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politique - Page 16

  • Personnel politique (groupe nominal)

     

    La professionnalisation du monde politique n'est pas récente. Elle va de pair, dans les pays de tradition démocratique ancienne (en Europe), avec une importance donnée à la sphère publique comme centre de décisions de plus en plus complexes, lesquelles décisions demanderaient une expérience de plus en plus soutenue, une vision d'ensemble que seuls des cerveaux qui se sont destinés à la chose publique pourraient appréhender.

    C'est bien ainsi que se justifient les happy few du politique pour, et particulièrement en France, traverser les décennies, comme si leurs échecs successifs, leurs approximations ne comptaient pas, tant le petit peuple n'est pas en mesure de comprendre ce qui les anime, cet intérêt général fourre-tout, masquant d'abord leurs ambitions.

    Ils sont devenus le personnel politique, sorte de caste d'un château imaginaire qu'est la nation, dont ils seraient les gardiens. Une sorte de domesticité de la patrie. On a envie de les louer, devant tant d'abnégation et de désintéressement. Ils ont dû lire Kant...

    On les croirait presque, et certains y croient effectivement. Peut-être même ne faut-il pas être aussi injuste, si l'on pense au menu fretin de la représentation nationale, les députés lambdas, godillots d'un système cadenassé par quelques nababs à l'ego démesuré... Ces médiocres (au sens classique, s'entend) ne sont pas à mépriser, sinon que, par le nombre, ils auraient moyens sans doute de redresser la barre. Il n'en est pas de même des têtes de série.

    Et puisqu'en ce jour, le déferlement électoral va bon train, rappelons que les visages les plus connus du personnel politique ne cessent d'afficher à ceux dont ils sollicitent les suffrages un mépris souverain. Parce que c'est mépris que de se soustraire, au moindre risque d'échec, à la décision démocratique. Cette attitude n'est pas de droite, n'est pas de gauche. L'indignité morale se distribue également et deux exemples suffiront, exemples qui transcendent les partis et les générations.

    Alain Juppé devait se présenter à la députation mais le score plus que médiocre de Sarkozy dans sa circonscription l'a persuadé qu'il y avait péril en la demeure. Dès lors, lui qui dirigeait et Bordeaux et la diplomatie française, rien de moins, nous a gratifiés d'un retrait réfléchi, d'homme responsable, pour pouvoir se consacrer pleinement à la cité qu'il dirige. On espère que cette défausse augure d'un retrait plus large et que le meilleur d'entre nous, comme l'appelait le grand Jacques, répondra enfin à la tentation de Venise.

    Najat Vallaud-Belkacem, fraîchement promue ministre de la condition féminine (ce qui ne veut rien dire, puisqu'à ce titre ne répondent ni budget, ni administration, ni espace de compétence spécifique...), avait depuis longtemps annoncé son désir de conquête législative. Mais, là encore, le risque important de défaite, et incidemment de démission gouvernementale, l'a convaincue de renoncer pour se consacrer, dit-elle, pleinement à sa nouvelle tâche.

    Dans un cas : l'orgueil méprisant. Dans l'autre, le souci de ne pas perdre son travail. Dans les deux, le narcissisme foulant au pied l'éthique démocratique. Le peuple n'est bon et respectable que lorsqu'il vote dans le sens qui vous arrange. C'est ainsi que le personnel politique tourne l'affaire en une politique personnelle...

    D'aucuns diront que ce sont des épiphénomènes, qu'il faut composer avec les passions humaines, et qu'il y a quelque mesquinerie à relever ce qui n'est pas significatif. Sauf que ce n'est pas significatif, c'est signifiant...




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  • Police politique

     

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    Je n'ai pas pour Renaud Camus une passion littéraire inconsidérée mais dans le paysage désolant et consensuel de la littérature française (entre repenti post-colonial, gender studies dissimulées et avant-garde creuse), il n'est pas non plus, loin s'en faut, l'indigne écrivaillon dont on ferait des pages dithyrambiques pour vendre de la feuille. Ses positions que d'aucuns qualifieront de réactionnaires sont connues depuis longtemps. Il fait partie, avec Richard Millet, de ces écrivains non négligeables qui, devant l'extase cosmopolite, ont décidé depuis longtemps de faire entendre une voix/voie classique.

    Sans doute  est-elle trop hexagonale, trop peu dans l'air du temps. Mais je ne sache pas qu'il faille être à la pointe de la mode pour être un écrivain. Touours est-il que Renaud Camus a commis, et c'est son droit, un texte public dans lequel il défendait Marion Le Pen. On peut, et c'est mon cas (1), ne pas soutenir cet engagement sans pour autant vouer aux gémonies l'écrivain qu'il est. Parce que si l'on introduit le moralisme bourgeois dans l'historique de ce qui fait notre culture, il va falloir sérieusement faire le ménage, vu le nombre d'énergumènes qui la peuplent et qui feraient bondir les Homais de service, lesquels sont fort nombreux à mesure que se répand, à la place de l'instruction, une éducation fade, consensuel et petite-bourgeoise (2).

    Prenons un exemple.

