore le labyrinthe de la raison.

    En attendant, ce trombinoscope me rappelle une œuvre de Felix Gonzales-Torres, Untitled (death by gun), de 1990. On y voit les photos de tous les tués par armes à feu, aux Etats-Unis, pendant une semaine. C'est très "dénonciation facile", très "contestation à moindres frais" : de l'art contemporain engagé, dont les dernier événements américains montre l'efficacité...

    gonzales-torres_felix_guncaused_deaths_poster_1.jpg

    C'est sans doute ce côté art contemporain, dans son caractère vain et intempestif, dans sa posture et son inanité conceptuelle qui me dérange, en fait, dans l'initiative du Monde. Mais il est vrai que depuis longtemps il n'y a plus rien à espérer du côté de la rue des Italiens.

    (1)Parce que ma vie de Français est de descendre des bières en terrasses et d'écouter du heavy-metal. Voilà mon identité (puisque vous aurez remarqué, lecteur, que tout à coup on a vu surgir l'idée d'une identité française à travers une tradition de convivialité culinaro-musicaleL Le Français est festif...)

  • Lentement

     

    photographie,image,temps

     

     

    Il fallait d'abord s'enfermer, s'en remettre à la seule lumière rouge qui donnait au cagibi réquisitionné des allures d'antre mystérieuse où les boîtes de rangement et les vêtements relégués faisaient fantômes.

    Il y avait à côté de l'appareil où tu imposais l'Ilford blanc comme neige les deux bacs, un rouge, pour le révélateur, un bleu, pour le fixateur. Le chronomètre aussi, pour la précision et que tout ne finisse pas en un noir absolu, une gageure invisible condamnée à la poubelle.

    Le temps était là, comme une autre mesure, dans un autre monde, et à peine l'empreinte prise, ou supposée telle, la main glissait la feuille dans le bac rouge. Et lentement, surgi d'un fond magique, à chaque fois merveilleux, les premiers traits faisaient une rigole, puis deux, puis trois, enfin une hydrographie de la vie, des existences ou des choses. Un nez, une bouche en esquisse, une boucle de cheveux, un muret, le phare d'une 2 CV. Singulière illumination dont tu attendais le point ultime, ce point si difficile à comprendre, avant que tout ne noircisse. Juste ce temps intuitif bientôt qui donnait à la main la vigueur pour verser cette apparition dans le fixateur. 

    Temps d'une photographie qui pariait sur le rêve. Temps de l'hypothétique. Temps argentique où la perte était grande, les erreurs légion, quand aujourd'hui, d'un clic instantané, on voit le résultat. Désormais l'effervescence infiniment reproductible du geste, quand, il fut un temps, c'était l'hésitation de rater, et par essence, oui : un manque que nous ne pourrions jamais effacer. il y avait dans l'expérience argentique une perte inéluctable qui rendait plus sensible la moindre réussite. L'image était venue à nous, dans le cagibi, autant que nous étions allés la chercher, au dehors.

    Tu étais seul, plus que tu ne le seras jamais devant ton ordinateur, d'une solitude amoureuse de l'histoire que tu essayais de faire naître, et même si, parfois, après quelques années, le cliché pâlissait, ou jaunissait, faute d'avoir été bien fixé, il te restait cette mise au jour, dans le secret de la lampe rouge, mise au jour lente, fragile qui valait, pour toi, tout autant que la photo elle-même.

    Autre monde, en passe de disparaître, celui des univers séparés, sacrés, où s'appesantir dans le silence d'un monde ressuscité, clos, l'un et l'autre, quand l'heure est au grand jour, à la transparence de l'écran, au miracle fêlé de la retouche...

     

    Photo ; Philippe Nauher

  • Addendum à "Ce que regarder veut dire"...

    On se dit : pourquoi ça marche ? Pourquoi cette photo et pas une autre ? Pourquoi cet enfant ? Sans doute parce que c'est le moment, le fameux bon moment dont parlait Cartier-Bresson, mais dans un détournement à faire vomir. Le photographe qui a pris ce cliché est une ordure. Il sait ce qu'il fait, et sait comment ça marche. Oui, une sinistre ordre. Mais écrire cela ne mène pas loin. 

