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politique - Page 4

  • Pour ne jamais en finir...

    Ce matin, je me suis installé en terrasse avec une amie et son bébé. Nous avons discuté, entre autres, de ce qui était arrivé dans la nuit, et je regardais les clients autour de nous, certains sérieux, d'autres à rire. Je me demandais dans quelle partie de leur mémoire ils avaient placé ces morts qui leur ressemblent terriblement. Mais, peut-être se posaient-ils la même question à mon encontre. Les discussions étaient discrètes. C'était étrange. Je ne sentais pas la même consternation appliquée et facile de l'"après Charlie". Et cette amie de me dire : y a-t-il des manifs en perspective ? Les gens iront-ils encore, maintenant qu'ils savent qu'il ne suffit pas d'être dessinateur ou journaliste pour prendre de sang-froid une balle dans la tête ?

    C'est là que commence le courage, le vrai. Pas celui qui consiste à faire sa b-a, en se voulant citoyen du monde, caricaturiste du dimanche et amnésique politique. Or, il semble bien que l'État qui ne sait pas, ou ne veut pas, nous protéger et poser les questions qui sont au cœur de ces événements terribles, il semble bien que cet État ait voulu couper court à toute réflexion sur le sujet puisque les rassemblements en lieu public sont interdits. Voilà qui a le mérite d'être clair.

    Il ne nous reste pour l'heure qu'à revenir encore une fois sur le fond, sur ces hypocrisies mortifères qu'ici, comme sur d'autres canaux, d'autres blogs, nous avons dénoncées. Ces terroristes sont-ils, pour reprendre la phraséologie de ces dernières années, des "loups solitaires" ? Ou, pour citer ce grand penseur qui se croit premier ministre, des "enfants perdus de la République" ? Et du côté du CFCM, va-t-on, pour se dédouaner et faire ses ablutions en toute tranquillité, nous resservir la soupe classique qui commence par : "ceux qui ont fait cela ne sont pas des musulmans. Cela n'a rien à voir avec l'islam" (1) ? Aura-t-on droit à l'expert es-Lybie BHL (maintenant que Glucksmann n'est plus de ce monde) pour venir nous dire la voie à suivre ?

    Plutôt que de bavasser comme ils savent si bien le faire, plutôt que d'être, pour beaucoup, et notamment à gauche, les complices de l'islamisme rampant (mais qui rampe de moins en moins tant on lui permet de se tenir droit), les politiques devraient savoir que des âmes fortes sont mortes pour avoir, elles, affrontées la réalité. Mais l'affaire n'est pas gagné ; et de repenser à l'attribution du Goncourt à Enard qui nous fait de l'orientalisme conciliant quand Boualem Sansal fixe l'hydre en face. Ce n'était pas la peine, Pivot, d'aller à Tunis annoncer la liste sélectionnée et de nous faire croire à un symbole quand on se couche ainsi pour, je suppose, ne pas déplaire à la gérontocratie algérienne. Bel exemple de décomposition qu'il faut combattre autant que les grenades et les explosifs, car c'est ici et maintenant que nous saurons savoir être vivants.

    Je regardais la terrasse, les tasses de café et les apéritifs ; j'entendais les murmures et je me souvenais de Tahar Djaout, assassiné par les islamistes en 1993 : "avec ces gens-là/Si tu parles, Tu meurs/Si tu te tais, Tu meurs/Alors parle et meurs"...

     

    (1) à peine ai-je publié ce billet que je tombe sur la déclaration d'Anouar Kbibech, président du Conseil Français du Culte Musulman, lequel conclut son propos ainsi : les auteurs des attentats qui ont frappé Paris «ne peuvent se réclamer d'aucune religion ni d'aucune cause». Cela s'appelle la démonstration par l'exemple...

  • Le fonds du pays

    Durant l'été 94, à Espalion, devant une charcuterie dont on t'avait vanté la réputation, tu entendis deux hommes, la bonne cinquantaine, conclure leur palabre d'un "adieu" rocailleux et franc. Un adieu, là où toi-même tu aurais choisi un "au revoir" ou un "à bientôt".

    C'est l'usage de la région, appris-tu, un usage ancestral qui ne peut se comprendre si l'on ne récrit pas comme il se doit ce que l'on vient d'entendre : "à Dieu" et non "adieu", ainsi que Montaigne conclut son avis au lecteur qui inaugure ses si éblouissants Essais : "A Dieu donq. De Montaigne, ce premier de mars, mille cinq cens quattre vins." (1)

    L'archaïsme peut surprendre, mais ce n'est pas cette distance dans le temps qui a conservé en toi vivace ce si anodin souvenir. C'est la persistance propre d'une existence placée sous la figure de Dieu. Une telle puissance de la parole, ce marquage de la langue en dit long sur cet enracinement d'une histoire humaine, et proprement européenne, dans la lumière divine. La croyance, dans l'à Dieu, n'est pas seulement la nomenclature d'un ordre transcendant ; elle est la confiance en l'avenir et la douceur de s'en remettre à plus que soi. Se dire à Dieu, c'est alors espérer plus que de raison qu'on se retrouvera parce que la bienveillance et la miséricorde sont présentes.

    Si, pour la langue, on pense à un archaïsme, sur le plan de l'expérience humaine, il en va tout autrement. C'est la persistance, dans un espace rural, d'une longue tradition. Et, d'un coup, l'origine est prise pour une étrangeté, voire une faute, et la falsification pour la norme.

    Cette "remontée des âges", cette ferveur dont la langue porte la trace, la République maçonnique qui nous gouverne voudrait la réduire en cendres. Elle rêve que nous ne soyons de nulle part (belle singularité dans les termes), et que notre vie, déracinée et mondiale, puisse ne plus entendre cet "à Dieu" sinon dans son évidement lexical, comme le allô, symbole de la fonction phatique définie par Jakobson. Il est une gêne dans le révisionnisme historique en cours, qui veut nous imposer un passé s'arrêtant aux grandeurs de la Révolution (2).

    Cet "à Dieu" dont tu sais, dont tu sens, qu'il n'est pas une simple formule conclusive, une manière fortuite de se quitter, il n'a jamais quitté ta mémoire. Longtemps, tu ne lui prêtas qu'une dimension intellectuelle. C'était oublier l'essentiel. Un essentiel qui déjà t'émouvait en parcourant les travées de Vézelay, la simplicité de Santa Maria in Cosmedin, en contemplant les Scrovegni peints par Giotto, une madone du Corrège, en écoutant la moindre cantate de Bach...