    « Les éditions P.O.L et Fayard ont décidé de ne plus publier Renaud Camus après le soutien de celui-ci à Marine Le Pen (Le Monde, 19 avril). D’aucuns pleurnicheront encore sur une liberté d’expression qui s’amenuise… Or il faudrait rappeler que la liberté d’expression ne concerne pas seulement les auteurs, mais les éditeurs aussi : un éditeur a le droit de s’exprimer contre l’un de ses auteurs, de ne plus désirer publier un facho. »

    Ainsi commence l'argumentaire, si toutefois le mot convient, du billet commis par Nelly Kaprièlan le 4 mai 2012 pour les Inrockuptibles. On appréciera le sophisme de la démarche qui consiste à utiliser la bonne méthode du paradoxe : la liberté tolère que l'on fasse taire les écrivains. Il y a un petit côté Saint-Just chez cette plumitive : pas de liberté pour les ennemis de la liberté. Ce qu'elle n'aime pas, comme à peu près tous les enragés d'un camp ou de l'autre, c'est autrui, un autrui si différent, si problématique qu'elle le juge sectaire et dangereux. Dès lors, il faut le réduire au silence. Et l'on comprend bien que nous sommes, défenseurs (quoique le mot ne convienne pas) potentiels de Renaud Camus, toxiques et que nos objections relèvent de la niaiserie et de la sensiblerie : nous ne nous indignons pas (c'est bon pour Hessel et sa clique : ils se sont accaparé la dignité), nous ne contestons pas, nous pleurnichons. Magnifique rhétorique du mépris et de la suffisance qui passe fort bien, qui est même très tendance, puisqu'elle est de gauche. Encore que cela soit une approximation : il s'agit d'une certaine gauche, celle qui distribue le mone en deux camps. Elle-même et les fascistes, peu ou prou.

    La défense des éditions P.O.L. est pathétique. Outre le fait que Nelly Kaprièlan revendique un droit à faire ce qu'on veut quand on veut, lequel ressort d'une pure logique libérale (mais il est vrai que les artistes et les écrivains ne sont pas protégés par les droits du travail. Ils ne travaillent pas ; ils créent (3)). On prend, on publie, on vire. Pathétique, dis-je, parce que les orientations de Renaud Camus, son amour de la France, sa défiance devant l'idéologie cosmopolite et différentialiste, tout cela ne date pas d'hier et ce n'est pas sa lettre de soutien à Marion Le Pen qui doit tromper son monde. Pour être cohérent, il aurait fallu le dénoncer depuis plus longtemps et en tirer les conséquences les plus élémentaires sur son éditeur : le dénoncer comme un éditeur de fachos, appeler à son boycott.

    Cela fait fi évidemment de l'écriture de Renaud Camus (4). Mais il est vrai qu'il n'est pas très trash, très rock, très hype, Renaud. Pour le moins. Or, c'est ce qui importe à une culture clinquante et forcément moderne comme la promeut la revue. C'est ainsi qu'il y a des sujets qui ne peuvent plus porter, qui ne peuvent plus avoir de sens. La vindicte contre Renaud Camus va bien au-delà de son engagement lepéniste (encore que l'expression soit excessive (5)). Elle recouvre cette distinction définie à l'aube du XXe siècle, quand, sous prétexte des suites de l'affaire Dreyfus, s'opposèrent Barrès et Gide. Derrière cela, des orientations intellectuelles qui s'inscrivent dans l'espace : la campagne, le terroir, la tradition, le passé (ou ce que l'on tient pour tel) d'un côté, de l'autre, la ville, le mouvement, le mélange, le présent et l'avenir.

    À partir de là, il faut choisir son camp. Du moins est-ce le diktat d'une contemporanéité qui n'a qu'un souci, c'est de liquider le passé. Au fond, il n'y a pas loin entre une plumitive des Inrocks et Sarkozy qui trouvait qu'on faisait chier le monde avec La Princesse de Clèves. Et c'est toujours très drôle (un peu affligeant aussi) de voir de tels amis s'étriper ainsi, quand ils ont sur la tradition culturelle la même vision méprisante.

    Le retour de la gauche au pouvoir est donc inauguré par le renvoi de Renaud Camus sur ses terres. Pourquoi pas ? Le plus marquant, dans le papier de Nelly Kaprièlan, est le plaisir à peine dissimulé d'avoir obtenu la peau de celui dont l'intelligence aurait sans doute beaucoup à lui apprendre (mais c'est bien connu : chacun selon ses moyens...). Elle a eu son facho. Elle pourra, plus tard, le soir, à la chandelle, raconter sa guerre, son maquis d'écrivaillon, luttant tant et plus que le félon rendit gorge. Car il en fallait, sachez-le, pour obtenir des têtes telles que la sienne. Son éditeur P.O.L. s'obstinait. Enfin Hollande vint et son élection annoncée coupa le nœud gordien. Et tout fut paisible en ce beau pays de France (6).

     

     

    (1)Autant l'écrire vite : les séides du Politburo sont prompts à faire de vous un fasciste. C'est d'ailleurs ce que détermine chez eux l'aphasie dont ils sont atteints. Le fasciste est l'autre qu'ils ne veulent pas prendre en charge, parce qu'il leur rappelle des souvenirs chinois ou cambodgiens, sans doute...

    (2)Au loisir de chacun d'aller fouiller la biographie de Baudelaire, Flaubert, Chateaubriand, Caravage, Pasolini, Céline, Grass, Henri MIller, Genet, Maïakovski,

    (3)C'est d'ailleurs au nom de cette capacité à la création ex nihilo qu'est célébré Lang, le héraut de la culture de gauche, et que fut, en 1992, attaqué Bourdieu pour avoir démenti de façon magistrale ce credo romantique ridicule, dans Les Règles de l'art. Mais Bourdieu n'était pas très... parisien.

    (4)Comme la remarque incidente sur Richard Millet. Nelly Kaprièlan néglige la beauté classique de la langue et confond en une seule veine, sans doute, le polémiste de L'Opprobre et le prosateur magnifique des Sœurs Piale et de Ma Vie parmi les ombres.

