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politique - Page 11

  • De la terreur par la rhétorique (III)


    Les mots ne sont pas les choses. Rien d'original. Ce constat ne vident pas les mots de leur valeur. C'est peut-être même le contraire. Puisque le sens n'est pas en-soi, il est un cheminement, un investissement (au sens d'un objet qui se remplit). Et comme il y a de l'idéologie qui peut s'investir (cette fois, au sens d'une rentabilité espérée) dans ce gouffre, alors on ne s'étonnera pas qu'il existe tout un travail dans le domaine de la (dé)nomination (1). Ce qui est visé représente le même espace, mais la désignation change, à dessein. Un exemple.

    En 1992, ceux qui, comme moi, ont voté contre Maastricht, étaient, disait-on, des euro-sceptiques, teintés d'un esprit nationaliste un peu rigide. On s'en tenait là. Le temps passa et ces mêmes personnes devinrent des anti-européens. On voit déjà l'évolution. Si la première dénomination ne pouvait assurément prendre son sens qu'au regard d'un projet politique : le scepticisme étant alors le signe d'une interrogation, la deuxième portait, elle, une ambiguïté. Laquelle ? Celle d'identifier le projet politique européen à une représentation intrinsèque de l'espace géographique, culturel du continent lui-même. On sent bien que la logique de l'anti-, comme définition, ne porte plus seulement sur la discussion autour d'un contenu en train de s'élaborer mais sur le désir proprement négatif de l'opposant. En devenant anti-européen, celui qui refusait les transformations libérales de la future UE portait en lui les miasmes d'un esprit de dissensions détestables. Il ne répondait pas aux attentes des politiques prenant prétexte d'une nécessaire paix entre les nations après les horreurs de 39-45 (2). Les partisans du projet européen confisquait l'Histoire comme devenir et l'esprit critique devenait une âme étroite, engoncée dans son opposition systématique.

    C'est d'ailleurs sur ce registre que les battus de 2005 hurlèrent comme des loups. Anti-européens, et donc petits penseurs, porteurs de tous les maux que peuvent recenser les grandeurs mondialisées. L'édito de Serge July, dans Libération,  le lendemain du réferendum perdu, reste un modèle du genre.

    Mais, justement, le travail de sape n'avait pas suffi. L'entreprise de culpabilisation avait échoué. Le travail sur le langage n'avait sans doute pas été assez poussé. Et cela est très certain. 

    Ainsi, la semaine dernière, dans Le Monde, un porte-folio magnifique, consacré aux leaders des droites europhobes. Tout est dans l'adjectif. Europhobes. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est très secondaire que ce porte-folio soit consacré aux leaders dits d'extrême-droite. Ce qui prime, c'est l'adjectif. Europhobes. Comme il y a des xénophobes, des islamophobes, des homophobes (3). La phobie est la grande affaire de l'époque contemporaine, du moins si l'on en croit l'usage qu'en font la bonne conscience de gauche et ses sicaires journaleux. On comprend ici très vite le stratagème. L'homme qui refuse le modèle européen n'est plus un esprit critique (depuis longtemps), il n'est même plus un esprit étroit, il est un danger. Il participe du délitement de la pensée fraternelle, d'un we are the world crétin au seul profit de la Banque et des affairistes. Peu importe. Sachez que lorsque vous contestez l'Europe de Bruxelles et de Strasbourg, quand vous critiquez l'espace Schengen, quand vous attaquez Barroso et son Barnum, vous êtes un europhobe.

    Cette pratique a un nom : l'amalgame. L'Europe devient une question taboue, un ordre supérieur sur lequel vous ne pouviez rien dire, parce que la moindre réticence fait de vous un potentiel fasciste. -phobe, ou le suffixe de la terreur morale qui s'immisce jusque dans les moindres recoins. Vingt ans d'essoreuse libérale auront servi à défaire le système social européen, à déliter l'esprit national, à libéraliser les esprits. Cela ne pouvait suffire : il fallait encore que les esprits insoumis finissent dans l'opprobre, désignés par ce qu'ils ne sont pas. L'europhobe ou le salaud. Quelque chose d'approchant. 


    (1)Eric Hazan a écrit un bref ouvrage, très intéressant, sur ce phénomène : LQR, la propagande du quotidien, Liber-Raisons d'Agir, 2006

    (2)Ce qui, au passage, montre à quel point la dialectique de l'Europe libérale construite par les politiques de ces trente dernières années instrumentalisait la guerre, la violence nazie et les camps. Ces amoureux de la paix auront tiré un profit maximum de Sobibor, Ravensbruck ou MaIdanek, des bombardements de Dresde et des dérives nationalistes dont leurs prédécesseurs politiques furent pourtant, le plus souvent, les activistes zélés...

    (3)Lesquels sont définis sous le régime de la terreur. Pour faire court : être contre le mariage gay, c'est être homophobe ; vouloir en finir avec les prières de rue, c'est être islamophobe ; refuser une immigration débridée que paient d'abord les plus modestes de la nation, c'est être xénophobe.

  • De la terreur par la rhétorique (II)

    L'art de la terreur en matière de rhétorique peut prendre deux formes en apparence un peu contradictoires mais dont l'usage combiné biaise (ou devrait biaiser) l'appréhension de l'événement par celui qui en prend connaissance. Ce n'est pas à proprement parler de la désinformation mais du formatage, de l'orientation idéologique.

    Prenons l'affaire de la semaine : le tireur parisien (1). L'individu fait irruption chez BFM pour proférer des menaces. Quelques jours plus tard, il entre dans le hall de Libération. Il tire. Un blessé grave. C'est à ce moment que l'histoire s'emballe (et qu'on emballe, comme un produit, l'histoire : tout est affaire de packaging). Les politiques condamnent fermement l'attentat. Devant trois douilles et une flaque de sang, Manuel Valls parle aussitôt de scène de guerre. Libération choisit la grandiloquence pour sa une.

     

    libération.jpg

    Il y a en effet grandiloquence, quand on confronte la réalité à sa représentation (théâtralisée). Deux tirs de fusil ne font pas une scène de guerre. Deux tirs de fusil ne sont pas une bombe ou un cocktail molotov. Libération n'est pas Charlie Hebdo. Le superfétatoire Demorand, qui dirige le journal, en rêve pourtant, et avec lui toute son équipe. C'est le sens du "Nous continuerons", qui se veut une sorte de No pasaran démocratique du pauvre. Derrière la formule, il y a le péril fasciste, la peste brune, Marion Le Pen etc, etc, etc. Demorand se voit en Jeanne d'Arc combattant la purulence identitaire (encore que Jeanne d'Arc, non : ça sent le cureton à plein nez et Libération déteste tellement le catholicisme...). La tentation est tellement grande : les premiers éléments sur le tireur sont très bons. Type européen, 30-40 ans. On a compris.