    Il ne faut pas se leurrer, et même si la mélancolie est la plus constante de tes amitiés, l'heure des choix est venue, l'heure sans doute de se dire "à Dieu"...

     

    (1)On s'en doute : les éditions dites "modernisées" passent outre et font la faute... Mais le lecteur de ce blog sait ce que je pense de la "modernité" orthographique infligée à Montaigne (et à d'autres)...

    (2)Il suffit de revoir le clip de campagne de François Hollande, sur ce point très édifiant.

     

     

  • Pyrrhus

     

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    La dernière campagne du site adopteunmec.com ferme la boucle, en quelque sorte. Dans une stylisation de signalétiques pour analphabètes, le message se réduit à trois éléments graphiques. Le slogan est inutile. Mais, dans le fond, le message est déjà dans l'entité commerciale.

    Le dessin. Une femme, un homme, un caddie. La simplicité étriquée et redoutable du consumérisme est là, imparable. La relation (à la fois lien et récit) est concentrée dans la transformation de l'être en marchandise. Le sentiment dans sa potentialité vivante est indexée sur la pratique quotidienne de l'achat. L'autre n'a plus d'âme : il est le corps dépouillé et anonyme. Quatre traits, un cercle et tout le monde sait de quoi il s'agit. Mais s'y retrouve-t-on pour autant ? "de quoi il s'agit", dis-je, et non "de qui", parce que le "qui" supposerait une identité même partielle de l'être.Or l'identification ne vaut pas identité. La stylisation choisie n'est pas la simple réutilisation d'un code commun et pratique. La lisibilité n'est que la surface du sens. La symbolique est dans l'être décharné, défait jusqu'à l'os. Il est là sans y être.

    Dès lors, sa place est effectivement dans le caddie, comme un paquet de lessive. Il n'est que le signe opératoire de l'action. Il est l'acheté, et incidemment, par le biais d'un jeu de mots facile, "l'à jeter" immédiat, ou selon les règles de l'obsolescence qui organise la vie des choses.

    Le "mec" tombe à la renverse, dans l'escarcelle de la belle qui a jeté (encore...) son dévolu sur lui. Or, il est un peu abusif de la présenter comme une "belle" (de jour ou de nuit...) quand elle n'est plus qu'une ménagère (de moins de 30 ans ?) réglant ses affaires de cœur, ou de cul, selon le protocole, et ses implications morales, de la consommation.

    Pourquoi pas au fond ? On pourrait dire qu'à la logique domjuanesque de la conquête (1), virile et libertine (2) se substitue celle, anonyme, de l'achat, féminin et aliénant. On ne peut pas dire que dans l'histoire, les femmes en sortent avec une image revalorisée. Mais il ne semble pas que les féministes se soient insurgées outre mesure devant cette campagne. Sans doute y ont-elles vu l'expression de leur revanche bas-bleus, parce que l'important est de ne pas être dans le caddie mais de le pousser. C'est oublier que le processus d'inversion ne signifie pas que les rapports de pouvoir aient eux-mêmes subi un bouleversement profond. Dans la relation du maître à l'esclave telle que l'envisageait Hegel, la mort de l'esclave signait la victoire du maître, la mort du maître celle de l'esclave, mais dans la disparition des deux, c'est le maître qui gagne symboliquement. Je crains que la présente affiche ne soit qu'une illustration de ce cas de figure. À vouloir se prouver qu'on décide de la situation, on finit par se soumettre à la dite situation.

    Mais, objectera-t-on, les féministes ne sont responsables de l'affiche. Certes. C'est une entreprise commerciale qui, pour lancer des boutiques, joue le décalage et veut faire le buzz avec des vitrines en clin d'œil du fameux quartier rouge d'Amsterdam. On en revient toujours à cette illusion de l'inversion. "Il faut que tout change pour que rien ne change". On connaît la chanson depuis Le Guépard de Lampedusa. Rien de réjouissant.

    En revanche, on peut s'attarder sur le processus idéologique qui a pu ouvrir à de telles absurdités, c'est-à-dire comment l'apparence d'une libération féminine se retourne en dérision sexiste (dont personne ne s'émeut d'ailleurs. Aucune ministre pour venir au secours des hommes... (3)). Quand ces revendications, dont la légitimité pour partie est incontestable par ailleurs, prennent place dans un processus plus large de libéralisation de la société et qu'en clair l'émancipation, comme ligne politique, se confond progressivement avec l'outrance libérale réduite à sa dimension économique, il ne faut pas s'étonner que de méchants commerciaux et de vilains communicants appliquent avec une certaine ironie les diatribes enragées des féministes les plus ferventes. Si l'on veut s'y arrêter deux secondes, cette campagne met en scène la revanche voulue par certaines depuis les années 70. Pourquoi pas, là encore ? C'est une possibilité dans l'évolution des rapports sexués et sociaux. Mais il faut alors prendre conscience de quoi on parle, sur quoi on s'appuie. S'agit-il de refaire le monde ou d'obtenir une parte du gâteau ? Si les mouvements qui prônent l'égalité se contentent d'une logique de substitution comptable (4), l'espoir que les choses changent s'amenuisent. Pire encore : c'est un des moyens les plus efficaces de l'ultra-libéralisme pour intégrer, digérer et donc neutraliser la contestation. Plus que d'autres, les féministes, parce qu'elles ont été, dans leur stérile posture de minoritaires, des agents spectaculaires d'un monde ouvert sur le marché pour tous et partout, doivent se sentir responsables qu'une telle campagne puisse s'étaler sur nos murs et nos Abribus. Marx était de trop sans doute...

    Cette histoire sans paroles est, dans sa forme, dérisoire et brusque. Le mouvement du caddie fait que on ne se rencontre pas, on se percute, on se heurte. Les rapports d'intérêt se doublent d'une précipitation propre à l'époque. À l'opposé de ce caddie si peu romanesque, on pense à la manière gauche d'un Frédéric Moreau subjugué par l'apparition de Marie Arnoux, jusqu'à ce que "leurs yeux se rencontr[ent]". Sublime hésitation vraie de l'être face à un autre, sans la moindre médiation. Face à face, sans écran, sans formulaire, avec tout le risque qu'il y a de tomber amoureux sans être sûr de rien. Un autre monde. Un monde perdu, peut-être. Pas celui du site que nous venons d'évoquer...