    Il est vrai que cette plumitive ne sait pas écrire : « Quant à Richard Millet, dont nous fûmes peu nombreux à nous ériger contre le racisme de ses livres,... ». Voilà ce qui s'appelle malmener la grammaire...

    (5)On trouvera néanmoins un peu inutile et ridicule ce soutien. À quoi peut-il, en effet, correspondre ? Quel lien profond existe-t-il entre un esthète misanthrope comme Camus et l'idéologie frontiste ? Certains diront : la haine. Soit, mais ce serait un peu court car si la haine était circonscrite à l'extrême-droite, nous aurions quelque espoir de voir le monde s'améliorer...

    (6)La dernière phrase est évidemment à rayer. Trop tradi, trop cul terreux, trop facho...




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  • Des problèmes de la mixité sociale

     

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    La place des Vosges, Paris, IVe arrondissement

    Il y a quelques années une bonne dame patronnesse, que j'eus l'heur de côtoyer, encartée au PC, parce qu'il fallait lutter, n'est-ce pas, c'est important, la lutte, tu comprends ?, c'est important, se plaignit avec fracas, et publiquement (c'est là le sel de l'affaire), que le candidat Sarkozy se fût permis d'installer son quartier général de campagne (pour la région, s'entend : nous ne sommes pas à Paris) au bas de son immeuble ou, pour être plus précis, au numéro juste à côté. Elle vitupérait devant le tracas que lui procurait cette sinistre cohabitation, obligée qu'elle était de croiser dans la rue la gente UMP dans toute sa splendeur (c'était en 2007 et les vents étaient alors favorables. On pavoisait à droite), de sentir le boulet obscur des forces du mal à chaque instant, de saluer (car elle était policée) l'arrogance amidonnée de ces parvenus. Oui, il n'était pas facile pour elle de partager sa rue avec des riches, oubliant pourtant (mais une mienne connaissance à l'esprit acidulé ne manqua pas de le lui rappeler avec vigueur) que si l'abominable saltimbanque de la finance avait pris ses quartiers là, c'était parce qu'il y était comme chez lui, et qu'elle-même, toute lutte des classes mise au placard, s'épanouissait dans un endroit charmant, étant même propriétaire, loin de ces zones périphériques dont elle parlait avec commisération sans jamais y avoir mis les pieds. Mais sans doute était-ce une forme d'entrisme géographique afin que le quartier tombât, après un grignotage savant, allant d'un pâté de maisons à un autre, dans l'escarcelle des forces révolutionnaires...

    Que le lecteur ne voit dans ce petit apologue aucune ironie grinçante, ni mauvais esprit, mais un souci de prendre en compte toutes les misères de notre société, car il est dur, sachons-le, d'être l'une des deux seules voix communistes (la seconde était celle de son compagnon, précisons-le) dans le bureau de vote dont dépend son domicile... Il est des douleurs qu'il faut savoir relayer...

    Plus sérieusement : je crois qu'ils sont fort nombreux les hypocrites du social à distance, de la mixité lointaine, prêts à juger avec sévérité ceux qui osent dire sans détour que non, ils ne voudraient pas vivre n'importe où et qu'à choisir, entre le XVe arrondissement de Paris et Garges-lès-Gonesse, ils préfèrent le XVe, qu'entre Faches-Thumesnil et le Vieux-Lille, ils choisiront, comme Pierre Mauroy, le Vieux-Lille, qu'entre la banlieue sympa, jeune et tellement anti-sarkozyste et la place des Vosges un peu guindé, ils feront comme Jack Lang, ils se résoudront à s'ennuyer dans le IVe arrondissement parisien...

                                               Photo : X

     

     

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  • Le Prince consort

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    D'abord il y eut le Père, son apparition iconique au centre de l'écran, au bout du tapis rouge. Le Père venait à nous dans son épiphanie de common man transformé en gardien élyséen de la République. Il n'était encore qu'une image, muette. Il ne s'exprima que plus tard, lorsque rancœurs, passions et exaltations se furent assagis. Il fut longtemps invisible, dans sa modestie corrézienne.

    Sur le plateau de France 2, il y avait la Mère, dans sa raideur froide de vainqueur (a)battu. Elle devait reconnaître le triomphe du Père sur celui qui l'avait, cinq ans auparavant, défaite sèchement. Journalistes, et (télé)spectateurs sans doute, guettaient la faille, à travers laquelle apparaîtrait (décidément que d'apparition...) le sentiment profond d'une injustice personnelle. On en sentit poindre l'expression quand elle rappela que la victoire du Père procédait de ce qu'elle avait entrepris avant, que son Désir d'Avenir avait préparé l'avènement du common man. C'était drôle : on sentait que le journaliste avait envie de lui demander ce qu'il avait lui, le Père, qu'elle n'avait pas, ou pas eu, elle, la Mère. Il s'abstint, politesse et décence mêlées, parce qu'il n'était pas question de s'engager dans ce genre de débat, trop délicat, trop guerre des sexes, à l'heure de la parité et du politiquement correct. C'était en filigrane...