    On a compris que c'est une revanche masquée de l'affaire Merah dont il est question. Souvenons-nous : l'affaire Merah et ses premières heures, quand la gauche ignorante et pourrie invoquait le climat nauséabond entretenu par le FN. L'affaire Merah et cette gauche tentant de récupérer comme d'autres (Bayrou...) le malheur des victimes dont elle aurait espéré faire un plus grand profit. La gauche lâche et charognarde... Elle espérait prendre sa revanche.

    Pas de chance. Le tireur n'est pas de type européen. Il s'appelle Abdelhakim Dekhar. Il vient de l'utra-gauche. Un vrai problème. Une deuxième tentative de récupération qui échoue en un peu plus d'un an. 

    On lira alors le papier de Libération de ce jour. Le lecteur pourra imaginer ce qu'eût été le défouloir si l'incriminé s'était appelé Leroy et qu'il eût possédé une carte dans je ne sais quel groupuscule fascisant. Là, on trouverait une volonté sous-jacente de minimiser, de relativiser, d'expliquer. Celui que le même journal voulait combattre a droit à un papier à moitié compassionnel. Il faut sauver les apparences.

    D'une certaine manière, Demorand et Marion Le Pen ont un point commun : l'arabe est une part de leur fonds de commerce. Un fonds de commerce tout aussi puant, pour des objectifs diamétralement opposés. Comme dans l'affaire Merah, le désir de jeter sur un camp précis la suspicion s'avère contre-productif, parce qu'en l'espèce, elle ne fait que conforter les crispations identitaires. Mais c'est là où nos deux personnages se rejoignent : l'une au nom d'un nationalisme mal dégrossi, l'autre au nom d'un muliticulturalisme teinté de culpabilité.



    (1)Même si la dite affaire fut étrangement mise en veille médiatique le temps que onze footeux offrent à la France (rien de moins) une leçon de courage et de volonté et au normal président les moyens d'un laïus pro domo très risible. Il fallait bien faire tourner la machine. Trop d'intérêts en jeu...

  • De la terreur par la rhétorique (I)

    Jean-Marc Ayrault ayant gonflé ses pectoraux pour signifier la République en danger et donner des ordres pour châtier les séditieux, Christiane Taubira ayant déterminé les bons et les mauvais Français, selon une logique qui fixe la Révolution française comme étoile unique de l'Histoire nationale, la logorrhée gouvernementale a continué cette semaine avec Peillon, qui, devant la catastrophe de sa réforme des rythmes scolaires et le refus de certains maires, s'est fendu d'un commentaire qui mérite qu'on le cite :

    « Il y a 36 000 maires en France, on a 50 maires qui s'essaient à une petite délinquance civique, j'espère qu'ils vont rapidement reprendre leurs esprits. »

    Tout est aujourd'hui prétexte à l'outrance dramatique, au délire lexical, à la mayonnaise hystérique. C'est l'insulte sous couvert d'une vertu personnelle outragée. La majorité au pouvoir se croit à ce point investi d'une mission que son vocabulaire et les moyens qu'elle met (ou veut mettre) en œuvre signent sa vanité. Ils se dressent ainsi selon un ordre symbolique qui impose une alternative fracassante : eux ou le chaos. Au-delà de l'excès et de la démesure, l'hybris des Grecs, cette posture masque la violence qu'ils cherchent à imposer à une population qui tente encore de réagir. Sous-fifres laborieux d'un libéralisme intégral nécessitant la perte de tous les repères de civilisation et l'inscription territorial et historique, enjoignant un multiculturalisme assassin et nomade comme mode idéal du marché, ils forcent le pas et tous leurs opposants sont immédiatement assimilés à des dangers qu'il faut éradiquer. Cinquante radars brûlés et c'est la mobilisation générale, une grossièreté sur internet et la France devient un pays honni, cinquante maires contestant une réforme absurde et ce sont des délinquants, des voyous. Contester Peillon ou trafiquer de la coke, une simple nuance d'objet...

    Le propre des régimes fascisants tient à ce que ceux-ci désincarnent le moindre opposant pour le métamorphoser en ennemi ; le propre des régimes fascisants est de fonder leur légitimité non sur le suffrage universel mais sur celle du tout ou rien, du eux ou nous, et du nous, évidemment, un nous hypertrophié et délirant. Voilà où nous en sommes. Et puisqu'il faut choisir, entre eux et le chaos, je choisis le chaos...

  • Grosse ficelle (pour attacher un sifflet)

     

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    Les sifflets à l'adresse du normal président, lors des cérémonies du 11 novembre, étaient-ils une insulte à la République ? Pour certains cadres (j'aime ce mot...) du PS, il semble que oui. Ils l'écrivent dans une tribune parue dans Libération, mélangeant ces incidents avec d'abjectes insultes effectivement racistes, dans une logique de l'amalgame dont les éduqués troskystes ont depuis longtemps le secret.

    La goutte de trop, devant ces assauts multiples : les fameux sifflets, qui, en quelque sorte, auraient rompu la digue de la convenance républicaine, pour ne pas écrire la bienséance.

    Il y a lieu de s'étonner d'une telle émotion. Le droit de manifester est-il restreint à ce qu'il ne puisse atteindre la personne du chef de l'État ? S'agit-il d'un crime de lèse-majesté dont on ne veut pas dire le mot ? L'heure est de toute évidence à la plus extrême gravité et le premier ministre a emboîté le pas en prévenant le lendemain des incidents que "la justice sera(it) ferme" face aux atteintes "à l'ordre public" et "aux droits de la République". Et d'ajouter que « la circulaire de politique pénale préparée par la garde des Sceaux va partir dans quelques heures, elle s'appliquera partout, dans toutes les régions et pour tous les faits qui portent atteinte aux droits de la République".  Qui, d'ailleurs, vise-t-il ? Les membres du Printemps français ? Les bonnets rouges ? Les contestataires qui s'expriment chaque jour de plus en plus nombreux ? Les manifestants qui sifflent ? Les protestataires qui brûlent des radars ? À l'entendre l'heure est à la mobilisation des forces patriotes. À quand l'appel aux armes  et la scie de la République en danger ?

