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proust - Page 2

  • Proust, les effluves de la peinture

     

    Le narrateur, encore enfant, dans la cuisine de Françoise, est venu apprendre le menu. Quelques lignes de pure beauté où se mêlent les évocations d'une banalité impressionniste (c'est l'asperge de Manet) et celles d'une profondeur religieuse et giottesque incarnée par une simple servante ; où se tiennent en vis-à-vis la malice sensuelle des fées et la grâce d'une Vertu du XIIIe ; où la saveur onctueuse et sacrificielle d'un poulet en offrande familiale rejoint celle de l'urine dans un pot de chambre, comme s'il ne pouvait y avoir le goût de l'autre (et de soi) sans  ce supplément fatal du corps qu'en sont les odeurs (sachant d'ailleurs que la mémoire olfactive est la plus tenace...). Cinglant démenti pour ceux qui croiraient encore que Proust n'est que bavardages de salon.

     

    Je m'arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d'outre-mer et de rose et dont l'épi, finement pignoché de mauve et d'azur, se dégrade insensiblement jusqu'au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s'étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d'aurore, en ces ébauches d'arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j'en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.

    La pauvre Charité de Giotto, comme l'appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d'elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d'azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à la broche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient porté loin dans Combray l'odeur de ses mérites, et qui, pendant qu'elle nous les servait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spéciale de son caractère, l'arôme de cette chair qu'elle savait rendre si onctueuse et si tendre n'étant pour moi que le propre parfum d'une de ses vertus.

     

                                      Du côté de chez Swann, I, II

  • Trop mortelle

    "Les livres ne sont pas faits pour être lus, ils sont faits pour être écrits"

                  T.E. Lawrence, cité par Denis Roche in La Photographie est interminable, 2007


    En ces temps d'intense merchandising littéraire, cet apparent paradoxe a une saveur particulière. Il me rappelle, dans l'esprit, ce que Jean-Luc Steinmetz défendait à partir du cas Lautréamont : le livre est là, qui attend, et même n'attend pas ses lecteurs. Il est et il a son propre temps, sa propre existence, comme une île qui n'aurait pas besoin d'être découverte, qui n'aurait même pas besoin de celui qui poserait le pied sur son sol. Parce qu'il ne faut pas inverser les termes : le livre était avant le lecteur et plus fort que lui (quoique une telle proposition ait une part de ridicule). Il n'est pas en quête (à l'inverse de l'auteur qui, lui, en nos territoires de moindre reconnaissance, n'a jamais été aussi tenté par le racolage -médiatique-). Il est son monde, le monde. Encore faut-il que celui qui l'a écrit soit persuadé que ce monde ait plus de valeur, de profondeur et de durée que cet autre dans lequel il va bientôt entrer.

    Le livre est, quand il n'a pas de lecteur. Soit : quand il ne le nécessite pas, n'en sollicite pas l'existence. C'est dans cette perspective que l'on a écrit longtemps. Il eût été si infâmant pour un homme (noble de surcroît) du Grand Siècle de se sentir écrivain qu'il y a là, sans doute, une des raisons de la beauté d'une écriture qui se cherchait pour elle-même (y compris dans le principe d'une imitatio qui n'avait rien de servile). Ce n'était pourtant la pulsion qui les motivait, cette tarte à la crème post-psychanalytique devenue l'une des gangrènes de la littérature contemporaine : les maux, les douleurs, l'auto-fiction en vérité/finalité.

    C'est en ne pensant pas à cet autre hypothétique, cet "hypocrite lecteur", comme l'appelait Baudelaire dans le texte liminaire des Fleurs du Mal (1), que s'est ouverte l'écriture et qu'elle a pu jusqu'à la borne joycienne croire à sa puissance mythique. Mais, par mythe, il faut se souvenir de ce que rappelait Jean Rousset à ce sujet : il a toujours à voir avec la mort. Il est une forme qui engage à être au bord du précipice. Telle a pu être la littérature quand elle avait encore l'ambition de ne pas s'aliéner au corps putrescible de son auteur. On se souviendra de Proust achevant un jour La Recherche (avant que de la reprendre, partiellement) et disant à la pauvre Céleste que désormais il pouvait mourir. Beau défi que de se penser au-delà de l'acte, dans l'œuvre qui vous supprime ou vous subsume. Il est certain que Joyce devait croire en cette même  grâce d'un monde sans lui, mais avec ses livres, pour entamer Finnegans Wake. Ces deux-là vivaient encore dans un temps où la littérature, et ceux qui s'y consacraient, avait les moyens de son éternité, la beauté intempestive d'un espace en attente, promise à la dissidence momentanée pour une pérennité à venir.

    Au XIXe siècle, Le Rouge et le Noir, ainsi que La Chartreuse de Parme, furent tirés à 750 exemplaires. Le plus tirage durant cette période fut Le Maïtre de forges du sieur Ohnet. Qui s'en souvient  encore ? Est-ce l'important ? Beyle écrivait pour les happy few, ce qui est une faute de goût impardonnable dans ces temps si démocratiques. Il pensait au lecteur de 1935 (ne sachant ce que cette borne aurait au fond de crépusculaire). Il croyait à l'immortalité du texte, parce qu'il vivait encore dans le faste d'une pratique soustraite à son impératif identitaire. Ce n'est plus le cas. Le XXe siècle a fait entrer définitivement la littérature dans la mortalité, et l'a sortie de tout prolongement mythique. Elle doit vivre dans un ici et maintenant conditionné par la double faux d'une édition en quête paradoxale de rentabilité et d'originalité. Mais une originalité recyclant peu ou prou les recettes anciennes. La mortalité de la littérature tient dans la compression de sa lisibilité selon impératifs d'une temporalité de plus en plus courte.

    La soumission de la littérature à la logique de l'instant, instant déjà fini dans sa réalisation même, atteint son comble dans la litanie des prix. Celle-ci renvoie certes à un glissement du culturel dans le marketing mais plus encore, elle anéantit l'écriture dans une grille formalisée rendant sa prévisibilité et sa datation magistrales. Par exemple, il faut être d'une grande naïveté pour se féliciter du succès goncourtesque  d'Alexis Jenni, lequel s'inscrit dans le mainstream d'un retour de l'Histoire (déjà avec Littell...) (2), parce que s'épuisaient depuis quelques années les idioties de l'auto-fiction, auto-fiction ayant elle-même succédé à l'écriture blanche. C'est une vague, et pas très nouvelle, celle-là, et qui s'effondrera, indépendamment de la valeur du livre (3), parce qu'il ne peut rien demeurer de ce qui ne s'est pas assigné à la disparition du corps entravant la littérature comme acte dans l'au-delà.