     

    (1)Relire la longue tirade de Dom Juan à Sganarelle dans la pièce de Molière (Acte I, scène 2)

    (2)Dans l'acception complexe de cet adjectif au XVIIe siècle.

    (3)Ce dont je leur sais gré, pour être franc, parce qu'il y a des défenseurs dont on ne s'honorerait pas, et les jupons gouvernementaux sont si nuls (comme leurs congénères masculins) que leur silence seul est un bonheur.

    (4)N'est-ce pas ce qui fonde l'argumentaire débile de la parité ? Posture qui a au moins l'intérêt de démontrer que "l'autre manière de faire de la politique grâce aux femmes", dont on nous a rebattu les oreilles, est une escroquerie (pourtant prévisible).

     

  • Addendum à "Ce que regarder veut dire"...

    On se dit : pourquoi ça marche ? Pourquoi cette photo et pas une autre ? Pourquoi cet enfant ? Sans doute parce que c'est le moment, le fameux bon moment dont parlait Cartier-Bresson, mais dans un détournement à faire vomir. Le photographe qui a pris ce cliché est une ordure. Il sait ce qu'il fait, et sait comment ça marche. Oui, une sinistre ordre. Mais écrire cela ne mène pas loin. 

    Puisque que toutes les morts ne se valent pas, médiatiquement parlant, il faut bien creuser le fumier qui fait se lever les foules, émouvoir les politiques et s'agiter les artistes. Alors, il faut y revenir et trouver les signes (au sens presque barthésien) de ce mouvement, de cette agitation. Où est ce plus, ce supplément de larmes et de mauvaise conscience dans ce cliché ?

    Il n'est pas, je crois, dans le sujet, dans l'être lui-même. L'enfant n'est pas le fond de cette méprise et de cette sanglotante émotion. Il y a autre chose qui amoindrit la vigilance et la rigueur. Je vois deux signes qui jouent parfaitement leur rôle.

    Le premier tient dans l'arrière-plan. Les vaguelettes. Pas la mer déchaînée, justement, mais la douceur fragile d'une eau inoffensive, ce presque-rien d'après la violence. L'arrière-plan porte en lui le désespoir d'un regret dissimulé. La vie réduite à si peu, quand tout pourrait être vivable. Les vaguelettes ne sont que des lignes douces et on sent le vent qui effleure leur surface. Dans le storytelling qu'on nous fabrique, ces éléments secondaires sont le futur dépassé du mort, ce qu'il ne pourra pas connaître, et la culpabilité supposée de celui regarde vient de ce qu'il est arrivé trop tard. La mer a rendu le corps, un peu comme un ennemi, dans un hommage à la vertu du vaincu, et après la bataille, il y a le deuil. Le deuil est donc inscrit dans ce calme qui, pourtant, ne répare rien, n'efface rien. Ces vaguelettes portent en eux la différence temporelle qui sépare définitivement la vie morte de l'enfant de la vie émue du spectateur.

    Deuxième point : les mains. Retournée et surtout : légèrement enfoncées dans le sable. Qu'en aurait-il été si le mort avait été photographié (j'allais écrire : pris, comme dans un piège) sur un sol bien dur ? Différemment, j'en suis sûr. La mort au sol, c'est la rencontre de deux duretés. La mort sur la plage, c'est, en l'état, la mollesse d'un petit corps en application à la mollesse humide du sable. La nature reçoit le corps, elle en épouse les contours. Il y a là quelque chose de maternel qui accroît le saisissement des âmes sensibles. Nul rocher, nulle aspérité. Rien d'autres que cette infinité meuble qui accueille le corps sans violence. Un quasi début d'ensevelissement. À peine décédé que déjà se dessinent les funérailles. Le retour à la terre. Un souvenir de la mère.

    Comme dans le cliché célèbre de Kevin Carter avec le petit africain et le vautour, ce sont les détails qui font que la partie est gagnée et que l'opinion imbécile désarme. En attendant, Daesh continue. C'est une autre histoire. la vraie, parce que si ce petit enfant est mort en Turquie (pourquoi d'ailleurs vouloir fuir la Turquie musulmane pour une Europe qui ne l'est pas ?), les coupables ne sont pas à Madrid, à Rome ou à Athènes mais en Syrie, et ils ont prétendument le même dieu que leur victime...

  • Ce que regarder veut dire...

     

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    La photographie est prise de loin. Un plan moyen. Juste ce qu'il faut pour que le contexte soit posé, juste ce qu'il faut pour que l'on puisse laisser filer son imagination. C'est une plage, un bord de mer, une zone de l'entre-deux. L'histoire du combat entre la fluctuation et la fermeté, entre l'incertain et le solide. Le corps est dans cet espace intermédiaire qui unit le souvenir du naufrage et l'espérance de la terre. Il aurait suffi d'un rien. La noyade est, dans l'économie politique de l'émotion, secondaire. Ce qui compte tient à cette impression que le sort de l'enfant aurait pu être autre.

    L'enfant est pris de loin. Pas de traces, pas de stigmates. Quelque chose qui rappelle l'illusion du sommeil comme on le trouve dans le poème célèbre de Rimbaud, Le Dormeur du Val. La photographie joue donc avec cette fausse quiétude, ce fulgurant raccourci entre le sommeil comme succédané symbolique de la mort, et la vraie mort. Et celle-ci n'apparaît pas dans une mise en scène tragique mais dans toute la simplicité d'un corps abandonné et immobile. Parfois, il arrive que le cliché ne soit pas silencieux : ici, on entend le vent et la mer, et ce qui nous est familier devient morbide. Voilà précisément où commencent le pathos, la morbidité et pour tout dire l'abject. Parce qu'à ce titre cette photographie est tout autant l'atrocité d'une mort d'enfant (mais pourquoi lui ? Non pas comme victime, mais comme emblème. Il n'est pas, ce me semble, le pire de ce qui arrive aujourd'hui au Moyen Orient... Il faut oser le dire ainsi : une noyade, aussi terrible soit-elle, ce n'est pas des enfants qu'on égorge, qu'on torture, qu'on viole sans fin). L'utilisation de cette photo est abjecte parce qu'elle relègue au second plan (ce qui, dans les temps médiatiques, veut dire : annule, efface, nie) les horreurs dont les organisateurs sont des islamistes. Telle est la raison pour laquelle le corps de cet enfant ne me rend coupable de rien...

