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C'est devenu, m'a-t-on dit, le pèlerinage des spectres et des songe-creux, depuis qu'on est venu y tourner un épisode de Twilight. Il suffisait qu'il y eût des remparts et un semblant de ténèbres pour que les apprentis gothiques y fissent leur beurre. Voilà une façon bien dérisoire et ravageuse de reprendre ce qu'écrivait Gabriele d'Annunzio dans Forse che si forse che no quand il évoquait Volterra comme "una città del vento e del macigno" (une ville du vent et du roc). De quoi faire frémir, en effet... Il faut donc imaginer les délices sanguinolentes des admiratrices de Pattinson déambulant dans le cercle fortifié de la ville haute. Il n'y a pourtant plus grand chose à voir tant, comme d'autres villes du même genre (c'est-à-dire moins un genre qu'une destinée funeste les réduisant à la banalité commerciale), Volterra est propre, hygiénique et festive. À peine arrivé qu'on a envie de s'enfuir.
Tout le bonheur est ailleurs, en fait, lorsque la ville n'est encore qu'une promesse, une lointaine silhouette, et même, pourquoi ne pas le dire, un simple mot sur l'aléatoire des panneaux indicateurs italiens. Volterra vaut moins, en effet, que le décor fabuleux qui la précède, quand les routes sinueuses qui nous y mènent offrent au regard émerveillé, le gris bleuté et le vert d'une terre retournée, laquelle forme comme un treillage à peine visible sous le jaune ravi et vif de la paille courte après la coupe. Le labour sec laisse à nu un paysage lunaire. C'est une succession de surgissements et d'effondrements sans comparaison en Toscane, où les oliviers forment comme des boutons presque noirs sur le manteau des collines.
Cette matité qui s'enflamme, donnant au sol toute son épaisseur et son poids, il est possible, qui sait ?, qu'un jour, à l'instar des villes devenues l'ombre d'elles-mêmes (ainsi Volterra), elle disparaisse, que le travail des champs périclite et qu'il ne reste plus qu'un désastre. Nous n'aurons plus alors qu'à nous retourner vers Courbet. Oui, Courbet... L'homme d'Ornans, du réalisme virulent et provocateur, l'homme des couleurs austères, fit plusieurs séjours en Italie, et particulièrement en Toscane.
Courbet, La citadelle de Volterra, 1838, Le Louvre
Il vint à Volterra et plusieurs œuvres témoignent de cet attrait toscan. Car il s'agit bien de cela. L'art du peintre semble se soumettre (soumission qui n'en est pas une, c'est une écoute, d'abord) à l'intensité du lieu. Les plans sont marqués, la couleur dense, épaisse. Le pinceau n'imprègne pas la toile, dans le délicat souci qu'il y aurait de peindre une nature fraîche et frêle ; il se répand, comme une matière quasi primitive. La terre est une boue sèche, une marquetterie de bistre, d'ocre et de verts légers, qui prend toutes les pentes et oblige les arbres à se réfugier sur les endroits les plus inacessibles. Il n'y a rien d'hostile, absolument pas, mais c'est une fertilité massive, grasse qui prélasse des couleurs qu'on abandonnera à regrets en allant sur Sienne.
Courbet, dans ce tableau (mais il y en a d'autres de la même puissance), saisit toute la clarté que le sol absorbe du soleil, jusqu'à suggérer un territoire carapaçonné comme une bête terrible. Le sentiment lunaire qui vous parcourt l'échine, l'artiste lui donne toute sa force en choisissant non le plan restreint et la recherche du détail, mais la vision ample, comme s'il voulait donner, de ces incroyables collines, l'illusion d'un champ de bataille. La forteresse de Volterra se fond dans le décor. Elle apparaît moins comme une œuvre des hommes que comme le prolongement structuré du lieu qui l'a vue naître. Seule sa géométrie verticale la distingue et elle ne serait rien sans ses environs, sinon une couronne sans tête.
Il est peu nécessaire de revenir à Volterra, d'en arprenter les ruelles commerçantes. il suffit de penser à Courbet, de garder ses distances et de prendre l'ensemble comme une histoire magique de l'homme confondu par la terre, d'admettre, à la suite de Courbet, que cette région de la Toscane, assurément la plus belle, la plus unie, la plus sauvage, se contemple dans le lointain, s'estime de n'être qu'un imprécis assemblage de couleurs à flanc de collines et Volterra une déjà-ruine dont le plus beau souvenir est fixé, depuis près de deux siècles, par un homme qui ne savait pourtant pas ce qui nous attendait...