    Si la dernière figure majeure de la littérature française est Georges Perec. c'est parce qu'il a assujetti, lui, son devoir d'écriture à une indispensable déprise du monde. Il suffit pour s'en convaincre de prendre les deux pôles majeurs de son œuvre : Les Choses et La Vie mode d'emploi. Deux expériences textuelles qui révèlent justement le monde dans lequel elles éclosent et en même temps qui prennent leur puissance à mesure que l'on s'en éloigne, ayant compris, avec sa vive intelligence, que toute grande entreprise littéraire est d'outre-tombe. Deux romans récompensés en leur temps. Prix Renaudot 1965 pour le premier, prix Médicis 1978 pour le second. Comme une suprême ironie.


    (1)Mais le poète eut la faiblesse d'ajouter "mon semblable -mon frère", ce qui était une manière désastreuse de rompre la distance nécessaire à la littérature.

    (2)En même temps que réapparaissait le social, le fameux social, quand le politique l'abandonnait, pour n'être plus rien (le politique s'entend).


    (3)Dont l'auteur était, paraît-il, suivi par l'écurie Gallimard, ce qui est une manière d'évaluer le champ littéraire à la lumière d'une course hippique. C'est d'ailleurs au regard de cette assimilation fatale que Liberation.fr, Le Monde.fr  et Le Figaro.fr titrent comme un seul et même torchon : "Alexis Jenni remporte (sic) le Goncourt".

  • Une photographie de Proust

    Proust avait une manie. Lorsqu'il rencontrait une personne avec laquelle il voulait se lier durablement, ou dont il sentait qu'elle aurait une place nécessaire dans son existence, il lui demandait une photographie. Cette habitude lui permettait aussi d'utiliser, de croiser, de déformer des détails réels dans l'œuvre romanesque qui a fait de lui le plus grand écrivain de notre langue.

    Ce cliché est pour l'heure le dernier connu de Proust vivant. Il n'a pas encore le visage creusé et la barbe noire des photographies prises sur son lit de mort. Il n'a plus ce visage délicat, un peu efféminé qu'aura immortalisé le tableau de Jacques-Émile Blanche. Il a l'allure d'un bourgeois satisfaisait début-de-siècle. Rien que de très banal. Il pose. Petite raideur, accentuée par la légère contre-plongée. Ce n'est pas une photo pour la gloire. Elle n'aurait qu'un intérêt relatif, si elle n'était la dernière d'un Proust contemplant le monde. Mais le regard nous échappe : le trois-quart face nous prive de l'acuité des pupilles. Il est lointain, comme dans une échappée où nous n'aurons droit qu'à la trace du sillage. Quoiqu'écrire ainsi revient à donner à la photographie un supplément de sens induit par ce que nous savons du modèle. Privé que nous sommes (du moins le suis-je...) de motivations du photographe et de Proust lui-même, nous brodons, et nous pourrons ainsi penser chaque détail de la matière argentique pour nous raconter une histoire : pasticher l'auteur, en quelque sorte, et ce serait d'un grand ridicule.

    Disons plutôt que ce cliché ne nous émeut pas, tant il rappelle le caractère insondable du corps, du visage si nous les mettons en regard à la page blanche. Y a-t-il un air artiste, une gueule d'écrivain, une silhouette créatrice, comme l'époque contemporaine essaie tellement de nous le faire croire ? Que désormais les écrivains, entre autres, soient des visages est peut-être un des signes les plus marquants de la faillite de la littérature, sa compromission avec les lois du marché. Après avoir, selon la précieuse définition bourdieusienne du champ, déterminé son créneau, pour faire son trou, l'écrivain a concédé que son corps (non pas son cerveau ou sa main, qui tenait la plume) pouvait être un argument de vente. J'ai déjà écrit, à propos de Baudelaire, ce que je pensais de la posture comme forme d'apparition inaugurée par le plus ténébreux (dit-on) des poètes (1). Au moins, quand je regarde les photos de Proust, et jusqu'à cette ultime (encore impensée comme telle et qui, peut-être, un jour, sera remplacée par une autre), je n'y trouve pas cette même dérive (peut-être parce que sa gloire est, quoi qu'on en dise, posthume).

    Il pourra sembler singulier, voire inutile, de souligner que l'objet de ce billet vaut d'abord pour son insignifiance, pour le silence qu'il impose devant la puissance de la littérature. Encore une fois, regarder Proust, l'homme, celui qui, dans une certaine mesure, nous est indifférent ; et  il est plutôt curieux de se demander, en vain, ce que lui-même aurait pu retirer (et le verbe est très mal choisi) de ce cliché, de cette recherche d'une dignité un peu froide, comme d'une protection ou d'un regret de ne jamais être un homme à particule. Proust serait alors, ce que n'est pas le narrateur, aussi caustique puisse être parfois son esprit quand il examine le monde, un masque, un avatar ultime de ses infinies (quoique...) transformations. Regarder cette photographie et penser à la peinture de Blanche fait ressurgir, dans la différence amère que signe le temps passé, un épisode de La Recherche et  ramène le lecteur à la si fameuse soirée pendant laquelle Marcel (en admettant que le narrateur...) reconnaît à grand peine ceux qui firent et traversèrent son existence. Ce ne sont pas des photographies par quoi il accède à la grande loi du temps, à des signes extérieurs, des indices, mais une expérience immédiate de la disparition du passé paradoxalement encore présent. Devant un tel désastre lui reste l'écriture. Cela doit nous inciter à la défiance face au déluge d'images de l'époque contemporaine : il y avait dans l'esprit de Proust une lucidité surprenante à vouloir subvertir la photographie, les traces qu'elle laisse, pour en tirer une quintessence qui s'achevait dans les mots.  

    (1)Laquelle posture a été érigée en principe majeur par l'universitaire Jérôme Meizoz sans que ses propos ne soient très décisifs au regard de la pensée bourdieusienne.