    Mais ce n'est pas le cas de tout le monde, évidemment. Mais ces troublés le sont à peu de frais, dans une préciosité toute vulgaire. Cet émoi peut se faire d'autant plus facilement que le visage n'existe pas. La projection est possible parce que le moindre pékin y fera l'identification à sa progéniture, ou à celle des connaissances. Ce mort sans visage est par un paradoxe chagrin la sécurité morale de ceux qui ne veulent être bouleversés au profond par l'horreur généralisée. Se focaliser sur ce cliché, c'est être obscène, et doublement. D'abord, parce qu'on cède une fois encore à la contemplation sans pensée, à l'immédiateté compensatrice d'un défaut de réflexion (à la fois sur ce qui se passe, et sur ce qu'on est). Ensuite, parce qu'on est ob-scenus, c'est-à-dire hors de la scène, en faussant compagnie à ce qu'est le réel.

    La Rochefoucauld avait raison quand il écrivait que la mort ne se regarde pas en face. Cette faiblesse est dans ce cliché symbolique, par quoi on peut s'apitoyer et pleurer toutes les larmes de son corps. À peu de frais. Mais il faut le dire ainsi : il représente bien peu de chose et n'a pas la puissance terrible que l'on trouve dans l'entreprise des Khmers rouges (dont certains intellectuels de gauche et de centre droit actuels furent des admirateurs fervents...) qui photographiaient leurs victimes, de face, comme pour un relevé d'identité, avant de les exécuter. Que ceux qui s'émeuvent ce jour aillent faire un tour de ce côté-là. Il y a de quoi être vraiment saisi. La mort y est systématique. Elle n'est pas le fait d'un flot capricieux. La mort y est à venir : celui qui regarde sait qu'il va mourir. On est dans les profondeurs de l'être, dans la confrontation au visage si cher à Emmanuel Lévinas. On ne peut pas détourner le regard. Dans la photographie du corps sur la plage, visage dissimulé, on est dans le fait divers, aussi terrible soit-il, fait divers qu'on voudrait nous faire passer pour une réflexion politique et pour une énième tentative de culpabilisation. Les bonnes âmes que ce genre de manipulation émeut ne se rendent même pas compte que le premier qu'ils insultent de leur sentimentalisme rance est déjà mort : ils l'ont sous les yeux, sans savoir regarder.

    Sur ce même sujet, mais dans une orientation sensiblement différente, j'invite chacun à lire le remarquable billet de Solko, ici.

     

  • Le prix de la mise en scène

    Alors que le but essentiel des politiques est l'exhibition (avec toute la connotation qu'on admettra par un détour en anglais), on rira de la soudaine discrétion du normal président en vacances et plutôt qu'une énième raillerie, ces quelques lignes de Michaël Foessel en guise de viatique...

     

    "On pense souvent que l'intime est le "caché", nous préférons dire qu'il permet de suspendre tout jugement extérieur sur ce qui s'y trouve élaboré. Pour exister, l'intime doit échapper aux regards : c'est une manière de signifier qu'il est soustrait à la compétence sociale. Or, on peut précisément juger des "amours" que les politiques et leurs communicants imposent à notre attention, puisqu'elles sont exhibés pour convaincre l'opinion de l'humanité de leurs protagonistes. Il ne s'agit pas ici de "pipolisation" du politique, mais de celle de l'intime qui se trouve relégué au range de valeur monnayable sur le marché de la concurrence sondagière. Dans les pages qui suivent, les mises en scène de soi des politiciens serviront de fil conducteur. Mais il est clair qu'elles manifestent bien autre chose que l'idiosyncrasie narcissique de quelques hommes publics contemporains. Elles expriment, sinon une incapacité à aimer, du moins une impuissance à représenter l'intime hors de toute colonisation par la marchandise.

    Cette impuissance n'est le seul fait des politiciens fascinés par le monde du show-biz, elle est caractéristique de l'idéal de transparence qui règne aujourd'hui presque sans partage. Les exhibitions un peu bouffonnes des hommes publics ne sont donc qu'un élément parmi d'autres d'une difficulté spécifiquement contemporaine à envisager l'intime autrement que sur un mode ironique. Elles présentent cependant l'intérêt de poser le problème dans le cadre où nous voulons l'examiner : le rapport entre la privatisation de l'intime et l'état de la démocratie. Un monde sans intimité est un monde où les réserves de protestation s'amenuisent. L'édification d'un tel monde n'est pas sans conséquences sur les liens éthiques, y compris institutionnels, entre les individus. Même si ce n'est pas pour les raisons que l'on avance (et qui tiennent dans la formule "privatisation de l'espace public"), la démocratie ne sort pas indemne de la dévalorisation sociale de l'intime.

    Bien sûr, il ne s'agit pas de n'importe quelle démocratie, mais de sa forme contemporaine qui implique toute une dimension sensible. La démocratie "sensible" n'a rien de sentimental. On ne peut ignorer ni le poids des procédures, sans lesquelles la représentation sombre dans l'idéal fusionnel, ni les finalités sociales, sans lesquelles la démocratie cède à l'abstraction des droits individuels. Mais on verra que l'occultation de la dimension sensible de la démocratie a un prix institutionnel aussi bien que social. Le sentimentalisme outré n'est que le revers de l'insensibilité aux injustices : ce sont à deux figures bien connues de l'impuissance du politique."

    Michael Foessel, La Privation de l'intime, Seuil, 2008

  • Orientation d'un inculte

    La semaine passée, sur I-télé, le hasard (s'il existe) m'offre l'occasion d'écouter un débat "d'éditorialistes". Une sorte d'affrontement gauche-droite, aussi factice dans le milieu des journaleux qu'il l'est dans le milieu politique (1). Et le hasard se combinait avec la chance puisque l'un des deux artistes était Laurent Joffrin. Celui-ci sévit dans le paysage médiatique français depuis trente ans. Il en est un des représentants les plus superfétatoires. Baudruche gauchiste dans le sociétal et libéral éclairé au niveau économique. Rien que du classique.