Le tableau de Courbet est donc à la fois un souvenir et une prémonition. Il est, sans souci de réalisme classique, la marque du lieu, son identification souveraine. Il capte la luminosité sans les chichis d'un quelconque travail vaporeux et nous informe de ce que sera le voyage (ou le retour) vers Volterra, en plein été, aride, et vaguement orageux : l'exaltation d'un autre monde, bien réel pourtant, dont nous emportons avec nous, par un fétichisme puéril, une poignée de terre.
Ce n'est pas la nouvelle du mois, bien sûr. Ce n'est même pas une nouvelle, dans le sens où il y aurait, à l'apprendre, un effet de surprise. L'annonce est un grain supplémentaire dans l'implacable subversion des valeurs, qui interdit les hiérarchies, magnifie une pseudo-culture populaire et relègue au rang des ennuyeux et des empoussiérés le monde des arts, des sciences et du politique (comme quoi, le politique contemporain, parce qu'il n'a plus que le nom de politique, peut achever ce qu'il est censé représenter).
En la ville de Chantonnay, il y aura bientôt un boulevard Thomas-Voeckler. Pas une impasse ou une petite rue. Un boulevard. Qui est-il, diront certains ? Une sommité locale, un responsable régional, un enfant du pays (comme on disait parce que maintenant cela a des accents paysans et clairement ringards) ? Nullement. Il est coureur cycliste. Un coureur du passé, mort ? Un compagnon de l'époque mythique qui aura fait s'extasier Jarry ou Blondin (surtout Blondin) ? Nullement. Il a trente-quatre ans. Il va revêtir pour la prochaine saison chaussures, gants, cuissards et maillots. Il est parmi nous, et comme en eut le droit, jadis, Victor Hugo, et il fut le premier d'entre tous, il entrera dans la toponymie des lieux de son vivant. Je ne sais pas ce que pense l'intéressé d'être ainsi canonisé par l'institution. Sans doute répondra-t-il qu'il est ému, honoré, et fier : tel est le vocabulaire en vigueur. Le cœur et la gravité devant ce qui n'est pas commun. Et nous, qu'en penser ?
L'affaire, face à l'effroi du monde, etc., etc., etc., ne demande pas de commentaires. C'est ainsi, d'ailleurs, que fonctionne pour le mieux le désordre, quand ils nous astreignent, le monde et le désordre, à ne pas faire de commentaires. À nous taire. Le temps contemporain fabrique de la futilité, en fait son actualité, à une vitesse vertigineuse, détricotant le passé, mais nous interdit de prendre cette entreprise sur son versant idéologique, si bien qu'il ne nous reste plus qu'à acquiescer. Car au fur et à mesure que s'accumulent les anecdotes onomastiques, les attributions fantaisistes à des minores de nos rues et de nos bâtiments institutionnels, on finit par se dire qu'il s'agit bien d'une entreprise de neutralisation des valeurs (1). Tout est dans tout et rien ne mérite qu'on le distingue. D'ailleurs, il s'agit de faire peuple, d'être décoincé et ouvert. Très important, cela : décoincé et ouvert. On dirait même open...
Le sport ayant acquis un tel statut dans le monde contemporain, il est donc légitime qu'on lui donne une part belle dans les artères de nos villes et de nos villages. Et comme le sport n'a pas eu le temps de s'inscrire vraiment dans le temps, qu'il est même une négation du temps, consommant ses héros à vitesse grand V, il ne reste plus qu'à prendre le train en marche et à les sanctifier de leur vivant. Ainsi Thomas Voeckler...
Sur ce point, le moment choisi n'est peut-être pas anodin. En cet automne où la statue du Commandeur Armstrong a été dévissée en quelques semaines, cet hommage sent bon sa revanche cocardière. Le bon petit Français contre le méchant Américain, le pot de terre contre le pot de fer, l'honneur outragé contre la félonie outrecuidante (mais à la fin battue). C'est tellement bon d'avoir de ces petites victoires qui ramènent à l'auto-glorification. On imagine que le sportif français est le chevalier blanc de l'effort à l'eau de source, du combat à mains nues, de la souffrance pure, pure, pure. Si donc il s'agit de s'enorgueillir d'un combat qui, contre un libéralisme sportif prônant le résultat coûte que coûte, se réclame du seul mollet vaillant et de la volonté inoxydable, je trouve alors que Chantonnay, c'est un peu petit. Je ne doute pas que l'ami Delanoë (2), qui aime être hype en diable, ne sera pas en reste. Pour lui éviter de passer trop de temps sur une carte, je lui suggère ainsi de débaptiser l'avenue des Champs-Élysées pour qu'elle devienne avenue Jacques-Anquetil, que la rue de Rivoli soit désormais la rue Bernard-Hinault et que la place Clichy, si chère à Céline (tant pis pour lui), soit actualisée en place Raymond-Poulidor. C'est, je le concède, une mythologie de peu, mais il faut bien faire avec ce qu'on a (3).