  • Les Nœuds dans le réseau

     

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                                                                                                                                           (Merci à Gabriel)

    La résolution n'est évidemment pas très bonne pour comprendre immédiatement de quoi il retourne. Il s'agit d'une formalisation de l'exploitation factuelle d'internet, réalisée par l'équipe d'IA (Information Architects) reprenant le schéma du métro tokyote pour essayer de définir, d'une manière efficace, le phénomène de concentration auquel lentement (mais sûrement) se soumet un instrument qui avait vocation première d'être un open space, grâce à quoi l'information et la logique circulatoire afférente permettaient d'envisager un relatif contournement des stratégies concentrationnaires (et ici l'adjectif a vocation à l'ambiguïté, dans un écho prenant sa source dans l'analyse d'un Giorgio Agamben) du pouvoir.

    Mais la formalisation d'IA met immédiatement en lumière le fait qu'internet tend vers une pseudo-liberté d'accès dont profitent avant tout des structures dont la capacité à stocker, à trier, à contrôler l'information risque de déboucher sur une maîtrise terrifiante des individus. Une mienne connaissance, aujourd'hui dans la police (eh oui), me précisait, il y a quelques années, que les renseignements de type économico-sociologiques s'avèreraient, dans l'utilisation ultérieure qui en seraient faites, bien plus redoutables que les techniques policières classiques sur lesquelles des gauchistes dépassés font une fixation : en clair, haro sur le fichier Edwige et tous sur Face de bouc. Il n'est pire aliénation que celle dont on pense qu'elle est un gain individuel (où l'on découvre alors que l'individualisme de type quasi libertarien est une vaste fumisterie. Passons.). Le contrôle ne tient plus dans le strict diktat d'une règle impérieuse et coercitive mais dans la latitude consentie et vécue comme émancipatrice au sein d'une structure qui porte en elle la trace, la traçabilité, la mémoire de ce qui ne nous appartient plus vraiment (1).


    Ainsi, ce qui devait être flux, réseaux décentrés, décentralisés se conforme-t-il, en très peu de temps, en une structure restreinte de passages obligés, inconscients qui nous mènent de réseaux sociaux (Face de bouc, Twitter, MySpace,...) en autoroutes d'informations conformes (Wikipedia, Google...) en passant par des centrales d'achat potentiels (ebay, Amazon,...), par des structures de divertissement (Youtube, Daylimotion,...), par des entreprises à vocation monopolistique (Microsoft, Apple,...). Le moule est là, invisible, indétectable pour le commun des mortels, qui trouve, d'ailleurs, que ne pas participer à une telle entreprise de connection relève ou de la ringardise, ou de la misanthropie.

    Le fait même d'avoir choisi la formalisation du métro en dit long sur le caractère passif (pour l'utilisation) du processus en marche. Il ne s'agit pas d'effacer, sous couvert d'une destination que nous aurions choisie, le cheminement par lequel l'objectif est atteint. C'est un peu comme se retrouver dans un magasin Ikea, cet endroit terrifiant où, quoi que vous veniez chercher, il n'est pas possible d'échapper à la voie tracée pour tous. Vous avez certes le droit de ne pas vous arrêter à tel ou tel rayon mais, dans le fond, même si vous semblez décidé à ne pas suivre la Loi, il en reste quelque chose : une imprégnation, du temps perdu, une lassitude. La réduction du web a des nœuds obligés (une sorte de multiplication planétaire de la station Châtelet, pour faire simple) à de quoi glacer les âmes les plus confiantes en une libération par la technologie (2). Dans cette perspective, la puissance nodale prime sur le parcours. Internet schématise donc la victoire du lieu sur l'espace, la puissance de l'appartenance sur l'errance, l'installation sur le vagabondage. La réflexion induite par la (re)construction d'IA amène à considérer la postmodernité et la révolution technique qui l'accompagne (3) sous le jour d'un asservissement volontaire, le pire qui soit puisque les premiers à le justifier sont les victimes du système mis en place. Le web a vingt ans (pour faire court) et les moyens mis en œuvre ont permis, dans un temps aussi court, de rassembler un maximum de population non pas sur un projet de vie, sur une réflexion politique, mais sur une plateforme coopérative à vocation consumériste et policière dont le dernier des imbéciles se félicitent.

    La lucidité de certains informaticiens les pousse à creuser les moyens qui ouvriraient vers une véritable alternative, un peu comme, dans le monde dont ils sont issus, est apparue une volonté de contrer Microsoft en développant des logiciels libres (du type Linux). Pour avoir eu l'occasion d'en discuter avec l'un d'eux, la partie n'est pas gagnée. Non qu'il n'y ait pas le désir de se battre contre l'hydre, mais l'inertie d'un confort consommateur, l'inconscience d'un public doucement installé de l'autre côté de l'écran, l'écrasement progressif d'une conscience politique, tous ces paramètres laissent augurer que le métro de Tokyo ainsi revisité a encore de beaux jours devant lui.

     

     

     

     

     

    (1)Sur ce point, il y aurait à développer, dans une opposition évidemment schématique, d'un symbolisme sans doute outrancier, ce que le phénomène mémoriel a perdu en autorité à mesure même que la modernité s'enfonçait dans une course contre l'entropie, pour la conservation à tout prix de ce qui était vécu et senti. L'espace et le temps contemporains sont à l'opposé absolu d'une démarche proustienne dans laquelle l'épopée individuelle admet la perte comme signe même de l'existence, la recollection comme marque de vitalité, jusque dans sa limitation. Proust, même dans le prodige d'une vie tournée vers une mémorisation aussi étendue qu'elle pût être des instants, admet implicitement que tout n'est pas dans la maîtrise. L'involontaire (pour ne dire d'une affreux barbarisme -l'involonté- fait partie de l'être : la madeleine, le pavé de Guermantes...)

    (2)Si ce n'est que l'Histoire nous a appris que la technologisation du monde, dans une forme encore très archaïque, peut féconder les régimes les plus sanglants...

    (3)Laquelle révolution pourrait s'avérer bien plus déterminante, in fine, que la chute du Mur de Berlin et l'écroulement du bloc soviétique qu'un penseur comme Emmanuel Todd avait anticipé dès le milieu des années 70, quand les Américains craignaient encore l'arrivée de ministres communistes en Occident comme une catastrophe diabolique.


  • 15x15

    On mettra cela sur le compte d'un clin d'œil à Perec. 225ème note, puisque c'est ainsi répertorié sur le très sérieux mur de l'administrateur que je suis devenu (eh oui, tout arrive... mais on n'y gagne rien. Je ne suis pas encore une multinationale...) par le biais de ce blog. 225, soit le carré de 15. Dès lors, on pourrait composer une mosaïque qui, dans une figure parfaite, contiendrait ces 225 petites pièces. Que s'en dégagerait-il ? Pas un visage, ou un paysage, à la manière des effets obtenus pour certaines affiches. Rien d'autres que des morceaux disparates et incertains.