    Encore faudrait-il que nous y croyions à cette République dont les élites aujourd'hui au pouvoir ont commis un coup d'État en invalidant le referendum de 2005 par une ratification du Congrès en 2007... Je l'ai écrit à de multiples reprises : ce qui se passe aujourd'hui est le retour du refoulé, et le peuple fut, en l'espèce, le refoulé. Ceux qui sifflent sont le fruit de ce pourrissement. Et ce pourrissement fut organisé de conserve par les actuelles majorité et opposition, à commencer par l'actuel normal président. Il faut être d'une mauvaise foi ou d'un aveuglement sans bornes pour ne pas s'en rendre compte (1). Cet affreux détournement du suffrage universel, ce mépris souverain de la représentation nationale (on en a frappé d'indignité pour à peine moins) auraient pu passer si les années qui ont suivi avaient été roses, si le triomphe démocratique et économique avait été un démenti pour ceux qui avaient  voté non. Il n'en est rien. L'expression du refoulé ne fait que commencer, et, ce qui peut effectivement inquiéter, dans une région qui fut longtemps un bastion de la pensée socialo-européenne ...

    Il est néanmoins intéressant de voir un premier ministre vouloir jouer le maréchal en chef d'un retour à l'ordre. Sans doute les sifflets sont-ils un délit dont il peut aisément circonscrire le danger. C'est toujours plus facile que la violence endémique des banlieues, le désarroi des campagnes, les trafics en tous genres et de laisser la République se faire ridiculiser par une écolière qui sèche un jour sur deux. Maréchal en chef est d'ailleurs un titre un peu gonflé. Mais cette soif de circulaires et de directives fait sourire : devant le désarroi, reste le paravent bureaucratique. Encore qu'à ce jeu, on puisse finir par craindre pour nos libertés publiques, à commencer par le droit d'expression.

    La République du quotidien l'attend, elle, sur bien d'autres plans : économique, social, budgétaire... Mais aussi sur la sécurité, le respect de la laïcité, le combat contre le communautarisme. Elle l'attend au tournant. Encore qu'elle en ait déjà assez vu.


    (1)Mais en entendant le premier ministre s'indigner de l'intervention d'un député d'opposition et demander si ce dernier remet en cause la légitimité du normal président et en conséquence la légitimité du suffrage universel, on n'est plus dans la mauvaise foi : on est, étymologiquement, dans l'ignoble. Comme quoi, la majesté républicaine ne vole pas haut...

     

    Photo : Darcy Padilla 

  • Traits valéryens

    Cinq flèches, extraites d'un court texte de Paul Valéry, Des partis, dans le désormais détesté et condamnable goût classique, trop français. Un sens économique de l'aphorisme, à la manière de La Rochefoucauld ou de La Bruyère, qui sonne dans nos oreilles contemporaines, avec netteté et vigueur.

    *

    "... Ils retirent pour subsister ce qu'ils promettaient pour exister."

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    "Le résultat des luttes politiques est de troubler, de falsifier dans les esprits la notion de l'ordre d'importance des questions et de l'ordre d'urgence.

    Ce qui est vital est masqué par ce qui est de simple bien-être. Ce qui est d'avenir par l'immédiat. Ce qui est très nécessaire par ce qui est très sensible. Ce qui est profond par ce qui est excitant."

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    "Toute politique se fonde sur l'indifférence de la plupart des intéressés, sans laquelle il n'y a point de politique possible."

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    "On ne peut faire de politique sans se prononcer sur des questions que nul homme sensé ne peut dire qu'il connaisse. Il faut être infiniment sot ou infiniment ignorant pour oser un avis sur la plupart des problèmes que la politique pose."

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    "Les grands évènements ne sont peut-être tels que pour les petits esprits.

    Pour les esprits plus attentifs, ce sont les événements insensibles et continuels qui comptent."

  • Le héros de notre temps

     

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    Le footballeur est le héros de notre temps (1), sans nul conteste. Et par héros, il faut bien sûr entendre qu'il est, étymologiquement, le désastre emblématique de la déliquescence érigée en victoire, de la transformation de la culture (2) en une matière dégradable, économiquement exploitable et formidablement vide.

    Il est vrai que du footballeur en question il n'est rien de ressemblant avec ce qui se fit pendant longtemps, avec ce que les gens de ma génération même connurent, avec ses élans tragiques, ses beautés ridicules et son côté vraiment populaire. Plus rien de tout cela, y compris, me disent les miennes connaissances qui continuent de jouer le dimanche, à petit niveau, par goût de l'amitié et des ripailles d'après-match : même en ces lieux de campagne reculés, le goût du fric et de la grosse tête a gagné. Le football est moribond, si l'on veut parler du jeu, de l'approximation qui fera rire les copains, de l'erreur d'arbitrage qui garde à l'affaire son humanité. Tout y est devenu sérieux. Le moindre tordu qui réussit une frappe se prend pour Ribéry ; le moindre tacticien des bacs à sable s'imagine en Guardiola. Passons...

    Si le footballeur est héroïque, c'est parce qu'en lui se concentrent quelques traits majeurs d'une contemporanéité délétère et sordide. En ce sens, ce sport et ses figures de proue ne sont pas des éléments de distraction. Il nous indique, sur les plans économique, culturel, sociologique et politique bien plus qu'on ne pourrait le croire.