La roue tourne et suivant les chemins d'une rêverie mi-sérieuse mi-désabusée, de se souvenir d'un des actes fondateurs d'une destitution de l'art, il y aura un siècle, l'an prochain : Marcel Duchamp avec ceci :
(1)À commencer par tous ces collèges ou lycées Jacques-Brel, Barbara-Hendricks, Georges-Brassens, René-Goscinny...
(2)Je précise que j'ai choisi Delanoë parce qu'il dirige la mairie de Paris, que Paris est la capitale de la France, que Paris est la plus grande ville de France. Mon ironie n'a rien à voir avec son orientation sexuelle. Je préfère l'écrire parce qu'en ces temps de délire autour de l'homosexualité, certains, peut-être, y verraient là l'expression latente d'une certaine homophobie.
(3)Car, un jour, il adviendra que nous aurons des rues Bernard-Henry-Lévy, des places Michel-Drucker et des Impasses Bernard-Pivot...
La condamnation par la morale contemporaine (cette contemporanéité qui ne cesse de revendiquer des droits pourtant) de la misanthropie prouve de facto que les bons sentiments sont une posture, parce que c'est d'un possible et libre refus que naît la vraie liberté. Et c'est une facilité intellectuelle, autant dire rien, de mettre sur le compte de la seule acrimonie digestive la distance que l'on décide de prendre avec le monde. Rien à voir avec une économie du cœur. Bien au contraire...
On le glissait dans un sac de toile que l'on fermait d'un élastique. Ainsi gardait-il sa tendresse et son croustillant. Mais, parfois, il vieillissait plus vite que prévu ; un quignon au fond de l'escarcelle boulangère dormait, puis un deuxième.
Alors, un après-midi où les gamins n'avaient pas école, elle se décidait. Elle coupait le rebut en larges tranches, les trempait dans le lait, d'un geste rapide, juste une imbibation, puis dans l'œuf battu, avant de les jeter dans la poêle beurre-salée. L'idéal était une cuisson à feu très vif, avec un fond de sucre, qui caramélisait la surface, la durcissait tout en gardant la douceur molle au cœur, comme une idée imparfaite de kouign amann.
Dans l'assiette, les palets jaunes, dorés, roussis donc par endroits, encore chauds, les attendaient. Ils les badigeonnaient de confiture, ou les saupoudraient de sucre simple, comme une neige qui n'existait que là (dehors il faisait froid. C'était un plat d'hiver).
Il ne fallait rien perdre. Sans être pauvre, il lui restait cette humeur paysanne et rationnée, des temps d'une guerre dont elle ne parlait jamais. Le pain perdu portait mal son nom, en fait. Il évoquait le gâchis alors même que la recette douce et roborative rendait un dernier hommage à l'ingénieuse transfiguration du modeste. C'était en effet un miracle que de délecter la marmaille avec si peu. Loin d'être un raccroc dans une belle mise, une anecdote culinaire, ce pain perdu était un des bonheurs du trois-fois-rien dont la disparition est une des misères contemporaines.
Il t'est arrivé depuis de le voir inscrit à des cartes de restaurant, parfois même dans des menus d'une certaine élégance. Tu n'imagines pas qu'il n'ait pas gagné en accommodation (à la manière du hachis parmentier de Robuchon...), car la façon des professionnels existe pour autant qu'elle singe avec prétention (atours, rubans, et masques...) les bontés maternelles de l'enfance. Une telle invitation est, paradoxe, une incitation à passer son chemin. L'appellation est belle, sans doute, mais sans saveur. Ce pain-là est perdu, d'un sens qui nous ignore. Le corps, le nôtre, n'a pas besoin de ces partages en porcelaine de fin liseré. Il peut aussi vivre, sans nostalgie excessive, de ces disparitions. Il a une mémoire suffisamment forte. Rien n'est perdu ; tout se garde, dans la matière de l'âme.