    225, c'est beaucoup. Trop sans doute.  La figure se visite dans le désordre et par les hasards des allées virtuelles on retrouve des coins oubliés et de mauvais terreaux, des choses concédées à l'immédiateté, à l'instant, à l'humeur (dans ce que celle-ci a de plus rageuse et inféconde). 225 notes pour se rendre compte que la futilité de l'actualité est bien souvent une réalité, a handful of dust, ainsi qu'Evelyn Waugh intitula un beau roman. Aussi pourrait-on en réduire singulièrement l'épaisseur, de ce « journal » virtuel et en jeter les scories bavardes. Il est par exemple fort déplaisant de voir que dans les tags populaires (quelle horrible dénomination) on trouve Sarkozy. C'est avoir accordé une bien grande place à un si médiocre personnage. Comme quoi la liberté que je crois prendre d'écrire ce que je veux n'est peut-être qu'un leurre, ou bien que certaines choses s'imposent à moi à mesure que j'essaie sinon de les ignorer, du moins d'en minimiser l'importance. À moins qu'il ne faille y voir un symptôme : celui révélant le désagréable effet que je n'arrive pas, comme un certain nombre de gens de ma génération, à balayer de mon horizon le politique aujourd'hui néantisé par son ultime avatar médiatique, parce qu'à une époque nous avions encore quelques illusions. Alors nous nous indignons, ce qui est une bien dérisoire posture.

    100, soit 10x10 (1). Que garderais-je alors ? Ainsi envisagée cette mosaïque simplifiée se concentrerait sur l'essentiel : ce serait sans aucun doute quelques lignes sur la mélancolie et, surtout, des musiques, des photographies (celles de Georges a. Bertrand), des tableaux, des fragments de textes devant lesquels mon esprit s'abîme réellement, qui sont les traces actives de ce qui me compose dans le  quotidien, en croisant ce que je ne sais pas encore avant de l'avoir écrit, ce qui chemine doucement, ce qui me lie aux autres, ce qui m'en éloigne, ces intemporalités précieuses qui donnent parfois l'impression de ne pas être, dans le présent où l'on ne cesse de vouloir que nous soyons, en  direct-live, alors même qu'elles sont le signe absolu de la présence, les réelles présences dont parle Georges Steiner, et dont on ne mesure pas toujours à quel point elles sont en vous, parce qu'il faut rappeler une évidence contre laquelle lutte l'ironie mortifère du postmodernisme : l'homme est un animal historique. C'est peut-être ce qui compte : non pas de se donner à voir, mais donner l'envie d'aller voir ailleurs. Non de dire que l'on aime Proust ou Le Caravage, mais de donner l'envie de visiter (ou de retourner vers) les pages de Combray, de faire le voyage jusqu'à San Agostino pour la Madone des Pèlerins.

    Et d'aller voir ailleurs, l'ouverture de ce blog m'y a incité, et des rencontres, il y en aura eu. D'avoir croisé d'autres mondes, lié d'amicales complicités par le seul fondement des mots, sans être jamais sûrs de se voir un jour, voilà qui n'est pas rien. Peu importe le nombre et les noms (ils et elles se reconnaîtront) : d'où qu'ils soient, de France, de Pologne ou parcourant le monde, ils m'accroissent. On rétorquera aisément que cela est dérisoire, perdu dans la marée de l'information qui court, du temps qui passe, que l'immense majorité de ceux qui parcourent off-shore demeure inconnus. Et pourquoi pas, justement ? Pourquoi devoir donner son identité, justifier son apparition ? Nous avons suffisamment à le faire dans la société de contrôle qui s'installe à une vitesse vertigineuse. Le droit au silence (comme celui de s'éloigner, de partir, de revenir) ne doit pas être vain. Parfois, tout ne tient qu'à un fil. Tant mieux si ce fil tient...

     

    (1)Je sais toute la bêtise de ce réductionnisme. C'est la logique grotesque du : « et si vous n'aviez que dix livres à emporter... ». Ici le chiffre est fortuit. Il est purement symbolique et je ne vais pas passer au 5x5, 2x2, jusqu'à la désignation de l'unique à garder. Nous ne sommes pas dans un concours.

     

     

     

  • Chambres de Proust

    À l'heure où les désastres de l'auto-fiction, et autres récits de vie, continuent de nous faire croire que la biographie brutale suffirait à combler le vide du style, relire les métamorphoses du monde proustien, sa manière toute magique de nous orienter vers ce qu'il a vécu tout en nous détachant du quotidien, au sens le plus fort : transfigurer le réel, faire de l'écriture la clause libératrice de l'approfondissement du particulier pour tendre vers le commun (c'est-à-dire : ce que nous pouvons retrouver chacun, et explorer ensuite pour notre propre compte), lire Proust en ces temps irascibles, voici l'un des bonheurs de la vie.

    ***

    Mercredi matin, 9 heures et ½ (21 octobre 1896)

    Ma chère petite Maman,

    Il pleut à verse. Je n’ai pas eu d’asthme cette nuit. Et c’est seulement tout à l’heure après avoir beaucoup éternué que j’ai dû fumer un peu. Je ne suis pas très dégagé depuis ce moment-là parce que je suis très mal couché. En effet, mon bon côté est du côté du mur. Sans compter qu’à cause de nombreux ciels de lit, rideaux, etc.(impossibles à enlever parce qu’ils tiennent au mur) cela, en me forçant à être toujours du côté du mur m’est très incommode, toutes les choses dont j’ai besoin mon café, ma tisane, ma bougie, ma plume, mes allumettes, etc., sont à ma droite c’est-à-dire qu’il me faut toujours me mettre sur mon mauvais côté, etc. Joins-y un nouveau lit etc. etc. J’ai eu la poitrine très libre hier toute la matinée, journée, soirée (excepté au moment de me coucher comme toujours) et nuit (c’est maintenant que je suis le plus gêné). Mais je ne fais pas des nuits énormes comme à Paris, ou du moins comme ces temps-là à Paris. Et une fois réveillé au lieu d’être bien dans mon lit je n’aspire qu’à en sortir ce qui n’est pas bon signe quoi que tu en penses. Hier la pluie n’a commencé qu’à 4 heures de sorte que j’avais pu marcher. Ce que j’ai vu ne m’a pas plu. La simple lisière de bois que j’ai vue est toute verte. La ville n’a aucun caractère. Je ne peux pas te dire l’heure épouvantable que j’ai passée hier de 4 heures à 6 heures (moment que j’ai rétroplacé avant le téléphone dans le petit récit que je t’ai envoyé et que je te prie de garder et en sachant où tu le gardes car il sera dans mon roman). Jamais je crois aucune de mes angoisses d’aucun genre n’a atteint ce degré.(…)

    Ton petit Marcel

    P.-S. – Je viens de parler à la femme de chambre, elle va me mettre mon lit autrement, tête au mur (parce qu’on ne peut ôter les ciels de lit), mais le lit au milieu de la chambre. Je crois que ce sera plus commode pour moi. La pluie redouble. Quel temps !