    Mais tout cela avait déjà une moindre importance, car avant qu'on lui demandât son avis, à elle, était apparu (oui, vraiment, soirée de tous les sortilèges) le Fils, dans la pleine folie d'une soirée électorale qui ressemblait étrangement à une fête de fin d'examens pour étudiants perpétuels. Le Fils, Thomas Hollande, eut droit au prime time, 20 heures à peine passé, comme s'il revenait au prince héritier d'être le premier commentateur de l'accès au trône de son Père. Il était ému, l'œil un peu humide et la voix tremblante. Il avait cinq ans auparavant échoué avec la Mère ; il gagnait ce soir-là avec le Père. Il était super content, animé d'un frisson jeune et modeste. Il était le Fils digne du Père, tout en n'ayant pas trahi la Mère. Cela ne pouvait qu'attendrir le quidam vainqueur par procuration à qui on avait répété que l'élection était historique, que c'était un choix de société, un tournant, etc, etc, etc et à qui on offrait avant toute autre considération sérieuse une réaction juvénile rappelant les banalités d'un entraîneur de football dans la minute qui suit la victoire : on a tout fait pour, beau challenge, très touché, un grand moment d'émotion, etc, etc, etc.

    Ainsi France 2, toute honte bue de son allégeance sarkozyste cinq ans durant, passait à la minute dans le camp opposé et imposait, en bonne chaîne publique aussi pourrie que ses consœurs commerciales, l'étrange image d'Épinal d'une famille recomposée, dont chaque membre était à un endroit différent mais que la magie médiatique réunissait pour l'occasion. Pendant les deux ou trois premières minutes de cette bascule démocratique, nous n'étions plus que les témoins sidérés d'un moment de télé-réalité auquel se prêtaient (volontairement ? malgré eux?) les trois membres éminents d'une famille politique (entendons ici politicienne). On privatisait pour quelques instants un fait collectif. On en faisait une histoire personnelle, un storytelling digne d'une scène de cinéma. C'était, me semble-t-il, la première fois que l'on voyait ainsi la filiation prendre le pouvoir symbolique, faisant attendre le bon peuple (j'entends : ceux qui sont censés le représenter, soit : les hommes politiques) dans l'antichambre. Non seulement l'opposition était réduite à quia mais les caciques socialistes, les éléphants, étaient relégués au second plan. Le drame familial (lequel est le fondement de tout, c'est vrai, ainsi que l'écrivait déjà Aristote...) prenait toute la place. Et le quidam de se demander si l'on n'était pas en train de nous vendre le président 2022 ou 2027, selon le principe d'un héritage particulier dont Bourdieu a fort bien montré la perversité sociale. Car c'était bien au bénéfice du titre Fils de... que ce bon Thomas s'exprimait ...

    Ce fut le moment glamour de la soirée, la seule nouveauté, comme la petite pointe d'originalité que l'on trouve dans un film qui aligne tous les clichés d'un genre très codifié. Après ce grand moment de télévision, le reste fut fade, ennuyeux, prévisible. Et, en creux, se confirmait que désormais rien, absolument rien, ne pourrait être traité, en information, qui ne se réduise pas à du pathos scénarisé, que la réalité n'était qu'un élément, une ressource, parmi d'autres, de la fiction généralisée dans laquelle le pouvoir et les médias veulent que nous évoluions...

  • (presque) un anniversaire

     

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    Ainsi dura le souvenir précieux de l'élection de Mitterrand, en 1981, dont le profil informatique, apparaissant à l'écran fut, pour moi,  pendant longtemps, l'émotion télévisée la plus forte, la plus bouleversante, même au tamis de la désillusion et de la trahison, émotion d'un 10 mai se perpétuant toutes ces annés, puis s'effondrant, par je ne sais quel enchantement, pour laisser la place à ce matin du lendemain, alors qu'il pleuvait fort, et que sous le préau, les lycéens que nous étions, silencieux et ravis d'une victoire qui ne nous appartenait pas vraiment mais que nous faisions nôtre, essayaient de comprendre ce qui changeait vraiment, sceptiques ou incrédules, je ne puis le dire, heureux encore d'être de gauche, y voyant une signification qui allait progressivement se perdre, ce matin du 11 mai, toujours intacte cependant, 11 mai resté dès lors l'anniversaire d'un événement quittant son éclat institutionnel et nationalement collectif pour n'être plus qu'un souvenir personnel autour de personnes laissées depuis sur le bord de la route, sans regrets, sans larmes, sans amertume, parce que c'est la vie, parce qu'il existe des choses impossibles, parce que certaines sensations, certains sentiments se (re)vivent seul, de toute manière, se poursuivent dans l'intervalle du quotidien, comme l'inégalité du pavé vénitien, et qu'il n'est peut-être pas plus grande valeur pour certains moments que de ne pouvoir plus jamais en parler...

     

  • Du pourcentage aléatoire de la démocratie

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    Dimanche soir, c'était la fin du cirque, le moment où après s'être étripés joyeusement les braves enlevaient le maillot et finissaient, comme pour les matchs de rugby, avec une bonne pinte bien fraîche. Il y avait bien un vainqueur et un vaincu, mais le camp du vainqueur ne pavoisait pas et celui du vaincu semblait très philosophe. Le parti du parvenu mesurait-il la tâche et son angoisse ? Celui du déchu goûtait-il le plaisir inavouable de s'être enfin débarrassé de l'histrion qui les avait phagocytés de son nombrilisme grotesque ? Le common man faisait dans le sobre, pendant que le bling-bling souriait régulièrement en faisant ses adieux à la Mutualité.