Tu prends tes affaires à tâtons ; tu tournes doucement le verrou ; et sur le pallier tu te penches au dessus de la rambarde de l'escalier, que tu descends, six cercles, la main droite glissant sur le bois usé et la tête toujours un peu penchée vers le vide, tu inspectes le puits de ton échappée. Arrivé tout en bas, avant d'ouvrir la lourde porte qui donne sur la rue, tu lèves les yeux vers là d'où tu viens, mais tout est incertain et bien plus déroutant que la tentation du vertige d'il y a peu. Tu dois alors compter les étages pour être sûr de toi, même si cette exactitude n'a, dans le fond, qu'apparence d'anecdote. Pourtant tu éprouves le besoin de la sentir là, cette exactitude, comme une encoche que tu ferais, de ton passage et de tes restes...
Maintenant que le grand cirque a rangé ses pistes, ses parades et son orchestre tonitruant, on se retourne et l'on se demande vraiment ce qui nous vaut de bénéficier ainsi d'une couverture aussi complète de l'élection américaine. Il faut dire que l'engouement ne date pas de l'année. Il y a eu le tournant Bush (une raison de plus pour vouloir lui faire un procès à ce crétin des Alpes...). Il avait concentré une telle montée d'affect, essentiellement contre lui, qu'il a donc fallu que les médias hexagonaux fassent des mandats présidentiels outre-Atlantique une histoire que nous aurions à vivre par procuration. Les États-Unis, c'est un peu nous, avec La Fayette et toute la troupe (1)... C'est sans doute au nom de cette vibrante filiation que nous vîmes en 2004 des journalistes français en pleurs quand il fut entendu que Bush le fils remettait le couvert pour quatre ans, et que nous les vîmes (les mêmes ? de toute manière ils sont interchangeables) pleurer (décidément...) à l'annonce du triomphe d'Obama. Je les écoutais, abasourdi devant autant de bêtise, nous expliquer qu'une nouvelle ère commençait, que l'Amérique, territoire de l'espoir, de la réussite et du mélange, était de retour, que la même Amérique qu'ils avaient décrite comme peuplée de fachos bellicistes avait changé : de l'amour, du respect, de la solidarité, désormais.
Il ne semble pas que les quatre ans d'Obama aient bouleversé l'ordre des choses. Qu'il soit noir (ou métis, pour les puristes des deux bords, parce qu'en la matière, il y en a un paquet pour qui Barack Obama n'est pas assez blanc, ou pas assez noir...) est un paramètre secondaire. On nous l'a pourtant vendu comme un élément essentiel. Barack Obama est d'abord un homme établi dans la classe supérieure de la société américaine et je doute que son mandat ait pu le rapprocher de cette misère et de ce désœuvrement qui marquent tant le peuple américain, à commencer par les noirs, ceux des ghettos s'entend...
Il y a, en tout cas, un point sur lequel les années écoulées ont laissé les choses en l'état : la mise en scène vulgaire et spectaculaire de la représentation politique. Il est fort étonnant que ceux qui, pendant des années, ont moqué et voué aux gémonies le bling-bling président, ne se répandent pas sur les modèles communicationnels dont usent tous les candidats à l'élection américaine. Parce que si comparaison ne vaut pas raison, certes, il n'en demeure pas moins que les États-Unis sont le lieu de tous les possibles, à condition d'avoir de l'argent, et dans des proportions qui font passer les campagnes de Hollande et Sarkozy pour du patronnage agricole, et de s'autoriser toutes les bassesses.
Cette démocratie exemplaire dont on nous rebat les oreilles, c'est d'abord celle du fric et des discours faciles, celle de la morale érigée en principe cardinal et de l'hypocrisie dans les moyens choisis pour discréditer l'autre. Car il s'agit bien de cela : la démocratie américaine fonctionne d'abord comme une entreprise de destruction ad hominem. Les idées ne sont rien (mais on le comprend, car sur le fond, ils sont tous d'accord). Ne reste que la fibre intime qui fera passer l'autre pour un être incertain. Tout président ou challenger qu'il soit, le candidat est l'homme à abattre. Et pour ce faire, il n'y a pas de limite. Deux exemples édifiants...