    Je suis étonné que tu ne me parles pas du prix de l’hôtel. Si c’est exorbitant ne ferais-je pas mieux de revenir. Et de Paris je pourrais tous les jours aller à Versailles travailler.

    Marcel Proust, Correspondance, 1896

     

    (le narrateur évoque ses rêves, et en particulier le souvenir des chambres occupées par lui dans ses voyages)

    (…) –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyé aux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, où on dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise à la point d’un rayon ; -parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettes qui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pour montrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et si élevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deux étages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avais été intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu de l’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendule qui jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; -où une étrange et impitoyable glace à pieds quadrangulaire, barrant obliquement un des angles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champ visuel accoutumé un emplacement qui n’était pas prévu ; -où ma pensée, s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pour prendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’en haut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis que j’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive, le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux, fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé, sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué la hauteur apparente du plafond.

    Marcel Proust, Du côté de chez Swann, I,1

     

    (Le narrateur arrive pour un séjour à Balbec dans un hôtel)

    Et, pour une nature nerveuse comme était la mienne (c’est-à-dire chez les intermédiaires, les nerfs, remplissent mal leurs fonctions, n’arrêtent pas dans sa route vers la conscience, mais y laissent au contraire parvenir, distincte, épuisante, innombrable et douloureuse, la plainte des plus humbles éléments du moi qui vont disparaître), l’anxieuse alarme que j’éprouvais sous ce plafond inconnu et trop haut n’était que la protestation d’une amitié qui survivait en moi pour un plafond familier et bas. Sans doute cette amitié disparaîtrait, une autre ayant pris sa place (alors la mort, puis une nouvelle vie auraient, sous le nom d’Habitude, accompli leur double œuvre) ; mais jusqu’à son anéantissement, chaque soir elle souffrirait, et ce premier soir-là surtout, mise en présence d’un avenir déjà réalisé où il n’y avait plus de place pour elle, elle se révoltait, elle me torturait du cri de ses lamentations chaque fois que mes regards, ne pouvant se détourner de ce qui les blessait, essayaient de se poser au plafond inaccessible.

    Marcel Proust, A l’ombre des jeunes filles en fleurs, II

     

  • La présomption

    Le narrateur de la Recherche n'est pas seulement l'homme de la mémoire involontaire. Il est aussi, souvent, le témoin involontaire : celui de la cruauté de la demoiselle Vinteuil et de son amie, celui de la reconnaissance entre Charlus et Jupien,... Il est dans les coulisses, dans l'envers du décor et, de fait, dans le revers des choses et des êtres. Parfois pour donner la leçon, montrer toute la maîtrise qu'il a sur le monde, faire étalage de sa lucidité. Parfois, comme ici, quand son ami Saint-Loup lui présente celle qu'il aime, pour rappeler que nul ne peut se prévaloir d'une totale connaissance des individus. Et le paramètre amoureux ne doit pas servir d'explication : le constat proustien est bien plus désarmant.

     

    Tout à coup, Saint-Loup apparut accompagné de sa maîtresse et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l'amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité mystérieusement enfermée dans un corps comme dans un Tabernacle était l'objet encore sur lequel travaillait sans cesse l'imagination de mon ami, qu'il sentait qu'il ne connaîtrait jamais, dont il se demandait perpétuellement ce qu'elle était en elle-même, derrière le voile des regards et de la chair, dans cette femme, je reconnus à l'instant «Rachel quand du Seigneur», celle qui, il y a quelques années-les femmes changent si vite de situation dans ce monde-là, quand elles en changent-disait à la maquerelle: «Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu'un, vous me ferez chercher.»

    Et quand on était «venu la chercher» en effet, et qu'elle se trouvait seule dans la chambre avec ce quelqu'un, elle savait si bien ce qu'on voulait d'elle, qu'après avoir fermé à clef, par précaution de femme prudente, ou par geste rituel, elle commençait à ôter toutes ses affaires, comme on fait devant le docteur qui va vous ausculter, et ne s'arrêtant en route que si le «quelqu'un», n'aimant pas la nudité, lui disait qu'elle pouvait garder sa chemise, comme certains praticiens qui, ayant l'oreille très fine et la crainte de faire se refroidir leur malade, se contentent d'écouter la respiration et le battement du coeur à travers un linge. A cette femme dont toute la vie, toutes les pensées, tout le passé, tous les hommes par qui elle avait pu être possédée, m'étaient chose si indifférente que, si elle me l'eût contée, je ne l'eusse écoutée que par politesse et à peine entendue, je sentis que l'inquiétude, le tourment, l'amour de Saint-Loup s'étaient appliqués jusqu'à faire-de ce qui était pour moi un jouet mécanique-un objet de souffrances infinies, le prix même de l'existence. Voyant ces deux éléments dissociés (parce que j'avais connu «Rachel quand du Seigneur» dans une maison de passe), je comprenais que bien des femmes pour lesquelles des hommes vivent, souffrent, se tuent, peuvent être en elles-mêmes ou pour d'autres ce que Rachel était pour moi. L'idée qu'on pût avoir une curiosité douloureuse à l'égard de sa vie me stupéfiait. J'aurais pu apprendre bien des coucheries d'elle à Robert, lesquelles me semblaient la chose la plus indifférente du monde. Et combien elles l'eussent peiné! Et que n'avait-il pas donné pour les connaître, sans y réussir!