    C'était vraiment un début de soirée étrange. La réalité donnait des chiffres, des estimations. On criait d'un côté, on pleurait de l'autre, mais sur les plateaux, calme plat. Un passage en douceur qui pouvait laisser songeur. Chacun y allait de sa phrase républicaine, à droite et à gauche : « le verdict des urnes », « la parole du peuple », « la voix des électeurs », « le respect de l'alternance républicaine »... Des félicitations UMP, des remerciements PS, c'était touchant. On avait l'impression de vivre dans une démocratie apaisée. J'aime bien cette expression récurrente dans les discours politiques, pour montrer que depuis les outrances de 1981 la République française a mûri, et nous aussi. Il paraît que l'électeur était dimanche responsable, jusque dans l'équilibre du résultat. Pas un triomphe, pas une raclée. Un mélange qui permettait à chacun d'être content.

    Mais moi, qui n'ai pas voté, je me sentais fort agacé, devant cette célébration unanime du peuple éduqué allant choisir son dirigeant suprême. Je m'agaçais de ce consensus, parce que je me souvenais que c'était les mêmes, exactement les mêmes, droite et gauche réunies, qui, en 2005, expliquaient que le peuple n'avait rien compris aux enjeux du referendum. La parole sortant des urnes était alors nauséabonde, rance, aigrie, et un tant soit peu imbécile. L'échec de la classe politique et des médias rassemblés (96% des journalistes soutenant la Constitution) tenait-il à peu ? Que nenni. 55% contre 45%. Net et sans bavure. Il n'y avait pourtant pas ce soir-là, dans les partis responsables (ils aiment se définir ainsi), autre chose qu'un mépris souverain pour la glèbe. Et l'on sentit alors qu'il en cuirait aux gueux révoltés de s'être ainsi comportés. Il ne fallut pas attendre longtemps et ce fut le traité de Lisbonne  que les gardiens de la démocratie (comme il y a en Iran des gardiens de la Révolution) s'empressèrent de ratifier entre eux, tant le peuple est sot...

    Dès lors, reconsidérant les moues et les faux semblants de la soirée de dimanche, je pensai que cette neutralité de ton, dans les deux camps, n'était pas due à la sévérité de la situation. Elle renvoyait, sur le fond, à l'écart infime qui séparait les deux (faux) belligérants démocratiques. Des queues de cerises. Ainsi la victoire des uns et la défaite des autres n'étaient que des anecdotes touchant aux trajectoires individuelles de ceux qui allaient accéder aux ministères ou faire une cure d'opposition. Cette convivialité sereine, si gênante, avait donc cette origine : le casting changeait mais le scénario était le même et l'on avait oublié depuis longtemps que les ennemis à l'écran étaient les affreux magouilleurs du Congrès. La civilité n'était pas qu'un acte, elle cachait la réalité indicible du pouvoir.

    Et comme un contre-champ ironique (qui me faisait sourire, enfin), dans le rectangle droit de l'écran, on voyait les cocus de base, tout à leur affaire, exultant à la Bastille, pleurant chaudes larmes à la Mutualité, tous étreints de leur passion désolante, amnésiques d'une démocratie confisquée il y a sept ans, avec la complicité du camp d'en face, qu'ils traitaient en ennemis héréditaires.

     

     

  • Merdre ! Il est 20 heures...

     

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    Un vote, une élection, de la liesse et des pleurs... Pour si peu, pour l'illusion que le pouvoir est là où l'on nous dit qu'il est, quand la littérature nous a déjà, depuis si longtemps, signifié que nous devons, sous peine de nous perdre, nous détacher de cette ivresse. Ainsi, la formule "il est 20 heures..."  et tout ce qui s'en suit, ridiculement sentencieuse, quand il ne s'agit que d'un passage, comme la vie elle-même, une vaste blague où, dans un rebours temporel, l'ère grotesque d'Ionesco qu'incarnait Sarkozy laisse sa place à celle sans qualité de Musil que symbolisera Hollande. Mais c'est une façon de parler, un vide que couvrent les flonflons, quand l'essentiel est dans la façon d'écrire, et que la première ayant triomphé de la seconde, le bavardage devenu plus fort que la phrase, quand est enfin consacrée la foire démocratique comme masque d'une politique de rigueur...

     

    LE ROI

    Sans moi, sans moi. Ils vont rire, ils vont bouffer, ils vont danser sur ma tombe. Je n'aurai jamais existé. Ah, qu'on se souvienne de moi. Que l'on pleure, que l'on désespère. Que l'on perpétue ma mémoire dans tous les manuels d'histoire. Que tout le monde connaisse ma vie par cœur. Que tous la revivent. Que les écoliers et les savants n'aient pas d'autre sujet d'étude que moi, mon royaume, mes exploits. Qu'on brûle tous les autres livres, qu'on détruise toutes les statues, qu'on mette la mienne sur toutes les places publiques. Mon image dans tous les ministères, dans les bureaux de toutes les sous-préfectures, chez les contrôleurs fiscaux, dans les hôpitaux. Qu'on donne mon nom à tous les avions, à tous les vaisseaux, aux voitures à bras et à vapeur. Que tous les autres rois, les guerriers, les poètes, les ténors, les philosophes soient oubliés et qu'il n'y ait plus que moi dans toutes les consciences. Un seul nom de baptême, un seul nom de famille pour tout le monde. Que l'on apprenne à lire en épelant mon nom : B-é Bé, Bérenger. Que je sois sur les icônes, que je sois sur les millions de croix dans toutes les églises. Que l'on dise des messes pour moi, que je sois l'hostie. Que toutes les fenêtres éclairées aient la couleur et la forme de mes yeux, que les fleuves dessinent dans les plaines le profil de mon visage ! Que l'on m'appelle éternellement, qu'on me supplie, que l'on m'implore.