    Premier trait. Il suffit d'avoir souvenir de ce qu'était la syntaxe d'un Platini ou d'un Jean-Philippe Durand (c'était dans les années 80) et d'écouter aujourd'hui Ribéry, Benzéma ou Jérémy Menez pour mesurer combien le football est désormais un sport où réussissent les purs abrutis, ceux qu'un parcours scolaire comme en faisaient nos grands-parents aurait déjà assommés cérébralement, quand il fallait que nos ancêtres aillent bien vite à l'usine ou aux champs. L'indigence footeuse, à la mesure il est vrai des journalistes qui les interrogent, est sublime (forcément sublime, pour reprendre la bonne Marguerite). On hésite entre le désarroi, le pathétique et parfois une belle envie de rire. À la suite du fameux épisode ubuesque du bus sud-africain, du refus d'en descendre et de la lettre de protestation d'une équipe soudée (ou peu couillue pour les opposants qui malgré tout obtempérèrent), Roland Courbis, ancien joueur lui-même et hâbleur hystérique sur RMC, se gaussa qu'on pût croire la dite lettre écrite par les joueurs (il s'avéra qu'elle était l'œuvre d'un avocat gérant les affaires d'un des 23). On y employait l'adjectif inhérent et il était bien sûr, lui, que pas un des cramponnés révolutionnaires n'eût été capable d'en définir le sens. Rions du bon mot, soit. Mais plus sérieusement : le prestige accordé à des demi analphabètes, qui balbutient une syntaxe qu'on ne pardonnerait pas à un enfant de six ans, cet aura dévolu à l'ignorance crasse, tout cela n'est pas sans lien avec le discours anti-intellectuel qui revient à la mode et qui fonde le populisme de marché. Les imbéciles de gauche qui voient du populisme partout (3) devraient s'expliquer sur leur allégeance à la crétinerie sur gazon, leur dithyrambe pour célébrer la moindre victoire et les honneurs qu'ils ont accordé, comme d'autres certes, à Zidane et consorts. Si ce n'est pas du populisme que de vouloir abolir les hiérarchies, faire du sport, et du football en particulier, la colonne vertébrale (à défaut d'être cérébrale) de la réussite hexagonale, qu'est-ce alors ? Il est vrai que l'affaissement culturel de la classe politique contemporaine rend celle-ci beaucoup plus sensible à l'idiotie en Adidas (ou Puma, peu importe). Le sport est une école de la vie, le football un champ d'expérience par quoi on acquiert une maturité et une envergure qu'on ne trouvera ni dans les livres (trop théoriques) ni dans l'instruction en général (trop sclérosante). La confusion des valeurs, dans le cadre de la culture, a son pendant dans le football qui est, rappelons cette évidence, un sport où il faut user de ses pieds. Il ne serait donc pas de bon ton de rire de ceux qui parlent comme des pieds. C'est leur destin, et il vaut bien celui des anonymes qui, ingénieurs, enseignants, chercheurs n'ont que le socle étriqué de leur pensée pour avancer dans la vie. Mais pourquoi d'ailleurs réduire l'opposition à ces trois catégories ? Il suffit de faire son marché, de bavarder avec les commerçants et les artisans du quartier, d'avoir des amis qui travaillent de leurs mains, dont les aspirations n'ont jamais été à hanter les bibliothèques pour se rendre compte de l'abysse des footeux. C'est en considération de la modestie affichée par certains qui vous entourent, modestie qui tourne parfois à la peur de mal parler, de dire une bêtise, d'être moindre que la bêtise survoltée et impérieuse des footballeurs devient insupportable.

    Deuxième trait : l'agacement devant cette remarquable idiotie est en même temps invalidé par la culture contemporaine puisque il ne peut relever que d'une considération élitiste, fondée sur une logique culturelle passant par la réussite scolaire, l'intégration des normes intellectuelles et la valorisation d'une hiérarchie des valeurs. Mépriser le footballeur, ce n'est plus simplement mépriser le peuple, c'est contester tout le processus démocratique (4) qui voit dans le marché le signe extrême de l'intégration de toutes les chances. Se moquer des footballeurs, c'est être un pisse-froid, un réac (5), un quasi contre-révolutionnaire. Dans le nouveau pacte libéral qu'on nous vend, chacun doit avoir ses chances. Mieux : chacun a ses chances, et les footeux en sont la preuve. Se moquer d'eux revient à appliquer une relecture rétrograde du progrès. Ce serait comme vouloir laisser à la porte de la bonne société un banquier parvenu. Si l'on ne veut pas reconnaître en ces sportifs l'éclatante vérité d'une société permettant la réussite, financière et sociale, à ceux qui avaient le moins de chance, on est soi-même méprisable.

    L'accession à la notoriété et à l'aisance n'est pas le fait du prince mais le résultat d'un mérite qu'une société libérale n'a de cesse de promouvoir à la seule condition qu'il s'évalue en espèces sonnantes e trébuchantes. Le footballeur est donc l'illustration, l'emblème d'une société qui fonctionne, parce qu'elle est animée d'une fraîcheur et d'une imprévisibilité qui ne permettent plus de la voir comme un mastodonte où se poursuit la reproduction telle que la dénonçait Bourdieu. Les histoires merveilleuses de réussite alimentent depuis longtemps la mythologie libérale. La nouveauté tient à ce que cette fois s'ajoute à l'éclat la fulgurance : le tout, tout de suite, dans la pleine jeunesse. Le travail est immédiatement récompensé, la richesse n'attend pas le nombre des années. Elle n'est plus le fruit laborieux d'un engagement mais la matérialisation d'un don et d'une chance saisie.

    Troisième trait : l'argent-roi est aujourd'hui le propre du football mais il serait illusoire que ce phénomène s'inscrive dans une exception sportive. La question ne porte pas sur l'échelle des rémunérations. Il est secondaire de savoir que des champions d'autres sports gagnent moins que des sous-lieutenants cramponnés, que le premier arrière-gauche minable de ligue 1 émarge largement au-dessus que le 25e coureur du classement de l'UCI. Le problème n'est pas là. Il n'y a d'ailleurs pas de problème ! Les gains accumulés par les footballeurs, les sommes astronomiques et les contrats divers dont ils bénéficient ne sont que la concrétisation d'un discours ambiant qui traverse l'époque. Ce n'est même plus le enrichissez-vous de Guizot. C'est la valorisation de soi au-delà du raisonnable, du nécessaire, du décent.