    Je me rendais compte de tout ce qu'une imagination humaine peut mettre derrière un petit morceau de visage comme était celui de cette femme, si c'est l'imagination qui l'a connue d'abord; et, inversement, en quels misérables éléments matériels et dénués de toute valeur pouvait se décomposer ce qui était le but de tant de rêveries, si, au contraire, cela avait été, connue d'une manière opposée, par la connaissance la plus triviale. Je comprenais que ce qui m'avait paru ne pas valoir vingt francs quand cela m'avait été offert pour vingt francs dans la maison de passe, où c'était seulement pour moi une femme désireuse de gagner vingt francs, peut valoir plus qu'un million, que la famille, que toutes les situation enviées, si on a commencé par imaginer en elle un être inconnu, curieux à connaître, difficile à saisir, à garder. Sans doute c'était le même mince et étroit visage que nous voyions Robert et moi. Mais nous étions arrivés à lui par les deux routes opposées qui ne communiqueront jamais, et nous n'en verrions jamais la même face.

                                Le Côté de Guermantes

     

  • Kafka. Pour une littérature majeure.

    Dans une lettre à Oskar Pollack en date du 27 janvier 1904, Franz Kafka écrit qu'«un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous». Formule brutale, saisissante, qui retourne le poncif de la lecture comme ennui, du livre comme monde lointain devant la vivacité du réel. Sans aller jusqu'à la logique proustienne supposant que la littérature seule soit la vraie vie, la métaphore de Kafka (1) donne à l'œuvre lue une puissance capable de rompre nos certitudes et d'initier dans notre existence un mouvement par lequel nous nous éprouvons. Si nous sommes un tant soit peu «mer gelée», ou qu'une part de nous-même est à l'état de banquise, c'est que la mort (non pas physique mais intellectuelle, et pourquoi ne pas dire éthique) nous guette et qu'à chaque instant il se pourrait que nous ayons à jouer notre équilibre dans la mise en demeure agissante de cette altérité qu'est le livre. C'est pourquoi l'écrivain est cet être inutile, incertain, improductif que toutes les dictatures, visibles ou sournoises, s'empressent de faire taire.

    Mais Kafka, en précisant qu'un livre doit être hache, induit que cet effet n'est pas systématique, et qu'il en est de la littérature comme du reste : l'étiquette ne fait pas l'objet, l'appellation commune ne gage pas que nous y trouverons la profondeur (ou la hauteur) nécessaire, que le coup portera. En ce sens lire est bien différent de penser. Penser, c'est la grande leçon de Descartes, dans son point le plus haut, est d'un emploi absolu : je pense, absolu par lequel je me construis par un mouvement dialectique qui opère, en même temps, la mise à distance de cette facilité où je cède devant l'objet : je pense quelque chose, cet avatar de la doxa démocratique dans quoi se mire la bêtise du tout-venant. Ce je pense quelque chose se veut l'habillage contemporain du tout se vaut, du toutes les idées se valent, du tous les goûts sont dans la nature (comme si penser était naturel...).

    Lire, lui, doit suivre le chemin inverse. Il lui faut un objet, une matière, et c'est cet objet qui lui donne toute sa nécessité. Lire une œuvre, lire Dostoïevski, Proust, Montaigne, Shakespeare. Or, à notre époque, le compte n'y est pas. Je lis : voilà désormais l'hypocrite formule qui permet de tout rentabiliser au rayon des escroqueries. Ce Je lis, il lit, elle lit qui nous vaut aujourd'hui la «littérature» de jeunesse (avec la complicité de professeurs de collèges incultes), le best-seller mal écrit au rang de monument, le livre de plage (les mains barbouillées d'ambre solaire : autant que ce soit de la merde. Joyce au Bergasol ! L'image est obscène.), Marc Lévy, Amélie Nothomb, etc. Rien qui puisse évoquer la hache. Rien qui ne laisse présager, non plus, une humanité qui veuille chercher en elle à désincarcérer la structure vivante de l'arctique quotidien. Peut-être parce que, justement, en lisant Diderot, je peux penser, et qu'un tel exercice (où le livre, le vrai, celui d'un autre qui m'atteint, rejoint mon moi et lui montre qu'il peut penser, certes, mais pas seul) ne peut convenir à un époque qui a choisi d'hypertrophier la logorrhée.

    Et Kafka, dans tout cela ? Kafka, comme ses illustres compagnons que nous avons vite évoqués, nous y retournons. Nous sommes masochiste(s). Nous aimons la hache, bien aiguisée.


    (1)Évitons l'adjectif «kafkaïen(ne)» qui, à force d'être utilisé à tort et à travers, a fini, comme l'ubuesque, par devenir problématique.

     

  • Un amour de Proust

     

    La découverte de Proust à l'adolescence fut une expérience définitive. Rencontre avec un être si éloigné de ce que j'étais sur tant de points (autre temps, autre milieu, autre culture, autre vie...) qu'il y eut une sidération, une infinie séduction (dans le sens où, comme le rappelle Pascal Quignard, dans Vie secrète, il s'agit de se-ducere, soit : mener à l'écart, et donc conduire ailleurs), séduction incessante, promise à ne jamais s'éteindre. En somme : jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les raisons de cette belle rencontre (différée, comme toute littérature, puisque celle-ci est un carrefour d'absences, celle de l'auteur -dont la vie réelle n'est que péripétie- et celle du lecteur -qui reste sans visage-, mais une absence nourrie pour le second des incessantes rencontres que nous permet le livre, rencontres irréductibles aux bavardages parfois pathétiques de notre vie sociale.) sont évidemment multiples. Il y en a une, malgré tout, qui m'est propre, par le plus grand des hasards.

    Ouvrant Du côté de chez Swann, avant même d'en avoir lu la moindre ligne, je me retrouvai en étrange pays. La première partie est intitulée Combray. Et Combray, je connaissais. Parce que dans un certain village, minuscule et perdu, que mes attaches familiales me rendaient très familier, un lieu-dit (et n'est-ce pas là une belle appellation) portait ce nom. Village à l'habitat dispersé où vivaient ceux des Bourdaines, de la Brisserie, de la Roche, et ceux de Combray, que les gens du coin prononçaient « combraille ». J'y étais passé quelquefois, sans plus d'attention : un regroupement de quelques maisons sans éclats, une banalité paysanne parmi d'autres. Et, lisant Proust, je pensai qu'au delà de la petitesse de l'endroit, sa médiocrité n'aurait pu convenir, parce qu'il ne s'y pouvait rien passer. De même que dans ce qu'on appelait le bourg où vivaient cent cinquante âmes. Bien conscient que le Combray de Proust n'avait pas une étendue phénoménale, je ne m'en faisais pas moins une représentation assez ésotérique, éloigné qu'il devait être de la médiocrité provinciale de Balzac, ou même du Yonville-l'Abbaye de Flaubert.