              Ionesco, Le Roi se meurt


    Quelqu'un, n'importe qui, invente un beau geste nouveau, intérieur ou extérieur… Comment appeler cela ? Une attitude vitale ? Une forme dans laquelle l'être intérieur se répand comme le gaz dans un ballon de verre ? Une ex-pression de l'im-pression ? Une technique de l'être ? Ce peut être une nouvelle taille de moustache ou une nouvelle pensée. C'est du théâtre, mais tout théâtre a un sens, et dans l'instant, comme les moineaux sur les toits quand on leur lance des miettes, les jeunes âmes se jettent là-dessus. Ce n'est pas difficile à comprendre : quant au dehors pèsent sur la langue, les mains et les yeux un monde lourd, cette lune refroidie qu'est la terre, des maisons, des mœurs, des tableaux et des livres, et quand il n'y a rien au-dedans qu'un brouillard informe et toujours changeant, n'est-ce pas un immense bonheur que quelqu'un vous propose une expression dans laquelle on croit se reconnaître ? Quoi de plus naturel si l'homme passionné s'empare de cette forme nouvelle avant l'homme ordinaire ? Elle lui offre l'instant de l'Être, de l'équilibre des tensions entre le dedans et le dehors, entre l'écrasement et l'éclatement. Ainsi, songeait Ulrich (et tout cela, bien sûr, le touchait aussi personnellement, il avait les mains dans les poches et son visage rayonnait d'un bonheur silencieux et endormi, comme si, dans les rayons du soleil qui s'enfonçaient là-bas en tournoyant, il était en train de mourir d'une douce mort par le froid), ainsi, il n'y a pas d'autre cause à ce phénomène toujours recommencé qu'on appelle "nouvelle génération", "pères et fils", "révolution intellectuelle", "changement de style", "évolution", "mode" ou "renouvellement". Qu'est-ce donc qui fait de cette soif de rénovation de l'existence un perpetuum mobile, sinon la malencontreuse interposition, entre le Moi vrai, mais brumeux, et le Moi des prédécesseurs, d'un pseudo-Moi, d'une âme de groupe dont chacun se déclare à peu près satisfait ? Pour peu qu'on soit attentif, on pourra toujours deviner, dans le dernier avenir entré en scène, les présages du futur "bon vieux temps". Alors, les idées nouvelles n'auront guère que trente ans de plus, mais elles seront apaisées, légèrement empâtées, elles auront fait leur temps : rappelez-vous, quand on aperçoit, à coté du visage miroitant d'une jeune fille la face éteinte de sa mère ; ou bien, elles n'auront pas eu de succès, elles se seront émaciées et ratatinées jusqu'à n'être plus que ce projet de réforme dont un vieux fou que ses cinquante admirateurs appellent le grand Untel, s'était fait le champion.

           Robert Musil, L'Homme sans qualité

     

  • La frayeur des chiffres

    C'est, si l'on voulait la jouer cynique, le chiffre du jour (ou de la semaine...). L'Organisation Internationale du Travail annonce donc le lundi 30 avril qu'il y a 202 millions de chômeurs à travers le monde et que les chiffres à venir ne sont guère encourageants. À ce petit jeu-là, ces bons messieurs de l'OIT nous avertissent que des tensions sociales sont à craindre. Il est à prévoir qu'on ne va pas beaucoup rire dans un avenir proche... Il est vrai, cependant, que ces quarante dernières années n'incitaient pas non plus à un optimisme débordant. C'est bien connu : le pire est devant nous.

    202 millions sur 7 milliards de terriens, le chiffre peut sembler modeste. Il faut néanmoins retirer les enfants, les vieux, les inactifs et l'on arrive, paraît-il, au pourcentage plus significatif de 6,1% de la population active. Pas encore le taux espagnol mais le vers est, semble-t-il, dans le fruit. L'important est ainsi de retrouver de la croissance, pour faire redémarrer l'économie.

    Ces chômeurs sont un fardeau et un manque à gagner pour une machine en recherche de rentabilité maximale. Ils sont le signe que là où il y a de la richesse, le marché se rétracte et que les investissements pourrraient être moins profitables que prévu. Tous les journaux titraient sur ce chiffre, comme s'il signifiait que, soudain, par l'inflexion qu'il supposait, la belle histoire d'un monde de croissance prenait quelques rides. Les temps sont durs, nous dit l'OTI. Tirons la sonnette d'alarme. Les sans-emplois sont trop nombreux et c'est là le signe d'une société globale en difficulté.

    Il ne s'agit nullement de minimiser la situation des personnes sans travail. Ils ne sont pas en cause. En revanche, cet alarmisme économique étonne, comme si ces 202 millions étaient le seul indicateur d'un monde allant à vau l'eau. Parce qu'il me semble qu'il biaise singulièrement la réalité. La misère planétaire va bien au-delà de ce nombre certes considérable. S'il n'y avait qu'eux dont il fallait se préoccuper, passe encore. L'économie pourrait sans doute s'en charger aisément si tout le reste allait bien mais sont-ils les seuls à souffrir ?