    Le plus fabuleux dans l'affaire est l'ingéniosité des payeurs et des supporters pour vous expliquer que leur carrière est courte, que ce sont des artistes et qu'ils donnent du plaisir. On pourrait descendre en flèche chacune de ces miteuses défenses mais on sait que la raison n'a plus rien à voir avec le lien que les individus entretiennent à la réussite financière et à l'accumulation du capital. Il faut donc passer outre et souligner que la folie des rémunérations correspond aussi à un mouvement plus vaste qui voit les inégalités se creuser, les riches devenir de plus en plus riches, et les pauvres de plus en plus pauvres. L'évolution tient dans le discours que l'on peut/doit tenir sur cet état de fait. La rigueur et la retenue de jadis (6) n'ont plus lieu d'être. L'affichage est de mise ; il faut avancer à découvert. C'est en cet endroit que le footballeur est homme de son temps. Il incarne mieux/plus que quiconque cette désinhibition devant sa propre réussite, la satisfaction pleine et entière d'un compte en banque garni. Il n'y a plus de dialectique à proposer ni de common decency à opposer. L'argent est en soi un signe et, pour parodier Baudrillard, son propre signe. Le footballeur est donc utile, voire nécessaire à l'actuelle société dans son délitement ultra-libéral. Qui accepte le premier, dans son gonflement monétaire, ne peut plus guère contester le second. Ainsi le sport n'est-il plus simplement un moyen de détourner de la douleur du quotidien, en clair : un divertissement pascalien. Il est le propre du monde présent, sa mise en scène symbolique, porteur de ses vertus, lesquelles peuvent/doivent s'accommoder de quelques vices. La perfection n'est pas de ce monde, c'est bien connu.

    Le footballeur est un artiste (d'où le droit aux caprices...), une perle, une rareté. Il s'agit d'appliquer aux êtres ce que l'on peut faire aux choses : les monétariser, pour eux-mêmes, et comme exemples d'une monétarisation à outrances de chacun des actes produits en/par la société.

    Quatrième trait : quand l'argent est le seul curseur de la pensée et de la conduite, il y a fort à parier qu'un certain nombre de repères passe à la trappe. Soyons légèrement passéistes... Mais cela ne nécessite pas d'aller très loin. L'argent n'a pas de territoire. Il est objet de transaction. Il est par essence ce qui passe, outrepasse, transgresse. Il est échange. Il n'a pas d'identité. Le rêve d'une société mondialisée, c'est une monnaie unique, l'abolition des nations et une déterritorialisation complète des individus. Que nous soyons le plus vite possible étrangers à nous-mêmes.

    Et le foot dans tout cela ?

    Prenons le contre-pied. Pensons à Paolo Maldini, à Berti Vogts, à Sepp Maier, à Franco Baresi, et pour l'heure à Francesco Totti... Toute une carrière dans un seul club. Un autre temps sans doute... Non ! Totti est toujours le capitaine de la Roma. Chacun aurait pu à un moment de leur carrière faire fructifier leur notoriété. Il n'en a rien été. Sans doute n'y trouvaient-ils pas suffisamment d'intérêt.

    Aujourd'hui, le footballeur est un nomade, un coureur de cachets, qui se moque du club, de l'histoire du club, de son palmarès (du club comme du sien...) parce que l'essentiel est dans le tiroir-caisse. Il n'aura pas échappé à ceux qui s'y intéressent un tantinet que plusieurs "artistes" ont décidé dès 23-24 ans d'aller taper la balle dans les Emirats, dans un championnat au niveau minable mais fortement rémunérateur. L'appât du gain est devenu tel que toute logique sportive a disparu.

    Faut-il s'en étonner ? L'amour du maillot (comme on dit) suppose qu'on ait une certaine idée de ce qu'il représente. Or, depuis l'arrêt Bosman de 1996, qui a permis la libre circulation des footballeurs et la possibilité d'aligner autant d'étrangers que l'on veut, le lien s'est singulièrement distendu. La pure logique du marché, qui voit des équipes anglaises aligner dix étrangers sur onze joueurs (idem pour l'actuel PSG) a fait du footballeur un authentique mercenaire du contrat le plus fort. Jadis, avant que les nations ne se conçoivent comme telles, on recrutait des combattants parce qu'on les payait. Le footballeur en est la version short et crampons. Le mercenaire nouveau viendra bien sûr expliquer avec sa syntaxe à deux sous que le challenge, l'envie de changer, la curiosité, le respect qu'on lui a montré (7)... Balivernes creuses et puantes dont les journalistes sportifs (on ne rit pas...) feront l'exégèse (si tant est qu'ils sachent ce qu'est une exégèse).

    On ne peut pas tout à fait leur en vouloir. Le triomphe de l'hédonisme individuel les conforte dans leurs choix. N'empêche : cette capacité de se vendre au plus offrant au delà de ce qui serait nécessaire pour se faire un palmarès souligne à quel point la réussite s'instruit dans un oubli du lieu et du collectif. Le footballeur est un nomade, comme il y a des nomades de la finance, comme il est nécessaire, pour que le système marche, qu'il y ait des nomades. On en revient toujours à ce combat mené par les bien nantis puis les intellectuels de gauche contre l'enracinement, dès le tournant du XXe siècle. C'est le énième affrontement entre Gide (trop vite lu) et Barrès (trop mal lu). L'homme du coin, honni, parce que vieillot, rance, aigri (et tout ce que vous voudrez ajouter pour l'assimiler à un être mort...), est la peste du libéralisme intégral. Partir, toujours partir, là où seuls mes intérêts seront satisfaits, tel est le credo contemporain.

    Le footballeur est un sans-papier symbolique, celui dont rêvent les libertariens et les tenants du marché intégral. Un sans-papier riche, en sécurité, aux opportunités immenses. Ce que nous devrions être toutes et tous, si nous savions lire la société, si nous savions intégrer les vraies valeurs de l'avenir... Ce que nous serons toutes et tous, un jour, dans un temps plus ou moins lointain. Mais à des tarifs nettement moins attrayants.

    Cinquième trait : certains s'offusqueront que l'on rétribue à ce point des décervelés tapant dans une baballe. C'est une faute d'appréciation regrettable, parce qu'alors ces critiques n'ont pas compris l'une des caractéristiques de l'époque contemporaine : le changement radical que l'on veut instituer dans le rapport au travail. Ou, pour être plus exact : l'image biaisée que l'on veut imposer d'en haut.

    Le temps est à la jouissance, au cool, à la mise en pratique, sur tous les plans, y compris celui des affaires, d'une pseudo-philosophie post-soixante huitarde qui prônait la décontraction. C'est l'heure du fun. Le travail n'est plus une contrainte mais un jeu, un plaisir. Rien que du bonheur : tel est le mot d'ordre. 