    Puisque que toutes les morts ne se valent pas, médiatiquement parlant, il faut bien creuser le fumier qui fait se lever les foules, émouvoir les politiques et s'agiter les artistes. Alors, il faut y revenir et trouver les signes (au sens presque barthésien) de ce mouvement, de cette agitation. Où est ce plus, ce supplément de larmes et de mauvaise conscience dans ce cliché ?

    Il n'est pas, je crois, dans le sujet, dans l'être lui-même. L'enfant n'est pas le fond de cette méprise et de cette sanglotante émotion. Il y a autre chose qui amoindrit la vigilance et la rigueur. Je vois deux signes qui jouent parfaitement leur rôle.

    Le premier tient dans l'arrière-plan. Les vaguelettes. Pas la mer déchaînée, justement, mais la douceur fragile d'une eau inoffensive, ce presque-rien d'après la violence. L'arrière-plan porte en lui le désespoir d'un regret dissimulé. La vie réduite à si peu, quand tout pourrait être vivable. Les vaguelettes ne sont que des lignes douces et on sent le vent qui effleure leur surface. Dans le storytelling qu'on nous fabrique, ces éléments secondaires sont le futur dépassé du mort, ce qu'il ne pourra pas connaître, et la culpabilité supposée de celui regarde vient de ce qu'il est arrivé trop tard. La mer a rendu le corps, un peu comme un ennemi, dans un hommage à la vertu du vaincu, et après la bataille, il y a le deuil. Le deuil est donc inscrit dans ce calme qui, pourtant, ne répare rien, n'efface rien. Ces vaguelettes portent en eux la différence temporelle qui sépare définitivement la vie morte de l'enfant de la vie émue du spectateur.

    Deuxième point : les mains. Retournée et surtout : légèrement enfoncées dans le sable. Qu'en aurait-il été si le mort avait été photographié (j'allais écrire : pris, comme dans un piège) sur un sol bien dur ? Différemment, j'en suis sûr. La mort au sol, c'est la rencontre de deux duretés. La mort sur la plage, c'est, en l'état, la mollesse d'un petit corps en application à la mollesse humide du sable. La nature reçoit le corps, elle en épouse les contours. Il y a là quelque chose de maternel qui accroît le saisissement des âmes sensibles. Nul rocher, nulle aspérité. Rien d'autres que cette infinité meuble qui accueille le corps sans violence. Un quasi début d'ensevelissement. À peine décédé que déjà se dessinent les funérailles. Le retour à la terre. Un souvenir de la mère.

    Comme dans le cliché célèbre de Kevin Carter avec le petit africain et le vautour, ce sont les détails qui font que la partie est gagnée et que l'opinion imbécile désarme. En attendant, Daesh continue. C'est une autre histoire. la vraie, parce que si ce petit enfant est mort en Turquie (pourquoi d'ailleurs vouloir fuir la Turquie musulmane pour une Europe qui ne l'est pas ?), les coupables ne sont pas à Madrid, à Rome ou à Athènes mais en Syrie, et ils ont prétendument le même dieu que leur victime...

  • Ce que regarder veut dire...

     

    aylan image.jpg

     

     

    La photographie est prise de loin. Un plan moyen. Juste ce qu'il faut pour que le contexte soit posé, juste ce qu'il faut pour que l'on puisse laisser filer son imagination. C'est une plage, un bord de mer, une zone de l'entre-deux. L'histoire du combat entre la fluctuation et la fermeté, entre l'incertain et le solide. Le corps est dans cet espace intermédiaire qui unit le souvenir du naufrage et l'espérance de la terre. Il aurait suffi d'un rien. La noyade est, dans l'économie politique de l'émotion, secondaire. Ce qui compte tient à cette impression que le sort de l'enfant aurait pu être autre.