    Je me souviens d'un dessin de Plantu où un ouvrier (casquette et sacoche) parlant à une aristocrate faisant la charité lui disait en substance : moi aussi au prix où je suis payé c'est du bénévolat sauf que c'est mon boulot. N'est-ce pas ce qui gêne dans l'inquiétude des commentateurs de ce chiffre terrible ? 202 millions. Peut-on se contenter de cette évaluation pour tirer la sonnette d'alarme ? Et de nous demander si toutes les personnes qui vivent avec un revenu de 2 ou 3 dollars par jour tous les exploités des sweatshops de Nike ou d'autres firmes multinationales, tous les miséreux dont l'emploi ne leur permet pas autre chose que de dormir sous les ponts ou dans les halls, y compris dans la cinquième économie du monde (c'est nous...), tout l'univers mondialisé du petit boulot payé à coup de lance-pierres, oui, de se demander si tous ces gens sont comptabilisés dans ces fameux 202 millions. Il est évident que non, puisque ceux qui vivent avec 2 dollars sont, selon les différentes sources, à peu près 2,5 milliards...

    Le problème est là. Cette évaluation (et les frayeurs qui s'en suivent) correspond à un certain type de développement, à une perspective d'économie libérale ne se souciant que de la frontière travail/non travail, actifs/sans emploi, sans préoccupation des conditions d'existence propres à chacun. Avertir que plus de chômeurs, c'est un risque de troubles sociaux, ce n'est pas envisager la situation du côté des malheureux, prendre la mesure humaine du désarroi, mais c'est évaluer les ennuis, les retards, les incidences fâcheuses sur le système entier. Le pauvre à 2 dollars le jour présente au moins l'avantage, surtout dans certaines régions du monde, d'être neutralisé. Le chômeur du pays riche, du pays émergent, ou du pays en voie de développement présente un risque bien plus grand.

    Ce chiffre inquiète surtout les possédants qui voient potentiellement leurs parts de marché et leur confort écornés, parce que les chômeurs ne sont plus des consommateurs en puissance. Pour ceux dont la misère est le quotidien, sans plus de perspective et de droit à la dignité, et ils sont bien plus que 202 millions, cela ne change rien, parce qu'aux beaux temps des trente Glorieuses, de la croissance miraculeuse, de la bagnole, du grille-pain et de la télévision couleur, la vie était déjà un combat désespéré.

  • Rabbia e Amore

     Pour Guilhem, indéfectiblement

    Une mienne connaissance revenant d'un court séjour de travail à Rome me raconte qu'il a lu un graffiti politique sur un mur de la Ville : rabbia e amore. La rage et l'amour. Il vit loin de l'Europe, en Afrique de l'Est et ce à quoi il est confronté, nous n'en avons pas la moindre idée, à l'abri de notre quotidien européen (n'excluant pas pourtant que la misère et la violence soient présentes). Rabbia et amore. Cette perspective gaucho-révolutionnaire ne le fait même pas rire, même s'il sait fort bien quels sont les tenants et les aboutissants d'une telle position. Il s'agit sans doute de revendiquer une autre société, de mettre en jeu les iniquités du monde, de se gonfler de la droite exigence de la justice, et pour cela, il serait nécessaire d'invoquer la légitime colère. Et cette légitime colère le dérange, comme moteur politique s'entend, non dans sa dimension éthique.

    Car cette légitime colère qui se transforme, selon les moments, en une revanche cruelle d'une communauté sur une autre, d'un clan sur un autre, d'une famille sur d'autres, il a l'occasion d'en voir les effets désastreux lorsqu'elle se pare de mépris et de bon droit, au nom des humiliés d'avant. La rage, au-delà de la colère vue comme mauvaise conseillère, n'est ni un programme ni un regard réel sur le monde mais un aveuglement. Ceux qui l'invoquent en sont encore à croire que la politique ne se fait qu'avec des (bons) sentiments. Et dans cet ordre, l'amour n'est pas mieux. Que signifie-t-il en effet en politique ? Est-ce un prolongement à tous des liens qui nous unissent à quelques-uns ? S'agit-il d'éradiquer, de bannir ou d'interdire cette singularité de la vie qui fait que nous restons parfois interdits ou réticents, presque d'instinct, à autrui ?

    Il y a dans ce rabbia e amore un fond de romantisme politique un peu dérisoire alors que c'est de rationalité que le monde a besoin. Le pouvoir, pour qu'il dure et soit le moins nuisible possible, se doit de garder la tête froide. Cela n'a rien à voir avec la real politik ou le cynisme machiavélien mais concerne le devoir indissociable de l'exercice des responsabilités d'évacuer l'immédiat de la vindicte et de la justice expéditive. Le tag romain est en soi une humeur, et les humeurs sont avant tout les prétextes à transformer la justice en injustice, le raisonnable en arbitraire. Ce sont proprement les déjections de la pensée.

    On s'est parfois étonné qu'après les horreurs du Rwuanda les bourreaux et les survivants aient pu cohabiter, comme auparavant les populations khmer, yougoslave, les résistants et les collabos. Souvent, d'ailleurs, nous qui avons vécu depuis longtemps en ce milieu si tempéré y allons de notre couplet moralisant, parce que nous usons de la rage d'une manière somme toute abstraite et ce que nous ne comprenons pas est là, justement : dans le fait qu'elle ne peut être une réponse à celle qui l'a précédée. Rabbia e amore sonne comme ces ridicules revendications adolescentes venues directement de la grotesque poésie soixante-huitarde : d'il est interdit d'interdire à lycée = prison. La liberté de la formule, sa poétique en forme de slogan sont des illusions, et des illusions parfois funestes. Elle n'est d'ailleurs que l'inversion un peu simple d'un film à sketchs (genre très en vogue dans les années 60) où se commit, entre autres Godard, Amore e rabbia.