Le premier est un clip de campagne du candidat républicain Rick Perry (battu pour la primaire par Romney). Il vise le président Obama. Il est construit comme une bande-annonce de blockbuster catastrophe. Tout y est : la musique, la dramatisation par le rythme (plans courts, accumulation d'images symboliques), voix off profonde, activation de tous les réflexes primaires des temps de guerre, invocation d'une mythologie belliciste. Si l'on s'en tient à ce seul contenu, il est vraisemblable que Perry élu, il n'aurait plus eu qu'à incarcérer Obama pour haute trahison et le passer par les armes.
La confusion formelle entre la fiction (dont on rappellera quel rôle elle joue dans la construction de l'imaginaire politique des Américains : il suffit de voir le contenu de leurs séries, et notamment de celles produites par la Fox et ses proches : de 24 Heures chrono à NCIS) et la réalité n'est pas innocente. Les États-Unis ont un goût particulier pour le story-telling politique. Ronald Reagan en avait fait le fonds de son idéologie sécuritaire et paranoïaque. Le clip de Perry ne fait que reprendre les thématiques classiques du conquérant de l'Ouest. Il est gouverneur du Texas : l'Amérique profonde et authentique, loin des tendances européennes bon chic bon genre de la côte Est. Ce recours au story-telling rappelle combien ce pays fonctionne en se leurrant sur sa puissance. Le mélange réalité-fiction révèle d'abord une impossibilité à penser le réel et à penser une altérité du monde. L'illusion est la règle, le bluff la méthode, le passéisme glorieux la boussole. Dès lors, tout est possible puisqu'on en rêve. La composition binaire du message de Perry s'explique par cette croyance en un au delà de la réalité, celle qui s'impose aux États-Unis comme au reste du monde. On peut toujours fermer les yeux et se faire des films. Hollywood n'arrête depuis trente ans de nous resservir la même soupe de la grandeur américaine pour cacher la misère du quotidien. Il est pathétique de voir Perry user de telles ficelles scénaristiques mais cette situation est symptomatique d'une expression politique marquée par la vacuité de son action et la pauvreté de son idéologie. Dès lors, le politique américain ne peut survivre à son néant qu'en se métamorphosant en un personnage cinématographique et en truquant le monde pour en faire un espace de studio.
Le deuxième clip est un chef d'œuvre de vulgarité. Ce n'est plus, comme précédemment, l'idée que la politique se ressource dans les valeurs du combat, mais celle, plus simpliste encore, qui assimile le vote à la sexualité. Lena Dunham, qui joue dans Girls, explique combien il est important de trouver l'homme juste la première fois. Et la première fois qu'elle a... voté, c'était pour Obama.
Le premier élément consternant tient au fait que le candidat, ou son équipe, n'a pas désapprouvé l'initiative de l'actrice. Le mauvais goût passe après l'effet choc du clip (et les Républicains ont crié au loup, si j'ose dire). Il mobilise, il fait le buzz et c'est d'abord ce qu'on lui demande. On ironisera bien sûr quant au contenu proposé, dans un pays qui pratique la pudibonderie avec une maestria prodigieuse. Ne jamais parler de cul, mais y penser toujours : cela pourrait être leur devise. La prestation de Lena Dunham illustre parfaitement ce dévoiement de l'action politique qui se réduit peu à peu à n'être qu'un objet de consommation et ne peut survivre comme réalité qu'à condition qu'elle s'efface paradoxalement comme réalité. Transformer Barack Obama en partenaire sexuel peut outrer, certes, mais un tel raccourci n'est jamais que la concrétisation impensable (mais pas si impensé que cela) d'une évolution qui fait de l'homme (ou de la femme) politique, dans les sociétés contemporaines occidentales, une incarnation fantasmée de toutes les réussites : celui qui a le pouvoir, celui qui connaît les grands de ce monde, celui qui connaît les acteurs, les chanteurs, les réalisateurs, celui qui connaît les people, bref, celui qui a tout (et dont le pouvoir politique devient secondaire, presque anecdotique...). La déclaration de Dunham incorpore le politique dans une histoire fétichisée où celui que l'on veut est purement et simplement (mais cela veut dire qu'il n'en est rien) l'objet de son désir. Transférer le sens de la responsabilité et la sagesse politiques sur le terrain du savoir sexuel est pour le moins régressif. La raison collective est mise au placard pour laisser place à l'affect individuel et, le temps d'un clip, d'un déclaration, d'un coming out, on ramène le politique à un investissement privé. Il est très drôle de voir une femme, dans ce pays si sourcilleux sur le plan du féminisme et des gender studies, se comporter de la sorte, parce que si on voulait inverser les termes, on pourrait supposer que dans quatre ans, si Hillary Clinton se présente, on aura un beau gosse venant au devant de la scène pour expliquer qu'une femme mature (pourquoi pas une cougar ?) c'est le top de l'initiation. Quand on en arrive là, il n'y a plus grand chose à espérer de la parole politique.