    Comme tous les gauchos patentés, sa signature, à défaut de l'intelligence, est l'indignation. Signature qui, au passage, est une exclusive : un homme de droite, ou pire : d'extrême-droite, en est sui generis privé. L'indignation est le point de Godwin de ces gens-là, leur structuration mentale par quoi tout passe, en bouillie ou en purée. Pour le coup, Joffrin était indigné. La question portait sur l'appel de Denis Tillinac concernant la préservation des églises françaises, appel paru dans Valeurs actuelles. Pour les lecteurs de ce blog qui ne seraient pas au courant, voici l'affaire.

    Il y a quelques semaines, le président du CFCM, le si modéré (?) Dalil Boubakeur, accessoirement recteur de la mosquée de Paris, proposait de récupérer les églises abandonnées pour combler le déficit de mosquées. En clair, ce qu'on appellera non une transformation mais une conversion du lieu. Celui-ci, devant un certain nombre d'indignations, a rectifié le tir en disant qu'il s'était mal exprimé. On ne glosera pas plus avant sur cet essai malicieux pour tâter le terrain d'une possible islamisation du territoire à travers ses lieux symboliques, lesquels ont donné à la France une identité architecturale, intellectuelle et morale que les islamo-gauchistes et les francs-maçons s'ingénient à nier, selon une démarche révisionniste ahurissante.

    Devant cette inquiétante tentative de radicalisation (2), l'écrivain Denis Tillinac a donc lancé son appel. Et Joffrin évidemment de crier à l'intox, au faux débat, au détournement. Tout cela .organisé par des hommes (et des femmes) d'extrême-droite : il suffit de nommer l'écrivain Jean Raspail pour que le tour soit joué. Ce ramassis de réac fachos n'ont rien compris et ils épousent, peu ou prou, la ligne incarnée par une lepénisation des esprits. Denis Tillinac, dont j'avais déjà défendu la position sur ce blog, est encore une fois cloué au pilori. La parole de Boubakeur n'est pas à prendre au premier degré ; celle de Tillinac si. Le propos de Joffrin n'aurait rien de particulier et ne mériterait pas qu'on s'y arrête si cet idiot, ivre de sa bêtise, ne se donnait pas le droit d'être spirituel. Il explique alors que beaucoup des églises sont dans un axe est-ouest, tournées vers l'Orient, vers Jérusalem. Dès lors, Jérusalem ou La Mecque, c'est un peu la même chose. Sublime, forcément sublime, pour plagier la bonne Marguerite Duras...

    Ces considérations sont du même tonneau que celles de Boubakeur, pour qui l'islam et le christianisme sont des cultes voisins ! Balancées avec la présomption de l'inculte (nul sur le plateau ne rectifie), elles procèdent par amalgame (mot à la mode) et sont le fruit d'une ignorance crasse. Si le petit Joffrin avait un tant soit peu de culture, il saurait

    -que l'orientation (qui vient effectivement du mot orient) est-ouest est un classique architecturale ; que sa pratique se retrouve dans d'innombrables civilisations. Cela établit le rapport très ancien de l'homme à la nature, et notamment au soleil. Le porche du Temple de Salomon était déjà tourné vers l'est, ainsi que le précise Ezéchiel. La question de Jérusalem, qui n'est d'ailleurs pas l'est universel, selon la latitude où nous nous trouvons, est ridicule. Elle ne fonde pas l'édification des églises occidentales.

    -que la thématique de la lumière organise effectivement l'orientation des édifices chrétiens répond aussi à une symbolique déterminée par la figure même du Christ, "soleil de justice". Il est "la lumière du monde", ainsi que l'écrit Jean. L'architecture est donc le relais d'un discours spirituel et théologique spécifique à la chrétienté.

    De cela, Joffrin, en bon renégat de la culture millénaire qui a bâti l'Europe, fait des raccourcis à seule fin de nier une réalité historique et intellectuelle à laquelle ses accointances islamo-gauchistes voue une haine sans bornes.

    Peut-être n'aurais-je pas signé l'appel de Denis Tillinac (la pétition n'est pas mon fort), mais la bêtise mortifère de Joffrin ajoutée aux souvenirs littéraires des inquiétudes, il y a un siècle, de Proust et de Barrès, devant la ruine des églises, m'ont incité à le faire...

    (1)Si l'on veut comprendre rapidement cette identité sous la fausse garde des débats dits contradictoires, il suffit de regarder quelquefois les deux chaînes d'infos en  continu : BFM et I-télé. La première est vaguement de droite, l'autre vaguement de gauche. Mais dans les limites très étroites d'une doxa européenne et libérale qui les fait se ressembler comme des sœurs jumelles. Ceux qui y voient des différences imaginent donc que Ruth Elkrief et Laurence Ferrari pensent. Fichtre !

    (2)Radicalisation, en effet, parce que le sieur Boubakeur est fort silencieux quand il s'agit de défendre les chrétiens d'orient, et plus encore les chrétiens d'Algérie, lesquels sont persécutés au milieu d'un silence condamnable.

    (3)Il dirige Libération. Que dire de plus ?

     

     

     

  • Jouer

     

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    L'échappée berlinoise de Valls est déjà oubliée. Peut-être ne l'est-elle pas de de l'un ou l'autre d'entre nous mais cela importe peu. Notre volonté de garder en mémoire un fait aussi symbolique relève pour le flot médiatique (1) d'une aspiration réifiée à la pesanteur. Ce que j'écrivais, et qui, me semble-t-il, n'était pas d'une grande originalité, mais considérait simplement un acte à tout le moins ridicule de "papa omnipotent pour fifils hors sol", je n'en ai trouvé nulle trace dans les divers journaux que j'ai lus ou écoutés (2).

    En revanche, et comme un contrepoint tragique, une question lancinante : sera-ce son Fouquet's à lui, cette tâche indélébile du quinquennat sarkozyen ? Cette interrogation, en forme de comparaison, ou de parallèle, c'est selon, ne vaut pas tant par sa justesse que par les présupposés qui la rendent possible dans le monde journalistique. 