    Sur ce plan, le footballeur est le parangon de cette lyper-modernité qui veut du relâché (8). Il continue une histoire qu'il a commencée quand il était gamin. C'est un rêve qu'il vit. Qu'on se le dise : le libéralisme intégral permet de poursuivre son rêve, de ne pas sortir d'une enfance perpétuelle où l'on joue. Avec l'argent en plus, mais c'est un détail. Il n'y a pas tant de distance entre lui et le geek, le génial bidouilleur informatique qui vous pond des logiciels ou des réseaux sociaux tout en restant cool, adolescent boutonneux habillé sans effets. Le discours autour du bonheur au travail, du bonheur par le travail, du bonheur dans le travail : le footballeur en est l'illustration quasi magique. C'est pour cela, entre autres, qu'il est devenu un modèle qui fascine les gamins. Il est à la fois le fric et la facilité, l'aisance et l'absence de contraintes, la notoriété et la rigolade des matchs dans la rue ou sur le terrain vague. Il reste ce proche de nous qui masque la vérité d'une société de plus en plus dure, de plus en plus inégalitaire, de plus en plus violence sur le plan social. Il est l'échappatoire idéale.

    Pour que tout tienne, ou craque le moins possible, il faut des emblèmes cache-misère. Le footballeur en est un. L'un des plus efficaces. Il ne vend plus simplement du rêve, comme jadis. Il n'est plus une figure mais une quasi philosophie de l'existence dans le territoire du libéralisme intégral. Et l'on ne peut que sourire avec ironie, en pensant à la devise de la FIFA : "c'est beau un monde qui joue"...

     

     

     

    (1)Les amateurs de littérature russe pardonneront cette facilité qui me fait prendre le titre (traduit il est vrai) du grand roman de Lermontov. Il n'y a évidemment nulle ironie vis-à-vis de l'écrivain russe.

    (2)mais certains diront que de culture, je m'en fais comme d'autres une image surannée, vieillotte et en partie mythique, ce qui est sans doute vrai. Mais je répondrai simplement que l'histoire des hommes ne se construit pas sur le seul relevé des faits et qu'il en va de notre désir de vie comme de la théorie du clinamen chère à Lucrère et ultérieurement au génial Jarry du Docteur Faustroll pataphysicien : ce sont les petites dérives qui permettent que s'agrègent dans nos esprits les aspirations à ne pas se réduire en ridicules amas de chair...

    (3)Dernier exemple en date : l'aigri Cambadélis (il faut dire : être battu par Jean-Philippe Désir pour diriger le PS est une mortification qui pousserait un homme intègre à se retirer dans le Cantal ou dans la Creuse) craint une montée du « national-populisme ». Nous eussions aimé savoir ce qu'il entendait par là. Une énième allusion à la tentation nazie ? Un risque de chemises brunes ? Hélas, le journalisme ne s'est pas inquiété de cette saillie absurde et incohérente.

    (4)Dans ce que Thomas Frank appelle ironiquement la démocratie du marché, bien sûr.

    (5)Mais pas un facho, évidemment, parce que les supporters, n'est-ce pas, les ultras de tous les bords et de toutes les sauces...

    (6)Certains crieront à l'hypocrisie moralisante, à un puritanisme de façade. Ils n'ont pas totalement tort.

    (7)Le si fameux respect qui unit si bien le phrasé racaille et la suffisance footballistique. À décrypter ainsi : on ne me payait pas assez cher. Seulement 400 000 euros le mois, il est vrai, c'est manquer de respect.

    (8)Ce qui ne signifie pas du relâchement, ou du moins, pas du relâchement pour tous, parce que, justement, on ne cesse d'achever les petites gens, d'accélérer les cadences, de paupériser les sans-grade.

    Photo : Richard Seux

  • Sainte Laurence

    Dans l'épisode Leonarda, sur lequel il n'est pas nécessaire d'épiloguer sur le plan strictement politique : le normal président a tout dit de son envergure ectoplasmique, une anecdote n'a pas fait la moindre vague. C'est le cri twitté d'indignation de Laurence Parisot venant au secours de la collégienne.

    Un tel humanisme est réjouissant, quand on connaît le goût ultralibéral de la reine-mère du MEDEF, toujours prompte à vanter la liberté, c'est-à-dire la déréglementation, l'adaptation des effectifs, la course au profit et au détricotage social. Elle, si près de ses sous, se fait soudain le chantre des coûts sociaux indus. Ne souffrant pas les chômeurs, elle brandit le poing pour des clandestins.

    Ne faisons pas l'affront aux gazouilleurs gaucho-estudianto-lycéens (1) de leur demander comment ils vivent un tel ralliement à leurs slogans libertaires.

    Mais si, en fait ! Répétons-leur que le sans-papiérisme est une des armes de la ruine sociale. Les Mexicains aux États-Unis en instrument d'une volonté d'appauvrissement des travailleurs américains : ce fut un des axes de la politique anti-sociale reagano-clintonienne.

    Encore une fois, l'extrême-gauche se fait la meilleure complice de la terreur libérale qui ne veut ni ordre, ni état, ni règles, ni nation. Écrire cela n'est pas très neuf mais le taire serait une faute sérieuse.

    Vivement la rentrée des classes, néanmoins, pour voir entre Bastille et Nation notre chère Laurence tenir pancarte, hurler cris de guerre et souffler olifan avec les boutonneux de la FIDL et de l'UNEF. Si un photographe passe par là, qu'il n'hésite pas... J'achète... Collector.


    (1)L'extrême-gauche aime les classes biberon, qui le lui rendent bien tant elles voient là un moyen de monter en politique. Le PS est une pouponnière d'étudiants médiocres ayant réussi par le syndicalisme...

  • Surtout : fermer les yeux

    Notre œil fatigué, de voir l'effondrement français (et européen) s'accélérer, s'enflamme (au sens de l'inflammation, un quasi prurit) plus encore de l'étonnement politique qui voit les autorités gouvernementales crier à la mobilisation républicaine, au sursaut démocratique, à la bérézina pré-fasciste, aux loups, aux chacals, aux hyènes, aux barbares, pas encore casqués, bientôt enrégimentés, de les entendre crier tout et son contraire, quoique, dans le fond, la vérité soit bien celle-ci, qui les tourmente : comment anéantir ce qu'on a créé ? C'est l'angoisse, d'un XIXe fasciné de progrès, de la Bête échappant à son créateur, une sorte d'incarnation pseudo-démocratique du mythe cristallisé par Mary Shelley, Frankenstein.

    Ce qui menace effraie moins que la cécité des bavards ayant délaissé le monde pour l'ombre étirée du pouvoir. Plus le temps passe, moins ils nous sont d'un moindre secours. Leur naïveté est trop blessante, pour les plus honnêtes, laquelle naïveté cache mal l'infamie de leurs renoncements. Quant aux autres, les plus huppés, les mieux placés, les grasses vaches sacrées du pouvoir, ils ne sont pas naïfs. Simplement cyniques, arrogants et calculateurs. 