Ces deux exemples, aussi dissemblables puissent-ils paraître, ne sont que les deux faces d'un même objet, d'une même représentation. Ils définissent le politique à la lumière d'un profond creux idéologique. Il ne s'agit plus de faire son choix à l'aune d'une architecture conceptuelle déterminée mais de ramener celui-ci à une immédiate satisfaction de son seul fantasme. On se rappelle la formule, d'ailleurs faussement attribué à André Bazin, qui inaugure Le Mépris de Godard : "le cinéma substitue à nos regards un monde qui s'accorde à nos désirs". Pas de doute : nous sommes au cinéma. C'est une actrice qui le dit, c'est un cinéaste qui le filme...
Il est toujours possible de se consoler en se disant que tout cela se passe à 7000 kilomètres, que les Amerloques sont les Amerloques. Ce n'est qu'une question de temps, et rien de plus. Les socialistes ont déjà adopté le principe des primaires (2) et le clip ultime de François Hollande est fort instructif (notamment en comparaison de ceux des autres candidats) sur le changement qui s'opère. Il a raison, l'homme normal, le changement, c'est maintenant, et pour ce qui suit, c'est cadeau, comme on dit...
(1)Pour d'autres, bien sûr, leur viennent à l'esprit les pages magnifiques de Chateaubriand s'extasiant de la nature dans toute sa luxuriance romantique. Mais il s'agit d'une référence qui n'a plus cours. Que ferait un passionné royaliste, perdu entre les XVIIIe et XIXe siècles, dans ce paysage moderne qui veut de l'actuel, du contemporain et fait une fixation sur un futur perçu comme en apesanteur. La Fayette, au moins, sent la poudre. C'est du western avant l'heure...
(2)L'UMP va suivre, et c'est hilarant de voir (mais j'y reviendrai bientôt) que ce sont les gens de gauche qui singent les pratiques d'un pays où le plus à gauche des politiques est chez nous un ultra libéral...
J'ai eu plusieurs fois l'occasion de rappeler tout ce que l'on doit à la galaxie ECM de Manfred Eicher et certains billets ont déjà rendu hommage à des figures majeures de ce label : Jarrett, Surman, Brahem ou Molvaer.
L'un des plus curieux et discrets membres de cet aréopage de musiciens talentueux est un Américain qui navigue entre un jazz épuré, très cérébral et envoûtant, et un fonds classique renforcé par le choix de ne s'en tenir qu'à la guitare classique ou acoustique. Ralph Towner porte comme un anachronisme en lui, comme une nostalgie instrumentale nous ramenant en des siècles éteints (sans pourtant qu'il fasse, dans une veine très postmoderne, une reprise ironique ou décalée du passé). C'est lent et automnal. On rêve ou l'on médite ; on regarde en coin les nuages se tordre. Ralph Towner n'écrit pas pour le dehors. Il y a dans ses compositions un éternel écran sur le monde : la musique elle-même, en protection. La batterie et la contrebasse jouent un rôle essentiel : le rythme interne et la distorsion de ce à quoi on rêve, quand le rêve est, en certaines heures, une indispensable seconde nature.
Sur le morceau qui suit, extrait de l'album Solstice, datant de 1975, il est accompagné de Jan Garbarek à la flûte et au sax, d'Eberhard Weber à la contrebasse, et de Jon Christensen, à la batterie. Autant dire : un quatuor d'enfer...