    Ayant commencé à lire ce roman en édition Folio, sans la moindre annotation, j'appris plus tard que les scènes d'enfance du narrateur (dont on sait que, peut-être, il s'appellerait Marcel...) trouvaient leur origine dans le village d'Illiers, non loin de Chartres, et que celui-ci avait même changé de nom, devenant Illiers-Combray (le 8 avril 1971, exactement, soit cent ans après la naissance de Proust). Plus tard encore, je me décidai d'aller visiter les lieux, puisqu'on y conservait la fameuse maison de la tante Léonie.

    Village banal, sans attrait. Et tout ce que j'y trouvais ne s'y trouvait pas vraiment. Il ne me reste qu'un souvenir imprécis, imprécis parce que rien ne se détache de sa réalité que les brûlants lambeaux du texte et l'abîme qu'ils révélaient, mélange d'un temps révolu, que consacrait le caractère très contemporain d'Illiers, et d'une naïveté que j'avais conservée en y venant (naïveté qui est moins faiblesse adolescente que cicatrice entretenue sur la chair de ma propre existence). Il ne me semble pas que l'on eût conservé «le double tintement timide, ovale et doré de la clochette». Le jardin était, je crois, sans visage. En revanche, il y a encore en moi cette «cage d'escalier» que j'imaginais magistrale, quand le narrateur, si malheureux d'avoir en vain attendu sa part de réconfort, voyait «la lumière projetée par la bougie» de sa mère. Mais ce n'était qu'une architecture de bois craquant un peu, comme j'en connaissais une, moi aussi, dans la demeure des voisins, dans ce petit village perdu, architecture que je n'ai jamais revue d'ailleurs, dont je n'ai là aussi que le souvenir, et que je n'avais jamais considérée que comme un escalier parmi d'autres. Il y a aussi la fameuse chambre de Léonie, minuscule, froide, impersonnelle malgré la désuétude de l'agencement, chambre déceptive parce que ne pouvaient s'y perpétuer ni le babil croisé de la tante, de Mademoiselle Sazerat et de Framçoise, ni ce mélange de religion et de pharmacie qui m'avait tellement intrigué.

    Il est inutile que je parle de l'église, moins encore des madeleines, qu'une pâtisserie du lieu vendait comme des reliques littéraires, alors même que, j'en fais le pari, les commerçants n'avaient jamais affronté le monument de Proust. Inutile que j'en parle, car en parler reviendrait à recopier purement et simplement le roman, ce qui ne serait pas, d'ailleurs, une mince délectation.

    L'émerveillement que j'espérais, de me retrouver dans son monde, d'en deviner sinon l'ampleur du moins les coulisses, tombait donc à l'eau. Et le panneau Illiers-Combray me parut l'un des mensonges les plus grotesques que j'avais jamais lus. La colère contenue d'avoir été trompé (non par Proust mais par ceux s'en faisaient les gardiens territoriaux) laissa assez vite la place à l'ironie devant la mascarade. Car, dans le fond, que les institutions municipales et nationales (puisque le changement de nom nécessita une parution au Journal Officiel) aient fait allégeance à la littérature (fussent pour des raisons touristiques), voilà ce qu'il fallait peut-être retenir. Néanmoins, ce n'était qu'une illusion de plus. Les écrivains sont des gens de peu, des dilettantes dans une société qui prônent les valeurs utiles et immédiatement pratiques. Pourtant, l'irréel de l'écriture prenait, ici, le dessus. Et peu importe au fond qu'il ne restât rien que la futile et énième conservation des choses, comme si ces choses pouvaient nous dire quoi que ce soit sur les mots, comme si le style pouvait être là, dans les lieux, quand le roman de Proust était justement la quintessence du lieu dit. À vouloir trop gagner, on finit par tout perdre, et ce trop évident hommage à l'homme qui avait sorti le village de son imparable anonymat était, en creux, la reconnaissance suprême de la littérature comme monde, et, par un mouvement inverse de ce que Illiers avait désiré, l'effacement d'Illiers lui-même de la carte géographique et affective du lecteur que j'étais. Ils avaient accolé le nom de Combray, parce qu'ils ne savaient pas lire, sinon ils auraient été au bout de la seule logique tenable, c'est-à-dire de substituer au réel le fictif, et que nous soyons, nous adultes, contraints de nous plier à une loi qui n'aurait eu valeur nulle part ailleurs ; mais ils croyaient que lire et voir sont même expérience, même ancrage, alors que les images ne sont, pour avoir la moindre valeur, que mots en attente : c'était cela qu'il fallait emporter de cette visite, qu'ils étaient ignorants et dupes de leurs propres illusions. Ils en étaient restés au milieu du gué. Illiers-Combray, ou pour l'écrire autrement : Combray parce qu'Illiers. Et tous les hommages, alors, prenaient des allures de mise au tombeau, du nom à la préservation de la maison.

    Repensant au Combray de mon enfance, je compris que le génie de Proust en aurait fait une aventure, sans même qu'il y ait d'autres péripéties que sa transmutation (et d'ailleurs, à ce titre, il l'aurait débaptisé, et pour le plaisir absurde de la rêverie, je décrèterais qu'il l'aurait appelé Illiers). Je compris que l'écriture n'a qu'un lointain rapport avec son inspiration matérielle, qu'elle n'est, comme les géométries non euclidiennes, qu'une déformation définitive du regard, des choses regardées, et du souvenir des choses regardées. Que rien n'est négligeable, absolument rien, et que nous ne sommes pour toujours que le monde de nos mots.


     

  • Sur une (petite) morale socialiste

    La municipalité messine, nouvellement socialiste, a décidé, et c'est sans doute là sa contribution au débat sur l'identité nationale, de revoir l'appellation de certaines de ses (illustres) voies. Ainsi, sous l'impulsion de quelques zélés et jeunes membres du parti, elle envisage de débaptiser la rue Maurice-Barrès. Fichtre ! On comprend aisément ce qu'une telle envie veut signifier. Il s'agit de se draper de probité et lin blanc. En ces temps qu'on dira délétères, l'initiative engage, à un siècle de distance, ou presque, à combattre le nationalisme et à souligner que les intellectuels messins de gauche ne mangeront pas de ce pain-là. Qu'ils fassent comme bon leur semble ! Nous (osons le personnel de majesté) ne sommes pas messin...