    Le gauchisme romain qui nous promet d'abord la violence en prévision de relations tout en douceur est aussi inquiétant que les graffitis fascistes  et racistes qu'on lit parfois dans cette ville (notamment quand des supporters de la Lazio ont voulu montrer qu'ils étaient alphabétisés)

    La rabbia est une aporie et ce tag me rappelle alors ce livre virtuose d'Alessandro Baricco dont le titre français, Les Châteaux de la colère, manque l'essentiel du titre italien. I Castelli di rabbia, que le lecteur déchiffre aussi en I Castelli di sabbia. La rage, comme du sable en devenir. Châteaux de sable... Vision immature de la politique, pour finir, sans doute, comme bien des trotskystes ou des anciens jeunes de l'extrême-droite, plus tard, dans les ors ministériels du confort bourgeois libéral, loin de ce que cette mienne connaissance, si chère et précieuse, connaît, lui, dans les zones dangereuses du Darfour...

     

     

     

     

  • Pouvoir d'achat (groupe nominal)

    Voici l'un des astres les plus brillants de la politique contemporaine, l'étoile du Berger d'une société qui s'achève dans la pure consommation. S'achève, oui, car je crains que, derrière ces esprits absorbés dans l'avoir, il n'y ait une course vers l'abîme autrement plus périlleuse que celle évoquée par Dominique Fernandez lorsqu'il écrivait sur le Caravage.

    Le pouvoir d'achat...L'expression demande une réflexion, non pour en définir le sens strict sur le plan économique, mais au niveau de la charge symbolique induite par le choix sémantique. Cet objet de référence, que l'on trouve aujourd'hui dans la bouche de tous les leaders politiques et syndicaux, est en effet l'alpha et l'omega de la réussite. Les uns veulent le maintenir, d'autres le faire progresser. Aucun ne nous précise à quoi il renvoie, ce qu'on peut en faire, s'il nous rendra plus heureux, s'il est le signe d'une société plus juste. Rien de tout cela. En revanche, tous, en le magnifiant de la sorte, désignent volontairement ou par défaut, la ligne directrice de la société dans laquelle nous vivons. Ils renvoient le bonheur ou son approche à deux éléments déterminants.

    Plus que le politique ou le social, il s'agit de poser que le vrai pouvoir est dans l'économique désormais, que toute réussite personnelle tient dans notre capacité à intégrer le circuit commercial, à en être un acteur certes anonyme mais efficace sur le plan de la consommation. Le rappel constant de ce paramètre dans les discours contemporains marque l'adhésion, y compris des "forces de contestation", à un modèle où ce qui tient lieu d'existence est jugé à l'aune d'un mouvement participatif à la grande foire mondialisée des produits et des biens. La course au pouvoir d'achat n'a évidemment rien de révolutionnaire mais signe la volonté de chacun, pauvres compris, d'entériner le système, de le valider en apportant sa pierre à l'édifice du consumérisme jusqu'au boutiste, dans l'esprit d'un après moi le déluge magistral.

    Plus que les conditions mêmes du travail, du droit social (mais il faut s'adapter. Cela aussi, on nous le répète. Il faut être moderne...), de la défense des miséreux, du partage des richesses, le pouvoir d'achat, comme borne de la pensée, fait office de sésame vers un futur meilleur. C'est le deuxième élément essentiel : le pouvoir d'achat, contrairement à ce qu'on pourrait croire, n'est pas un idéal collectif. Il est un indice économique qui ne prend pas en compte les conditions de vie propres à chacun. Preuve en est que les statistiques vous diront que le pouvoir d'achat des Français a progressé depuis 25 ans. Donnée abstraite, nous semble-t-il, eu égard aux difficultés croissantes rencontrées par beaucoup pour vivre le quotidien, boucler les fins de mois, supporter le stress d'un précarité galopante et les déchirements d'une société qui a rendu le rêve spectaculaire, tous les soirs sur les chaînes de télévision.

    Il y a donc une ironie certaine à définir ce pouvoir-là comme essentiel parce qu'il qualifierait une liberté fondamentale du sujet, quand, justement, il caractérise une aliénation imparable de ce même sujet. Une société qui n'a que cela à offrir est proprement mortifère car il est illusoire de croire que c'est en accroissant le pouvoir d'achat de 1 ou 2% l'an que les plus pauvres vivront mieux. On les a tellement conditionnés, tellement travaillés par un marketing ciblé, tellement embrigadés dans le branding de toutes sortes, que le si peu qu'ils récupèrent ne sert qu'à combler (pour être plus précis, essayer de combler) la frustration produite par un monde où l'objet, l'achat, la possession sont les maîtres. Et, sur ce plan, rien ne peut atténuer la soif d'avoir : il suffit d'observer la soumission de toute la jeunesse, banlieue ou beaux quartiers, aux impératifs des signes extérieurs de richesse pour constater que nous avons atteint un stade de non-retour.

    C'est d'ailleurs à partir de ce constat que l'on regardera comme caduques les programmes électoraux de 2012 (mais l'histoire remonte à bien plus loin. Mai 68, une fois démystifié l'angélisme baba-cool, est un cimetière majeur de la pensée alternative). Le travailler plus pour gagner plus de Sarkozy n'a pas été attaqué sur le fond mais  sur l'inefficacité des procédures qui ont été mises en œuvre pour en faire une réalité. Question de forme, tout au plus. Ce qu'on nous annonce est du même tonneau. Fussent-ils d'extrême-gauche, ils ont la même logique : un consumérisme permanent, plus ou moins assumé, sur lequel se greffe la variable de la répartition des richesses, ce que certains appelleront une politique plus juste. Or, ce n'est pas de cette manière que l'avenir peut se dessiner autrement que comme une catastrophe économique, politique, écologique...