    Dans tous les cas, cela ne peut suffire. Ce qu'illustre, avec beaucoup de sévérité ces quelques lignes de Marc-Aurèle, tirées du livre VIII des Pensées pour moi-même.

    "Souviens-toi que, de la même manière qu'il est honteux d'être surpris qu'un figuier porte de figues, il l'est, de même, de s'étonner que le monde porte tels ou tels fruits qu'il est dans sa nature de produire. De même aussi, pour un médecin et un pilote, il est honteux d'être surpris qu'un malade ait la fièvre, ou que souffle un vent contraire."

  • Droit d'humour

    Imaginons quelques secondes que dans la presse sorte la petite anecdote suivante : Marion Le Pen surnomme en privé Manuel Valls Pépé. Elle emprunte ce sobriquet au célèbre Astérix. Il s'agit du fils de Soupalognon y Crouton. Imaginons donc que Libération ou Marianne, voire Le Canard Enchaîné, dénichent cette brève. Nul doute que certains s'offusqueraient que derrière cette plaisanterie se cache un relent xénophobe et qu'il s'agit de rappeler que Manuel Valls ne fut pas toujours français. Jusqu'en 1982, il fut espagnol. On y verrait une manière de déclasser un homme à qui on reprocherait d'être un demi-citoyen. On ferait un parallèle avec les commentaires grotesques d'un Barrès fustigeant l'ascendance italienne de Zola, et l'on aurait raison.

    Nous avons évité l'incident pourtant. Non que la comparaison de Valls à l'énervé personnage ibérique n'existe pas, nous l'avons appris cette semaine, mais elle est le fait de la si gracieuse Cécile Duflot. Personne n'y trouve à redire. C'est de l'humour de gauche, vraisemblablement. Un peu crapoteux quand même, non ?

    Il faut croire que non. En matière de mauvais goût, nous ne sommes pas égaux. Je veux dire : en matière de droit au mauvais goût, nous ne sommes pas égaux. La gauche est infiniment plus respectable. Elle fixe les codes et les droits, les académies et les sanctions. C'est pourquoi Cécile Duflot, trônant dans le camp des contempteurs et des satisfaits (1) peut passer pour ce qu'elle n'est pas : une femme subtile et moralement irréprochable, quand on aurait envie de penser à une mouette rieuse (2).


    (1)Avec pour modèle son compagnon Xavier Cantat, dont on aimerait qu'il eût pour les femmes battues et la violence domestique de son frère chanteur la même verve twitteuse que lorsqu'il s'enorgueillit de sa chaise vide au défilé du 14 juillet... Il aurait pu, par exemple, appeler au boycott du disque qui va sortir...

    (2)Quoique la comparaison soit encore flatteuse, si l'on veut se rappeler l'univers loufoque et poétique de Gaston Lagaffe...

  • La gauche libérale (IV) : le vote

    La gauche libérale se préoccupe beaucoup depuis son retour aux affaires des questions électorales, et pour être plus précis, du corps électoral, de sa constitution, de son évolution, et pour être clair : de sa transformation pour qu'il puisse au moins pour un temps lui être favorable.

    Elle a d'abord envisagé d'accorder aux étrangers extra-communautaires le droit de vote aux élections locales. Mais, elle y a renoncé, sentant que l'affaire n'était pas jouée et que l'opinion n'était pas prête (comme on dit, pour ne pas traiter la dite opinion d'idiote). Puis, cette semaine, une inutile gouvernementale a lancé l'idée du droit de vote à 16 ans.

    Il y a évidemment un rapport étroit entre ces deux méthodes d'élargissement, même si on essaie de les dissimuler. Dans le premier cas, il s'agissait de s'assurer le vote des immigrés dans l'espace communal, notamment dans la périphérie des grandes villes, là d'où, comme le rappelle Christophe Guilluy le souligne, les classes moyennes ont fui pour que ces territoires deviennent des espaces communautaires (1). L'objectif était d'entériner ce que d'aucuns ont souligné depuis longtemps : l'abandon de la classe ouvrière par la gauche, le calcul d'un moindre intérêt des classes populaires d'origine européenne au profit d'une montée démographique des populations immigrés africaines. Mais ce n'était que l'effet le plus immédiatement visible d'un électoralisme nauséabond qui cachait une idée bien plus fallacieuse. En découplant le principe du vote avec celui de la nationalité (2), le but est aussi d'invalider le principe de la nation et de lui substituer une logique du local dont on sait qu'elle est, sous couvert de générosité, de responsabilité et de participation, une des nouvelles formes administratives des nouveaux principes managériaux analysés par Boltanski et Chiappello (3). Or, la nation, et l'inscription des individus dans le territoire, commence par cette problématique du local, de l'espace restreint. En autorisant des personnes à voter ici, tout en étant d'ailleurs, on vide le contenu de l'ici pour en faire un ailleurs perpétuel, c'est-à-dire un espace déterritorialisé. Cette déterritorialisation est un des fondements du libéralisme dans sa forme ultime : soit rendre les individus orphelins du lieu auquel ils étaient attachés (et c'est la forme : faites cinq cents kilomètres ou plus pour trouver du boulot, délocalisez-vous...), soit rendre les individus schizophrènes d'une double appartenance politique qui finira par les destituer de toute légitimité où qu'ils soient.

    C'est par ce biais que l'on voit la gauche libérale œuvrée sournoisement pour que nul ne s'y retrouve et soit livré en pâture au diktat du marché qui souhaite ardemment que les gens soient et mobiles, et coupés de toute structure cohérente. Car il est faux de penser qu'une telle décision faciliterait les ententes entre les personnes venues d'horizons différents. La question de la légitimité des uns et des autres serait posée et ne pourrait que renforcer les raideurs communautaires, voire les ghettos. Mais les ghettos sont-ils un problème pour l'épanouissement du libéralisme intégral ? Les exemples anglais ou américains montrent que non. On peut s'accommoder d'un tel délitement national. Il y a même à parier que la ghettoïsation se combine très bien avec une démarche commerciale multipliant les cibles et les niches. On rétorquera qu'il est fort curieux que la droite s'offusque d'un tel projet, y compris les plus libéraux. Foutaise électorale pour se donner bonne conscience car il est certain qu'un tel projet voté ne serait plus remis en question.