    L'enfant est pris de loin. Pas de traces, pas de stigmates. Quelque chose qui rappelle l'illusion du sommeil comme on le trouve dans le poème célèbre de Rimbaud, Le Dormeur du Val. La photographie joue donc avec cette fausse quiétude, ce fulgurant raccourci entre le sommeil comme succédané symbolique de la mort, et la vraie mort. Et celle-ci n'apparaît pas dans une mise en scène tragique mais dans toute la simplicité d'un corps abandonné et immobile. Parfois, il arrive que le cliché ne soit pas silencieux : ici, on entend le vent et la mer, et ce qui nous est familier devient morbide. Voilà précisément où commencent le pathos, la morbidité et pour tout dire l'abject. Parce qu'à ce titre cette photographie est tout autant l'atrocité d'une mort d'enfant (mais pourquoi lui ? Non pas comme victime, mais comme emblème. Il n'est pas, ce me semble, le pire de ce qui arrive aujourd'hui au Moyen Orient... Il faut oser le dire ainsi : une noyade, aussi terrible soit-elle, ce n'est pas des enfants qu'on égorge, qu'on torture, qu'on viole sans fin). L'utilisation de cette photo est abjecte parce qu'elle relègue au second plan (ce qui, dans les temps médiatiques, veut dire : annule, efface, nie) les horreurs dont les organisateurs sont des islamistes. Telle est la raison pour laquelle le corps de cet enfant ne me rend coupable de rien...

    Mais ce n'est pas le cas de tout le monde, évidemment. Mais ces troublés le sont à peu de frais, dans une préciosité toute vulgaire. Cet émoi peut se faire d'autant plus facilement que le visage n'existe pas. La projection est possible parce que le moindre pékin y fera l'identification à sa progéniture, ou à celle des connaissances. Ce mort sans visage est par un paradoxe chagrin la sécurité morale de ceux qui ne veulent être bouleversés au profond par l'horreur généralisée. Se focaliser sur ce cliché, c'est être obscène, et doublement. D'abord, parce qu'on cède une fois encore à la contemplation sans pensée, à l'immédiateté compensatrice d'un défaut de réflexion (à la fois sur ce qui se passe, et sur ce qu'on est). Ensuite, parce qu'on est ob-scenus, c'est-à-dire hors de la scène, en faussant compagnie à ce qu'est le réel.

    La Rochefoucauld avait raison quand il écrivait que la mort ne se regarde pas en face. Cette faiblesse est dans ce cliché symbolique, par quoi on peut s'apitoyer et pleurer toutes les larmes de son corps. À peu de frais. Mais il faut le dire ainsi : il représente bien peu de chose et n'a pas la puissance terrible que l'on trouve dans l'entreprise des Khmers rouges (dont certains intellectuels de gauche et de centre droit actuels furent des admirateurs fervents...) qui photographiaient leurs victimes, de face, comme pour un relevé d'identité, avant de les exécuter. Que ceux qui s'émeuvent ce jour aillent faire un tour de ce côté-là. Il y a de quoi être vraiment saisi. La mort y est systématique. Elle n'est pas le fait d'un flot capricieux. La mort y est à venir : celui qui regarde sait qu'il va mourir. On est dans les profondeurs de l'être, dans la confrontation au visage si cher à Emmanuel Lévinas. On ne peut pas détourner le regard. Dans la photographie du corps sur la plage, visage dissimulé, on est dans le fait divers, aussi terrible soit-il, fait divers qu'on voudrait nous faire passer pour une réflexion politique et pour une énième tentative de culpabilisation. Les bonnes âmes que ce genre de manipulation émeut ne se rendent même pas compte que le premier qu'ils insultent de leur sentimentalisme rance est déjà mort : ils l'ont sous les yeux, sans savoir regarder.

    Sur ce même sujet, mais dans une orientation sensiblement différente, j'invite chacun à lire le remarquable billet de Solko, ici.

     

  • Trois fenêtres

     

    Je ne vois pas loin, de ma fenêtre. Des immeubles en limitent l'horizon. Mais l'espace qui demeure est suffisant pour que le monde y fasse sa ronde. Au réveil, selon l'humeur du jour, c'est le bleu hospitalier ou le gris des nuages versatiles.

    J'y vois mon quotidien et ses variations. Les autres fenêtres enchérissent de toutes leurs vicissitudes et l'inconnu (la fluctuation des baux et des achats) me regarde, même sans chercher plus loin.