    Le premier présupposé concerne le fait en lui-même. Ce voyage à Berlin n'a pas de réalité concernant l'homme tel qu'il est. Son arrogance, sa morgue, son jeu ridicule d'homme de la banlieue soucieux de la France alors qu'il pue le blairisme (sans le dire vraiment, bien sûr) n'ont rien à voir avec cette liberté prise avec l'argent du contribuable. Ce voyage ne compte que dans son effet médiatique. Ce qui veut dire, en clair : si faute il y a, c'est d'abord comme un effet de perception, une malencontreuse subjectivité dont l'opinion pourrait faire un usage plus ou moins vindicatif à l'égard du sieur Valls. Le peuple aura-t-il de la mémoire ou non ? Le peuple sera-t-il rancunier ou non ? Le peuple sera-t-il indulgent ou non ? Le peuple sanctionnera-t-il ou non ? En déplaçant le curseur du côté de la population, on produit aussi une étrange modification du fait. On minimise celui-ci pour considérer les possibles délitements d'une réaction outrancière, alors qu'il faudrait, nous dit-on, juger le politique sur ses actes concrets. La complaisance médiatique commence dans ces eaux troubles, quand, devant l'énergumène indélicat, on se retourne vers ses juges symboliques pour voir s'ils vont rester dans la mesure ou non. Petit travail subreptice de culpabilisation pour les uns que l'on mâtine d'un peu d'humanité pour celui qui se dévoue à la chose publique. Se demander si Valls va le payer, c'est se demander si les parents vont sanctionner le gamin. Là aussi, il y a une psychologisation masquée et débile du rapport entre la sphère politique et ceux qu'elle représente (3). La question est là : pardonne-t-on à l'aîné parce qu'il a fait le mur pour retrouver ses potes ? 

    Le deuxième présupposé tient à la place médiatique assignée à Valls en substitut potentiel d'un Hollande défaillant. L'inquiétude autour de cette "bourde" (dixit le Catalan...) est aussi le produit d'une construction en forme de casting pour les années à venir. L'univers informationnel a besoin d'une distribution suffisamment fourni pour fabriquer son théâtre artificiel. Dans l'état actuel l'ectoplasme corrézien n'est pas en mesure de tenir son rang. Il faut donc un candidat de substitution pour que le soap opera de 2017 tienne le couillon en haleine. L'inquiétude autour des effets berlinois est donc le reflet d'une préoccupation marketing propre au monde de l'information dont il faut répéter à l'envi qu'il est désormais (4) un système marchand soumis aux impératifs de la concurrence et qu'il doit produire, par ses propres moyens, la matière qui le fait vivre. Dès lors, la question autour des retombées berlinoises renvoie à deux paramètres à la fois contradictoires et complémentaires. Créer une interrogation pour susciter l'intérêt, voire l'émoi ; neutraliser l'interrogation légitime pour pouvoir conserver dans sa globalité l'équilibre d'un vase clos par quoi le profit et la pérennité du système sont validés. 

    On retrouve là deux modélisations faciles et factices : faire peur et rassurer. Comme au cinéma. Les mêmes ficelles. Créer l'événement, jouer avec l'événement, puis le vider de son contenu.  Sur ce plan, il faut reconnaître que la place prise aujourd'hui par les chaînes d'infos en continu a accéléré le mouvement. Plus de présence donc plus d'intensité. Plus d'intensité donc plus de névrose. Plus de névrose donc plus d'artifice. La mort de la démocratie est à ce prix. Et nous le payons un peu plus chaque jour...

    (1)Et sans doute, aussi, pour le militant de base, ce crétin complotiste qui ne voit pour son poulain chéri dans ceux qui demandent des comptes que langues vilaines et esprits retors.

    (2)Effort conséquent, il faut le signaler, que de lire la mauvaise prose d'une engeance journaleuse à mille lieues de ce que furent mes lectures de jeunesse...

    (3)Ne nous en étonnons pas tellement. Quand, par voie sondagière, on apprend que les Français ont de la tendresse pour Jacques Chirac, on se dit que tout est possible et la médiocrité des représentants n'est qu'un effet de la bêtise de la masse. Bêtise qui commence par une faculté remarquable d'oubli, un art de l'amnésie qui fait rêver...

    (4)Mais a-t-il jamais été autre chose ? Le modèle imposé par de Girardin au XIXe siècle tend à montrer que l'évolution contemporaine n'est que l'exacerbation d'un modèle structuré sui generis pour produire de la plus-value.

     

    Photo : Philippe Nauher

  • Anti-républicain

    Souvenez-vous... C'était il y a dix ans. Le non à la constitution ultra-libéral des collabos gaucho-centro-verts gagnait avec près de 55 % des voix. En vain.

    Parce que cette même alliance déconfite passait outre et, en congrès, c'est-à-dire en catimini, selon des procédures de république bananière, s'arrogeait de s'asseoir sur ce que nous avions choisi.

    Le débat sur le droit ou non des sarko-traîtres de s'appeler  Républicains m'indiffère et l'acharnement de ses opposants à vouloir lutter contre cette confiscation (ou hégémonie, c'est selon) me fait doucement rire. Je ne suis pas républicain, plus républicain parce que je ne mange pas avec le diable, même avec une grande cuillère. Je conchie la république, purement et simplement. Et tout le battage qui est fait par ses sous-traitants, de droite comme de gauche, de Mélenchon à Juppé, des socio-démocrates aux frondeurs roses (1) est d'un ridicule consommé.

    On comprend fort bien que depuis 2005 toute cette engeance fait du mot "république" son sésame pour dire qui est bon et qui est mauvais. Il s'agit à la fois de masquer le vide démocratique qui la constitue et de mettre au ban ceux et celles qui en contestent ou en dénient la valeur. Être anti-républicain, c'est être fasciste (et pire encore, sans doute, selon l'achèvement de toute discussion au point de Godwin). Il n'y a pas à revenir sur le sujet.

    Et pourtant si ! Je suis anti-républicain puisque cette république depuis dix ans est un coup d'État effectif, un vol démocratique qui a ouvert à cette magnifique prospérité-sécurité-fraternité qu'on nous avait vendue comme un miracle constitutionnel. Être anti-républicain, c'est revendiquer le droit d'exister politiquement et ne pas s'en remettre au temps pour dire que ce qui est passé est passé. On me dira qu'il faut savoir faire avec, aller au delà. Certes, cela pourrait s'envisager si cette même république, cette même claque bouffonne ne remettait sur le tapis le passé de mon pays, sur un mode culpabilisant, dans une langue que l'on doit policer à l'extrême sous peine de procès. Alors, si d'aucuns ont le droit de remonter aux calendes grecques pour demander des comptes à mon pays, il n'est pas interdit de vouloir en demander à ceux qui, toujours en place, nous ont politiquement bafoués.