Rien à l'horizon, sinon le calme, la douce ferveur du fil qui ne bouge pas, pas même l'impression que la chaleur puisse la faire danser, rien à l'horizon, que la pulsion vibratile de ton œil qui cherche à sortir de la torpeur, comme si tu étais aux remparts, à guetter le sillage ou le tourbillon de poussière. Rien à l'horizon que la prise affolante des monuments de pierre, d'ornières et de pourritures tant cela fait de jours, de mois, que tu attends. Avant (mais quand était-ce ?), tu aurais donné tout l'or du monde pour que dans le désordre de ta vie il y eût une dernière vague, un grondement ultime, dans tout le fatras des heures compilées à te battre. Tu n'avais alors jamais la tête hors de l'eau ; tu finissais exsangue de ce recommencé chaque jour, à peine l'aube en marche. La trime était ton office, les bleus le tympanon de ton quotidien et tu n'avais jamais trop de la nuit pour te perdre et croire que tu avais oublié. Rien à l'horizon que l'absence paradoxal d'horizon, parce qu'un mur s'abattait sans cesse sur toi et la mort t'aurait paru sage sans ce goût certain (si particulier) de la défaite, jusqu'à ce que, petit à petit, la force de s'éloigner te vînt, qu'il y eût comme une grâce dans ta solitude, et plus rien, plus rien que l'horizon, comme une couture intouchable entre le ciel et la mer, entre toi et eux, entre ta vie et ta mémoire...
Monseigneur André Vingt-Trois, évêque de Paris, dans son discours d'ouverture à l'assemblée des évêques, a rappelé son opposition au mariage homosexuel, que l'actuel gouvernement veut instituer. Il reprend la ligne que Monseigneur Barbarin, primat des Gaules, avait déjà définie.
Il faut être d'une inculture sidérante pour s'étonner que la hiérarchie catholique soit réticente devant un tel projet. Celle-ci peut-elle, en toute bonne foi, et selon un principe pluriséculaire, en héritage d'ailleurs d'une tradition antérieure à l'établissement du christianisme et de la chrétienté, rappeler autre chose que cette évidence : le mariage consacre une union hétérosexuelle ? Évidemment non. Faire le procès de cette position en établissant directement, comme le font les progressistes patentés de la gauche (mais on sait ici ce que je pense de l'invocation du progrès en matière politique), qu'il s'agit là d'une attitude homophobe relève du procès en sorcellerie, d'une pratique stalinienne courante. L'acharnement de ces trente dernières années contre le catholicisme est à ce point constant qu'il en est caricatural. Mais il fallait bien que les promoteurs des gender studies, des cultural studies et autres supercheries où tout se mesure à l'aune d'un discours minoritaire creux (1) établissent la hiérarchie des peines, des manquements et des responsabilités. En braves soldats de la doctrine foucaldienne, ils ont désigné le principal acteur de leur misère : l'église catholique et son cortège inquisiteur. En ce cas-là, spécifiquement, l'histoire est utile. Elle sert les intérêts du requérant. L'homosexuel, qu'on n'appelait pas encore gay, mais sodomite, inverti, pédéraste, a payé au tribunal de Dieu ses pratiques. Contester ce point serait complètement idiot. Mais se focaliser sur ce seul élément historique, je veux dire : sur ce seul axe de l'Histoire, est un peu court. Les délires médicaux sur l'anormalité des homosexuels n'avaient pas besoin de l'Église. Les aspirations positivistes et le goût des classifications suffisaient.
Qu'il y ait, dans l'épiscopat, une certaine hypocrisie vis-à-vis de l'homosexualité, comme de la sexualité en général, n'est pas douteux. Mais, en l'espèce, il ne s'agit pas tant de cela que de définir l'ordre de la relation au mariage, jusques et y compris, dans sa définition administrative. L'invocation du mariage pour tous (2) fait sourire, quand l'institution qu'il représente se détermine d'abord dans une perspecive familiale et de protection de la progéniture (et les homosexuels ne peuvent pas avoir d'enfant, c'est un fait). Sur ce point, il aurait déjà fallu que les progressistes analysent de quoi étaient faits les textes du Code Civil. Les évêques ne vont même pas aussi loin dans la critique, et c'est un grand tort. Ils s'en tiennent à la seule contestation (très rétrograde, non?) de la famille, avec un père et une mère...
C'est pour cela qu'on leur tombe dessus à bras raccourcis. Encore ont-ils, eux, le courage d'afficher leur position ! Car, l'une des plus remarquables abérations du moment, c'est le silence des autres confessions monothéismes, lesquelles ne peuvent, sur ce point, qu'être en accord avec les catholiques. Faut-il, en effet, penser que le silence du Consistoire juif, du CFCM et des autorités protestantes a valeur de consentement ? Il est bien curieux que ces institutions, si chatouilleuses sur leurs prérogatives, si regardantes sur les pratiques que l'on encadre quand elles entachent l'espace public d'une expression ostentatoire de l'appartenance religieuse, il est bien curieux que, sur ce point, elles se taisent toutes. Bizarre, vraiment, que les intégristes de ce coin-là, qui ne manquent jamais de rappeler ce que Dieu, ses prophètes et ses commenteurs ont dit, écrit, prescrit, ne viennent sur le devant de la scène nous avertir qu'il y a là une loi scélérate, indigne et tout à fait contraire aux préceptes religieux. On devrait leur savoir gré d'avoir ainsi modéré, voire changé, leur position. Il est évident qu'il n'en est rien. C'est d'ailleurs, par exemple, parce que le rejet massif de l'homosexualité par les jeunes maghrébins est un fait que certains s'inquiètent du glissement nationaliste, voire d'extrême-droite, d'une frange de la communauté gay.