    C'est une fenêtre de banalité, et quand j'y reviens, c'est après avoir vaqué à mes occupations, fait le tour de mes obligations ou de mes amitiés, pausé en quelque terrasse...

    Entre la fenêtre du matin et celle du soir, l'intervalle du commun, vécu.

     

    19857543714_b1a98be6c7_o.jpg

     

    *

    La fenêtre du tableau. Le tableau comme fenêtre. Quand le fragment me convoque. C'est l'étrangeté sereine de la rêverie. Sais-je que tout est faux et que la perspective est une erreur, aux yeux de la science... Je m'en moque. Je passe outre. Je peux m'y perdre, entre la somptuosité du vêtement, les arches et les ponts, et l'audace vaporeux du lointain.

     

    van eyck le chancelier rollin.png

    Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rollin, (ca 1435), Le Louvre

    *

    Windows 10, ou le monde tout à soi. Le monde programmé, en relais de toutes les (res)sources qui viennent, sans que j'aie à fournir le moindre effort. Des fenêtres à foison, ouvertes, et devant lesquelles je m'épuise ou m'ennuie.

     

    windows 10.png

     

     

     

    Photo : Philippe Nauher

     

     

  • Fin de séries

    La disparition de Patrick Macnee, à l'âge vénérable de 93 ans, ne nous rajeunit certes pas. Elle nous ramène à ce que fut notre enfance télévisuelle et à ce qui a survécu, soit : pas grand chose. Mais la série dont il était le héros en fait partie.

    Chapeau melon et bottes de cuir illustre ce que put être une scénarisation kitsch, avec des relents de guerre froide, et un tournage studio à deux francs six sous. Cela sent l'amateur, pour le délire technologique présent, avide d'effets visuels dévastateurs (il s'agit de bluffer le pékin...).

    Cette série a connu de multiples formules, et dans la dernière version, le duo était un trio : tout s'était aligné sur l'ennuyeux besoin d'action. Purdey (la fille) avait la sensualité d'une tanche, avec ses cheveux courts et sa franche bien british. Elle avait un côté masculin qui convenait à ses acrobaties de femme d'action. Elle était l'alter ego du sieur Gambit, substitut pâle d'un John Steed en demi-retraite. Cela sentait le réchauffé et le conformisme.

    On est bien loin du noir et blanc qui nous fit rêver, quand le sus-nommé Steed, toujours impeccable, distingué, voire guindé, s'amusait avec Emma Peel, puis Tara King (mais c'est déjà moins bien avec cette dernière.). Il y avait entre ces deux-là plus qu'une complicité : un implicite sulfureux avec lequel on pouvait fantasmer. Fantasme que le titre français avait assez bien identifié, à l'inverse de l'original anglais (The Avengers) : le cuir et la cuirasse, la bonne éducation et le transgressif. Et sur ce point, il n'y a pas à discuter. C'est Emma Peel qui demeure la seule compagne idéale de Steed, celle avec laquelle le désir inavouable, ou caché, est le plus ardent. Lorsque dans un épisode, Emma Peel est transformée en reine du péché, l'équivoque est quasiment levé. Mais le générique lui-même tendait à la révélation que, dans cette histoire, le défi n'était pas tant dans l'adversaire dont on déjouait  les plans que dans cette étrange alliance d'un mondain et d'une femme plutôt moderne. Il serait illusoire d'y voir une variation sur le désormais éculé principe des héros antagonistes (mais complémentaires), du type : le bon flic et le mauvais flic. Ce n'est pas la manière dont ils s'associaient qui intriguait mais celle par quoi on sentait un ailleurs jamais dit, un hors-champ redoutable.

    Dans le fond, cette série était, à sa façon, hitchcockienne : l'érotisme était enveloppé d'un chic capable de sublimer les attentes communes du spectateur. Le contemporain trouvera cette manière un peu surannée, trop "habillée", et pour tout dire : décevante, quand désormais on a le cul de n'importe quelle actrice sous toutes les coutures. Mais c'est justement cette étrangeté (comme de n'avoir jamais vu Liz Taylor ou Ava Gardner nues...) qui en faisait le prix.