    Le vote piétiné, le droit de ne rien dire (ou presque) : on aurait compris qu'en d'autres époques cela suffisait pour être anti-fasciste. Être anti-républicain, c'est être un anti-fasciste actuel. Ni plus ni moins. Cela n'a rien à voir avec une quelconque filiation avec l'extrême-droite ou des partis dits radicaux. La question du vote n'a rien à voir avec la présente situation. Le problème tient à ce qu'on ne peut accepter pour du droit ce qui est éthiquement condamnable. Ils n'ont que le droit qu'ils ont su manipuler. Nous avons la légitimité, légitimité suspendue par un procédé inique (mais prévu).

    La souveraineté, disait il y a plus de vingt ans Philippe Séguin, ne se discute pas, ne s'affaiblit pas. Elle est, ou elle n'est pas. Mon anti-républicanisme vient de cette rupture brutale que représente le vote en Congrès, en 2007, du traité de Lisbonne. Et ils y étaient tous, ces gras et gros, ces ventripotents, ces omnipotents qui battent la campagne en nous faisant croire qu'ils s'écharpent, qu'ils se détestent, que la gauche et la droite, ce n'est pas la même chose.

    Mais l'Histoire prouve le contraire, et sans doute cela justifie-t-il que l'on travaille à l'amnésie populaire...

    (1)Lesquels sont les exemples caricaturaux de cette république qu'on veut nous vendre. Rien dans le ventre, rien dans la tête. Mais un art savant de se faire mousser et de jouer à "retenez-moi ou je fais un malheur", art grotesque à quoi se réduit la démocratie formelle de ce monde-là... Les sieurs Paul ou Guedj sont, d'une certaine façon, pires que Valls. Ce sont des faussaires moraux.

     

  • La fin d'une escroquerie

    Najat Vallaud Belkacem n'est pas grand chose mais cela ne l'empêche pas d'être un signe. Un symptôme même ; celui d'un bouleversement radical des équilibres de la pensée en France. La réforme qui doit porter son nom (1) est odieuse et dangereuse. Elle consacre l'allégeance de la gauche à une volonté destructrice de la civilisation judéo-chrétienne dont le terreau se trouve dans les grandeurs antiques. il s'agit avant tout de récrire le passé ; c'est un révisionnisme historique funeste activé par une haine de soi, une haine de la nation (2), une indexation de la pensée sur le paradigme mondialiste, et l'exaltation de la culpabilité post-coloniale réinvestie dans l'islamo-gauchisme.

    C'est pour tout cela que Vallaud Belkacem est un symptôme. En moquant les "pseudo intellectuels", elle ne s'est pas seulement ridiculisée. Elle va au delà. Qu'une poupée à la langue de bois caricaturale vienne décréter qui pense et qui ne pense pas, qui a le droit de parler et qui a le devoir de se taire, quand il s'agit, par exemple, d'un esprit aussi brillant que Marc Fumaroli, c'est à se tordre de rire (quoique non : le sujet est trop grave). La vanité n'est pas qu'une dérision ; elle est parfois une arme pour pouvoir masquer sa vacuité. Vallaud Belkacem est, sur ce point, infinie ; elle caquette sans se rendre compte de ce qu'elle dévoile.

    Il aura donc fallu attendre, pour moi, un demi siècle avant d'entendre une ministre de gauche (3) se lancer dans un discours anti-intellectuel, dans les ornières de ce que l'on disait réservé, il y a encore peu, à la bêtise fascisante et au réductionnisme frontiste. La gauche s'était en partie (pour ne pas dire exclusivement) construite sur la revendication intellectuelle face au simplisme et au pragmatisme étroit d'une "pensée" de droite (4) sclérosée, passéiste et conservatrice. Et lorsqu'elle combattait pour ses idées, elle brandissait haut et fort ses prétentions en matière d'analyse et de pensée. En attaquant ses détracteurs sous l'appellation de  "pseudo intellectuels", c'est-à-dire en définissant comme tels des penseurs reconnus et qui, pour beaucoup, ne cherchent pas à se faire une place au soleil du tout venant médiatique, Vallaud Belkacem dévoile le retournement profond qu'a engagé la gauche de gouvernement quand elle a cédé aux sirènes de l'économie ultra-libérale. Elle ne s'est pas simplement convertie au marché ; elle n'a pas seulement renoncé à une analyse critique du monde ; elle s'est engagée à un éloge de la bêtise, à un combat contre la pensée.

    On comprend mieux le désert intellectuel de la réflexion à gauche. Mitterrand était un opportuniste et sa progéniture des thuriféraires encastés dans la haute administration. Hollande, Valls, Vallaud Belkacem n'ont jamais rien pensé ; ce sont des gratte-papier gouvernementaux, des ronds-de-cuir balzaciens (ou flaubertiens...), des sous-fifres incultes. Et ceux qui les soutiennent ne valent pas mieux. La migration progressive d'intellectuels de gauche vers la réaction (pour parler socialiste...) est irréductible à une réification de ces individus, l'âge aidant, dans une nostalgie pesante. Tout est déjà écrit dans la volonté de nivellement intellectuel qui résume les quarante dernières années françaises. En attaquant des intellectuels comme espèce, en dépit du sérieux de ce qu'ils sont, en usant des mêmes moyens rhétoriques qu'un Jean-Marie Le Pen, la ministre met à jour ce populisme de gauche dont on veut taire l'ignominie culturelle.

    La coquille se vide pourtant. Au désastre pédagogiste des ratés à la Meyrieu a succédé l'allégement criminel des savoirs fondamentaux au profit d'un "savoir-être", et autres psychologismes de comptoir (5). Vient désormais le temps où la pensée contradictoire, le droit kantien de dire non, en somme, tourne au délit (6). Le procès fait à des intellectuels a eu beaucoup de succès au XXe siècle, de Staline à Pinochet, en passant par Castro, Mao ou les oligarchies islamiques. Nous n'irons pas jusqu'à écrire que Vallaud Belkacem leur emboîte le pas. Remarquons pourtant que son approximation dans l'attaque emprunte des chemins hasardeux.