De fait, il est bien agréable, et facile, de voir la hiérarchie catholique monter en première ligne et de faire que les éternels geignards du minoritaire (en particulier ceux qui voient de l'islamophobie partout : CFCM en tête) puissent se taire sans montrer qu'à leur tour ils pourraient désigner d'autres minoritaires. Le choix catholique a au moins le mérite de la clarté et de l'honnêteté. Il se définit dans la plénitude d'une position affichée qui n'exclut en rien le dialogue avec les homosexuels. La question du mariage est épineuse mais, au moins, devant une loi qui lui semble contestable et dangereuse, monseigneur André Vingt-Trois ne fait pas semblant. Il ne cherche pas à s'attirer les bonnes grâces de la doxa ambiante ; il ne cherche pas à feindre et à tromper ; il ne se cache pas. Il choisit le choc frontal. Sans doute parce que la position qu'il défend est plus importante que l'estime temporaire d'une médiatisation qui voudrait à tout prix la modernité. Il est seul à prendre cette voie, au risque d'enfoncer un peu plus l'Église catholique dans la crise, au risque de donner du grain à moudre à ceux qui voient en lui l'incarnation du mal.
Ces derniers font un calcul petit, minable et dangereux. Trop contents d'avoir l'adversaire qu'ils s'étaient choisis depuis longtemps, et lui seul, car les autres sont tapis dans l'ombre, ils pavanent. Ils seront heureux de brandir la loi, une fois qu'elle sera votée, heureux et heureuses de pouvoir être comme tout le monde, marié(e)s, et d'avoir, dans les grandes largeurs, niqué les cathos... Ils se trompent, et lourdement...
(1)Creux, quoique assez efficace, si l'on en juge par certaines évolutions visibles dans les institutions. Il est dès endroit, aujourd'hui, où le minoritaire est un universitaire hétérosexuel. La cooptation existe aussi chez ceux qui hurlent à la ségrégation. La revendication homosexuelle est aussi une réalité et il est des milieux où elle forme un rempart entre les admis et les refusés. C'est un fait. Le dire n'induit en aucune façon que l'on soit homophobe. Encore faut-il alors souligner que, dans le monde homosexuel aussi, il existe des différences de classes : l'homosexuel du Marais peut vivre, assumer, revendiquer, voire exclure, quand celui de la banlieue de Seine-Saint-Denis est obligé de se cacher, de prendre ses choix comme une tare, et de se taire. On aimerait qu'il eût un peu plus de solidarité sur ce plan. Or, ce n'est pas avec un Gay Pride à l'esprit petit bourgeois qu'on a des chances d'y arriver.
En vertu de ce principe, d'ailleurs, Anne Lafetter dans Les Inrocks écrit, le 17/01/2012, au sujet du livre publié par l'ancien président d'Act-Up, Didier Lestrade :
«Un hétéro n’aurait pas pu écrire Pourquoi les gays sont passés à droite. Discriminatoire aurait-on dit, voire homophobe.» Un tel aveu est consternant, et doublement : a)il fait le constat d'un état de terreur dans le droit de penser b)il marque l'approbation par celui qui fait ce constat de cet état de terreur du bien fondé de cet état. La boucle est bouclée. Comme quoi il est toujours intéressant de fouiller les poubelles de ceux que l'on combat...
(2)La formule a des airs de slogan publicitaire. Le mariage pour tous, c'est plus facile, quand on sombre, comme les socialistes, dans le libéralisme intégral, que la dignité pour chacun, un toit pour chacun, un travail pour chacun. Privilégier le pluriel devant le singulier est un moyen rhétorique classique pour cacher la misère de sa pensée et pour placer celui qui conteste en position de méchant réactionnaire bridant les aspirations et l'épanouissement des citoyens...