    L'incertitude nationale (4) est une nécessité pour la donne mondialisée. Il faut donc que les individus puissent ne plus se sentir chez eux, ou qu'ils ne puissent pas se sentir tout à fait chez eux, même quand ils sont dans un endroit depuis longtemps. Le droit de vote aux étrangers, c'est une incitation à ne pas se poser la question pour ceux qui en bénéficieront du devenir français. C'est couper tout chemin vers l'interrogation sur soi et le désir d'appartenance. On ne s'étonnera donc pas que parmi les plus réticents, on trouve des étrangers eux-mêmes (5). En fait, il ne faut pas que chacun s'interroge sur sa place et sur la volonté de s'inscrire dans le lieu : il faut lui donner l'illusion du droit, qui masque et neutralise la volonté, comme acte individuel. De ce point de vue, l'individualisme libéral ne repose absolument pas sur une émancipation de la personne mais sur l'incitation à sa participation au jeu du marché, le marché étant compris comme l'espace unique de l'existence. Faire que nous puissions, selon le gré de nos pérégrinations, voter ici ou là, c'est-à-dire ne s'attacher nulle part ferait le bonheur ultime du rêveur libéral.

    Mais, répétons-le, cette option semble pour l'heure au placard. Pas assez sûre... Est donc venu à l'esprit embrumé de Madame Bertinotti, ministre de la Famille (?), l'idée du droit de vote à 16 ans. On pourrait là encore, selon des logiques démographiques implacables s'appliquant dans certaines banlieues, montrer qu'il s'agit de récupérer des voix. À défaut d'avoir celles des pères, ils auront celles des fils et des mairies seront sauvées. Cette analyse se fonde de toute évidence sur l'idée qu'une partie de l'électorat, en fonction des origines géographiques et confessionnelles par exemple, représente un vivier de voix non négligeable. L'enquête d'OpinionWay, à la suite des présidentielles, montrant le vote massif des musulmans en faveur de Hollande n'est pas sans conséquence. L'objectif est donc bien de pérenniser un avantage, certain ou supposé, et d'envisager de facto une partie de la population comme un électorat captif dont la gauche libérale au pouvoir serait la grande bénéficiaire. On appréciera ce qu'un tel calcul porte en lui de mépris pour ceux que des propositions prétendument modernes cherchent à flatter...

    Ce ne sont pas tant ces arguties électoralistes qui désolent que l'aveu du marchandage citoyen derrière tout cela. L'indigence politique de la jeunesse française, son ignorance crasse des réalités intellectuelles structurant la réflexion politique sont les premières bornes qui rendent un tel projet absurde, quasiment kafkaïen. Alors même que l'on ne cesse de materner une jeunesse inquiète, qu'on ne cesse d'infantiliser des lycéens et des étudiants dans la perspective d'une adulescence qui n'en finit pas, on vient nous chanter l'air de la responsabilité électorale, du droit à l'expression et à la décision. Je n'ai pas souvenir d'une démagogie aussi faramineuse. À ce titre, madame Bertinotti mérite le respect : elle a placé la barre très haut. Au delà de sa petite personne, il y a la révélation d'une transformation même du vote. Vidé en partie de son contenu depuis l'affaire du référendum de 2005, le droit de vote devient une variable marchande d'un deal où le jeune se métamorphose en prescripteur impénitent. Il l'était déjà sur le plan commercial. Il devient l'acteur de son devenir pas encore advenu. Il a le droit et le droit fait tout. Le droit de vote à 16 ans, c'est une dilution supplémentaire du pouvoir électoral. C'est le triomphe de ceux qui n'ont pas (encore) à rendre compte pour le profit de ceux, élus, qui ne rendent que fort peu de compte.

    L'inutilité de l'apparat démocratique s'affiche par cette dernière plaisanterie funeste. Il s'agit de liquider la démocratie, en ne lui accordant qu'un vil prix. Le vote à 16 ans, c'est le plat de lentilles d'un pouvoir social-libéral qui joue les liquidateurs. Ce n'est pas un gadget mais une œuvre de longue haleine tendant à nous rendre étrangers à nous-mêmes, à nous rendre tous, quelle que soit notre nationalité, étrangers aux droits qu'on nous laisse en les ayant vidés de leur effectivité.

    Tout cela révèle un mépris profond de ce pouvoir pour ceux qu'ils sont censés gouverner. Mépris pour les citoyens de plein droit dont on estime, évalue la rentabilité électorale ; mépris pour les étrangers qui ne sont là que comme variable d'ajustement des réélections futures, d'un jeu de chaises musicales qui cachent de plus en plus mal la réalité d'un espace politique sans consistance, sans pouvoir, quand la classe politique vit bien, et même très bien...

    (1)Prenons pour preuve l'exemple de Pantin, ville de plus de 50 000 habitants où il n'est plus possible aujourd'hui de trouver la moindre boucherie qui ne soit pas halal. Les petits vieux n'ont qu'à prendre le bus et se bouger pour acheter leur côte de porc. Une mienne connaissance, un peu cynique et libérale, commente elle de la manière suivante le problème : c'est la loi de l'offre et de la demande. Voilà qui a le mérite d'être clair : le communautarisme est un marché...

    (2)Pour ne laisser la moindre ambiguïté sur le sujet, précisons de suite que je suis contre le droit de vote des européens communautaires. La question ne porte nullement sur l'origine des individus mais sur la reconnaissance du lien national avec le droit à l'expression politique. Et pour faire bonne mesure, c'est selon le même principe que je n'ai jamais compris le sens de la double nationalité, qui permet à certains de pouvoir à la fois dedans et dehors. La nation est inclusive, et dans une certaine mesure, exclusive. Je conçois que l'on ne soit absolument pas d'accord avec cette position intransigeante. Mais, en ce cas, il serait bon que ceux qui ne veulent plus des nations le disent, et clairement, ce qui n'est jamais le cas (sinon les comiques de l'extrême-gauche...)

    (3)Christiant Boltanski et Ève Chiappello, Le Nouvel Esprit du capitalisme.

    (4)Lequel national n'a absolument rien à voir avec le nationalisme étroit de l'extrême-droite, à moins que l'adjectif national soit une tache, comme l'est devenu le mot populiste.

    (5)Comme on trouvait des homosexuels attérés devant le spectacle du mariage pour tous.