    Néanmoins, cette saillie absurde et radicale n'est pas le fruit du hasard. Elle résulte d'une évolution qui mène ce qu'on appelle la gauche de gouvernement à sa disparition comme force contestataire. Pour simplifier (et le mot est faible) : si la droite avait les valeurs du passé et s'accrochait à l'histoire, à la filiation, à l'héritage (7), la gauche œuvrait pour la réforme, le progrès, l'égalité, soit : le futur. Encore fallait-il que le futur ne soit pas un abaissement aux règles pures du marché. Et les intellectuels servaient, quand la gauche faisait semblant de résister, à cette imposture, dans la division des figures symboliques. Maintenant que l'affaire est entendue, qu'il n'y a plus qu'un "marché de droit divin", pour reprendre le titre de Thomas Frank, une Macron-économie en perspective, les masques tombent. La défense du prolétariat est aux oubliettes, la notion de classe une vieille lune, tout l'arsenal d'une pensée contestataire a pris la poussière. Seul compte l'impact médiatique ; seul demeure la raison opérationnelle pour un monde ouvert absolument et donc nécessairement idiot.

    Le consommateur nouvelle formule est l'ennemi de la pensée. Il est dans le compulsif, dans la confusion de ses désirs. Le grec, le latin, l'histoire chrétienne hexagonale sont autant de freins à cette émancipation décervelée. Vallaud Belkacem définit en fait l'avenir d'un pays en conformité avec les nouvelles lois du marché fou. N'être rien d'autre qu'un vaste hypermarché. Dès lors, l'intellectuel est un ennemi qu'il faut circonscrire à un espace factice et artificiel. Tous les coups sont permis, toutes les audaces verbales aussi. L'insulte de Vallaud Belkacem à l'intelligence n'en est que le début d'un processus inévitable.

    Mais il faut aussi considérer la situation sous un autre angle : celui d'une possible reconquête par les mouvements dits réactionnaires d'un espace intellectuel à même de réorienter le politique. Le terrorisme sartrien et post sartrien est miné. Ceux qui, jusqu'alors, se sentaient une certaine culpabilité d'être de droite (mais qu'est-ce qu'être de droite ?), souverainistes, nationalistes, chrétiens, anti-européens (8), n'ont plus de raison de se sentir en état d'infériorité. Si l'aura des figures d'après-guerre dont la réalité était fondée sur une mystification historique autour d'une résistance contre le nazisme confisquée à leur seule gloire, si les délires soixante-huitards ont pu dévoyer la pensée française jusqu'au procès perpétuel de ce que nous étions (9), il n'est pas impossible de redresser la barre. Vallaud Belkacem et les idéologues de Terra Nova n'ont pas d'envergure. En revanche, et le travail est à ce niveau, ils ont choisi dans leur fuite en avant le coup d'État permanent et un radicalisme dans l'action précipitée. Ils veulent aller vite pour que le  point de non-retour soit atteint.

    La bêtise n'est jamais aussi dangereuse que dans ses formes désespérées, parce qu'elle se sent une toute puissance assassine. La ministre de l'Éducation veut soumettre la réalité en dépit de la pensée réactive qui l'agite. D'une certaine manière, elle concentre le politique à sa part opérationnelle, quand cette part opérationnelle, immédiate, amnésique, uniformisante, refuse la durée, concrétion, l'histoire. Vallaud Belkacem est une anti-intellectuelle de gauche, à l'ascendance islamo-gauchiste, ce qui est la pire des figures. À l'escroquerie morale s'adjoint le rêve de la tabula rasa. 

    La gauche a déserté la pensée politique en se convertissant au rêve libéral. Elle use de l'État non plus comme un levier pour réduire les écarts ou adoucir la violence. Elle en fait l'instrument d'une délocalisation du sujet pour qu'il ne soit plus qu'un migrant potentiel et perpétuel du vaste marché. Pour ce faire, tous les moyens sont bons : jouer Debbouze (connu, démago, vain, minoritaire visible) contre Fumaroli (discret, réfléchi, affreusement classique). Si la catastrophe arrive, les idiots qui ferment les yeux ne pourront pas dire qu'ils ne savaient pas...

     

     (1)Prouvant au passage que le désastre politique n'a rien à voir avec la sexuation de celui/celle qui en est l'agent. La politique au féminin n'est pas mieux que la politique au masculin. Certains diraient sans doute que c'est pire. Laissons ce genre d'appréciation de côté. Ce serait du machisme aussi ridicule que le féminisme qui nous a amenés là.

    (2)Laquelle nation ne peut être qu'une entité honnie dans sa constitution exclusive (par nature) quand on est ministre et qu'on a une double nationalité. Imagine-t-on un ministre de la défense ou un chef de la diplomatie franco-américain, ou franco-russe ?

    (3)Je sais ce qu'il y a de grotesque dans une telle formulation mais il faut faire avec les caricatures et la doxa de ses opposants.

    (4)Plutôt tort avec Sartre que raison avec Aron ...

    (5)Et le profit est la clé de tout. Il s'agit bien de créer un système efficace pour le maximiser. L'école de Chicago est une doctrine qui excède de loin le champ économique.

    (6)Une preuve supplémentaire ? Valls qui joue les gros bras devant Emmanuel Todd (qui, par ailleurs, est très approximatif dans son analyse. On l'a connu plus pertinent).

    (7)Tout ce que les gauchos au pouvoir disent honnir et attaquer, avec selon les cas, une certaine hypocrisie. S'ils mettent la filiation sur le marché (avec le mariage gay), ils font semblant de s'en prendre à l'héritage (avec le cache-misère de l'ISF).

    (8)Entendons par anti-européens : ceux qui ne veulent pas du salmigondis libéral dans lequel se reconnaissent la gauche de gouvernement, le centrisme de droite et les verts de salon...

    (9)En ce sens, pas de différence fondamentale entre Deleuze et BHL, sinon dans l'imprégnation médiatique et son traitement. Pour une littérature mineure est le pendant de L'Ideologie française. Mais il n'est pas indifférent que si  Aron fracassa le roi du brushing et du col ouvert, il se tint coi devant l'illuminé de Nanterre.