    Il n'en demeure pas moins que cette saillie politique ô combien salvatrice amène à quelques remarques.

    1-C'est attribuer à Maurice Barrès une puissance idéologique et politique qu'il n'a jamais eue, sauf à lire Scènes et doctrines du nationalismele fait divers fait diversion. On nous en donne une preuve supplémentaire. comme un bréviaire pour le siècle cataclysmique qui allait venir. Cela ne manquera pas de faire sourire ceux qui ont lu l'ouvrage. On y trouve des pages nauséabondes, des raccourcis scandaleux, certes, mais de là à faire de sa disparition toponymique une urgence absolue... Il faut dire que nos politiques n'ont pas d'autres chats à fouetter et que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Faut-il y voir, alors, un avatar de cette pratique du symbolique qui remplace peu ou prou toute pensée aujourd'hui ? Qu'est-ce que le symbolique à présent ? Ce n'est pas la clarté de la réflexion, la détermination précise d'un point qui fait sens, absolument pas. C'est frapper les esprits, choisir sa cible et détourner l'attention. En l'espèce, le socialiste messin imite tendanciellement les sommets de l'Etat. Et remercions Bourdieu de nous avoir répété que le fait divers fait diversion.

    2-Les édiles lorrains devraient un peu se pencher sur l'histoire intellectuelle de ce pays, lire Michel Winock, par exemple, et s'interroger sur le point suivant : le très détestable Barrès fut de son vivant considéré et respecté. On nous rétorquera que les individus, pris dans le temps de leur propre existence, n'ont pas toujours loisir d'apprécier ce qui se passe autour d'eux, ni de se détacher des affects. Pourquoi pas ? Revenons toutefois à ces Scènes si pleines de fiel, écrites autour de l'Affaire Dreyfus. Je me dispenserai d'en citer la moindre ligne. Qu'on y aille voir par soi-même (il est d'ailleurs un devoir que notre époque devrait raviver avec beaucoup plus d'ardeur, c'est le devoir de lecture ! Celui-ci a deux utilités : il ouvre à l'intelligence ; il permet d'identifier «l'ennemi», de pouvoir en parler avec mesure ou véhémence, c'est selon, mais, au moins, en connaissance de cause.). Les Scènes, donc... Publié en 1902, d'un anti-dreyfusisme virulent, et qui ne laisse guère de doute quant à l'antisémitisme barrésien, ce livre est connu de ce qu'on appellera la sphère littéraire. Cela n'empêchera nullement cette même sphère de garder son estime pour l'écrivain, d'avoir même à son égard des attentions qui donnent à réfléchir. Pour la petite (!) histoire, proposons quelques passages d'une lettre de Proust, écrite en 1911 (de quoi avoir le temps de bien mesurer à qui on s'adresse), en remerciement d'un livre que le sus-nommé Barrès lui envoie.

    «Or il est arrivé qu'étant ce grand écrivain que vous êtes, et d'autre part ayant cet amour de la Lorraine de ses morts, ces deux choses-là se sont tout à coup combinées dans l'esprit du peuple [...] Voilà ce que vous êtes devenu, ce que personne peut-être n'a jamais été [...] un grand écrivain qui est en même temps reconnu et obéi comme le chef le plus haut, par sa patrie, par l'unanimité du peuple. Cela fait cette espèce de gloire extraordinaire, d'une lumière spirituelle sans précédent [...] si heureux que je sois pour mon pays d'une suprématie comme la vôtre».

    Devant autant de complaisance, si l'on s'en tient à des considérations de morale politique, il sera donc urgent de débaptiser une éventuelle rue Marcel-Proust (j'avoue ne pas avoir pris le temps de vérifier s'il y en avait une à Metz mais la question est très secondaire, on le comprendra, puisqu'en l'espèce, il s'agit de facto de s'interroger sur la connaissance ou non que nous avons des auteurs, et je le dis sans détour : l'œuvre de Proust est le refuge suprême lorsque le monde qui m'entoure est insupportable, et il l'est souvent...). D'ailleurs, le problème a sans doute le droit d'être posé : Henry Sonnenfeld, dans The French Review d'octobre 1988, intitulait un article «Marcel Proust : Antisémite ?».

    Cette manière de voir demanderait donc à passer en revue l'histoire morale des écrivains et si l'on procède de cette manière, je crains qu'il ne nous reste plus grand chose à lire, tant chacun trouvera à redire sur tel ou tel, quant à ses positions sur la démocratie, les femmes, l'humanisme, l'amour du prochain, etc.

    3-Faisons le ménage, soit. Il faudrait alors s'occuper d'un homme comme Alexis Carrel, dont l'ouvrage, L'Homme, cet inconnu, publié en 1935, se fend d'un discours eugéniste sans ambages. Il adhéra, par ailleurs, au PPF de Doriot. Sinistre trajet, pour le moins. Les socialistes messins peuvent faire le tour de France des villes qui ont dédié à cet individu une voie de leur cité. Donnons-leur un premier champ de bataille. Rennes, socialiste sans interruption depuis 1977, a un magnifique boulevard Alexis-Carrel, et visiblement, cela ne trouble pas grand monde.

    4-Last but not least : dans un document INA, de 1972, François Mitterrand évoque ses goûts littéraires et gratifie le téléspectateur d'une lecture fort instructive. Il s'agit d'une page de La Colline inspirée, dévoilant ainsi son attachement à la prose barrésienne. Certains y verront en passant un écho à la mythologie solutréenne dont nous gratifia le défunt président de la République (et à laquelle se prêtèrent tous les thurifaires du régime, s'échinant à revêtir leur oripeaux de randonneurs pour pouvoir dire, le soir, qu'ils en étaient, eux). Il est évidemment ironique de voir un socialiste si important aller chercher dans la littérature honnie les sources de son bonheur. Pourquoi pas, au fond ? Ce n'est pas moi qui l'en blâmerais. Mais je doute fort que ceux qui se réclament de son héritage (à moins d'avoir publiquement établi un droit d'inventaire, comme se proposait de le faire le sous-marin trotskyste Jospin) aient eu connaissance de ce moment d'anthologie. Sinon, il leur faudra, dans la même séance municipale, faire une pierre deux coups pour effacer de la cité lorraine le traître et son admirateur.